Peaux d’lapins/Texte entier

D’LAPINS…

Copyright by Éditions de la Frégate, Genève 1944.
Christine Peelmann qui, chaque année, passe plusieurs mois en France pour y peindre des coins de Paris ou des paysages de nos provinces, raconte comment, s’étant décidée pour cette campagne qui frôle la Vendée, elle n’y a rien connu de plus inoubliable que le spectacle qu’elle décrit dans un français sans fautes que pimente à peine son léger accent d’étrangère.
Une vieille ferraille apparaît au tournant de la route. À force de froncer les sourcils on finit par deviner une auto périmée, disons une voiture à pétrole, chose haut juchée sur des roues sans pneus, et tellement grinçante et ridicule que même les indifférents passants de Challes se retournent pour en rire.
C’est de là-dedans que va sortir une petite demoiselle que rien ne pourra plus vous ôter de la mémoire. Christine Peelmann dit, à la vue de cette jeune tête couronnée, déguisée en pauvresse, que Perrault eut été forcé d’inventer Peau d’Âne. Elle dit que les cheveux de l’enfant, cristal filé, faisaient toute sa royauté, que c’était une transparente féerie autour de son minois maladif aux yeux bleus, une lumière froide au-dessus de ses loques. Elle s’étonne encore du geste comme hautain dont la petite personne tendait ses doigts au mendigot qui l’aidait à descendre.
Une fois tous deux devant la maison (ancien logis paysan aux portes de la ville), le bonhomme interroge ;
— Avez-vous des peaux de lapins ?
Pour se donner le temps de mieux regarder, l’interpellée, debout sur le seuil, répond : « Peut-être !… » puis s’informe :
— Elle est à vous, cette fillette ?
— C’est la fille de mon fils.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Marie ; mais, pour moi, c’est Mariette.
— Quel âge a-t-elle ?
— Dix ans.
— Est-ce que vous me permettriez de faire son portrait ? Je suis peintre. Vous auriez dix francs par séance.
« Il a quand même accepté, non sans résistance, dit Christine Peelmann. C’est comme ça que j’ai connu la petite Mariette. Et elle en valait la peine, je vous assure ! »
CHAPITRE PREMIER
Tout le monde a plus ou moins rêvé, ne serait-ce que quelques secondes, devant le vieux soulier pourri qu’on finit toujours par rencontrer sur n’importe quelle route.
D’où vient-il ? À quel moment le pied qui s’y logeait l’a-t-il quitté, le laissant, dans cette flaque, à jamais dépareillé ? Quelle misère représente ce rebut qui fit partie de la vie d’un humain, assura sa marche, porta sur les chemins du monde sa carcasse éreintée ?
On passe. On n’y pense plus. On pense encore moins à remarquer les autres vestiges dispersés sur ces mêmes routes. Un vieux soulier, c’est pathétique. Mais qui va s’arrêter à la casserole sans fond, au carton sans couvercle, au pot fêlé, toutes ordures échouées au hasard des fossés ou des talus, objets disqualifiés, humble trace d’humanité ?
Unique de sa sorte, la petite Mariette, elle, depuis l’âge de huit ans, se passionnait pour de tels détritus. Au point que, dans son imagination de gosse pauvre, se formait quelque chose comme un Père Noël permanent. Celui-ci parcourait les environs de Challes pour y semer ces misérables cadeaux qu’elle réussissait toujours à découvrir, même lorsque cachés sous les verdures du printemps et de l’été, les feuilles mortes de l’automne ou les frimas de l’hiver.
S’il vous arrive de traverser la région voulue, vous aurez chance d’apercevoir la chétive silhouette. Vous la reconnaîtrez à ses cheveux. Ils l’enveloppent en plein jour d’un petit capuchon de clair de lune. Puisqu’elle va, le long des ornières, à la recherche de trésors, cette gamine ne saurait se mettre en route sans son panier ; panier qui, trop grand pour elle, et crevé, n’a d’autre anse qu’un reste de corde usée. Un raccommodage de fortune le rend encore utilisable pour un bout de temps. Et, ça, c’est justement toute l’histoire de Mariette.
De Mariette et de son grand-père.
✽✽
Pendant ce vagabondage, d’autres de son âge travaillaient à l’école. Mais elle était déclarée « instruite à la maison », une formule assez aristocratique. D’ailleurs on pouvait lui faire passer un examen. Elle savait lire, écrire, compter, le reste, et encore beaucoup d’autres choses qu’on n’étudie pas à la laïque. Et le catéchisme comme personne. Son grand-père lui disait tout le temps qu’il avait fait tous les métiers, étudié bien des matières, lu bien des livres. Cet homme était mystérieux. Un marchand de peaux de lapins non dépourvu de bonnes manières, et qui parle bien, cela ne se rencontre pas tous les jours. Et, maigre comme toute sa frêle personne, il avait cette tête originale aux moustaches gauloises encore blondes, aux mèches grises assez longues, souvent retombées sur ses yeux clairs, regard plein de secrets. À deux pas c’était un pauvre bougre comme tant d’autres. De près, il eût intéressé tout de suite par cette physionomie, ces imprévues façons d’être. Mais quelle personne pensait à s’y intéresser ? Dans Challes, encore qu’il ne fût pas du pays, on le connaissait bien pour le voir quotidiennement passer en lançant son cri mécanique : « Peaux de lapins, peaux ! » C’est tout. Un individu comme lui ne saurait éveiller l’attention d’une petite ville. Un individu comme lui, c’est de la catégorie de ceux qu’on ne regarde pas, auxquels on ne parle pas. À peine un peu plus qu’un chien errant.
Pour Mariette, impossible de passer inaperçue. « Les jolis cheveux ! » Tout le monde était forcé de répéter ce mot-là. Les moins malveillants : « Quel dommage ! »… (sous entendu : qu’elle soit si sale, si mal tenue, qu’elle n’ait pas de mère pour la soigner ou quelqu’un, à défaut, pour la placer à l’orphelinat !) Mais elle avait fait sa première communion, ce qui corrigeait un peu ses tares.
Le grand-père et la petite fille ignoraient profondément qu’on s’occupât d’eux. Leur vie sordide était riche de mutuelle tendresse. Elle comportait aussi du rêve, mais ils ne le savaient même pas, du moins la petite fille. Car le grand-père allait peut-être jusqu’à s’en rendre compte, lui.
✽✽
Le soir rose faisait image jusqu’au fond de la Mayenne aux bords sombres. Des coteaux, des prés, du ciel, des arbres, un château solitaire au milieu de son parc, tout le paysage, exact jusqu’à ses moindres buissons, recommençait la tête en bas dans la rivière. Le reflet, à certaines heures, est plus détaillé que la chose. Cependant ce second crépuscule remuait un peu, traversé de frissons d’argent par la course de l’eau.
Toute petite dans un si grand décor, Mariette se dépêchait. Elle se sentait en retard, et, de plus, avait peur de la nuit.
Habituée jusqu’à la manie, elle ne pouvait s’empêcher de jeter en passant un dernier coup d’œil aux fourrés qui hérissent l’ancien chemin de halage où ses pieds avançaient si vite. Pourtant ses deux trouvailles d’aujourd’hui lui suffisaient. Elle les rapportait dans son panier avec un cœur dansant. Ce qui la rendait surtout fière, c’était le couvercle de soupière. Largement ébréché, fêlé, même, il laissait encore voir quelques fleurs de couleur incorporées à sa fine faïence blanche. « C’est joli, ça !… » pensait la petite. Elle n’allait pas plus loin. Elle aimerait longtemps ce rien de bouquet peint. C’est tout.
L’autre acquisition : un paquet d’écales de crevettes. C’était rare à Challes, où, si loin de la mer, on ne mange pas souvent de poisson. Pourtant elle avait eu déjà l’occasion de goûter une soupe faite avec ça. Les écales donnent bon goût à l’eau. Les croûtes de pain qui mijotent dans cette eau, c’est quelque chose qui change de la panade ordinaire.
Qui l’attendait au bout du dernier chemin, elle vit son grand’père debout dans les pénombres, et se mit à courir. Sa courte chevelure avait l’air d’éclairer la nuit tombante, chose si légère que les ondulations et les boucles restaient au-dessus de ses épaules sans parvenir à les toucher.
— Enfin te voilà !… soupira l’homme.
Il se courba jusqu’à la petite joue tendue vers lui. Puis, ayant pris l’enfant par la main, il la déchargea du panier crevé.
— Qu’est-ce que tu rapportes, aujourd’hui ?
Un rien d’amusement dans la voix, il faisait attention de rester sérieux quand même.
Elle répondit, animée :
— J’ai trouvé une bonne soupe pour demain et une jolie vaisselle. Je vais te faire voir ça chez nous !
Réglant son pas sur le sien, il l’emmenait, deux ombres chinoises dans le beau couchant d’été.
CHAPITRE II
Arrivés à la ville, ils la traversèrent pour en ressortir par l’autre bout et s’arrêter juste après les dernières maisons à deux pas de la gare. C’était là.
Ce petit terrain vague trouve le moyen d’être en marge de tout. Ce n’est qu’un peu de brousse oubliée. Mais on y a vue sur les rails du chemin de fer, jusqu’à les regarder se perdre dans l’infini.
Des formes se dessinent dans le clair-obscur. Marcel Ernée, voici plusieurs années, a tendu sur des piquets la seule bâche qui lui restait d’une antérieure vie foraine. Cela ferme (ou fait semblant de fermer) sur trois côtés. Le devant reste largement ouvert. Tout contre se serrent deux autos, celle décrite plus tard par Christine Peelmann et une autre, vieille limousine ruinée dont les roues ont disparu.
En ce domicile chaotique, Mariette pénètre la première sans se prendre les pieds dans rien. Ici, c’est « chez nous », selon son mot. Sous la bâche flottante rougit un minuscule poêle rouillé sur lequel chauffe la panade de tous les soirs.
— Tiens, grand-père ! Regardez !
Marcel Ernée s’approche. Du panier, la petite a tiré le couvercle de faïence qui l’émerveille tant.
— Tu vois les fleurs ?
Il regarde de tout près, distingue peut-être quelque chose dans un peu de jour qui reste.
— Très chic ! On mettra ça sur la terrine jaune, et ça fera une soupière !
Mariette bat des mains.
— C’est vrai ! C’est vrai ! Je n’y avais pas pensé ! Rapide, elle déballe son lot de crevettes sucées.
— Et ça, grand-père ?
— Ça, c’est de la bisque pour demain !
Puis :
— Viens vite dîner ! Nous devrions être déjà couchés.
Les cuillers de plomb descendent alternativement dans la casserole retirée du poêle et posée sur la caisse d’emballage qu’il faut. Une planche clouée sur quatre bouts de bois, c’est leur banc. Ils y sont assis côté à côté.
Tout en se brûlant, Mariette raconte son après-midi de petite rôdeuse en quête d’emplettes qui ne coûtent rien.
— Dans le quartier du moulin, il y a une roue de brouette qu’on a laissée au fond du fossé. Elle n’a plus rien au milieu, mais tu en feras quelque chose, grand-père. Moi je n’ai pas pu rapporter ça, bien sûr. Quand tu auras le temps, tu iras la chercher, dis ?
Il écoute bavarder la voix de petite flûte, de temps en temps répond avec cette douceur qui est la sienne… Et voici la nuit.
Ils n’ont pas besoin d’y voir pour circuler dans leur campement de romanichels sédentaires. Dix minutes ne se sont pas écoulées qu’ils reposent déjà, néant parfait. Pas de rêves. Ici le grand-père est allongé, là Mariette, juste au-dessus de lui. Du coffre de la limousine sans roues, il a fait un sleeping. Les paillasses sont trouées, les draps absents, les couvertures déchirées et crasseuses. Leur sommeil n’en est pas moins bienheureux. Autour d’eux s’entassent, musée de la misère, tous les déchets dont Marcel Ernée a pu tirer parti.
Car ses mains aptes savent refaire un fond provisoire à la casserole qui n’en a plus, recoudre la porcelaine brisée, retresser une corbeille éventrée, rajuster les chiffons disparates jetés au vent, raccommoder les sabots fendus, rabouter les cordes et ficelles dont personne ne veut plus. Il sait aussi faire de la soupe avec des éléments de boîte à ordures, ou bien fabriquer une poupée possible avec le cadavre sans tête ni membres d’un jouet perdu sous les orties de l’oubli.
Part de Mariette, cette poupée ressuscitée. Aussi part de Mariette le pot de verre bleu pâle (souvenir de quelque foire), dont le col manque, cela va de soi, mais dans lequel baignent les tiges de trois fleurs cueillies par elle au hasard des haies.
En résumé, tout ce qui fait leur quotidien s’inscrit sous le vocable sans. Sans fond, sans anse, sans queue, sans roues, sans paire, sans couvercle, sans manche… C’est tellement normal pour eux, et surtout pour Mariette qui ne connut jamais d’autre vie, qu’il ne leur viendrait pas l’idée de souhaiter mieux. Leurs empreintes digitales se marquent avec autant de dilection sur ces débris raccommodés tant bien que mal que celles des riches sur leurs effets de prix. À la face du monde qui ne cesse de les ignorer que pour les mépriser, ils sont heureux. Heureux dans leurs haillons, leur crasse et leurs puces. Et c’est parce que la vie de l’âme ne leur a jamais manqué.
✽✽
Avant l’apparition de Christine Peelmann dans leur existence, un personnage inattendu s’y est introduit déjà.
Ce fut le jour de la sortie en auto.
La sortie en auto, qui ne se répète que deux fois par an, est un événement auquel Mariette pense pendant des semaines, soit d’avance, soit après qu’il a eu lieu.
Elle a beau faire rire le monde, cette voiture à pétrole, c’est une fierté que d’y être installés tous les deux, regardant de si haut la ville et ses passants abasourdis. Les jours où le véhicule est bien disposé, nous parcourons les rues et prenons les tournants avec une autorité qui montre bien que Marcel Ernée sait ce que c’est qu’un volant et qu’un moteur. Du reste, une ou deux fois, il a nettoyé la voiture du comte de Pouancé, revenue toute crottée d’un voyage sous des averses. D’autres gens, après cela, lui ont donné quelquefois des petites besognes à faire : casser du bois, balayer des devantures de portes cochères. Mais ils ne veulent pas s’apercevoir qu’il pourrait aussi bien être employé comme jardinier, palefrenier, commis, et quoi encore ? Précieux homme à tout faire, il saurait redevenir le brocanteur qu’il a été, et même tenir boutique de n’importe quoi. Mais on le laisse n’être que marchand de peaux de lapins, métier de misère. Un incompris, mais qui n’en souffre pas. Sa Mariette et lui vivent tout de même, et sans avoir à mendier rien à personne. On a sa fierté, tout gueux qu’on soit.
Les peaux de lapins, pour vraiment bien faire, il faudrait en trouver plus de quinze par jour. Ça n’arrive pas tout le temps. On les paye, aux bonnes gens, de dix sous à trois francs selon la taille. Quand on en a trois kilos (ce qui veut dire vingt peaux) on les porte chez la mère Ledru qui les bourre d’insecticide en attendant d’en avoir deux tonnes, lesquelles seront enlevées par le revendeur de Paris. Dix francs de gagnés par trois kilos, plus la ferraille et les chiffons au besoin, c’est assez pour ne pas mourir de faim quand on ne paye aucun loyer et qu’on sait se passer de tout. Les petits travaux demandés par-ci par-là, des courses qu’on fait pour quelqu’un, des croûtes ou des vieux vêtements donnés en échange d’une menue corvée, tout cela aide. En outre il y a les fermes, qui sont de bon rapport. Mais il faut se déranger pour aller chercher la marchandise stockée sous les hangars. D’où les sorties de la voiture. Elle revient chargée de futures fourrures parisiennes, et puant la naphtaline. C’est intéressant. Seulement il arrive quelquefois, souvent, même, des pannes. Ou alors l’originale guimbarde s’entête, au moment du départ, à ne pas vouloir démarrer. On dirait qu’elle regrette de quitter sa place dans le campement familial, ayant fini par oublier qu’elle est un bien meuble.
