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Peaux d’lapins/25

La bibliothèque libre.
Éditions de la Frégate (p. 172-).
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CHAPITRE XXV

Elle avait dormi. C’est le miracle de l’enfance. Mais des cauchemars tourmentèrent ce sommeil, ou plutôt des réalités. Vers l’aurore seulement son repos tragique sombra dans l’oubli.

Quand les abois de Polo parvinrent à la réveiller, Joséphine, la femme de ménage, était là, perdue au milieu du campement délabré, qui la cherchait des yeux.

Pas une minute pour rassembler ses souvenirs de la veille. Avait-elle embrassé grand-père avant de s’installer dans sa couchette ? Mais non. Un bon soir verbal, sans aucun accent, suite de l’état d’hallucination dont elle ne pouvait se dégager depuis des heures. Et maintenant elle constatait qu’il n’était déjà plus là, grand-père.

— Voilà, Joséphine ! Je viens tout de suite ! Ne pas faire attendre Joséphine, cela seul comptait pour le moment. Avoir dormi si tard quand il eût fallu la trouver toute prête, et son ballot préparé.

Joséphine, ahurie, agacée, cria vers la petite voix qui venait de lui parler :

— Mais dépêchez-vous ! Déjà que je ne suis pas en avance… Madame va m’attraper. Ce ne sera pourtant pas ma faute si vos affaires ne sont pas mises à temps dans les malles !

Mariette s’énervait à passer ses bas. La limousine étroite et close écrasait ses gestes. Elle n’osait en sortir sans sa robe. Pas de lavages, aujourd’hui.

— Enfin ça y est ! Me voilà, Joséphine !

— Pas trop tôt ! Et le ballot ? Il est prêt, j’espère !

— Mais non !… Oh ! il n’y en a pas pour longtemps, vous savez !

Ayant fouillé sous le tablier de la voiture à pétrole, elle accumula dans les bras de Joséphine tout son vestiaire. Et, sans même songer à jeter un dernier regard autour d’elle, oubliant de caresser une dernière fois le chien, elle trotta, fiévreuse, essoufflée, derrière la bonne qui bougonnait.

Le taxi les attendait au bord du terrain vague. Une vraie auto ! Monter là-dedans, c’était glorieux. Elle ne le sentit pas. Sur tout le parcours elle n’eut que cette unique pensée : « En retard ! » Et, sous son béret, la place où ses cheveux avaient été tirés se faisait sentir.

Au milieu des jappements de Ping, Knut ouvrit la porte avec quelque brusquerie.

— Madame Peelmann est donc si impatientée !… annonça-t-il, moqueur. Bonjour Mariette !

Il était déjà tout dans le voyage. Knicker-bockers, gros bas de laine, et, dans la main, cette casquette à carreaux évocatrice de trains et de paquebots. Et le couloir plein de valises, puis l’atelier encombré de caisses, rideaux, tableaux ; les bibelots ôtés, les tapis roulés, des brins de paille, ficelles et vieux journaux traînant, la maison entière criait le départ.

Mariette respira cela comme une bouffée enivrante, enivrante à faire tituber. S’en aller ! Voir du nouveau ! De l’inconnu ! Entrer de plein pied dans une vie enivrante, supérieure, sachant d’avance qu’elle y serait cette petite reine annoncée dès les premiers jours par Christine Peelmann !

Rien que sur le bateau, les gens se pousseraient du coude en apercevant la chic petite passagère promenant son précieux Pékinois : « Vous avez vu les jolis cheveux ?… »

Christine Peelmann surgit dans l’atelier. Son visage était courroucé.

— Mais enfin à quoi penses-tu, Mariette, de nous faire attendre comme ça ?

Le rythme du voyage, espèce d’épilepsie qui fait trépider les femmes de toutes classes, était en elle, redoutable.

Elle se calma pourtant sans aucune transition.

— Quel bonheur, mon chou, de t’emmener avec nous !

Mais aussitôt :

— Vite Joséphine ! Où êtes-vous ? Il y a encore toutes ces caisses de tableaux à refermer. Le douanier n’est pas là ?

Mariette, d’un coup d’œil, aperçut, prêts à s’enfourner dans la paille, les divers croquis et aussi l’étude faite d’après elle lors de ses premières poses au cottage. Elle chercha le Roi des Aulnes, ne le trouva pas, fut saisie au bras par la main autoritaire de Knut, qui ne savait la toucher qu’en ayant l’air de la prendre au piège.

— Venez là-haut m’aider à empaquer les bouquins !

— Empaqueter… le reprit-elle machinalement.




Elle achevait de lui passer le dernier livre. La tête dans la malle il était tellement absorbé que, depuis près d’une heure pas un mot n’avait été dit.

Et, pour Mariette, dans ce silence laborieux, à chaque livre pris sur les rayons de la bibliothèque correspondit mystérieusement un embryon de pensée.

Du bruit, des paroles, de l’affairement, malles, valises, pailles, ficelles, vieux journaux, quelle invitation au voyage ! S’en aller au plus incohérent de cette griserie, voilà ce qu’il faut faire pour ne rien sentir des racines qui s’arrachent de tout votre être en partance.

