Peaux d’lapins/24
CHAPITRE XXIV
Il avait certainement attendu l’aide de l’ombre. Sitôt commencé l’obscurcissement sous la bâche, il se décida. Son piétinement en rond venait de cesser enfin.
— Je ne comptais te dire ce que je vais te dire que quand tu serais une grande jeune fille. Mais, maintenant, tout est changé. Impossible d’attendre plus longtemps.
Sa gorge gronda.
— Oh ! c’est terrible, si tu savais !
La petite le vit se laisser tomber assis sur le banc. Donc c’était elle qui, du haut de la caisse d’emballage, dominait, au lieu du contraire.
Impossible de voir distinctement les expressions du visage de grand-père. Seule sa voix, desséchée par l’émotion, sans cesse syncopée, révélait avec quelle violence battait son cœur.
— Je ne sais pas… Peut-être que tu as pu déjà te rendre compte… que le père Ernée… était autre chose encore qu’un marchand de peaux de lapins. Non ?… Tu trouvais tout ça naturel… évidemment. Peu importe !… Tu sauras tout de suite qu’autrefois… j’ai été un beau monsieur comme ceux de la ville… Oui, ma Mariette !
— Oh ! grand-père !
— Ne bats pas des mains, va ! Ce n’est pas une belle histoire, celle-là ! Elle est même très vilaine.
Le front dirigé vers ses genoux, on l’eût dit devant son confesseur. Il se mit, dans cette pose, à parler beaucoup plus bas.
— J’avais une grande situation dans une banque de Paris… Employé principal, fondé de pouvoirs et le reste, tu ne sais pas ce que tout ça veut dire. Toujours est-il que, ta grand-mère et moi, et notre fils, ton père, nous vivions bien. En dehors du bureau j’aimais les livres. J’avais des belles bibliothèques. J’aimais aussi la peinture, les vieux meubles… enfin… Appartement à Paris, la mer en été. Heureux tous les trois. Très heureux…
Il s’excusa, comme humble, toujours sans relever le front :
— Je suis obligé de te raconter tout ça pour que tu comprennes bien. Je sais que c’est beaucoup trop tôt, mais…
Une toux l’arrêta. Puis :
— Un jour nous avons marié le fils, ton père. Quel garçon ! Un poète. À ton âge il faisait déjà des vers. À seize ans il commençait les romans, les pièces de théâtre… Moi je le poussais. J’étais fier de lui… Je ne lui voulais pas d’autre métier… Et si bon, si gentil ! Le jour de ses fiançailles, c’est curieux, il disait que sa femme serait trop belle pour lui. C’est vrai qu’elle était ravissante, la gredine ! Tu as ses cheveux…
Il s’attarda sur une image que lui seul pouvait évoquer. Après, ce fut un soupir immense.
— Tu n’avais pas deux ans, elle quittait ton père en t’abandonnant. Oui. L’Amérique… Les dollars… Mais assez parlé d’elle ! Notre pauvre gars ne devait jamais se remettre de ça. Malgré tous nos efforts pour le retenir près de nous… La boisson, les cartes… Un soir, le voilà. Dette de jeu. Et quelle dette ! La payer ou se faire sauter le caisson. Nous avons donné notre petit capital. Mais, après, il n’y avait plus moyen de se remettre à flot. Et les dettes de jeu continuaient. Notre pauvre petit… C’est là que, moi…
Les mots s’arrêtaient dans son gosier. Il parvint pourtant à poursuivre :
— Tu ne sais pas non plus ce que ça veut dire, maquiller des virements. Pas la peine de t’expliquer. Je volais de l’argent à ma banque, quoi ! Ça va plus vite à dire… Hein ?… ton grand-père un voleur !
— Grand-père !… Oh !…
— Ben oui ! Tu peux mettre ta main sur ta bouche. Il y a de quoi !