Grand-père, avec de la patience, arrive toujours à la mettre en route. Il la connaît bien et la soigne bien. Mais quand c’est au milieu d’une campagne éloignée que se produit le stoppage, cela devient plus ennuyeux. Grand-père, alors, dit, sans se mettre en colère : « elle ne veut pas… », et Mariette, pendant qu’il fourgonne, cueille des fleurs dans le talus.
Ils sont quelquefois revenus chez eux, après bien des ruades, bien des arrêts, bien du vacarme, à des deux ou trois heures du matin, étonnés seulement d’avoir pu décider le vieux machin à rentrer quand même au bercail. Un petit triomphe pour grand-père à chaque fois.
Ce fut à l’un de ces retours laborieux qu’ils trouvèrent, assis devant la panade refroidie sur le poêle éteint, le chien inconnu qui vint vers eux en remuant la queue. L’aube précoce de juin leur permettait de distinguer cet animal, chose blanchâtre et rase, bâtard de toutes les races, qui prétendait figurer un fox. Ça devait venir de bien loin, car c’était couvert de boue sèche, et squelettique à force de fatigue et de faim, galeux, peut-être.
— Mon pauvre vieux, dit grand-père, nous n’avons pas de quoi te nourrir. Va-t-en !
Mais, à son geste, le chien, simplement, s’aplatit en levant sur lui ses yeux d’esclave. Grand-père alors se tourna vers la petite, et, comme pour la voiture, se contenta de murmurer : « Il ne veut pas… »
Étant allés, sur ces mots, se mettre au lit dans leur sleeping, ils retrouvèrent à l’heure du lever le pauvre cabot qui les attendait humblement. « On pourrait peut-être lui dénicher tout de même une croûte », fit Mariette, dubitative. Marcel Ernée ne répondit rien, et l’adoption fut faite sans autre cérémonie. Elle leur réservait quelque surprise pour les jours suivants.
CHAPITRE III
Les matins, Mariette ne sort pas. Pendant que Marcel Ernée est en ville pour des besognes, elle a ses occupations à elle, loin d’être toujours les mêmes.
Souvent elle ouvre les livres scolaires, héritage familial, dont, à force de doigts, les pages sont enduites d’une sorte d’huile sombre.
C’est avec cela qu’elle a commencé, qu’elle continue son instruction, guidée par son grand-père à des heures fantaisistes mais nourries d’intelligence.
L’histoire et la géographie la séduisent, mais grand-père insiste particulièrement sur l’orthographe. Quant à l’arithmétique, il faut du courage pour aborder ce morne pensum impossible à transposer dans le domaine des images. Si grand-père n’insistait pas à ce point, ce serait bien suffisant de savoir compter jusqu’à dix.
À d’autres heures la petite tête lumineuse se penche sur d’obscurs ravaudages. Mlle Marie Ernée raccommode ses hardes, moments agréables pendant lesquels on peut penser à tout ce qu’on veut. Le grand-père, qui sait tout, même coudre, tire bien mieux l’aiguille que la petite fille, quand il répare ses propres vêtements ou lui montre comment s’y prendre.
Quelquefois, blanchisseuse haute comme ça, elle lave ce qui leur sert de linge. Quelquefois elle est chargée de mettre en route le frichti de midi (des rogatons ou bien un morceau de mou), sur le petit poêle tout ronflant de bouts de planches ou de bois sec ramassé par-ci par-là. Quelquefois (mais c’est rare) elle secoue les paillasses. Quelquefois elle joue avec sa poupée. Quelquefois elle ne fait rien.
Ce matin, bien charmée d’avoir la compagnie du chien, après l’avoir régalé d’une croûte moisie, elle avait décidé de s’installer avec lui sous la bâche, à l’abri du soleil.
La pointe de sa langue se promenait sur ses lèvres pendant qu’elle s’appliquait, importante et consciencieuse. Il s’agissait de réparer l’accroc fait hier à sa méchante robe dans les ronces d’un sentier tentant. L’ouvrage était d’autant plus difficile qu’elle prétendait raccommoder cette robe sans l’ôter.
Absorbée, elle parlait au chien sans prendre le temps de le regarder. Elle l’entendait remuer ou se gratter, et cela suffisait.
— Comment t’appelles-tu, hein ?… J’ai coupé mon fil trop long… Je crois que je vais bien t’aimer, tu sais ?… Quel accroc, quand même !… Tu viendras avec moi quand je fouine sur les chemins. Ce sera gentil. Très gentil… Très gentil.
Un coup d’œil tout de même. Le chien, couché, le nez au vent, reniflait de loin les peaux de lapins, rapportées la veille dans la voiture.
— Oui… Ça sentirait bon sans la naphtaline, dis ?
Sans cesser de travailler, elle entra dans un songe. Ce fut à mi-voix qu’elle l’exprima bientôt.
« Oh ! tous ces pauvres lapins qu’on a écorchés comme ça !… »
Mariette vivait surtout dans un monde imaginaire. Pendant que les doigts réparaient l’accroc, les tableaux se succédèrent. « Quand ils étaient vivants, comme ils devaient être mignons ! »
Elle les voyait, elle leur inventait des évolutions, presque des histoires. Les blancs aux yeux rouges, les tout noirs, les gris, les jaunes… Aussitôt, voici les beaux manteaux, les beaux manchons, les belles toques que vont devenir ces lapins quand les fourreurs s’en seront mêlés. Quel au-delà pour eux ! Tout un royaume surgit : Paris, les dames, les salons, légende dorée qui n’est pas pour les petites pauvresses. À Paris, on…
Mariette fut brusquement interrompue par le passage du rapide. Et à trois pas. Mais elle était habituée. Ses paupières ne se relevèrent même pas. Comme chaque fois, pourtant, sa rêverie bondit à la suite du train. Des mots ne pourraient pas exprimer ce que sont les voyages de Mariette. Paris d’abord. Et puis toute la France. Et puis toute l’Europe. Et puis la terre entière.
Le tonnerre du rapide redevenait progressivement ce silence parfait où, dans l’herbe, les rails attendent pendant de si longues heures que la foudroyante aventure recommence. La fillette cassa son fil avec les dents. L’accroc était raccommodé.
— Je demanderai à grand-père de te trouver un nom, mon toutou !… murmura-t-elle.
Elle leva les yeux enfin. Le chien n’était plus là.
✽✽
Une petite figure qui fait la lippe, le grand-père n’avait pas eu souvent l’occasion de voir cette triste chose. Il rentrait, fatigué de sa matinée, et voilà ce qui l’attendait.
— Qu’est-ce que tu as ?… s’écria-t-il en se précipitant.
La petite, dans ses bras, pleurait déjà.
— C’est le chien… Le chien…
— Quoi ? Il t’aurait mordue ?… Dis vite !
— Mais non ! Il est… Il est parti !
— Mais comment ça ?… Raconte !
— Je ne sais pas… Il a peut-être eu peur du train… Je cousais… Quand j’ai eu fini, plus personne. J’ai appelé, j’ai cherché partout… Rien !
— Ne pleure pas, va ! On ne le connaissait pas encore, ce chien ! Ça ne vaut pas ton chagrin, ma jolie !
Il desserra son étreinte et se redressa doucement. La petite, presque consolée, s’essuyait le nez et les yeux avec le dos de la main. Il la moucha comme un bébé, d’un chiffon tiré de sa poche, puis soupira :
— Qu’est-ce que tu veux, ma Mariette, c’est un pauvre type, ce chien ! Il s’est arrêté chez nous pour se reposer et casser la croûte, c’est tout. Maintenant il est retourné à ses affaires. Il ne faut pas lui en vouloir. Ce sont des choses qui arrivent.
Elle ne répondit rien, mais il vit qu’elle essayait de sourire en mettant le couvert.
Car, à midi, grand luxe, on mettait le couvert. Le soir, manger la panade à même la casserole, c’est naturel. Mais, pour la viande, ou même de simples légumes, il faut une assiette, une fourchette, un couteau.
Tout cela, disparate et cassé, figure chaque jour sur la caisse d’emballage. Cependant, malgré ce dénuement, Marcel Ernée, personnage bizarre, a toujours surveillé la tenue à table de sa petite bonne femme. « Pas tant de bruit, Mariette ! Pas manger la bouche ouverte ! Pas tenir ta fourchette en l’air ! »
Parfois il explique :
— Un jour tu seras grande, et moi je serai mort. Personne ne sait ce que la vie va faire de toi. Tu seras peut-être une dame, plus tard. Alors il faut apprendre tout de suite les bonnes manières.
— Une dame ?
— Ne ris pas ! Je suis bien devenu marchand de peaux de lapins, moi !
Ce nuage qui passe dans les yeux clairs de l’homme, c’est sa vie antérieure. Mariette ne remarque rien. Elle n’est pas encore à l’âge où l’on interroge. Ce qu’elle sait de son grand-père, de tous les jours depuis qu’elle a quatre ans lui suffit. Comme il n’a jamais rien raconté de lui-même, sa curiosité ne s’est pas éveillée. L’enfance, en général, ne se préoccupe guère de ce qui la précéda. La vie ne commence pour elle que le jour de sa venue au monde. Le reste lui est aussi fermé que la mort, à laquelle elle ne penserait jamais si personne ne lui en parlait. Le présent seul compte, unique pièce de théâtre humain qui puisse l’intéresser, puisqu’elle y joue le rôle principal.
Leur maigre déjeuner se terminait. Mariette tourna vivement la tête. Le chien était là, couché. Les pattes de devant crispées sur sa proie, il déchirait un gros morceau de chair sanguinolente.
— Malheur !… Où est-ce qu’il est allé chiper ça ?…
Sans réfléchir plus avant, grand-père fut en deux brutales enjambées sur l’animal qui, sans aucune résistance, le laissa lui arracher de la gueule ce qu’il y serrait avec tant de puissance. Et même il se mit à ramper, en attente des coups.
Une lueur étrange allumait le regard de Marcel Ernée. « Ce n’est que de la triperie, dit-il en examinant la chose, mais pas si mal que ça ! »
Mariette, haletante, ne prononçait pas un mot, ne faisait pas un geste. Elle vit grand-père prendre son couteau, couper la partie déchiquetée par le chien, la lui jeter, puis, tranquillement, enfermer le reste dans le petit buffet boiteux qui, sous la bâche, leur servait de garde-manger.
— Ce sera notre dîner de ce soir, dit-il froidement.
Heureux, le chien recommençait à dévorer, s’aidant toujours de ses pattes pour maintenir la part qu’on voulait bien lui laisser.
CHAPITRE IV
Sitôt sortis de table ou plutôt de caisse d’emballage, Mariette et son grand-père se mirent en route, chacun pour des buts différents.
Cheminant quelques minutes ensemble avant de se séparer au premier carrefour, l’un allant chez la mère Ledru, l’autre à la campagne, ils s’aperçurent que le chien les suivait.
Mariette sauta de joie :
— Il va venir avec moi ! C’est amusant, grand-père ! Je pourrai peut-être lui apprendre à porter mon panier !
Mais ils n’étaient pas à cent mètres de leur terrain vague que le chien s’arrêta, les considéra quelques secondes, puis, sans hésiter, retourna vers les voitures. Ils le regardèrent se glisser sous le tacot à pétrole et s’installer là comme chez lui.
— Ça fait peur ce qu’il nous suit bien !… fit Marcel Ernée avec un drôle de petit rire.
Un scandale passa dans la voix de la petite. Ce rire-là ne lui avait pas fait plaisir.
— Pourquoi veux-tu qu’il nous suive, grand-père ? Tu lui as volé sa viande !
À ces mots il s’arrêta net dans sa marche.
— Tais-toi, entends-tu ?
Elle leva le menton pour le regarder. Elle était stupéfaite. Elle ne connaissait pas ce ton, ne connaissait pas non plus l’expression dure quelle sur prenait sur le bon visage toujours le même.
Il se remettait en route. Elle le suivit en silence. Arrivés à leur carrefour :
— À tantôt !… jeta-t-il sans même un signe de la main.
Il venait de tourner la rue. Elle continua son chemin la tête basse, troublée, prête à pleurer. Quelque chose arrivait, mais elle ne savait pas quoi. Pour la première fois, en gagnant la campagne, elle se sentit seule. Après tout c’était peut-être parce qu’elle avait un instant compté sur la compagnie du chien.
✽✽
Ils étaient rentrés presque en même temps, tour à tour accueillis par des trémoussements et des battements de queue. En toutes lettres ce chien faisait les honneurs de chez soi.
Grand-père semblait absorbé, sombre. Il ne demanda pas comme d’ordinaire à Mariette ce qu’elle avait trouvé (presque rien, du reste). Il remarqua seulement, ironique :
— Ce chien-là est né concierge. Ce n’est pas d’être avec nous qui lui plaît. C’est de garder le campement.
Il y avait une rancune dans son inflexion. Mariette, impressionnée, voulut ramener la bonne humeur coutumière qu’un mauvais souffle avait incompréhensiblement chassée depuis ce matin.
— Dis, grand-père, flûta sa charmante petite voix, tu vas bien lui trouver un nom, maintenant !
Il ricana.
— Ce n’est pas difficile ! Il s’appelle Portier.
— Portier ? Oh ! moi je dirai Port, alors ! Ça fait plus chien. Tiens ! On va essayer. Port ! Ici, Port ! Pas du tout. Marcel Ernée ne riait pas. Au contraire il tournait le dos en grommelant. La fillette entendit : « Ce n’est pas tout ça ! Il faut que j’allume le poêle pour le dîner. »
Désespérément elle continua son jeu, toute petite ménagère qui cherche à ramener le compagnon mal disposé.
— Le dîner, grand-père ? Tu veux dire le grand dîner !
Sa pauvre petite gaîté ne sonnait pas juste. L’autre se retourna tout d’une pièce. Ce n’était plus grand-père. C’était un homme au mauvais regard, aux lèvres retroussées de sarcasme sous la moustache gauloise.
— Tu appelles ça un grand dîner, toi ? Dis plutôt que nous allons manger les restes du chien ! Mais ça va très bien comme ça ! Il n’a qu’à continuer ce commerce-là. C’est autant de gagné pour nous !
✽✽
Au bout de trois jours, le fox aux pattes de basset eut enfin son nom définitif. Port devenu Paul puis Popaul finit par être tout simplement Polo. Prises d’emblée, ses habitudes s’affirmaient. À chacun de ces trois jours, alors qu’il ne quittait guère le dessous de la voiture, il fallait bien, sur le coup de onze heures, le constater disparu. Vers midi seulement il rentrait, et la gueule pleine. Il semblait avoir compris la première parole de Marcel Ernée : « Nous n’avons pas de quoi te nourrir ! » Il se chargeait lui-même de son ravitaillement personnel. Le mystère était qu’il éprouvât le besoin de faire son repas devant ses hôtes, alors qu’il pouvait s’attendre à se voir dépouiller des trois quarts du butin. Mais il est inutile de chercher quelles peuvent être les raisons des chiens.
Les deux premiers matins, Polo ne rapporta qu’un ou deux gros os dénudés. Mais, le jour troisième, quel événement !
Ébouriffée et la tête pendante, la poule venait tout juste de cesser de se débattre entre les crocs féroces. Mariette eut, devant cela, des yeux plus grands que nature. Vieux os ou tripes trouvés dans la rue ou peut-être à l’abattoir, des rapts de cet ordre étaient encore admissibles. Polo ne faisait somme toute que ce qu’elle faisait elle-même tous les jours, allant à la recherche de l’aubaine offerte par le hasard miséricordieux à ceux qui n’ont rien. Objets brisés ou nourritures jetées à la voirie sont équivalents. Nul ne se trouvait lésé si de malheureux appétits en profitaient. Mais une poule, une belle poule comme celle-là représentait beaucoup d’argent, donc une perte grave pour ceux à qui le chien l’avait volée.
Lorsque grand-père, s’étant approché, retira la volaille des dents de Polo, la petite ouvrit la bouche pour le dire : « Il faut savoir à qui c’est pour la rendre ou la payer. » Le père Ernée l’avait élevée dans ces principes-là. Ce cache-nez tout neuf ramassé par elle un jour, il l’avait lui-même porté chez le commissaire.
Elle n’eut pas le temps de prononcer sa protestation. Marcel Ernée soupesait la poule, et il riait.
— Ça, à la bonne heure ! Tu peux dire, pour le coup, que c’est un grand dîner !
