Peaux d’lapins/22
CHAPITRE XXII
— Qu’est-ce qu’elle peut bien vouloir, celle-là, pour prendre la peine de venir jusqu’ici ?
— Je ne sais pas, grand-père ! Elle m’a dit : « Demande à ton grand-père de m’attendre. Sitôt le déjeuner je serai chez vous. » Mais elle ne m’a pas dit pourquoi.
— Drôle d’histoire !
— Ils vont bientôt partir, tu sais ! J’ai vu Joséphine descendre des malles du grenier.
— Qu’est-ce que c’est que Joséphine ?
— Mais c’est la femme de ménage !
— Je ne suis pas forcé de le savoir ! Je ne déjeune pas tous les deux jours chez eux, moi !
Inquiet d’avoir exprimé si clairement ses sentiments, Marcel Ernée se pencha pour embrasser sa petite. Elle, indirecte, délicate :
— Puisqu’ils s’en vont… murmura-t-elle.
Ils n’en dirent pas plus long pour cette fois. Il comprenait qu’elle avait compris. Inutile de préciser davantage.
✽✽
Novembre approchait de sa fin, mois dénudé, sourcilleux, traversé de tiédeurs attardées avant les fatalités de l’hiver. Des flaques sur les routes, morceaux de ciel cassé, révélaient certaines averses nocturnes. Une dernière feuille jaune flottait dans un petit coup de vent, un peu de soleil alternait avec un nuage en fuite.
Mariette, chaque fois qu’elle avait le temps, commençait, revêtue de sa blouse préservatrice, à ramasser le long des talus, au-dessus des rails, toutes les brindilles qu’elle pouvait trouver, tout ce qui servirait cet hiver à nourrir l’appétit dévorant du vieux poêle, leur sauveur.
Il lui plaisait faire cette minime corvée pendant laquelle tant de choses passaient par sa petite tête coiffée d’or surnaturel.
Au moindre fragment de vaisselle rencontré sous ses doigts, de nébuleux développements, qui jamais ne seraient formulés, travaillaient l’imagination de la petite chiffonnière.
…Leurs beaux services de table, leurs piles d’assiettes, leurs plats ronds ou ovales, grands ou petits, tout ce qu’ils ont dans leurs réserves, rien de tout cela n’est vivant, amusant comme les raccommodages du père Ernée. Ce ne sont pas des résurrections, des miracles. C’est sorti comme ça des fabriques, voilà tout. Ça n’a pas d’histoire. Le neuf ne raconte rien. Vingt-quatre assiettes identiques ne vaudront jamais les deux ou trois rescapées disparates rangées dans un buffet bancal, chacune représentant des heures de promenade le long des routes pour une petite commère au panier crevé, puis des heures d’ingénieux travail pour l’artisan sans outillage qui trouve le moyen de rendre usuelle derechef la chose depuis longtemps jetée à la voirie. Quels romans, les ustensiles employés dans le campement Ernée ! Quoi de pareil dans les armoires des riches ? À eux la série, cette facilité, cette banalité. Un petit bouquet de fleurs peintes égaré sur un coin de faïence cassée fait rêver, dégage des charmes, bien plus que cette collection intacte de porcelaines de Copenhague exposée dans une correcte salle à manger.
Grand-père, justement, venait de refermer les portes du buffet infirme en disant : « Il faudra pour tant que je lui refasse un pied ! » Polo donna de la voix ; et ce fut Christine Peelmann.
Elle parut à l’entrée de la bâche, tailleur et chapeau de feutre ; et c’était facile de voir qu’elle réprimait des étonnements devant ce qui frappait sa vue.
L’ambiance de Mariette, elle n’avait pas imaginé que c’était ça tout de même !
Vivement levé, Marcel Ernée la salua sans trop approcher. Elle fit, elle, les trois pas qu’il fallait pour tendre la main.
— Je m’excuse, M. Ernée, de venir vous déranger chez vous et de vous avoir demandé de m’attendre.
— Madame…
Il lui faisait poliment signe. Elle s’assit sur le banc.
— J’ai à vous parler sérieusement, M. Ernée.
— Va, Mariette !… fit aussitôt grand-père.
— Non ! Mariette peut rester. Elle en a déjà assez entendu chez nous !
Soudaine révélation pour grand-père ignorant de tout. Il se garda de marquer le coup. Mariette s’était mise à trembler.
— Viens t’asseoir à côté de moi, mon chou ! Plus près !… Bien !… C’est justement à propos d’elle que je suis ici, M. Ernée.
— À propos d’elle ?
— M. Ernée, cette petite fée, avec ses cheveux-là, avec ses yeux bleus, avec sa douceur, avec ses bonnes façons (je vous félicite, M. Ernée, pour la manière dont vous l’avez élevée !) cette petite bonne femme-là, voyez-vous, elle a fait sans le vouloir un prodige chez moi !