Le drôle de petit rire. Et, tout aussitôt :
— Ça n’a pas traîné longtemps, tu sais ! Il y a eu un décès dans une famille. Les héritiers ont vendu la mèche. Deux ans de prison pour moi.
— Oh !… Oh !…
Pour ne pas les entendre, ces cris de petite fille horrifiée, il parla plus haut.
— Non ! Mais écoute la suite ! Le fils, de voir où il m’avait mené, hop ! Disparu. Mort. Depuis le temps qu’il l’annonçait !… Pour nous, la honte… Le deuil… Ma femme, qui n’est pas morte de sa première attaque, meurt de la seconde en me revoyant comme j’étais fait à ma sortie de prison. Voilà !
Il releva légèrement la tête. Sa voix changea, mais il ne s’arrêta pas. Il était pressé d’en finir, maintenant, ça se sentait bien.
— Tout seul dans la vie avec toi. À quatre ans, tu n’avais plus personne sur terre ; et moi non plus je n’avais plus personne sur terre. Un pauvre bonhomme déshonoré, une pauvre mioche orpheline… J’ai compris que j’étais encore bon à quelque chose. Car, sans moi, tu allais tout droit à l’Assistance. Et si mignonne ! Il valait encore mieux essayer de t’élever le mieux possible, t’aimer tant que je pouvais. Seulement les gens volés s’étaient partagé ce que je possédais encore : mes meubles, mes livres, mes tableaux, mes effets… C’était bien juste. Alors il s’agissait de commencer une autre vie. Les banques, les administrations, les bureaux, fini pour moi ! Impossible de montrer mes papiers. Ah ! ce que j’ai pu patauger, à cette période-là !
Il devait hausser les épaules en énumérant :
— Portefaix, homme de peine, manœuvre, j’étais tout ce qu’on voulait. Et puis les idées sont venues. Il y a eu la brocante, il y a eu les fêtes foraines, il y a eu les marchés. Je ne faisais pas long feu dans tout ça. Toujours la peur d’être reconnu, montré au doigt… Ça veut dire le repassage des couteaux, le raccommodage des faïences et porcelaines, le rempaillage des chaises… Heureusement que je suis très adroit de mes mains ! Et puis ici, à Challes, où le hasard me faisait passer, la fichue paix, tout à coup. C’est loin des grands centres, des plages, loin de tout. Et ce terrain vague qui s’offrait… Et nous voilà tous les deux comme nous sommes depuis tes huit ans — ou plutôt comme nous étions.
Par crainte d’un sanglot, il s’exclama :
— Marchand de peaux de lapins, ça, c’est une situation !
Et, quand il se fut maîtrisé :
— Nous n’étions pas malheureux… Toi, tu ne savais pas, moi j’oubliais…
Il eut l’air, à ce moment, d’entrer dans un rêve, de se griser du pauvre bonheur prêt à lui échapper par sa propre volonté. Pendant quelques instants se perdit le fil de cette biographie douloureuse due à l’innocente qui portait son nom. Cependant :
— Ça ne pouvait pas toujours durer, recommença-t-il sourdement. Comme je te l’ai dit tout à l’heure, un jour serait venu, tu aurais tout su. Mais pas avant l’âge de gagner ta vie, de te suffire sans moi.
Elle l’entendait avaler sa salive ; ou ses larmes.
— C’est venu plus tôt que je ne pensais. Et c’est un bonheur, après tout. Le bon Dieu t’a prise sous sa protection, vois-tu ! Ces Norvégiens qui ne peuvent plus se passer de toi, qui vont t’adopter, quelle merveille ! Ils vont achever de t’élever, de t’instruire, te faire la belle et grande vie que tu mérites. Si tu savais comme je suis heureux !
Le silence tomba sur ce dernier mot, prononcé sans aucune joie. Après le tourbillon déchaîné qui venait de fracasser sa candide existence, Mariette, assommée, ne donnait plus signe de vie. Enfin, n’en pouvant plus, Marcel Ernée demanda faiblement :
— Qu’est-ce que tu penses de tout ça, pauvre petite ?