— Mais grand-père !… cria-t-elle en devenant toute rouge.
Il se laissa pendant un grand moment dévisager par les prunelles bleues de sa petite fille. C’était un regard de juge comme en ont parfois les enfants. Un drame rapide et sans paroles se jouait entre eux. Marcel Ernée, enfin, détourna les yeux. Réponse sourde, à peine intelligible : « Tu as raison, Mariette… »
Une seconde encore il hésita. La poule morte se balançait au bout de son bras, avidement guettée par le chien. Puis, avec un geste d’une violence inouïe, comme un projectile il la lui jeta. Rapide, le chien disparut, avec son bien, sous la voiture.
✽✽
Ils s’étaient assis, muets, devant leur panade. Le cœur de Mariette battait fort. Avoir peur de son grand-père, c’était tellement horrible ! Mais, depuis elle ne savait plus qui il était.
Il poussa vers elle la casserole où restait un peu de panade. Elle eut à peine murmuré : « Merci grand-père ! » qu’elle sursauta violemment. La cuiller de Marcel Ernée retombait avec bruit sur la caisse. Elle sentit l’homme vaciller à ses côtés, puis, inexplicable, il posa sur l’épaule trop fragile sa lourde tête aux mèches grises. Cramponné à sa petite-fille, réfugié contre elle, il se mit à pleurer misérablement.
Quand il entendit qu’elle sanglotait avec lui, sans doute eut-il honte de sa faiblesse. Il releva la tête et prit à son tour la petite contre lui.
— Ne fais pas attention, ma chérie. Quand on est vieux, ça vous prend quelquefois. On en a tant vu, tu sais… Mais c’est fini, maintenant. Tu vois, je ris !
Elle lui mit les bras autour du cou. Toute heureuse, elle croyait qu’il revenait d’un long voyage.
CHAPITRE V
D’avoir senti son épaule de gosse s’écraser sous cette vieille tête, d’avoir entendu, vu pleurer comme ça son grand-père, un embryon de maternité, sans qu’elle s’en doutât, se formait pathétiquement dans son cœur de dix ans, encore tout étourdi d’enfance.
Cependant elle n’était pas assez grande pour plonger plus profondément dans la douleur d’un homme. Simplement une notion nouvelle se faisait jour en elle. Chose surprenante, grand-père, pour ainsi dire, n’était pas né grand-père. Il avait derrière lui tout un autrefois dont Mariette ne faisait pas partie.
Elle se savait orpheline, évidemment. Mais rien de plus. Les enfants élevés normalement apprennent peu à peu, rien que par les propos de leurs parents, à connaître ce que sont et ce que furent les leurs. Mariette, elle, n’avait jamais entendu parler de son père et de sa mère. Pas un mot. Pas un portrait. Pas un souvenir. Un Marcel Ernée d’un peu plus de cinquante ans, la petite fille n’avait jamais conçu d’autre famille que cette constante présence réelle autour de sa petite vie. Était-il possible, en un temps où elle ne respirait pas encore, d’imaginer grand-père jeune, enfant même ? Son trouble allait jusqu’à une espèce de consternation.
Redevenus eux-mêmes après l’énigmatique orage d’un soir, ils avaient repris leurs tendres habitudes de chaque jour. Les semaines passaient sans heurt. Quelque chose était changé pourtant au fond du cœur de Mariette ; et c’était l’intrusion de ce grand inconnu, le passé, dans sa légère existence qui ne comportait encore que de l’avenir.
✽✽
— J’aurais bien voulu emmener Polo !… dit-elle. Je suis sûre qu’il aurait été heureux de se promener avec nous dans la voiture !
— Laisse-le donc ! Il va garder pendant que nous n’y serons pas. Puisqu’il n’aime que ça, d’abord !
Et, là-dessus, la cocasse bagnole, manœuvrée par grand-père depuis une demi-heure, consentit enfin à se mettre en marche, secousses et pétarades à faire croire que toute la mécanique allait sauter.
Son bruyant passage à travers les rues de Challes eut son succès ordinaire, véritable numéro de clown guetté derrière toutes les fenêtres, salué par l’hilarité de tous les piétons. Et en avant sur les routes rousses de l’automne, à la conquête des peaux de lapins !
Mariette, comme toujours, se rengorgeait. Elle avait soigneusement peigné sa toison de conte bleu, seul luxe qu’elle pût se permettre. Assise à côté de son grand-père, et, perchée ainsi, voyant toutes choses de haut, elle respirait, enivrement tout animal, le vent tiède de ce milieu d’octobre où les feuilles jaunes se détachaient des arbres avec une si paresseuse mollesse. Le vert des prés ne sera jamais plus vif qu’en cette saison des grands contrastes, ni mieux dessinée l’architecture des branches déjà presque dépouillées des lourdeurs de l’été. Un ciel d’une douceur à peine azurée plafonnait au-dessus des paysages, traversé d’immenses nuages blancs dont certains restaient couchés dans les arbres.
La tournée des fermes ne se faisait pas sans un coup de cidre ici, là quelques pommes versées dans la robe tendue de la gamine. Un peu grisée par tant de joies, son babillage aigu perçait jusqu’au bruit infernal de la voiture. Pas de pannes, aujourd’hui, pas d’attentes le long des talus, pas d’averses qui collent les vêtements sur le dos. La vraie grande vie.
L’arrêt devant cette maison encore inconnue, au retour, l’amusa comme le reste, tout en l’étonnant.
— Pourquoi, grand-père ?
— Tu vois bien que c’est habité, maintenant ! On peut toujours voir s’il y a de la marchandise chez ces gens-là ! Ça ne coûte rien, n’est-ce pas ?
— Oh ! je veux descendre avec toi, grand-père !
— Comme tu voudras, ma jolie…
Et voici Christine Peelmann accourue pour voir de près ce que peut bien être l’équipage impossible qui vient de paraître au tournant de sa route.
✽✽
Pour une fois la voiture voulut bien regagner le logis à temps et sans faire de caprices. Polo, tout penaud d’avoir vu partir son abri, retrouva sa place entre les roues avec bonheur, non sans avoir d’abord salué le retour des deux absents par petits cris, petits bonds et torsions de la croupe, tout ce qui constitue « les fêtes » que vous font les chiens quand on rentre.
Assis enfin devant leur soupe du soir, Marcel Ernée et sa petite continuèrent une vive conversation commencée sur la route. Il s’agissait surtout, et sur le mode précipité, de questions et de réponses.
— Elle a dit qu’elle voulait faire mon portrait. Est-ce que ce sera comme ceux qu’on voit à la devanture du photographe, grand-père ?
Il expliquait de son mieux ce que c’était que la peinture. Mariette l’écoutait la bouche ouverte.
— Alors il faudra que j’y aille plusieurs fois de suite ?
Ce fut sur cette interrogation qu’il se rembrunit un peu.
— Avant de te laisser poser pour elle, je m’informerai soigneusement. Si les renseignements ne me plaisent pas, il sera toujours temps de lui faire savoir que j’ai changé d’idée.
— Mais, grand-père, c’est pourtant beau, dix francs par jour ! Ça représente au moins cinq peaux de lapins !
— C’est possible ! Mais je ne suis pas prêt à confier ma Mariette à n’importe qui !
— Elle a pourtant l’air gentille, la dame ! Elle parle drôle, mais elle n’est pas fière.
— C’est une étrangère. Je ne sais pas trop de quel pays, par exemple. On doit le savoir en ville. Nous verrons bien !
— C’est après-demain que je dois y aller, pas ?
— Oui. J’aurai juste le temps de savoir ce qu’il faut savoir avant de dire oui ou non.
— Je crois que j’aimerais mieux si c’était non, grand-père…
— Tiens ?… Ça n’avait pas l’air de te déplaire, pourtant !
— Ça ne me déplaît pas, grand-père ! Mais je ne suis jamais allée chez personne, moi, tu sais ? Alors, j’ai peur qu’on ne se moque de moi.
— Il n’y a pas à se moquer de toi. Tu sais être polie et te tenir convenablement, Dieu merci ! Je ne crains rien quant à ça !
— Mais, grand-père, je n’ai même pas une robe un peu propre à me mettre !
— Tu n’as pas besoin d’une robe propre. Tu as tes jolis cheveux qui remplacent toutes les toilettes.
Il fronça les sourcils une seconde, et continua :
— Malheureusement, de ce côté-là, je n’ai pas pu te soigner comme il aurait fallu. Ça regardait les femmes, et je ne suis qu’un pauvre bonhomme. Et puis, vivre dans les chiffons et la ferraille comme nous y vivons, et logés comme nous le sommes… et n’avoir jamais le sou… On ne peut pas lutter. Alors on reste sales comme des pauvres va-nu-pieds qu’on est, toi et moi.
Il secoua plusieurs fois la tête avec énergie. On eût dit que c’était pour empêcher certaines pensées d’y entrer ; et la petite, à la rougeur du poêle, leur seul éclairage sous la bâche, sentit qu’il l’enveloppait enfin de son plus charmant sourire.
— Rassure-toi, va, ma jolie. Si ça te contrarie d’y aller, tu n’iras pas, voilà tout !
CHAPITRE VI
Elle y alla, pourtant.
Très bons renseignements. Dans l’ancienne maison de paysans qu’on lui louait, la dame avait fait travailler le maçon, le menuisier, le serrurier, l’électricien. Ils disaient du bien d’elle. L’antiquaire aussi. Les fournisseurs aussi. Sa femme de ménage aussi. Jamais une visite. Toujours toute seule chez elle, occupée à peindre dans ce qu’elle appelait son studio. Et très polie avec le monde. Et la mère Maistre qui lui apportait son lait, et de qui Marcel Ernée tenait ces divers jugements, racontait avec les larmes aux yeux qu’elle lui donnait chaque fois un petit pourboire.
Quant à sa nationalité, les uns la disaient Russe et les autres Autrichienne.
✽✽
Ce bout de route où venait finir la ville, où la campagne commençait, Mariette ne le comptait pas dans ses itinéraires habituels. Elle venait de s’y engager, à la recherche de la maison ou plutôt du cottage Peelmann, facile à reconnaître à cause des barrières qui l’entouraient, peintes en vert vif comme ses volets, une couleur inusitée dans le pays.
Mariette ne marchait presque toujours que lentement, étant sans cesse à la chasse de butins dissimulés dans des coins inattendus. Ses sorties ressemblaient au jeu de cache-tampon. « Je suis sûre que, là, je brûle ! » D’un bout à l’autre du parcours, avec une petite émotion dans la gorge, c’est fureter inlassablement comme un chien qui quête. Le Père Noël des clochards est-il ou non passé par là ?
Mais, aujourd’hui, pas de panier. À quoi bon chercher, alors ? Cependant c’était plus fort qu’elle. Ici, sous les feuilles mortes…
Non. Il fallait être raisonnable. La dame attendait. Elle avait dit : « Viens de bonne heure à cause du jour qui baisse si vite. »
En retard après cette nonchalance buissonnière, la gamine se prit tout à coup à courir, mais, la barrière poussée, devant la porte de la maison, hésita. Sonner ? Pour la première fois de sa vie oser faire ça chez des riches, quand on n’est qu’une petite chiffonnière ?
Elle ne s’attendait pas à voir ouvrir si vite. C’était Christine Peelmann elle-même.
— Enfin voilà Mademoiselle Mariette ! s’écria-t-elle. Vite ! vite ! Nous avons à peine le temps de travailler !
Cette bousculade ! Gentiment poussée par les épaules, après trois pas dans un vestibule court et sombre, la petite se trouva jetée en pleine lumière, en pleine stupeur, au milieu de ce studio, royaume inimaginable pour des yeux qui n’avaient jamais rien vu de ce que peut être la vie de ceux qui ne sont pas des va-nu-pieds.
Quelques meubles anciens et rustiques trouvés dans le pays, des livres sur des rayons, des bibelots, des rideaux, un tapis, un divan, des tableaux partout, tant de couleurs dans tant d’espace, surtout tant de formes calmes et choisies pour qui ne connut que fouillis et sordidité, c’était trop d’un seul coup.
Un mouvement de recul arrêta la sauvageonne, premier réflexe avant la fuite.
Christine Peelmann, qui ne pouvait rien deviner, la fit pirouetter, et, penchée, la tenant aux bras, entreprit de l’examiner des pieds à la tête.
Les yeux d’un peintre ont toujours la même impressionnante acuité, quel que soit le degré de son talent. Ce sont des yeux qui ne regardent pas les gens mais plutôt les portraits qu’ils pourraient devenir. Christine Peelmann ne se doutait pas de la séance de fascination qu’elle faisait subir, second choc succédant immédiatement à celui d’un décor insoupçonné.
— Très bien !… conclut-elle enfin. Maintenant nous allons chercher la pose.
Elle sourit, belles dents solides, apparition blanche dans un monde de taches de rousseur. De rudes cheveux mal coupés et mordus par des peignes d’écaille continuaient la teinte de cette figure tavelée au nez trop court, aux pommettes osseuses, mais magnifiquement illuminée par des prunelles d’un gris à variations que dévorait le trou noir des pupilles.
— Assieds-toi sur ce tabouret. Tiens ! Je vais t’aider. C’est un peu haut pour toi.
Mariette eut honte de ses loques au contact de la grande blouse blanche toute proche. Christine Peelmann, vigoureuse malgré sa minceur, la souleva, l’assit, puis recula de quelques pas. Maintenant ses yeux clignaient jusqu’à ne plus laisser voir que la ligne sombre de ses cils emmêlés. Cela dura long temps. Enfin :
— Tes cheveux, quelle merveille, Mariette !
Pas un mot de réponse, pas un mouvement, pas un regard. C’est quand un enfant semble ne rien voir, ne rien sentir, ne rien comprendre que, le plus souvent, il enregistre pour toujours un ineffable souvenir.
Sans insister, l’étrangère, devant son chevalet où la toile attendait, se décida, prit sa palette, ses brosses.
— Il n’y a pas à chercher, fit-elle pour elle-même. C’est parfait comme ça.
Plus haut elle lança :
— Tu ne vas pas bouger, n’est-ce pas ?
Mariette s’en serait gardée. Crispée d’immobilité, sa pensée était un vertige. Était-ce sa pensée ? D’autres choses aussi. Étonnement ; frayeur, presque ; tourbillon éblouissant, à la fois, et chute directe dans le gouffre noir de sa misère quotidienne, jamais comparée encore avec d’autres conditions d’existence.
Et rien à quoi se raccrocher pour reprendre pied. Désarroi total, obscur délice, quelle atteinte !
✽✽
Depuis combien de temps posait-elle ? Dans le silence absolu de cette première séance, le jour commença de baisser. Derrière les grandes vitres du studio, l’automne allait sombrer dans les mystères d’entre chien et loup.
Christine Peelmann rejeta ses pinceaux et sa palette, geste agacé.
— Je n’y vois déjà plus ! C’est fini pour aujourd’hui.
Comme la petite continuait à ne pas bouger :
— Tu peux partir, dit-elle assez nerveusement. Mais tiens ! Voilà quelques bonbons pour toi.
Les bonbons déjà collés dans le creux de sa main brûlante, Mariette murmura tout de même, sur le pas de la porte, un « au revoir madame » à peine intelligible, sa première parole.
La femme peintre mit un doigt près de son nez ; le ton se fit étrangement impérieux.
— Il faut venir plus tôt demain, tu sais ?…
— Oui, Madame.
Petite voix obéissante qui se perdit dans le clair-obscur.
La porte était refermée.
CHAPITRE VII
Que pouvait-elle raconter à grand-père, sinon des petits détails qui ne révéleraient rien de son intime bouleversement ? Les pauvres gosses ne sauront jamais traduire les événements intérieurs. S’ils se les rappellent encore, ce qui n’est pas toujours sûr, ils pourront un jour, vers leur vingt-cinquième année, en donner, à qui voudra bien les écouter, quelque idée édulcorée. Rien de plus.
— Enfin, tu ne t’es pas ennuyée, je vois ! finit par résumer le père Ernée.
Après cette phrase qui tuait les merveilles, tout ce que Mariette n’avait pas dit s’ensevelit pour toujours en elle, romance sans paroles qu’elle se chanterait à elle-même en silence.
