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Peaux d’lapins/23

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Éditions de la Frégate (p. 157-163).
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CHAPITRE XXIII

Pendant le temps que mit grand-père à reconduire jusqu’à la sortie du campement Christine Peelmann, Mariette restée seule sous la bâche, debout, ne sut même pas qu’elle joignait convulsivement les mains sous son menton, bouche ouverte et prunelles dilatées, attitude même de l’épouvante.

Un remords effréné la poignait d’avoir caché tout ce que venaient de révéler quelques phrases dont exclues les nuances, pourtant si nécessaires pour expliquer un tel silence. Jamais elle n’allait pouvoir faire comprendre à son grand-père pourquoi, de sa vie au cottage Peelmann, il n’avait absolument rien su. Avoir l’air de s’être cachée de lui, c’était lui donner à croire qu’il ne comptait plus, que le luxe d’une nouvelle existence détachait de lui peu à peu l’enfant loqueteuse devenue cette petite fille trop bien habillée pour sa misérable condition.

Et, maintenant, que lui racontait-elle encore, la Peelmann, pour qu’il s’attardât de la sorte à la reconduire ?

Quand il réapparut enfin, elle prit son élan pour se jeter dans ses bras, mais resta clouée sur place. Car savait-elle s’il n’allait pas la repousser ?

Il s’approcha lentement, lentement s’assit sur le banc. Un réflexe la fit, elle, prendre place en face de lui sur la caisse d’emballage : leur pose quotidienne à l’heure de converser, mais intervertie.

— Je me doutais, ma jolie, commença-t-il avec douceur, que, depuis ta fréquentation des Peelmann, quelque chose était changé dans ta vie. Ne dis rien ! Je ne te fais aucun reproche. Je suis heureux de ce qui arrive. Je t’ai toujours dit que je t’élevais de façon à ce que tu puisses tenir ton rang dans n’importe quel milieu, si la destinée t’en donnait l’occasion. Je l’espérais de toutes mes forces, cette occasion. La voilà. Donc tout est bien, et je ne me suis pas trompé dans mes pressentiments.

— Mais, grand-père…

— Je te parle comme à une femme, l’interrompit-il avec un adorable sourire. J’oublie trop que tu es une enfant, un bébé, même, ma jolie !

C’était là qu’il fallait bondir dans ses bras. Elle en fut même empêchée encore un coup par le drôle de petit rire qu’elle avait entendu déjà.

— Toi qui aimes les belles histoires, ma Mariette, la tienne sera la plus belle de toutes. Car, d’après ce que m’a encore dit sa mère, d’après ce que j’ai pu observer moi-même de sa nature, d’après ce que j’ai su autrefois du caractère scandinave, tu peux être sûre qu’il finira par t’épouser, ton Knut, et que ce sera le mari le plus fidèle qu’on ait jamais vu sur la terre. Car il n’aimera jamais que toi. Et quelle belle situation, ma Mariette ! C’est plein d’argent, tu sais ! Je m’en suis rendu compte tout à l’heure ; car on veut te constituer une dot, j’aime mieux te le dire ! Et une belle dot, tu sais !

Était-il ironique, ou désespéré ? Sa voix s’altérait à mesure qu’il parlait. Il allait continuer, de plus en plus surexcité. Le cri de Mariette lui coupa le souffle :

— Mais moi je ne veux pas partir avec eux !

Une seconde de silence. Échange d’intenses regards. Après quoi, détachant chaque syllabe, Marcel Ernée :

— Qu’est-ce que tu as dit ?

Enfin ruée, les bras autour de son cou, la joue contre sa joue, et toute hoquetante de sanglots enfantins, reniflante, étouffée à moitié :

— Grand-père ! Grand-père ! Je ne te quitterai pas !… Je veux que tu sois toujours là… Je ne les aime pas !… J’ai peur d’eux !… Ah ! la la !… Ah ! grand-père !… Non ! Non !… Non !…

Il la berçait, lui essuyait les yeux, la mouchait, la caressait, effrayé par cette exaltation dont elle claquait des dents, bouleversé devant cette révolte, devant cette tendresse qui s’agrippait à lui ; tant de force dans des bras de dix ans !

— Calme-toi, ma chérie, ma jolie ! Est-ce que tu ne sais pas que je ne vis que pour toi, moi ? Ah ! s’il n’y avait pas toi, il y a longtemps que…

Sans achever, heureusement, il la serra plus fort contre lui.

— Ma Mariette ! Nous deux ! Toi et moi !

— Oui… Oui… grand-père !

— Et j’ai cru que tu…

— C’est parce que je ne pouvais pas te dire… (les sanglots la coupaient encore). Les premiers jours il était si méchant que, si tu avais su, tu serais venu lui donner des claques… Et puis je croyais que ce serait le petit garçon du tableau sur le cheval noir… et c’était ce Knut-là. Il est si laid avec ses cheveux rouges !… Et puis il se cachait pour me sauter dessus dans les allées, et on ne savait jamais d’où il sortait… Et sa mère est méchante aussi… Elle m’a tiré les cheveux, fort, tu sais, grand-père !…

— Comment ?… Comment ? Ils te maltraitent, ces gens-là ?