— Oh ! madame, vraiment…
Il regardait sa petite avec émotion, orgueil. Les paroles qui venaient d’être dites et si bien dites, émerveillaient tout à coup son humble existence.
— Voilà, M. Ernée. Mariette le sait déjà : mon fils et moi nous ne pouvons pas nous entendre. Ce garçon est un génie, et j’en suis terriblement fière. Mais j’ai dû divorcer d’avec son père (je continue à porter son nom parce que c’est ma signature) son père qui a, malheureusement, le droit de le voir de temps en temps. Et, naturellement, c’est son père qu’il aime, et pas moi.
Les coins de sa bouche descendirent en le prononçant. Amèrement elle continua :
— Il y a des raisons qui font que mon mari ne peut souffrir ni la France ni rien de ce qui est français. Longue histoire que je vous passe, mais qui est à la base de notre divorce. Car, moi, je peux dire que je suis plus française que norvégienne. J’ai été élevée à Paris, j’y ai fait toutes mes études, j’y ai commencé ma carrière de peintre… J’y ai… enfin !… Alors vous vous imaginez quelle lutte entre cet homme et moi sitôt la naissance du petit ! Moi je voulais le franciser, lui voulait lui inculquer la haine de la France. (Il continue, d’ailleurs, chaque fois qu’il le voit.) Ah ! si on avait pu me le confier plus tôt, mon garçon !… Mais il n’y a pas si longtemps que le divorce est prononcé. Alors…
— Oui… oui… Madame…
Elle essaya de sourire.
— Vous devez être étonné de toute cette confidence. Mais je devine, d’après le goût que mon fils a pour vous, d’après les manières de Mariette, et simplement en vous regardant, que vous n’êtes pas tout à fait ce qu’on pourrait croire d’abord, M. Ernée.
— Vous avez raison, Madame !… fit-il brièvement, presque sèchement.
Christine Peelmann n’insista pas.
— Alors, voilà ! J’en arrive au point capital de l’affaire.
Elle se recueillit, les paupières clignées, poursuivit :
— Mariette, que mon fils a d’abord regardée tout à fait de travers, la pauvre petite (elle a dû vous le raconter) a fini, je ne sais par quel sortilège inexplicable pour moi (mais ça, c’est le secret de ces deux enfants), a fini par dompter mon loup-garou jusqu’à l’amener où il en est maintenant. Vous savez — c’est si comique ! — qu’elle lui fait travailler son français tous les jours. Vous avez pu vous rendre compte vous-même des progrès qu’il a faits en si peu de temps. Et ça, voyez-vous, M. Ernée, c’est mon éternelle bataille gagnée tout d’un coup contre mon mari !
— Madame…
— Mais non seulement Knut se francise, mais il s’humanise. Car c’est un enfant assez effrayant, une tête de fer, et, de plus, presque anormal à force de précocité. Pour tout dire, on ne sait jamais où on en est avec lui. Une énigme. Et une énigme peu rassurante, je vous assure !
Son regard suivit un rêve d’un instant.
— M. Ernée, votre Mariette est le sauveur de mon fils. Le séparer d’elle, c’est en refaire un démon. Et je ne peux pas renoncer à retourner à Paris pour que Knut y finisse ses études au lycée, et qu’il les finisse en français.
— Alors, Madame ?…
La tête en avant, grand-père, assis maintenant sur la caisse d’emballage, labourait du regard l’étrangère impérative.
— Alors, M. Ernée, il faut, il faut que vous me prêtiez Mariette, au moins pour quelque temps. Voilà.
— Que je vous prête Mariette, Madame ?
— Oui, M. Ernée. Il faut qu’elle vienne avec nous à Paris. Je la soignerai comme ma fille. Chaque soir en rentrant du lycée (car il n’y sera qu’externe) Knut la retrouvera chez nous. Et, quand le temps sera revenu pour nous de retourner en Norvège…
— Vous l’emmènerez, naturellement.
— Il faudrait, oui !
Elle se hâta.
— Mais vous la reverrez chaque année, puisque je compte, cette fois, me fixer dans ce cottage que j’ai loué ici.
Encore des coins de bouche descendus. Ivre d’amertume, grand-père prononça :
— Et moi je reste ici sans ma petite…
« Grand-père !… » s’étrangla Mariette. Mais il ne l’entendit pas. Comme une gorgée empoisonnée, il ravalait toute la déchirante ironie qui lui venait aux lèvres. Il dit, et sur le ton le plus froid :
— Mais Madame, avec ce que vous proposez là, nous allons tout droit à l’adoption, il me semble ?
Christine Peelmann ne sourcille pas. Certes, il n’était plus question de faire de Mariette sa domestique. N’était-il pas plutôt question de quelque chose comme une demande en mariage par anticipation ?
Sans baisser ses yeux fascinateurs, elle répondit fort calmement :
— Adopter Mariette, M. Ernée ?… Et pourquoi pas ?