Ne parvenant pas, dans sa couchette, à s’endormir aussi vite que les autres soirs, elle ne cherchait nullement à décomposer ses impressions de la journée, travail d’analyse interdit à l’enfance. Si la dame lui plaisait, elle ne le savait pas très bien. Elle en avait plutôt peur. Pourtant elle était quand même attirée. Est-ce qu’elle goûtait toutes ces splendeurs de la maison des riches ? Peut-être pas. Elle s’y sentait par trop insolite avec ses malheureux vêtements et ses ongles noirs. Humiliation, ou bien humilité ? Les deux, sans doute. Mais revoir tout cela demain, quelle fête !
… Un soir c’est grand-père qui la déconcerte, le lendemain c’est cette grande aventure Peelmann. Qu’est-ce que tout cela veut dire ?
Elle commençait à vivre, pauvre petite, et voilà tout. Mais elle n’était pas encore capable de discerner que, successivement, deux dates capitales venaient de s’inscrire dans les annales de son âme de dix ans.
✽✽
Christine Peelmann, cette fois, attendait sur le pas de sa porte. Mariette n’était pourtant pas en retard.
— À la bonne heure ! Te voilà bien exacte, aujourd’hui ! J’espère que ce sera comme ça tous les jours !
Rendue muette sous les yeux gris, si beaux et si durs, la petite oubliait toutes les formules de politesse enseignées par grand-père. C’est ainsi qu’elle pénétra sans même avoir dit bonjour.
Mais, au moment d’entrer dans le studio, les mains qui la poussaient aux épaules la firent brusquement bifurquer.
— Par ici ! Par ici !
C’était la cuisine. Encore un domaine à ne pas croire. Clarté, propreté, une rangée de casseroles toutes neuves, des…
Mariette ne put rien regarder de plus. « Lave-toi les mains ! » L’eau du robinet coula dans la bassine. « Voilà le savon ! »
Se laver les mains en plein après-midi, c’est étonnant. On se les lave le matin, quand on y pense, en même temps que le bout du museau, le tout en se dépêchant car la vieille cuvette est tellement fêlée qu’elle fuit et que l’eau diminue à mesure qu’on s’en sert. Encore faut-il que grand-père soit allé jusqu’à la fontaine pour en chercher un nouveau broc. Souvent il n’y en a que juste de quoi boire.
« Brosse-toi les ongles ! »
Évidemment, ils étaient noirs. Somme toute, c’était mortifiant, ce nettoyage. C’est vrai que nous sommes une petite fille bien mal tenue pour être admise chez des gens comme ça.
S’étant essuyée à la serviette immaculée tendue vers elle, elle attendit la suite. Elle était prête à tout. Mais il n’y eut rien d’autre.
Une fois dans l’atelier et la pose reprise, du haut de son grand tabouret elle leva timidement les yeux sur le grand tableau qui lui faisait face. Pas pour longtemps, car c’était la dame qu’il fallait regarder. Mais, depuis la veille, elle y pensait, à ce tableau si mal vu parmi trop de nouveautés ahurissantes.
Christine Peelmann avait traité sa composition picturale à la manière d’une eau-forte, vaste camaïeu qui, du presque blanc allait jusqu’au noir le plus tragique. Le Roi des Aulnes, ainsi conçu par elle, confondait la fuite des nuages avec le galop du cheval et l’eau lumineuse avec le fantôme couronné.
— Allons ! Mariette ! Regarde-moi, veux-tu ?
Ne pas se laisser tenter par les sortilèges de cette peinture. Docile, elle s’ankylosa dans l’attitude exigée. Elle se sentait ensemble charmée et malheureuse sous les yeux qui la pompaient.
Les minutes passaient. Le rêve qu’elle vivait, fait de tant d’éléments, ressemblait à ceux qui vous visitent quelquefois quand on dort. À la longue ce fut comme si la nuit se substituait au jour, comme si son corps était allongé dans la couchette située juste au-dessus de celle de grand-père. Juste au-dessus… Juste au-dessus… Elle ne vit plus les yeux de Christine Peelmann. Pour tout dire elle ne vit plus rien qu’une grande confusion féérique qui l’enveloppait de toutes parts.
— Eh bien, Mariette ! Tu t’endors ?
Elle sursauta, réveillée. Une seconde pour rétablir la réalité. La pose est reprise.
— Parle-moi ! dit Christine Peelmann. Ça t’empêchera de t’endormir.
Voyant la petite serrer au contraire les lèvres :
— Tu ne veux rien dire ? Alors c’est moi qui te parlerai.
Tout en continuant à peindre, en plein travail, en pleine réussite probablement, elle ne chercha pas longtemps.
— Je vais t’apprendre quelque chose, Mariette. Est-ce que tu sais qu’avec les cheveux que tu as, partout où tu te trouveras tu seras la reine ?
Entendre cela ! La reine, elle, même dans cette maison miraculeuse ? Toute honte, à l’instant, se retirait de son être. Elle ne put s’empêcher de se redresser en souriant, même de secouer la tête pour les sentir, chauds et légers, flotter autour de son petit visage, ses cheveux, son orgueil, ses cheveux, cette nébuleuse couleur de lune, ses cheveux, toutes leurs ondes, toutes leurs boucles si doucement posées sur l’air.
Ses yeux bleus venaient de s’animer. Une audace lui naissait. Elle prit encore ceci pour elle : Un coup d’œil rapide vers le tableau qui la tourmentait. On lui avait demandé de parler :
— C’est arrivé la nuit, ça, Madame, n’est-ce pas ? La femme peintre dressa l’oreille. Pour la première fois qu’elle entendait la voix de cette morveuse, une si charmante et juste réflexion la surprenait.
— Mais oui, Mariette, c’est arrivé la nuit, comme tu dis ! Et, tiens ! Pour que tu poses bien, je vais te le raconter, ce qui est arrivé !
✽✽
Pas une des histoires de grand-père ne vaut celle-là, certainement. Ce petit garçon emporté sur le cheval noir dans les bras de son père, chevelure pâle qui vole, regard d’ombre, c’est un héros autrement palpitant que le Petit Poucet ou Riquet à la Houppe.
Christine Peelmann ignore qu’on attend d’elle qu’elle recommence une fois encore et même deux fois toute l’histoire Elle croit qu’il faut parler d’autre chose.
— Tu sais, Mariette ? Dans mon pays, j’ai un fils. Oui… Il a quatorze ans et demi. Il va venir bientôt me rejoindre. Ce sera la première fois qu’il verra la France.
— Où ça est, votre pays, madame ?
— Mon pays ? C’est la Norvège.
— Ah oui ?… Les pays Scandinaves, ça s’appelle ! Il y a le soleil de minuit, et puis les aurores boréales !
— Comment ? Tu sais ça, Mariette ? C’est curieux, par exemple ! Tu vas donc à l’école, pour être si savante ?
— Oh non, madame ! C’est mon grand-père qui m’apprend tout, parce que nous…
Elle ne continue pas. Une question l’agite. « Est-ce le portrait de votre petit garçon qui est sur le tableau ? » Mais elle n’osera pas tout de même aller si loin.
D’ailleurs le reste de la séance va s’achever sans paroles. Le peintre, à certains moments de son travail, est trop halluciné pour desserrer les dents.
Comme le jour diminuait :
— C’est fini, Mariette ! Tu peux rentrer chez toi. À demain sans faute, hein ?
CHAPITRE VIII
Le crépuscule commençait à peine, pourpre montante à travers l’entrecroisement noir des branchages. Il y persistait quelques taches d’or, feuilles pas encore tombées. Une fois de plus, dans les ombres rouges de la route, Mariette regretta de n’avoir pas son panier. Elle avait l’impression qu’elle eût fait, ce soir, d’étonnantes trouvailles. Une exaltation la soulevait, sorte de marche au bonheur qui ne pouvait pas ne pas lui faire en chemin rencontrer la chance.
Enfant complètement retranchée de la vie normale, isolée avec un grand-père comme personne n’en a, dans sa petite imagination toujours prête qui trouvait le moyen d’idéaliser une bohème en haillons, des rails proches ou des objets détruits ramassés dans la boue, il était naturel que le cheval noir du Roi des Aulnes continuât à galoper, emportant à travers la nuit ce petit garçon un peu fée qui, certainement, était le fils de Christine Peelmann.
La fantasmagorie tournoyait pour elle autour d’un mot : la Norvège.
Ce mot le situait, le petit garçon, à des distances qui permettaient tous les songes. Enfant magique, il évoluait dans un univers de glace où l’aurore boréale et le soleil de minuit entouraient d’arc-en-ciel ses yeux d’ombre et sa chevelure pâle.
Habillé comme sur le tableau fantastique, il écoutait siffler doucereusement à ses oreilles la voix perfide du spectre qui le poursuivait.
Pauvre petit garçon ! Il y avait de quoi pleurer ! Mourir dans les bras de son père sur ce cheval ventre à terre, dans cette nuit noire et blanche ?
C’était une histoire, naturellement. Mariette continuait à se la raconter d’après le récit de tout à l’heure, c’est tout. Elle savait très bien que des choses pareilles n’existent pas dans la réalité. Mais quoi ? Un petit Norvégien c’est, en tous les cas, quelque chose d’extraordinaire. Celui-ci restait pour elle un être comme on n’en voit pas en France, habillé tout autrement que nous, parlant une langue incompréhensible. Et sa chevelure pâle et ses yeux d’ombre, quand il viendrait, elle les retrouverait tels qu’elle les avait regardés sur le tableau, parce qu’il ne pouvait pas en être autrement, n’est-ce pas, étant donné qu’elle les voyait d’avance ?
Et lui ?
Lui ? Quand il serait devant elle, il dirait, comme sa mère, que Mariette était partout la reine, à cause de cette lumière sur sa tête. Car il serait charmé par elle autant qu’elle serait charmée par lui.
À cette pensée revenait son sourire d’orgueil. C’était enivrant de porter autour du visage, au-dessus des épaules, ce trésor flottant. Elle avait toujours su, senti que ses cheveux étaient une beauté. Les yeux des passants le lui avaient dit. Grand-père aussi. Bien des fois. Mais la phrase de la dame peintre, un moment plus tôt, c’était autre chose. Une consécration définitive, et comme un présent qu’on venait de lui faire.
En cette minute, un souffle tiède qui passait à travers le couchant d’octobre les faisait remuer, vivre. L’espoir d’on ne savait quel avenir de gloire enchanta solitairement la petite créature. Et son pas sur la route devint une danse.
Le bruit des pieds dans les feuilles mortes, c’est amusant. C’est amusant de rentrer à la maison après avoir posé. C’est amusant, la vie !
Brutal réveil :
— Mais est-ce que je poserai encore, quand il arrivera ?
Du coup elle s’arrêta court. Dans tout son être il y eut comme un appel au secours. Lui échappait-il déjà, l’enfant polaire dont, depuis quelques heures, elle était, mystérieusement, en train de faire sa joie ?
Le front bas, lente, elle reprit sa marche. Elle cherchait déjà comment elle s’y prendrait pour le connaître quand même, comment elle se cacherait dans le jardin Peelmann après avoir escaladé les barrières vertes, comment même, effrontée, elle sonnerait, se présenterait, sûre, dès qu’il l’aurait aperçue, que, de son propre mouvement, il s’avancerait vers elle, et, sitôt cette seconde, ne voudrait plus vivre sans la voir tous les jours.
Elle soupirait. Son cœur battait comme jamais encore. C’est là que, réflexe irrésistible, elle s’arrêta de nouveau. Quelque chose brillait à travers les jonchées rousses et jaunes, dans l’ombre déjà plus dense. D’un geste rapide et familier, elle s’élança, se baissa, ramassa.
Rien. Un tesson de bouteille. Mais, dans le creux de sa main, frappé par le dernier soleil de la journée, cela se mit à lancer des éclats.
Sur le point de rejeter l’inutile chose, instant perplexe, elle se remit en route. Sa paume ouverte gardait le tesson en vue. Et, portant devant soi cette pauvre pierre précieuse, elle avançait dans la nuit descendante, ses cheveux de petite reine soulevés par la brise du soir.
✽✽
Le chien Polo vint au-devant d’elle avec les manifestations ordinaires. Grand-père n’était pas encore là. Doucement elle posa son tesson dans un coin. Sous la bâche, c’était l’heure d’allumer le poêle rouillé pour chauffer la soupe, et la lampe cabossée pour y voir. Terminées ces deux corvées, elle se dépêcha. Parmi ses livres scolaires elle était sûre de trouver sans peine l’atlas qu’elle voulait.
Maintenant c’est une écolière bien sage qui se penche sur une leçon, dans le cercle de lumière à peine suffisant que veut bien lui donner la lampe avare, posée sur la caisse d’emballage et coiffée pour abat-jour d’un cornet de carton, fabrication Marcel Ernée.
Ça y est ! Elle a trouvé !
La Norvège !
Elle relit ce qu’en dit l’atlas, examine méticuleusement les contours compliqués de ce pays vers lequel vont depuis tantôt tous ses rêves. Comme cela monte haut dans l’océan glacial arctique ! Le Cap Nord… Est-ce là qu’il vit, le petit garçon qui va venir ?…
✽✽
Quand elle entendit le chien sortir de sous la voiture, elle comprit que grand-père rentrait. Il avait vu, lui, la lumière.
— Tu es là, Mariette ?
Cher appel de tous les soirs ! Mais, avant de se lever pour se jeter au cou de son grand-père, pourquoi, comme une toute petite femme prise en faute, referma-t-elle si brusquement son atlas ?
CHAPITRE IX
Tout le temps que dura cette longue séance, la troisième aujourd’hui, Christine Peelmann : « Tu n’es pas fatiguée ? » Mariette répondait non, bien que l’étant, en effet. L’autre insistait : « Repose-toi donc dix minutes ! » Mais la petite secouait la tête.
Un tel zèle est une aubaine pour le peintre. Mariette, elle, avait comme peur, si elle descendait de son tabouret, de rompre un enchantement. Chaque fois que les yeux de Christine Peelmann la quittaient pour regarder la toile, elle levait les siens pour regarder le tableau du mur.
Les épisodes se succédaient dans sa tête. En croupe derrière le père, elle enfourchait le cheval emporté. C’était elle qui venait à bout du fantôme et sauvait le petit garçon. Il en était si reconnaissant qu’il l’embrassait et disait qu’il l’épouserait plus tard.
Christine Peelmann, heureusement, était trop absorbée, cet après-midi, pour parler beaucoup. Elle se crut pourtant obligée, en commençant, de converser quelque peu. C’était pour tenir Mariette éveillée. Les réponses de la petite, et surtout la façon dont elle s’exprimait la laissaient intriguée. Où donc cette enfant de rien avait-elle appris tant de distinction ?
Bientôt elle cessa de dire un mot. C’est qu’elle en arrivait à ce point de son étude où l’artiste place d’une main sûre la touche qu’il faut à l’endroit qu’il faut, et voit, à chaque contact de la brosse sur la toile, se réaliser toutes ses intentions.
C’est alors, les peintres le savent, qu’on ne respire plus qu’en haletant, joie de la création mêlée à la terreur de tout gâter.
Le silence, entre la portraitiste et son petit modèle, était donc, de part et d’autre, chargé de grandes émotions.
… La joue de cette petite fille, c’est exactement la teinte d’un camélia qui se fane. Santé délicate ? Misère ? Blanc d’argent et ocre, je crois, avec un rien de rose. Le bord de ses paupières est meurtri tout autour du bleu de son œil. Il y a du violet et du brun là dedans… Il me semble que ses cheveux sont réussis. Je n’ai encore vraiment travaillé que ça. Mais j’en ferai quelques croquetons encore. Il y aurait peut-être tout un sujet à tirer d’elle. Et, tiens ! J’y pense ! Je pourrai la faire poser pour mon projet d’illustrations d’Andersen !
À deux enjambées, Mariette, du haut de son tabouret, est en train, elle, de se fabriquer des souvenirs d’enfance. Inoubliable Roi des Aulnes ! Cette heure qu’elle respire existe en soi, croit-elle. Elle ne la situe pas dans l’avenir où sera sa seule vraie place. Car ce n’est que bien plus tard qu’elle le saura, comme tous ceux qui vieillissent ; la vie va si vite à partir d’un certain âge qu’on en arrive, à force d’accumuler des passés, à ne plus considérer aucune minute présente que comme faisant déjà partie d’hier ; hier, cette légion de morts derrière soi.