Quelle question ! Pouvait-elle le dire ? Elle chuchota seulement : « Grand-père… »
Mais elle ne bougeait pas, ne pleurait pas ; et c’était effrayant.
— Tu vois bien, fit-il, pris d’exaltation, qu’il faut que tu partes avec eux !
Dans l’ombre, et qui vint en retard un peu, le mot sonna tellement étrange :
— Pourquoi ?
Il ne reconnaissait pas cette petite voix blanche.
— Pourquoi ? Mais à cause de tout ! Qu’ils t’emmènent vite ! Que je disparaisse vite ! Que personne ne puisse jamais chercher à savoir…
Il cria presque :
— Voyons ! Tu ne peux pas avouer que tu es la petite-fille d’un voleur qui a fait de la prison !
Il la sentit plutôt qu’il ne la vit tressaillir. Il profita de l’effet brutal qu’il avait cherché.
— Écoute ! Pour te dire les choses comme elles sont, c’est demain qu’ils partent. Et je leur ai promis qu’ils t’emmèneraient.
Il attendit. Rien ne vint.
— Ils t’enverront prendre dès le matin par leur femme de ménage ; toi et ton ballot. Tu déjeunes chez eux. Et, à cinq heures, je crois, vous revenez par ici pour le train de Paris. Moi je serai déjà parti. Je n’en ai pas pour cent ans à faire mes bagages. La mère Ledru est prête à m’acheter tout mon fourniment quand je voudrai. Je m’arrange avec elle dans la matinée, et au revoir !
Une réaction enfin.
— Et où iras-tu, grand-père ?
Elle posait froidement la question. Donc elle acceptait ces deux départs simultanés. Le coup était frappé, la partie gagnée.
— Où j’irai ?… répondit-il en contenant son désespoir. Mais n’importe où, comme autrefois ! On se dira adieu ce soir en se couchant, et, demain matin, quand tu te réveilleras, comme je serai déjà chez la mère Ledru, tu n’auras qu’à partir avec tes affaires — en taxi, s’il te plaît !
Il se fit entraînant, joyeux.
— La belle vie commence tout de suite. Le train ! Depuis le temps que tu le vois passer ! Paris !… Tout l’hiver à Paris ! Et ensuite la Norvège, la mer à traverser, des pays à voir… Et des belles robes ! Et des belles fêtes !…
Là-dessus, parvenant à mettre du sourire dans sa voix :
— C’est drôle ! Je finirai par dire de toi ce que mon fils disait de ta mère. Tu étais trop belle pour moi, voilà !
Elle ne répondit pas.
La nuit était complète, à présent. Ils ne se discernaient plus l’un l’autre. À tâtons, Marcel Ernée se leva.
— Allons ! Je vais allumer la lampe, le poêle, et faire le frichti. Ce sera la dernière fois que tu croupiras dans la misère avec moi.
Il passa devant elle très vite, et en évitant de la toucher. Assise, immobile et muette sur sa caisse d’emballage, elle n’était plus qu’un petit fantôme noir enseveli dans l’obscurité.
✽✽
Pour l’entraîner, il engouffrait de grandes cuillers de leur panade. Pourtant elle laissa pleine son assiette ébréchée.
Installés côte à côte comme toujours, ils pouvaient ne pas se regarder. Ils ne parlaient pas non plus. Un seul mot :
— Tu n’as pas faim, Mariette ?
— Non, grand-père…
Contre leurs habitudes, il ne rangea rien avant l’extinction de la vieille lampe, signal du coucher. Et, l’un derrière l’autre, ils allèrent sans trébucher vers la limousine privée de roues, vers le sleeping ridicule où, pendant tant de mois, ils avaient dormi des nuits si parfaitement heureuses.