Mais ranger des livres dans une chambre calme…

« Est-ce qu’il va emmener Polo, grand-père ? Il ne serait pas tout seul, comme ça… »

Les yeux fixes, elle passait les livres.

À un moment, Christine Peelmann était montée.

— Tiens, Mariette ! Quand tu auras fini avec Knut, voilà du travail pour toi. Tu descendras coller toutes ces étiquettes sur les caisses qui sont dans l’atelier. Ce sont les caisses qui s’en vont directement chez nous, en Norvège. Tout ça partira en petite vitesse. Colle bien ces adresses du bon côté, surtout !

Entrée en coup de vent, sortie en coup de vent. Un coup de vent septentrional. La Norvège… L’aurore boréale… Le soleil de minuit… Voir tout cela qui, jusqu’ici, n’était qu’une carte de géographie dans un vieil atlas dépenaillé.

— Alors, Mariette ?… Ces livres ?…

Sur le visage camard de Canut, un sourire tendre voulait dire quelque chose de bien touchant ; mais c’était bien vilain à voir.

…La besogne est reprise. Et, peu à peu, ce silence ; et l’image qui se forme sournoisement, grandit, s’impose, prend toute la place : grand-père seul sur les routes, suivi de son chien galeux.




Ils étaient tous réunis dans l’atelier, à remuer ces caisses trop lourdes.

— Attends pour accrocher ta dernière étiquette, mon chou ! Je te dirai quand ce sera le moment… Non ! N’essaie pas de nous aider. Tu es trop petite ! Allez, Knut ! Toi ici ; Joséphine, là, vous, douanier, avec moi !… Il faudra bien y arriver ou que ça dise pourquoi ! Attends, Mariette ! Écarte-toi plutôt ! Et, maintenant, un, deux, trois !…




Sur la route, elle courait si fort que le souffle allait lui manquer. Elle reprit le pas seulement pour traverser la ville, mais quatre bonds suffirent pour le terrain vague.

Entendant du bruit, Marcel Ernée tourna la tête. Il était assis sur le banc, et, sans bouger regardait dans le vide. Devant lui, sur la caisse d’emballage, son baluchon était rassemblé dans une vieille serviette quadrillée.

Le rugissement qu’il poussa fut celui d’une épouvante superstitieuse.

— Mariette !

Pourquoi des paroles ? Elle était dans ses bras, collée à lui, tenant dans ses petites mains insuffisantes la grande tête ravagée dont les yeux clairs se mirent à pleurer. Haletante, dévorante, elle le regardait, et de si près que les deux mentons se touchaient presque.

— Je reste avec toi, grand-père !

Elle vit qu’il voulait et ne pouvait articuler un mot. À sa question informulée, elle répondit rapidement :

— Je t’expliquerai !

Et, sitôt, prise de panique et le tirant par sa manche pour le faire lever :

— Vite ! Vite ! Sauvons-nous avant qu’ils aient vu que j’étais partie. Vite, vite, grand-père !

Il put enfin prononcer :

— Mais… Tout ce que je t’ai dit hier ?…

Le geste de Mariette fut celui du gosse qui repousse un remède désagréable.

— Non ! Non !…

Elle ajouta, divine élégance d’enfant :

— Tu me le diras plutôt quand je serai grande !

Ici, traquée, trépignante, reprise de frénésie :

— Allons ! Fais ton paquet ! Viens ! Mais viens donc !

Le rythme du départ, ici comme au cottage Peelmann.

Gagné, débordé, somnambulique, Marcel Ernée, debout, les mains désaccordées, fermant tant bien que mal son petit baluchon. Il ne pleurait plus. Il parlait, saccadé :

— Heureusement j’ai pu faire l’affaire avec la mère Ledru. Quinze cents francs… C’est la bâche qui la tentait.

— Oui ! Oui !… Viens ! Nous allons prendre des petits détours que je connais. Comme ça la voiture ne pourra pas y passer pour nous rattraper ! Viens ! Viens !… Dépêchons-nous !

L’un portant son baluchon, l’autre son panier crevé, le long de chemins introuvables ils s’en allaient, le grand-père et sa petite-fille, suivis par leur chien crotté. La force avec laquelle ils se tenaient par la main était telle que chacun devait sentir les ongles de l’autre s’enfoncer dans sa chair.

— Je n’ai jamais su ce qu’elle était devenue, dit Christine Peelmann.

Elle doit avoir quinze ans, maintenant. Ma vie avec Knut n’aurait pas été possible pendant tout ce temps. Mais il garde toujours l’espoir de la revoir et de l’épouser, car il l’aime encore plus d’avoir choisi la misère. Mais le grand-père ne durera pas éternellement ; et, quand elle se verra toute seule dans la vie, elle saura bien nous écrire, la pauvre petite.

Elle hocha la tête :

— Car, cette dernière étiquette avec notre adresse en Norvège, elle l’avait certainement gardée, puis que personne ne l’a jamais retrouvée.

Un soupir, un sourire, et :

— J’ai mes croquis, et l’étude que j’avais faite d’elle. Des reflets… Mais, n’est-ce pas, avec ses cheveux de lune, c’était sans doute tout ce qu’on pouvait attendre d’elle…