Bienheureuse enfance qui peut, et de toutes ses fibres, vivre aujourd’hui sans se rendre compte que chaque heure qui passe est une dernière heure…
Au moment le plus inattendu, quand le soleil ne baissait pas encore, quand l’atelier restait en pleine clarté :
— Voilà !… cria Christine Peelmann en jetant joyeusement sa palette et ses brosses. C’est fini !
Mariette reçut cela comme un coup en pleine poitrine. Fini ? Plus de poses ? Ne plus venir dans cette maison ? Ne pas voir le petit garçon quand il arriverait ?
— Maintenant tu as la permission. Viens voir !
Mariette sauta du tabouret tout en se mordant les lèvres pour ne pas pleurer. Devant la toile, observée de côté par Christine Peelmann, elle ne put articuler une seule parole.
— Est-ce que tu te reconnais ?
Avec effort elle murmura :
— Oh ! oui, Madame !
C’était beau, cette étude. C’était flatteur. Être représentée avec tant de couleurs comme si elle eût été l’une des « petites filles bien » de la ville, aperçues de loin, quelle satisfaction de vanité ! Mais le chagrin passait par-dessus son plaisir. Un plaisir à sauter de joie en d’autres circonstances.
— Qu’est-ce qu’il y a, Mariette ? Ça ne te plaît pas ?
Devant ce geste enfantin, baisser la tête tout en la détournant :
— Mais quoi ?… Mais quelle drôle d’enfant tu es !… Comment ! Mais tu pleures !
La Norvégienne, penchée, la saisit aux bras.
— Quelque chose t’a fait de la peine ? Mais réponds donc !
La pauvre fillette, secouée par la poigne qui la tenait, put enfin le dire entre deux hoquets.
— C’est parce que je ne viendrai plus ici !…
De surprise, Christine Peelmann en eut une inflexion presque tendre.
— Ça te plaît donc tant que ça, de poser pour moi ?
— Oh ! oui, madame !
Un rire court.
— Comme ça tombe bien ! Je voulais justement te demander si tu accepterais de devenir mon petit modèle attitré. Qu’est-ce que tu en dis ?
Au regard qui lui répondait, elle comprit.
— Alors, c’est parfait. Si ton grand-père est consentant, je te retiens pour toutes sortes de poses.
Elle s’assit, mince et blanche dans sa blouse de peintre. Mariette, debout, se tenait devant elle, à moitié magnétisée par son regard autoritaire.
— Écoute-moi ! Je crois qu’on peut parler sérieusement à une petite fille comme toi. Tu poseras pour moi très souvent ; mais il me vient une idée encore. Je ne sais pas si je t’ai dit que j’attendais mon petit garçon dans quelques jours. Il est un peu plus grand que toi. Quatorze ans et demi. Il parle très mal le français, et c’est la première fois qu’il vient en France. Je vais le mettre au lycée à Paris cet hiver. Mais il va rester avec moi jusqu’à mon départ d’ici. Et moi je tiens, avant d’entrer dans ce lycée, à ce qu’il sache s’exprimer un peu plus couramment. Je pourrais lui parler français, évidemment, mais je suis trop prise par ma peinture pour m’occuper sans cesse de lui. D’abord il n’aime pas que je lui parle autrement qu’en notre langue. Avec toi, ce sera le français ou rien. C’est la seule façon d’apprendre. Tu joueras avec lui, vous causerez forcément ensemble, et voilà.
Si elle avait su ce qu’elle faisait, quel prodige elle accomplissait !
Sauter les barrières vertes ? Se cacher dans le jardin ? Il était bien question de telles aventures, maintenant !
Christine Peelmann ne lui laissa pas le loisir d’étouffer de bonheur.
— Écoute encore, Mariette ! Tu es une très gentille petite fille, douce, polie, raisonnable, et pas bête. C’est pour ça que je te fais confiance.
Sans hésiter elle poursuivit, tranquille et brutale :
— Seulement c’est impossible que je présente à mon fils, pour commencer, une petite Française aussi sale que toi. Depuis que tu poses pour moi je trouve des puces dans mes vêtements, et, malgré tes jolis cheveux, je ne jurerais pas que tu n’as pas des poux. Ne fais pas cette triste figure. Je te dis la vérité.
Mariette regardait par terre, enfant accusée qui n’a rien à répliquer. Le malheur d’être une pauvresse venait d’entrer d’un seul bloc dans sa petite sensibilité. Quand on est une pauvresse on n’a pas le droit de construire des chimères, de faire son héros d’un enfant de riches.
Christine Peelmann, implacable, continua son discours.
— Tout ça va s’arranger très bien, tu vas voir ! Pas plus tard que dans un instant je vais prendre tes mesures et ta pointure, et j’irai prochainement en ville t’acheter ce qu’il faut pour que tu sois convenable — si ton grand-père dit oui, bien entendu. C’est un cadeau que je vous offrirai. Tu vas lui poser la question ce soir, et tu viendras demain me donner la réponse.
Elle parut réfléchir à des détails épineux. Puis :
— Je te ferai prendre un bon tub avant de t’habiller à neuf, tu auras la tête nettoyée, les cheveux lavés et…
Son sourire parut, hautain mais indulgent :
— …je suis certaine que tu continueras à te tenir propre quand tu auras goûté de ce que c’est.
Là-dessus elle se leva.
— Sommes-nous d’accord ?
✽✽
Avant de rentrer chez elle au jour tombant après la longue séance de mesures et de pointure, Mariette eut une seconde fois à passer par offense et bienfait mélangés.
— Voilà les trente francs de tes trois poses. C’est pour ton grand-père. Et, ces cinq francs là, c’est pour toi.
Une aumône ?
✽✽
Elle regardait ses pieds marcher dans les feuilles mortes sans même entendre leur joli bruit de soie froissée. « Petite fille sale… Des poux… Cinq francs pour toi… »
Ils ont beau vous raconter qu’on sera partout la reine, si la destinée vous a fait naître dans les peaux de lapins il est néfaste de se frotter à l’autre classe. Car on ne tarde pas à y apprendre ce qu’on ignorait profondément, c’est-à-dire qu’on n’était pas heureux.
…Cependant la gosse humiliée n’atteignit pas la moitié de sa route que son beau songe avait déjà pris le dessus sur tous les froissements. Le Roi des Aulnes flotta dans les couleurs du couchant. Et, du fond de sa Norvège irisée, l’enfant à la chevelure pâle et aux yeux d’ombre s’élançait vers la France, prince charmant de quatorze ans, pour y rencontrer Mariette Ernée, l’indigente, sa petite camarade éblouie.
CHAPITRE X
Toute rouge de gratitude, avec ce sourire qui voulait dépasser sa bouche, elle était émouvante à mettre les larmes aux yeux. Christine Peelmann, malgré son air et son humeur pas commodes, ne put s’empêcher de l’embrasser.
Après l’ardent baiser qui lui fut rendu, jeunes bras frémissants autour de son cou :
— Comme ça, dit-elle, tu peux être présentée à Knut. Je suis tranquille.
Mariette venait de tressaillir. Knut ? Ce nom étrange achevait de situer son petit Norvégien dans le monde des légendes. Évidemment, il ne pouvait pas s’appeler Jean, Paul ou Pierre comme un simple garçon de chez nous.
— Va, maintenant, Mariette ! Va te montrer à ton grand-père ! Tu sais bien qu’il t’attend et qu’il est impatient de te voir dans ta belle toilette !
Et sur la route tachetée par l’automne à la manière d’une peau de panthère, Mademoiselle Ernée fut, en plein beau temps, (savonnée des pieds à la tête et tout de neuf habillée), la petite fille qu’elle n’avait jamais été depuis qu’elle existait ; et tel était son inimaginable bien-être qu’elle se sentait devenue quelque chose comme un corps glorieux.
Ni trop courte ni trop longue, toute simple, la robe était de laine bleu marine comme le béret et le petit paletot, les bas et les souliers d’un jaune presque brun. Caché sous cet ensemble solide, un linge rude et frais ; sous ce linge, une peau frictionnée, tamponnée, séchée au talc, et dont tous les pores respiraient comme respiraient les cheveux gonflés de propreté.
Autre chose encore : demain le magasin livrerait au nom d’Ernée et « à domicile » (Christine Peelmann avait bien dit ce mot-là), le reste de son présent magnifique, à savoir trois autres paires de bas, trois rechanges pour les dessous, trois sarraux quadrillés pour protéger la robe, une seconde paire de souliers pareille à la première.
La coquetterie féminine, identique à tous les âges, est une griserie qui n’a pas d’équivalent dans les autres ivresses humaines. Une métamorphose presque mythologique se produit pour les femmes en même temps que le renouvellement de leur vêture. Un changement de robe leur est, en toutes lettres, un changement d’âme.
Mariette, en rejetant la défroque de sa misère, venait aussi de changer d’âme. Elle entrait dans une autre classe, dans une autre vie. Elle n’était plus l’enfant chiffonnière de la veille, mais une petite dame bichonnée, fin prête pour recevoir le Prince Charmant.
À son entrée en ville, les gens se retournèrent pour la regarder. Voir ainsi mondanisée la jeune mendiante dont la silhouette leur était familière, ils ne pouvaient en revenir. Mariette goûtait aux plaisirs aigus de la vanité. Cependant le plaisir majuscule qui l’exaltait à l’avance, qui la faisait tant se dépêcher à travers les rues, c’était la surprise qu’allait avoir son grand-père.
Averti de tous les détails de la belle aventure, puisque la petite, en lui demandant l’autorisation voulue l’avait mis au courant du double rôle que la dame peintre lui assignait dans sa maison, il s’attendait à ce qu’il allait voir, bien sûr, et restait même au campement aujourd’hui pour y recevoir sa Mariette transformée. Mais, malgré tout, il était forcé de subir le choc qu’elle-même avait reçu tout à l’heure en se voyant en pied dans la grande glace du cabinet de toilette, chez Christine Peelmann, car un coup de baguette de fée ne pouvait être plus saisissant.
Le chien Polo qui, pour une seconde, ne la reconnut pas, sortit de sous sa voiture en aboyant, erreur aussitôt suivie des frétillements de la bienvenue.
Il s’agissait bien de Polo ! « Allez coucher ! » cria Mariette. Grand-père accourait. La main sur la bouche, il s’arrêta, pétrifié sur place. Mutisme de part et d’autre. Mariette, immobilisée comme lui, souriante, se laissait admirer en silence.
Ils restèrent ainsi l’un en face de l’autre pendant un moment assez long. Sur le seuil de leur pauvre asile de faux romanichels, l’élégante tenue de la fillette, ou plutôt l’élégance qu’elle conférait à l’ensemble si simple qui l’habillait, faisait d’elle, littéralement, une apparition surnaturelle.
Mariette la première rompit le sortilège. Un rire accompagna le bond qui la jeta dans les bras de son grand-père.
— Ma Mariette !
Sans la lâcher, il recula pour mieux la détailler.
— Oh ! ce que tu es belle !
Elle frémissait de satisfaction, coquette et gaie. Quand il eut tout regardé, palpé la laine, touché la petite ceinture de cuir, humé le parfum des cheveux fous, d’un coup d’œil circulaire il enveloppa les deux voitures ridicules, la bâche flottante, la brousse alentour, tout l’humble décor de leur dénuement. Et, de sa moustache gauloise, sortit ce murmure douloureux :
— Tout ça ne va plus avec toi, maintenant !
— Mais ne dis pas ça, grand-père !… cria-t-elle.
Néophyte tout juste convertie que sa religion nouvelle enflamme :
— On peut très bien faire la propreté chez nous comme ailleurs ! Tu verras ! Demain matin, je commencerai par secouer les paillasses. Je les battrai, même ! Je nettoierai les couchettes ; je laverai…
Joyeusement elle s’interrompit.
— Et tu sais, il y a tout un ballot qui va nous arriver encore ! J’ai trois sarraux, là-dedans ! Il y en a un c’est une vraie blouse de ménage. C’est ça que je mettrai. Tu penses bien que je ne veux pas salir mes belles affaires !
Fière d’un mot nouveau :
— Et je prendrai mon tub dans la vieille auge où je lave le linge !
Tout en parlant elle se dirigeait avec animation vers la bâche. Il la suivit. Elle s’assit sur le banc de bois, lui sur la caisse d’emballage. C’était leur habitude à l’heure de causer ensemble ou quand il lui expliquait ses leçons, ou encore lui racontait des histoires.
— Je suis heureux, ma jolie, commença-t-il, que cette dame s’intéresse à toi comme ça. C’est peut-être le début de quelque chose.
Il rêva, la tête lentement hochée.
— Tu vois si j’ai bien fait de toujours surveiller tes manières ? On pourrait croire que je prévoyais ce qui t’arrive. Ça te faisait assez rire ! Pourtant c’est parce que tu es tout de même une petite fille comme il faut qu’on te demande pour tenir compagnie à ce petit garçon.
Plus rêveuse encore que lui, le menton tendu, les yeux levés, elle l’écoutait sans répondre. Il ne savait pas que les paroles bienveillantes qu’il venait de dire concouraient encore au bonheur secret qui se préparait pour elle. Il ne savait pas que le petit garçon dont il parlait, c’était le Prince Charmant, et qu’elle n’était pas encore assez pomponnée, assez transfigurée pour le rencontrer. Il ne le savait pas plus que Christine Peelmann elle-même, laquelle croyait simplement, parce que la chose l’arrangeait, rendre présentable une gamine qui valait mieux que ses apparences.
— Ah ! la bonne dame !… continua Marcel Ernée après un peu de silence. On m’avait bien dit qu’elle était comme ça !
Il réfléchit et demanda :
— Tu retournes chez elle quand, exactement ?
— Après demain seulement, grand-père. Parce que c’est demain qu’elle va le chercher à la gare.
Dans le jour descendant où l’éclat de ses yeux se perdait, la chanson de sa voix suffisait à révéler avec quel enivrement elle annonçait cette arrivée.
Mais Marcel Ernée, lui, poursuivait sa pensée.
— Cette dame-là, je crois qu’il sera convenable que j’aille chez elle pour la remercier moi-même !
Il ne broncha pas à la réplique jaillie comme un cri, coup de poignard en plein cœur.
— Oh ! non, grand-père ! Tu n’es pas assez beau !
Mariette ne faisait que continuer son conte de fées. Dans un conte de fées, les personnages ne peuvent être autrement que gracieux à voir. Grand-père avec sa dégaine de mendigot, ça n’allait plus du tout.
Marcel Ernée ne broncha pas, non. Mais la petite, dans le clair-obscur qui les enveloppait, ne pouvait distinguer avec quel sourire d’affreuse amertume il répondait tout doucement :
— Tu as raison, Mariette. Je n’irai pas.
CHAPITRE XI
L’insomnie ne saurait lutter longtemps contre la puissance de sommeil d’un être de dix ans. Malgré sa surexcitation de petite Cendrillon changée en princesse, Mariette avait donc fini, cette nuit-là, par dormir aussi profondément que les autres nuits. Et sans rêves. Les rêves, c’était tout éveillée qu’elle les faisait.
Ce matin, au réveil, elle soupirait déjà. La journée serait difficile à passer.
Savoir en France l’enfant fabuleux de Norvège, calculer chaque minute qui le rapprochait de Challes, connaître exactement l’heure à laquelle son train entrerait en gare, s’abstenir de courir à cette gare si proche, tout cela serait effrayant à supporter, et surtout en silence, grand-père n’étant pas dans le secret de telles émotions.
Entre ses songes et les réalités elle s’attardait, allongée dans sa couchette, le père Ernée, sous la bâche, préparant leur chicorée du matin. Elle entendit aboyer le chien, et comprit. Le magasin venait livrer le reste du petit trousseau choisi par Christine Peelmann. De si bonne heure ? Quelle chance !
Pour aller avec son grand-père recevoir ces trésors, elle n’osa pas se lever, une inavouable chemise d’homme constituant sa tenue nocturne.
Il fallut attendre le départ de l’employé certainement ahuri de se voir là. Grand-père devait le gratifier d’un bon pourboire, car elle entendit de copieux remerciements.
Sitôt les pas éloignés, cessés les abois du chien, elle s’élança.