— Oh ! plus maintenant, grand-père ! C’est fini. Knut est devenu gentil, sa mère aussi. Mais… Mais, tout de même je ne les aime pas !

— Tu es sûre que tu ne pourrais pas les aimer, à la longue ?

— Peut-être… si tu étais toujours là, oui !

— Et si je n’étais plus là ?… Je peux mourir, un beau jour. Je ne suis plus jeune…

— Oh ! non ! non !… s’exclama-t-elle en se remettant à pleurer.

— Là… là… Ne pleure plus… Si je pouvais te faire comprendre… Avec moi, tu n’as pas d’avenir… Tu ne seras pas toujours une petite fille… Tu grandiras… Et qu’est-ce que sera la vie, pour toi ? Je ne suis qu’un vieux marchand de peaux de lapins. Je peux t’aimer, c’est tout. Mais, plus tard, il faudra bien que tu deviennes quelque chose… Que tu te maries… Et voilà que, justement…

— Mais j’épouserai un Français, grand-père ! J’aimerai mieux ça, moi !

— Un Français ? Quel Français ? Un va-nu-pieds comme moi, mais qui, lui, ne te comprendra pas, qui te rendra malheureuse…

— Mais non, grand-père ! Un Français très très bien, au contraire !

— Pauvre mignonne ! Les Français très très bien ne se marient pas avec des chiffonnières… Il faut un original comme ce petit étranger… Et puis, même s’il voulait t’épouser, le Français très très bien, à cause de tes jolis cheveux, par exemple, eh bien !… il ne pourrait pas t’épouser.

— Pourquoi il ne pourrait pas ?

— À cause de moi.

— À cause de toi ?

Elle ne réfléchit pas longtemps avant de s’écrier, triomphante :

— Tu te ferais faire des beaux habits en vendant la voiture, voilà tout !

Amusé, triste, il murmura :

— Mon pauvre petit rat !… Ce ne serait pas à cause de mes habits !

— Alors à cause de quoi, grand-père ?…

Un nuage noir parut monter dans les yeux de l’homme.

— Ne me le fais pas dire, ma Mariette !…

Elle revit un sombre visage, celui qui l’avait tant troublée lors de l’entrée du chien Polo dans leur vie. Incertaine, reculée, effrayée, elle regardait sans plus pleurer, toute pâle, toute meurtrie, celui que, pour la seconde fois, elle cessait tout à coup de comprendre.

Elle le vit passer les mains sur ses cheveux gris, garder un moment son front dans cette main.

— Mariette, demanda-t-il tout à coup en lui touchant le bras. Et ses yeux étaient égarés un peu.

— Grand-père ?…

— Et si je te suppliais d’accepter l’offre des Peelmann ? Si je te jurais que ce serait la plus grande joie de ma vie de te voir adoptée par eux ?

— Oh ! grand-père ! Alors je ne te verrais plus ?

— Il y aura toujours un moment dans ta vie où tu ne me verras plus. Un peu plus tôt, un peu plus tard… Et moi je pourrais mourir tranquille, heureux, te sachant à l’abri, aimée comme tu dois l’être, adorée, même, par ce petit que toi seule as su dompter… Mariette ! Nous remuons des choses qui ne sont pas encore de ton âge… Je sais bien… Tout ça, c’est trop pour toi, pauvre petite innocence. Mais je ne te demande qu’un oui ou un non. Veux-tu faire le bonheur de ton grand-père ?

— Oh oui ! oui !

— Alors pars avec les Peelmann !

Réaction imprévue, elle secoua violemment la tête en donnant des coups de pied rageurs dans la caisse d’emballage qui sonna comme un tambour. Un poupon en pleine scène.

— Non ! Non ! Non !…

En silence il contempla cette colère de gosse. Les sourcils rapprochés, il délibérait avec lui-même. D’un coup de reins il fut ensuite debout, s’approcha tout près, regarda dans le blanc des yeux la fillette restée assise à sa place.

— Mariette ?… Sais-tu qui nous sommes ? Ou plutôt sais-tu ce que je suis ?

Béante, elle ne répondit pas.

Il se mit à marcher de long en large. Elle le suivait des yeux, toute petite sur sa caisse d’emballage, frêle créature dépassée une fois de plus par le drame des adultes.

Le vent, trop doux pour la saison, soulevait les toiles de la bâche. La nuit hâtive de l’extrême automne allait bientôt descendre. Marcel Ernée, les mains derrière le dos, le menton bas, accélérait son va-et-vient tragique. Ses yeux ne regardaient que le sol. Il avait l’air d’y lire attentivement quelque chose à mesure que ses pas avançaient, tournaient et revenaient sur eux-mêmes.

Qu’allait-il sortir de cette méditation agitée ? Mariette, pantelante, la tête pleine d’un chaos indéchiffrable, attendait en retenant sa respiration.