— Vite ! Vite, grand-père !
Fièvre ! Fièvre ! Tout ce qu’elle avait énuméré se trouvait dans l’envoi, plus une surprise : trois petites chemises de nuit qui suscitèrent des cris de joie supplémentaires.
Mais où ranger toutes ces richesses ? Sous la bâche il n’y avait que le banc, la caisse d’emballage, le poêle, et le buffet de cuisine bancal.
— Je te fabriquerai l’armoire qu’il faut !… la rassura Marcel Ernée pour calmer son agitation.
En attendant, les fascinants cartons furent mis à l’abri dans la voiture à pétrole, dûment recouverts du tablier de cuir tout démoli qu’elle comportait encore.
— Et maintenant, au galop !… cria Mariette. Buvons notre café, grand-père ! Il faut que je me dépêche de faire le ménage !
✽✽
Avant d’aller au travail il eut le temps de la voir, ses cheveux de petite reine tordus au vent, pieds nus dans des sabots dépareillés de grande personne, et revêtue de la blouse annoncée. Elle traînait dehors avec véhémence les deux paillasses crevées afin de les secouer et battre, prélude de cette journée trépidante qu’elle entendait consacrer au nettoyage général de leur fol habitacle. Tâche à peu près impossible, d’ailleurs.
✽✽
Terminé ce long jour de branle-bas, la nuit avait, une fois de plus, fermé les yeux et les poings enfantins. L’aurore, enfin, se leva sur le jour prodigieux qui devait voir Mariette face à face avec son rêve. Car c’était aujourd’hui qu’elle allait connaître Knut.
À midi, son grand-père n’avait pas pu la décider à manger. Tous les enfants connaissent ces angoisses heureuses — veille de Noël, veille des Prix, veille des grandes vacances — qui leur coupent complètement l’appétit.
Maintenant elle avançait sur la route, les genoux fauchés, le cœur pincé, pâlotte et les yeux trop grands. Des clartés et des ombres frissonnaient au passage sur sa belle petite confection bleu marine, sur ses bas et souliers de la même couleur que les feuilles sèches ; et ses cheveux extravagants s’allumaient et s’éteignaient tour à tour, seule note glaciale parmi la chaude gamme de l’automne. Le temps qu’il faisait, fuite de nuages sombres et de feuilles mortes, laissait par instants briller le petit soleil de la saison. De grands carrés d’azur apparaissaient alors dans les hauteurs, pour y disparaître aussitôt.
…Un pas vers lui. Deux pas vers lui. Combien en fallait-il encore pour arriver jusqu’à la maison aux barrières vertes ? Au lieu de se presser, elle ralentissait. Un vieux fonds de perversité humaine engage même l’enfance à retarder au dernier moment le plaisir dont quelques minutes seulement séparent, après une longue attente subie sans aucune patience.
Quand elle aperçut les barrières vertes, elle trembla. Lui sur le seuil, oh ! mon Dieu ! Lui, sa longue chevelure pâle, ses yeux d’ombre, lui tout en velours noir comme sur le tableau… Allait-elle surprendre cette apparition quand elle serait à proximité de la maison ?
Elle avança comme à pas de loup, gênée par le bruit des feuilles sous ses pieds. Non. Elle pouvait déjà s’en rendre compte, personne devant la porte. Elle prit son élan, s’arrêta, repartit. Sonner, c’était terrible. La main en suspens elle attendit. Quelques secondes de grâce encore, avant le coup de foudre du bonheur.
On eût juré que sa main venait de sonner toute seule. Ça y est ! Maintenant il est trop tard. Plus rien à faire. Plus rien à faire.
Un jappement étouffé derrière cette porte la fit sursauter. Un chien ?
Christine Peelmann entrouvrit tout en criant : « Veux-tu t’en aller, Ping ! Veux-tu t’en aller !… » Une sorte de petite chimère chinoise, malgré cet ordre, se glissa dans l’entrebâillement et vint, de tous ses gros yeux, regarder Mariette en continuant de japper sans voix.
Déjà de l’extraordinaire pour annoncer Knut ! Le chien de Knut…
Mariette n’avait jamais vu de Pékinois. Elle ne put se repaître de l’étrange chose. Christine Peelmann tapait dans ses mains. La petite bête, effrayée, disparut dans l’intérieur de la maison.
Comme si rien d’inouï ne se passait aujourd’hui :
— Quelle idée de nous amener ça ! Un voyage pareil, et s’encombrer d’un animal !
Christine Peelmann était fâchée. Elle haussa les épaules en secouant la tête. « Viens ! » continua-t-elle sans transition. Et Mariette la suivit dans cette maison qui, malgré la présence de Knut, restait absolument sans frisson.
Pourquoi la faire entrer dans la salle à manger, pièce encore inconnue pour elle ? Elle ne regarda rien. Christine Peelmann appelait : « Knut ?… » et l’apparition fut précédée, royalement, par l’entrée d’un annonciateur, sans doute le jeune valet qui soignait le chien, et vers lequel la Norvégienne se tourna.
— La voilà enfin, cette Mariette dont je t’ai tant parlé depuis hier !
La fillette, sans entendre, continuait à regarder la porte par où le Prince Charmant allait entrer à son tour. Christine Peelmann lui toucha le bras.
— Eh bien ! Dites-vous donc bonjour !
Il n’y eut aucun pas de recul. Simplement Mariette devint d’une pâleur telle qu’elle en fut méconnaissable. Mais ni la mère, ni le fils ne s’occupaient d’elle. Ils se parlaient en norvégien, dialogue bas et rapide.
Ce garçon en complet veston, dégingandé par l’âge ingrat, encore plus tavelé que sa mère, face camuse, cheveux rouges, bouche mal fendue, c’était Knut ?
Sans voir le beau front qu’il avait, ni cet intense regard, copie des yeux maternels, ni ces belles mains, Mariette, épouvantée, se sentait mourir sur le coup. À travers un nuage elle perçut le salut comme militaire que lui faisait tout à coup le petit Peelmann, avancé vers elle d’un pas mécanique. Il pirouetta tout aussi vite, mouvement de sortie barré net par un geste de son impérieuse mère. Et leur colloque recommença, syllabes étrangères, ton courroucé qui monta subitement. Ils n’avaient certes pas l’air de faire bon ménage !
Le petit chien entra, frétillant. Il ne jappait plus mais vint flairer en curieux les souliers de Mariette.
Brusquement, Christine Peelmann retrouva son français.
— Mais enfin, quoi ? Ah ! que les enfants sont bêtes ! Allez-vous, oui ou non, vous parler, tous les deux ?
Tout en lui flattant les cheveux elle poussa Mariette vers son fils, qui fit un pas en arrière.
— Dis-lui quelque chose, toi, ma petite Mariette ! Tu es si mignonne ! Va ! Parle !
Elle attendit. Silence.
Alors, elle aima mieux rire, et cria :
— Tenez ! Je préfère vous laisser vous débrouiller sans moi ! Je vais peindre. Vous vous arrangerez comme vous pourrez, après tout !
Sans refermer la porte elle entra vivement dans son atelier, abandonnant les deux et le petit chien dans la salle à manger.
CHAPITRE XII
Restée en face de lui, Mariette continua, dans sa stupeur, à regarder fixement ce Knut qui n’était plus que le petit Peelmann.
Une unique impulsion : fuir. Était-il possible de prolonger une seconde de plus cet affreux tête à tête sans paroles avec un jeune étranger laid et maussade ?
Froidement suivie de l’œil par ce garçon, elle se dirigea sans brusquerie vers la porte. Pour sortir il fallait prendre l’antichambre, retrouver la porte d’entrée, pousser la barrière verte.
Ici, du fond du studio, le sonore appel de Christine Peelmann.
— Je n’entends rien, Mariette ! Je t’ai pourtant demandé de lui parler, mon petit chou !
Qu’elle le disait donc gentiment ! La petite, ne sachant plus que faire, revint, hagarde, sur ses pas. Sans même avoir prémédité son geste, la mort dans l’âme mais pleine de bonne volonté, voulant à tout prix faire plaisir à la bonne Peelmann, elle se baissa vers le pékinois qui tournait autour de ses jambes et se mit à flatter son crâne bombé, ses ondulations de deux couleurs. Caresser son chien, c’était se rendre agréable au maître, ce maître qu’elle aimait mieux ne pas regarder.
En panique elle se redressa. Knut Peelmann, d’une seule embardée, arrivait sur elle. Il ramassa le chien, ouvrit la porte qui donnait sur le jardin, et jeta dehors la petite chimère chinoise, brutalement.
Devant cette hostilité si catégoriquement déclarée, Mariette, saisie, ne put retenir que juste à temps sa lippe de bébé. C’en était trop. Elle n’avait plus décidément qu’à s’en aller, et plus vite que ça. Pleurer ? Elle en aurait tout le loisir pendant le parcours qui la ramènerait à son pauvre foyer, et, parvenue là, pourrait pleurer encore jusqu’au retour de grand-père, qui ne rentrait jamais de bonne heure.
Mais :
— Mariette, Mariette, je n’entends toujours rien !
L’inflexion d’à côté commençait à sentir le reproche. Effort désespéré qui lui mit une sueur aux tempes, la malheureuse gamine, enfin, desserra les lèvres. Les yeux détournés, elle prononça d’une voix blanche :
— Ce… Ça vous plaît, la France ?
Un étrange ricanement lui répondit d’abord. Vint ensuite, haineusement dit entre des mâchoires contractées où sifflait l’accent Scandinave :
— Non ! La France ne me plaît du tut !
— Ah ? fit-elle faiblement. Et pourquoi donc ?
— Les monts chez vous hauts ne sont, et aucun neige. Il n’est donc que des petits colins.
Il se donnait tout de même de la peine pour trouver ces mots-là. Mais quel air méprisant ! Du reste Mariette n’avait rien compris.
— Des petits colins ? répéta-t-elle, égarée.
Là-dessus, Christine Peelmann jugea bon d’accourir. Elle avait revêtu sa blouse et tenait sa palette à la main.
— D’abord, asseyez-vous ! dit-elle en désignant les chaises alignées contre le mur.
Mariette obéit aussitôt, l’autre non. Les yeux mauvais, il posa seulement son genou sur l’une de ces chaises. En face d’eux, avec l’attitude de prêcheur qu’elle prenait volontiers, Christine Peelmann, debout, commença :
— Il ne faudra pas vous décourager pour certains mots dont le sens pourra vous échapper à l’un ou à l’autre. Quand on apprend une langue nouvelle, Knut, il est inévitable de se tromper en parlant. Je te l’ai déjà dit cent fois. À présent te voilà en France, tu ne vas entendre que du français et tu vas avoir près de toi tous les jours cette charmante petite Mariette, qui, justement, s’exprime tout à fait bien. J’espère que, pendant les quelques semaines que tu dois passer ici, nous arriverons enfin à un résultat. Pour débuter, tu n’as pas bien construit ta phrase. Il fallait dire : « Chez vous les montagnes ne sont pas hautes et ne portent pas de neige. Vous n’avez plutôt que des petites collines ».
Sèchement :
— Tu as compris ?
Tournée vers Mariette :
— Au lieu de collines, il a dit colins. Tu as compris, toi aussi, mon petit ?
— Oui, Madame !
— Toi, Knut, répète le mot pour bien t’en souvenir. Collines.
Il sembla n’avoir pas entendu.
— Dis : collines !… recommença-t-elle en tapant du pied.
Rien. Il ne baissait même pas les yeux sous le regard identique au sien qui cherchait à le dompter.
Christine Peelmann refoula visiblement la colère qui montait en elle. Sans insister ce fut pour Mariette seule, parlant à dessein vite et bas, qu’elle poursuivit :
— Il est tellement têtu ! Depuis qu’il est tout petit, il a mis dans sa caboche qu’il n’apprendrait pas le français. Demande-lui pourquoi. Moi, à son âge, j’étais déjà dans le couvent du Roule, à Paris, où j’ai été élevée. C’est pour ça que j’ai décidé de le mettre dans ce lycée parisien. Car je veux qu’il arrive à parler aussi bien que moi. Ce ne sera pas si difficile étant donné qu’il comprend déjà presque tout ce qu’on dit, pourvu qu’on aille lentement. Je lui parle français depuis qu’il est né, n’est-ce pas ?
Pour ponctuer ce discours qui ne s’adressait pas à lui, l’adolescent, une seconde fois, ricana. La mère tressaillit, mais passa outre. Coupant court :
— Est-ce que vous ne feriez pas mieux d’aller jouer au jardin, tous les deux ?
Elle vit comme il secouait sauvagement la tête, et, non sans une sourde nervosité, fit de son mieux pour éviter la scène qui menaçait.
— Bon ! Alors je vais te donner ton jeu de mécano. Vous vous amuserez ensemble avec ça.
Ce fut à l’atelier qu’elle alla chercher la boîte. Dans les prunelles grises de Knut, la pupille s’agrandit soudain. On ne devait pas lui permettre tous les jours son beau joujou scientifique.
Christine Peelmann posa la boîte sur la table de la salle à manger.
— Voilà !
Le plus gaiement possible, en s’en allant elle lança : « Maintenant je vous laisse pour de bon ! » et, cette fois, referma la porte de l’atelier.
✽✽
Toujours debout, Knut s’était arrangé pour tourner le dos à Mariette restée assise. Plongée dans un abîme de tristesse, longtemps elle le considéra. C’était facile de deviner qu’il construisait quelque chose. Mais, d’où elle était placée, il était impossible de rien suivre.
Comprenant qu’il n’en finirait jamais et sentant tourner l’heure, elle prit sur elle de se lever, et, timide, s’approcha de la table.
Silhouette rébarbative qui pouvait évoquer une usine, une grue ou n’importe lequel de ces profils utilitaires qui abîment tant de paysages et déshonorent tant de points de vue, un échafaudage de fer était monté sous les doigts habiles du petit étranger. Pour Mariette, cette construction, le contraire même du merveilleux, était plutôt ennuyeuse à voir, en tous cas bien indifférente. Elle ne s’en força pas moins, soucieuse d’obéir aux recommandations de Christine Peelmann, à dire quelque chose, n’importe quoi. Sa douce petite nature l’engageait plutôt à l’amabilité. C’est pourquoi :
— Oh ! c’est joli, ce que vous faites !… avança-t-elle.
Au regard qui la pulvérisait s’ajouta sans attendre un coup de poing dans l’échafaudage, lequel s’écroula sur la table avec fracas.
— Mais qu’est-ce que c’est que ça !… s’exclama Christine Peelmann en surgissant.
Mariette, qui n’osait rien raconter, baissa le menton et ce fut tout. Mais sa petite figure était si misérable que la mère de Knut comprit immédiatement.
Sans se contenir plus longtemps, elle éclata séance tenante. Mais, encore un coup, ce fut en norvégien. Et, Seigneur ! que pouvait-elle dire pour accompagner cette expression qu’avait son visage ?
La réponse du fils ne dut pas valoir grand-chose. Aussi fulgurant qu’elle, il avait l’air de la défier.
Cependant le dialogue ne dura pas. D’une brusque détente de son bras droit la mère montra la porte du fond, celle par où l’on montait aux chambres ; et, saccadé, hautain, insolent, le fils sortit sans se retourner.
— Absurde !… s’exclama dans son dos Christine Peelmann en essayant de calmer l’orage de sa voix. Sais-tu ce qu’il vient de me dire ?… Il ne veut pas jouer avec une fille !
Elle haussa les épaules deux ou trois fois de suite et conclut :
— Puisque c’est comme ça, viens poser, tiens ! J’ai justement besoin de toi pour quelques croquis !
✽✽
Elle avait enfin retiré son béret et son paletot. Les poses étaient de très courte durée. Quel déchirement, à chaque répit, de regarder le tableau !
Le cheval galopait toujours dans la nuit, le père tenait toujours l’enfant dans ses bras ; mais le Roi des Aulnes avait certainement emporté l’âme du petit, car le petit n’était plus qu’un enfant mort.
Pendant que les croquis succèdent aux croquis, le cœur de Mariette se soulève pour un sanglot que personne n’entendra jamais.
Un affreux rouquin qui déteste la France, joue à construire de vilaines usines, brutalise les chiens et ne veut pas d’elle, c’est donc ça, le Prince Charmant, c’est donc ça ?
CHAPITRE XIII
Elle avait toujours eu peur de la nuit, et la route était déjà bien sombre quand elle sortit du cottage Peelmann. Marcher vite, pourtant, n’était pas ce qu’il eût fallu.
Le désespoir a ses moments de flânerie. Mariette ne désirait que traîner le pas pour mieux s’absorber dans sa désillusion vertigineuse. Et puis elle craignait, en rentrant, de trouver son grand-père déjà là, qui lui poserait trop vite des questions sur son après-midi.
Raconter, même à lui, l’immense déception ? Elle ne pouvait déjà pas se la raconter à elle-même. Car passer sans transition de la féerie la plus nébuleuse et la plus enchanteresse à la réalité la plus précise et la plus odieuse ne se raconte pas, du moins quand on n’a que dix ans.
Sans même avoir le temps d’envisager son désastre, elle se dépêchait donc, avec des regards poltrons du côté des ombres les plus noires du parcours. L’automne, même aux détours encore éclairés, perdait de sa couleur à mesure que s’éteignait le crépuscule. Elle ne se sentit rassurée qu’en entrant en ville, reprit peur dans la zone inquiétante qui borde la voie ferrée, et ne retrouva la sécurité définitive qu’en atteignant les silhouettes assez sinistres, pourtant, de ce campement qui représentait pour elle, asile suprême, ce que d’autres appellent la maison.
Elle distingua dans la demi-obscurité la forme blanchâtre et remuante de Polo, reçut avec plus d’égards que d’ordinaire ses amabilités de chien, toujours les mêmes chaque fois qu’on rentrait.
— Mon bon Polo !
Le poil hirsute qu’elle caressait dans l’ombre n’avait rien qui pût se comparer aux soyeuses ondulations animales dont la douceur vivait encore dans sa paume. « C’est tout de même toi le plus beau ! » déclara-t-elle au piteux bâtard ; et cet enfantillage dit à mi-voix et dans lequel s’exhalait une sombre rancune lui donnait l’impression d’avoir, malgré tout, fait ses confidences à quelqu’un.
Elle eut à peine le temps de s’occuper du poêle et de la lampe, que grand-père parut.
— Eh bien, Mariette ?
Naturellement. Elle s’attendait à cette tendre curiosité.
— Eh bien, grand-père ! J’ai vu le petit garçon. Il parle très très mal. Et puis il est très très laid. Voilà !
— Comment ? C’est tout ? Raconte ! As-tu déjà joué avec lui ?
— Oh ! oui ! Un peu, grand-père. Mais il est timide, tu sais ! D’abord, la moitié du temps, j’ai posé.
Tout en répondant de la sorte, elle continuait d’avoir la mort dans l’âme. Alors ses intonations mornes pouvaient faire croire qu’elle boudait.
C’est ce que crut probablement Marcel Ernée, car il s’assit, sombre et doux, sans plus dire un mot.
Une petite va-nu-pieds ne fréquente pas tout à coup le monde bourgeois sans en revenir dégoûtée de son sort. Il ne fallait pas la laisser y pénétrer, voilà tout. Comme elle préparait la soupe du soir, Mariette sentait son grand-père l’étudier à la dérobée. Elle en était gênée. Depuis quelque temps, tous les deux, ils ne se comprenaient plus si bien.
✽✽
Leur soupe fut mangée en silence. « Veux-tu que j’aille à la voiture te chercher une de tes belles chemises de nuit ?… » demanda-t-il au moment du coucher. Elle répondit que ce n’était pas la peine. Et, quand elle fut endormie au-dessus de lui, l’homme resta longtemps éveillé dans la nuit, le cœur serré par tout ce qu’il ne pouvait pas dire, lui non plus.
✽✽
Réveil de tous les matins. Chicorée de tous les matins. Le quotidien qui recommence.
Malgré sa longue blouse de ménagère, Mariette, aujourd’hui, semblait disposée à ne rien faire.
— C’est déjà fini, les nettoyages, ma jolie ?
Il souriait. Elle eut de la peine à sourire aussi.
— Je crois que c’est inutile, grand-père. Il n’y a que dans les maisons qu’on peut faire la propreté, tu sais…
Et le père Ernée dut s’en aller à ses besognes avec ça.
Vers midi, le chien, absent, revint, comme toujours, avec sa pitance volée à l’abattoir. Mariette était tout habillée, toute belle quand son grand-père rentra. Cependant, après un frugal déjeuner, quand il fut reparti, la petite ne se mit pas en route comme d’ordinaire. À quoi bon se presser ? La maison Peelmann pouvait bien se passer d’elle. Son rêve n’était plus. Ne jamais retourner chez ces gens-là, cette idée trotta dans sa tête un moment. Elle en eut bientôt honte. Était-ce de cette façon qu’il fallait remercier la bonne Peelmann pour ses générosités ?
Elle regarda, palpa sa robe, son petit paletot. Elle était étonnée, tout à coup, d’être habillée comme les enfants riches. Une envie perverse de reprendre ses loques lui faisait mal.
Peut-être qu’elle allait enfin pleurer, maintenant qu’elle le pouvait, toute seule avec sa peine. Quelle peine !
Elle l’aimait encore, son petit garçon fantôme. En elle un absurde espoir attendait toujours sa venue, faible lueur à travers des amas de nuages noirs. Elle l’avait rendu si réel par ses inventions qu’il s’obstinait à rester vivant malgré l’évidence — l’évidence représentée par ce sale rouquin qui osait s’appeler Knut, qui avait le droit de s’appeler Knut.
À trois heures, fatiguée de sa désolation solitaire, sans hâte elle sortit du campement, se dirigeant tout de même vers la maison Peelmann.
✽✽
Longtemps attardée dans les feuilles mortes bruissantes, ses pas désœuvrés de petite songeuse l’amenèrent enfin devant cette porte derrière laquelle l’attendaient tant de moments désagréables.
Les jappements du petit chien avaient averti de sa présence car elle n’eut pas à sonner pour se trouver nez à nez avec une Christine Peelmann aux traits contractés.
— Tu ne recommenceras pas ça deux fois, tu sais ! Il est plus de quatre heures. Est-ce que tu te moques du monde ?
Mariette, sur le coup, renfonça son menton. Comme entrée en matière c’était bien, cette algarade !
La réprimande, heureusement, ne se prolongea pas. Christine Peelmann semblait pressée. Ironique, tout en poussant la petite devant elle dans le vestibule :
— Dieu merci, mademoiselle a daigné venir tout de même !
Puis :
En l’honneur de l’arrivée de mon garçon, j’ai préparé un goûter. Ça vous mettra peut-être en train, tous les deux. Allons ! Tâche d’être gaie. Je te pardonne.
Juste à la porte de la salle à manger elle se pencha, chuchota, secrète, inquiète :
— Tâche aussi de te tenir le mieux que tu pourras en mangeant. Knut ne sait pas d’où tu sors, et (plus bas encore) — il remarque tout.
Sans avoir pu répondre, Mariette fit dans cette salle à manger une entrée interloquée. Est-ce qu’on la prenait pour une sauvage ?
À son apparition le petit Peelmann refit à distance son salut protocolaire. Mariette y répondit par un petit coup de tête. « Installez-vous ! » dit la mère en prenant place. Et ils s’assirent tous deux, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.
Cette table, une fête ! Jamais Mariette n’avait conçu quelque chose d’approchant. Autour du samovar (une énigme pour elle), trois compotiers et quelques assiettes disposés décorativement, portaient, véritable page de Perrault, des choses si jolies à voir quant au dessin et aux couleurs qu’on devait regretter d’avoir à y porter la main. Mariette reconnut des œufs durs, certaines salades, comprit les gâteaux. Mais d’autres friandises lui échappaient. Et le couvert, qui comportait des tasses, était sa principale surprise, non seulement à cause de la nappe brodée, non seulement à cause de la beauté de l’argenterie et de la finesse des porcelaines, mais surtout parce que les tasses, soucoupes, assiettes, compotiers étaient exactement semblables dans leur ensemble, et sans même une seule ébréchure.
Cela pouvait donc exister ? La petite ramasseuse de débris n’en croyait ses yeux qu’à peine.
Rendue plus silencieuse que jamais par trop d’étonnements à la fois, elle tressaillit à la voix de Christine Peelmann.
— Combien de morceaux de sucre ?
Elle répondit au hasard : « Un, merci, Madame ! » et, concentra son attention sur la façon dont manœuvraient les deux autres, commença de prendre son thé comme une petite dame, gestes discrets et mastication muette : les principes de grand-père.
Au bout de quelques minutes, l’étonnement était passé du côté de Christine Peelmann. Cette petite pauvresse, quel mystère, décidément !
Pour animer le silence qui régnait :
— Tu vois, Mariette, toutes ces tartines garnies et beurrées, c’est ce que nous appelons dans le Nord smœur breut. Notre mets national, quoi ! Vous n’avez pas ça en France, n’est-ce pas ?
Mariette, qui n’en savait rien, dit « non Madame ! » et le silence retomba, coupé tout de suite par :
— Ces petits poissons marinés, ça vient de Norvège. Tu aimes ça ?
— Oh ! oui, Madame !
À la fin, s’adressant à Knut :
— Knut, raconte à Mariette comment c’est, en Norvège, chez nous.
Le garçon commença par son même ricanement, quelque chose de court et d’un peu diabolique et qui faisait peur. Ensuite il consentit à prononcer :
— La Norvège est une pays civilisée comme les autres. Mais chez vous, en France, ils dites que nous des ours blancs dans nos rues, même à Oslo déjà.
Ses yeux gris, attachés à Mariette, semblaient l’accuser, la condamner.
Christine Peelmann voulut pousser jusqu’au bout le grand effort qu’elle faisait aujourd’hui pour apprivoiser les deux enfants. Elle se contraignit à rire.
— Je vais t’expliquer, Mariette ! Il parle d’une histoire que racontent beaucoup de Français. On croit souvent, chez vous, que les pays Scandinaves en sont encore aux très anciens temps. Autrefois, la Suède, la Norvège et le Danemark…
La petite conférence tenait lieu de conversation générale. Les assiettes circulaient, les tasses se remplissaient.
— Ça t’a intéressée, Mariette ?
— Oh ! beaucoup, Madame !
Après cela, plus moyen de rien obtenir ni du garçon, ni de la fille. Elle s’en tira par des paroles au Pékinois qui trottinait d’une chaise à l’autre, quémandeur. Elle rapporta quelques-unes de ses petites manières si drôles, raconta qu’il n’était âgé que de trois mois quand on en avait fait cadeau pour sa fête à Knut, qui le soignait comme un bébé. (« Ça ne l’empêche pas de le brutaliser ! » pensait Mariette.)
Le goûter terminé, Christine Peelmann retint mal un soupir délivré. Mais, à présent, dans le jardin plein de beau temps et d’automne flamboyant, sur tout après un si copieux régal, les deux jeunes récalcitrants finiraient bien par se dégeler. À la grâce de Dieu, n’est-ce pas ?
La porte ouverte devant eux :
— Allez jouer maintenant ! Le jour va tomber bientôt. Et prenez Ping avec vous. Je viendrai dans un moment voir où vous en êtes tous les trois !
CHAPITRE XIV
Fort correctement Knut avait laissé passer Mariette devant lui. Mais, la porte refermée, sitôt qu’ils furent seuls dans le jardin, il attrapa son petit chien, le lança sous son bras, et disparut au pas de gymnastique.
Que faire ? Embarrassée, penaude, Mariette prit le parti de suivre la même allée que lui pour n’avoir pas l’air de le fuir, mais en allant tout doucement pour être sûre de ne pas le rejoindre.
Ce jardin, qu’elle ne connaissait pas encore, paraissait immense sans l’être vraiment parce que, pour l’œil, ses limites se confondaient avec la campagne partout environnante. Il avait des détours et des cachettes, et, sous quelques imposants vieux arbres, ses coins buissonneux formaient autant de petits sous-bois rendus plus sombres par contraste avec la vaste pelouse centrale, ancien herbage sacrifié.
Pas de plates-bandes, pas de fleurs cultivées, pas de gravier. Un parc plutôt qu’un jardin, mousses, ronces, bruyères, lierres envahissants — la nature en liberté.
L’ancienne ferme devenue bourgeoise regardait s’allonger devant soi cet hectare et demi de désordre sauvage et certaines de ses fenêtres à petits carreaux étaient dévorées elles-mêmes de verdures incontrôlées.
Mariette ne se déplut pas dans cette allée où de molles feuilles mortes lui tombaient dessus. Elle faisait une promenade, en somme. Ce n’était pas ennuyeux. Pas amusant non plus. De quoi ressasser son désappointement sans bornes. Rien de plus.
Une jolie petite demoiselle en bleu marine se promène, bien habillée, délicate, illuminée par ses cheveux lunaires ; et l’automne de toutes les couleurs environne cette charmante présence.
…Un sursaut. — Personne. — Et, pourtant, le ricanement de Knut Peelmann. — À deux pas.
Clouée sur place elle tourna la tête de tous côtés. Mais sans rien voir.
Second sursaut. Accroupi dans le fourré, d’une détente il se remettait debout, ostensible, avec sa figure pâle et tachetée qui semblait toujours sortir d’un sac de son, ses cheveux outrageusement rouges. La gamine, commotionnée, regarda du côté de la maison. Comme elle en était loin, maintenant !
Tout à coup le Pékinois, remis à terre par son maître, vint en trois gambades trouver la petite demoiselle dont les souliers l’intéressaient tant. Essoufflé de n’avoir que le nez insuffisant de la race, il tirait sa langue de chimère et roulait ses yeux en boule, gaîté qui sollicitait la partie de jeu.
Pourquoi le lâcher comme ça devant elle ? Était-ce une avance ? Oui, bien sûr, c’était une avance. Sans plus oser y toucher, Mariette tapa dans ses mains pour amuser le petit chien. Celui-ci se mit à japper joyeusement. Aussitôt bondit Knut pour le rattraper et le remettre sous son bras. Et cours après moi si tu peux ! Il était déjà loin.
C’était impressionnant, cette taquinerie-là.
Inquiète et brave, Mariette continua malgré tout d’avancer dans l’allée. Même, pour se donner une contenance, elle ramassa cette grosse branche qui traînait.
Pour se donner une contenance, ou bien pour se défendre au besoin ? Bien que ne voyant remuer aucune ombre dans le sous-bois, elle se sentait guettée, jeu de cache-cache assez suspect.
À la longue, son cœur battit un peu moins fort. L’allée se terminait, sans issue, par un enchevêtrement végétal qu’elle enjamba patiemment pour aller vers la pelouse, plus rassurante d’être à découvert. Elle la traverserait pour regagner la maison… Oh ! mon Dieu !
C’était derrière elle, cette fois. Elle se retourna. Le court rire fantastique, elle venait de l’entendre, il n’y avait pas à dire. Mais, de Knut, point.
Prise d’une sorte de terreur superstitieuse, elle se mit à courir, traversa la pelouse à toutes jambes, et, hors d’haleine, se laissa tomber assise sur la marche qui précédait la porte de la salle à manger. À la moindre alerte elle se précipiterait, irait chercher refuge près de la bonne Peelmann qui saurait, elle, la défendre contre tous les dangers.
Elle commençait à reprendre son souffle. Une petite toux la tourmenta, reste de nervosité, sans doute.
— Quoi donc ? fit derrière elle la voix de Christine Peelmann. Qu’est-ce que tu fais-là, toi ?
La porte venait de s’ouvrir. Mariette fut debout, heureuse, sauvée.
— Alors c’est comme ça que tu m’obéis ?
Christine Peelmann, sur ces mots, l’empoigna par ses cheveux de petite reine, et tira de toutes ses forces.
— Comment ! Je te sors de ta saleté, je me donne la peine de t’habiller, je vais jusqu’à te laver moi-même, à chercher moi-même tes puces et tes poux, je fais l’honneur à la fille de chiffonnier que tu es de t’attirer chez moi, de te donner pour camarade à mon fils, et voilà tout ce que tu trouves pour me montrer ta reconnaissance ?
Elle poursuivit, blanche de colère :
— Mademoiselle arrive en retard. Mademoiselle refuse d’ouvrir la bouche. Ça ne chante pas à Mademoiselle d’être aimable avec mon garçon… Qu’est-ce que ça veut dire, à la fin ? Mais ça ne va pas se passer comme ça !… Allez ! va immédiatement retrouver Knut au bout du jardin. Tu entends ? Tu entends ?
D’une dernière bourrade elle la fit trébucher jusqu’à presque tomber, puis rentra furieusement dans la maison en claquant la porte à la démolir.
Ah ! Mariette dans l’allée, toute seule, titubante à force de sangloter ! Elle alla quelques pas, mais sentit qu’elle ne pouvait plus continuer, et s’arrêta.
La vie a des instants d’horreur et d’injustice où l’on n’a plus qu’à crier au secours, appelant on ne sait quel archange qui ne vient jamais.
Après avoir tourné plusieurs fois sur elle-même, la petite, par instinct désespéré de se jeter dans les bras de quelqu’un, finit par étreindre convulsivement le jeune bouleau, plus visible que les autres arbres dans le jour déjà baissant, et qui semblait l’attendre là.
Le front enfoui dans la pliure de ses bras, collée à l’arbre, debout, elle pleurait si fort que tout son corps en était bousculé.
Pourquoi tout à coup, au milieu d’un tel naufrage, lui fallut-il jeter ce coup d’œil derrière elle ? Portant toujours son chien sous l’aisselle, Knut Peelmann était là, tout près, qui la regardait.
Un cri de frayeur la redressa. Faisant volte-face, appuyée à l’arbre, pantelante, avec sa figure de gosse dramatisée par la peur et les larmes, elle ouvrait sur le vilain personnage des yeux agrandis.
Sans mot dire il la considéra pendant un moment qui n’en finissait plus. Son attitude était singulièrement attentive. Il avait l’air de découvrir une chose jamais vue encore.
Enfin il s’avança d’un pas. Il tendait vers elle son petit chien. Son geste était comme un déclic.
Encore quelque détraquante taquinerie ? Elle s’immobilisa dans l’attente du pire. Ses sanglots s’étaient arrêtés net. Le petit chien se débattait au bout des bras qui le tenaient en suspens dans le vide. Une nouvelle impulsion de Knut le jeta sur la poitrine de Mariette qui ne put faire autrement que de le prendre. Et, plein d’activité, le petit toutou se mit aussitôt à lécher les joues trempées de larmes.
Ce fut sans l’avoir voulu, mais Mariette embrassa cette bête. Ses yeux se relevèrent à l’instant, angoissés. Elle distingua dans la pénombre les prunelles si proches de Knut Peelmann. Elle y vit quelque chose de presque effrayant : un regard sans couleur qui les changeait tellement qu’elle ne les reconnaissait plus.
Minute étrange et sans durée. Brusque, il détourna la tête et se remit en marche. Elle le suivit, frissonnante. C’était elle, à son tour, qui tenait le Pékinois dans ses bras. Et, lentement, ils allaient vers la maison, sans plus se regarder, et dans le plus glacial silence.
✽✽
Christine Peelmann avait dû, par la fenêtre, les voir revenir côte à côte. Elle leur ouvrit la porte en s’écriant : « À la bonne heure ! » félicitation qui resta sans écho. Préférant ne pas insister, elle enveloppa Mariette d’un grand regard, puis, impulsive, l’embrassa sur les deux joues.
— Tu peux rentrer chez toi, dit-elle. Voilà la nuit. Mais à demain sans faute, hein, mon petit chou !
✽✽
Marcel Ernée ne se lassait pas de l’entendre raconter son beau goûter. Elle était heureuse de lui faire un peu plaisir. Déjà contusionnée par la vie, sa tendresse pour son bon grand-père prenait à partir de maintenant un caractère moins enfantin.
— Et le petit chien ? De quelle couleur, exactement ?
À l’heure de manger la soupe, Mariette alla vers la voiture, à la recherche de l’un de ses sarraux. Il ne fallait pas risquer d’abîmer sa belle robe, cadeau de la Peelmann. Amèrement elle savait, désormais, ce que valait cette robe, et de quel prix il fallait la payer.
Quand elle revint vers la bâche où brillait faiblement la vieille lampe, elle vit que son grand-père, le pauvre, avait mis pour la première fois le couvert sur la caisse d’emballage, chose qui n’arrivait jamais le soir, et qu’au lieu de rester comme toujours dans la casserole, leur panade était servie dans la terrine jaune, pompeusement recouverte du reste de couvercle en faïence à fleurs ramassé par elle, un jour, parmi les ordures du chemin.
CHAPITRE XV
Elle sentait encore la place où ses cheveux avaient été si férocement tirés. Jamais même grondée depuis sa naissance, c’était donc chez ces étrangers qu’on s’était permis pour la première fois de la maltraiter ? Pour des raisons différentes elle avait dorénavant le trac de cette mère et de ce fils. La mère, à ses heures, pouvait se montrer aussi violente qu’injuste. Le fils…
Le fils, cette déception, s’avérait en outre quasi dangereux. Ses façons d’être laissaient en elle un malaise qui ne passait pas vite.
Ne jamais le revoir. Voilà. C’était cela qu’elle souhaitait.
De ses grimaces successives de la veille, avec le petit chien pour comparse, la dernière était la moins compréhensible. Lui mettre de force le petit chien dans les bras, pouvait faire preuve d’un gentil mouvement pour la consoler puisqu’elle pleurait comme ça ; pour s’excuser aussi de l’avoir si salement taquinée. Mais pas un mot pour accompagner le revirement. Et que regardait-il avec tant d’attention froide pendant qu’elle avait le cœur si gros ?
En sonnant à cette porte qui certainement allait s’ouvrir de nouveau sur de l’inexplicable, elle se sentit de la glace entre les épaules.
Christine Peelmann, un pinceau dans les dents, sa palette et ses autres brosses plein la main gauche, et pressée de regagner son atelier, lui ouvrit avec précipitation. « Knut est dans le jardin ! » bredouilla-t-elle à travers ce pinceau qui lui barrait la figure ; et Mariette ne vit plus que son dos en blouse blanche, tout de suite résorbé dans l’ombre du vestibule.
Recommencer l’après-midi d’hier ? La petite fut sur le point de tourner les talons et de se sauver chez elle. Mais là s’interposa l’autre crainte, celle de la Peelmann en colère.
Furtive, elle se glissa dans la salle à manger, mit la main sur la porte qui donnait dans le jardin et ne put se décider à l’ouvrir. Il lui semblait qu’à la vue de Knut Peelmann, quelles que fussent ses simagrées d’aujourd’hui, sans que rien pût l’en empêcher, elle commencerait par se sauver à toutes jambes.
Il fallait bien pourtant sortir de cette situation. Elle prit son élan, et — le courage qu’elle eut dut la faire légèrement pâlir — se trouva dans le jardin, en pleine insécurité.
Pour y aventurer quelques pas prudents, ce fut la pelouse qu’elle choisit. Tout en avançant elle regardait à sa droite et à sa gauche, l’oreille au guet du petit rire satanique.
Et dire que grand-père ne savait pas un mot de tout ce qu’elle vivait depuis quelque temps ! Comme elle avait envie de lui dans le jardin !
À défaut de grand-père, Polo pour la garder ! Grand-père et Polo c’étaient son existence de tous les jours, son existence d’avant les Norvégiens.
…Il avait décidément une manière à lui de s’approcher de vous qui ne ressemblait à rien de normal. Si le bond que fit Mariette en le voyant près d’elle ne s’accompagna d’aucun cri, c’est que la peur posait sur sa gorge une main d’étrangleur.
Le mieux était de faire, justement, celle qui n’a pas peur. Elle continua d’avancer sans le regarder.
« Tout à l’heure il va me pincer au sang, ou Dieu sait quoi ! »
Or, sans aucun préambule, à voix presque basse :
— Vous, donc, une pauvre ?… demanda-t-il.
Qu’il daignât lui parler, qu’est-ce que cela voulait dire ? Que préparait-il d’affreux ?
Ahurie, elle ne répondit pas. La bouche mal fendue de l’adolescent se tordit imperceptiblement.
— Moi, hier, je cachais près du maison et j’ai vu toute, et entendu.
Son chien sous le bras, il ralentissait. Pour poser une seconde fois sa question, il s’arrêta court. Et Mariette, involontairement, s’arrêta comme lui.
— Vous, donc, une pauvre ?
Juste au milieu de la pelouse. En pleine lumière. Et face à face.
Sur le masque blafard jonché de roux comme le jardin, dans les yeux pénétrants qui la dévisageaient, elle chercha la cruauté. « Vous, donc, une pauvre ? » Avec ses allures d’espion, rien d’étonnant à ce qu’il eût surpris, du fond de quelque coin noir, la scène faite par sa mère.
Les lèvres de la petite tremblaient. L’ironie des riches accablant ainsi la caste des va-nu-pieds, c’était trop pour elle. Il lui en naissait soudain une bravoure bien inattendue.
— Oui, je suis pauvre, répondit-elle. Et après ?
Ici la parcourut un petit frisson. Oh ! le ricanement…
Mais rien de maléfique ne suivit encore. Maintenant il plissait son front, à la recherche de mots français. La finesse et l’observation s’accommodent difficilement d’une langue mal connue.
Enfin il trouva.
— Non ! Il n’est pas — véritable — ça ! Vous êtes donc pas pauvre du tut.
Où voulait-il en venir ? Mariette un rien agressive, se récria.
— Mais si ! Très, très pauvre !
— Non très très pauvre, Mamoiselle Mariette. Mangez si bien à table !
Les principes de grand-père…
Cette conversation, ce n’était déjà plus de la peur. Mariette s’anima. Comme il arrive toujours quand on parle à des étrangers parce qu’on les confond volontiers avec les sourds, elle enfla sa voix enfantine et versa dans le petit nègre.
— Moi pauvre, oui ! Mais moi bien élevée comme riches. Moi ai grand-père qui veut moi bonnes manières.
Il comprit ce qu’il put et continua son idée.
— Mme Peelmann dite moi que vous une petite voisin. Pas dite que pauvre. Et vous disez que pauvre, et moi crois pas.
Elle s’énerva :
— Vous, l’avoir entendue, pourtant ! A reproché moi robe donnée à moi !
Elle tirait fiévreusement sur son bleu marine pour mieux se faire comprendre. Parce qu’il se taisait, à son tour elle attaqua.
— Vous, dire entendu tout ça, mais pas vrai !
— Moi entendu tout ça, oui !… protesta-t-il en élevant le ton. Ai entendu la fille des chiffonnières, et les poux et les puces !
Sur ses traits rabougris perdus dans les tavelures, une raillerie passa.
— Voilà Mme Peelmann, fit-il en essayant comiquement d’imiter sa mère. « Mon chou !… Mon petit ! Si mignonne… » Et, demain, tirer les cheveux ; et la fille des chiffonnières.
Il les avait retenus les petits mots tendres qui n’étaient pas pour lui. Jaloux ? Sa méchanceté se justifiait peut-être. Mariette restait dans les ténèbres. Tout ce qui venait de ce garçon était pour elle un déplaisant problème.
Irritée par son air soupçonneux, son rictus sarcastique, elle leva le menton pour mieux mettre ses yeux dans les siens, puisqu’il était plus haut qu’elle.
— Si croyez-moi pas pauvre, flûta plus fortement encore sa petite voix, vous venir un jour avec moi chez nous. Et vous verrez bien !
— Oui ?… fit-il, pourrais-je ?
Là-dessus il se remit à marcher, comme incommodé par ce plein jour et par cette petite fille loyale.
Vint la fin de la pelouse, l’entrée obstruée de l’allée assombrie. Quand ils se retrouvèrent à plat sous les arbres, il lâcha son Pékinois, un moment le fit jouer autour de ses jambes, et, se remettant à marcher d’un pas régulier, reprit la parole. Pour les timides ou les dissimulés, converser en marchant est un secours, puisqu’on ne se parle que de profil.
— Une mère, vous avez ?… interrogea-t-il, moqueur. Un père ?
— Non ! Un grand-père. C’est tout !
Elle se dépêcha de hurler :
— Grand-père bon, gentil !
— Heureuse, alors ?
L’intonation toute nouvelle qui venait de passer était telle que Mariette, sensibilité précoce, tourna la tête pour mieux le regarder.
— Oui, heureuse. Et vous ?
Mais, sans vouloir comprendre, il ramassa vivement une petite pierre, et, la lançant à Ping, se mit à lui parler en norvégien.
Tout, en lui, venait de se refermer. Il ne fut plus que ce petit étranger inquiétant et laid près duquel se promenait Mariette, effarée d’avoir pu causer avec lui si longtemps.
Bientôt il la dépassa, puis se mit à courir avec son chien sans plus s’occuper d’elle. Et le reste du temps passa pour elle à le regarder à distance remplir le jardin de ses zigzags qui, dans les feuilles mortes, ressemblaient aux défauts d’un lièvre.
CHAPITRE XVI
Qu’arriverait-il si Mariette refusait tout à coup de retourner à la maison Peelmann ? Elle se le demande et trouve elle-même la réponse. Il arriverait que tous ses beaux effets lui seraient repris, non sans injures et cheveux tirés.
Plus de costume bleu marine, plus de souliers et bas de la même couleur, plus de pimpant béret, plus de lingerie, plus de sarraux. Mais, parallèlement, plus de longs et incommodes lavages, le matin, dans la vieille auge, plus de craintes harassantes de salir sa robe, plus de précautions absurdes sur les routes pour éviter le caillou pointu qui pouvait écorcher les souliers. Et finie, surtout, l’humiliation d’avoir à payer son luxe intempestif par les corvées quotidiennes que la reconnaissance lui impose.
Car elle ne peut déjà plus, petite intruse dans un milieu qui n’est pas le sien, supporter les sautes d’humeur de la mère et les bizarreries du fils, et, pour finir, d’être le souffre-douleur de ces Norvégiens auxquels elle ne comprend rien.
Les enfants sentent plutôt qu’ils ne pensent. Mariette ne formulait aucun de ces griefs qui tournoyaient sans ordre dans sa tête ; mais un furieux désir de retrouver sa liberté la mettait pour ainsi dire en état d’ivresse.
Cet après-midi qu’elle venait encore de passer aujourd’hui dans le jardin Peelmann en l’incohérente compagnie de Knut achevait de la pousser à bout. Le long de la route rembrunie mais non obscure encore, elle se reprit, nonobstant sa tenue de fillette bourgeoise, à darder des yeux fureteurs du côté des talus, des fossés, des ornières. Elle y avait depuis l’âge de huit ans trouvé sa pâture de merveilleux, lorsqu’elle n’était que l’enfant rôdeuse à la recherche de pauvres trésors, un panier crevé pesant à son bras. Elle connaissait alors la joie des soirs, quand elle attendait, assise en plein délabrement, les retours de son grand-père le marchand de peaux de lapins, puis retrouvait près de lui cette tendresse intelligente qui les unissait, qui leur suffisait, qui, moralement, en marge de la société, les pelotonnait l’un contre l’autre.
Paradis perdu mais retrouvable. Qui donc pouvait la forcer à continuer de fréquenter les Peelmann ?
Mais comment expliquer un si brusque changement à Marcel Ernée, comment lui donner le chagrin de la revoir tout à coup en haillons ? Tout ce qu’elle ne lui avait pas dit depuis qu’un Prince Charmant fantôme l’avait enchantée, elle ne pourrait plus le lui dire quand il l’interrogerait. Entre la petite fille et le grand-père un silence chargé de secrets s’était interposé, tous les jours aggravé, tous les jours plus difficile à rompre.
✽✽
Rentrée au campement, ce soir, elle l’attendait avec amour, avec angoisse aussi. S’il avait su ce que souffrait sa Mariette en beaux habits, avec quelle force il les eût lui-même redemandés, ses haillons !
Un peu plus tard, pendant qu’attablés devant leur caisse d’emballage ils mangeaient leur soupe de misérables dans ces assiettes cassées qui représentaient pourtant un raffinement après la casserole primitive, aux questions qu’il lui posait elle répondit, refoulant des soupirs navrés :
— J’ai joué dans le jardin avec le garçon Peelmann. Nous avons lancé des pierres au petit chien pour le faire courir. C’était très amusant, grand-père !
— Ça y est, s’écria-t-il, te voilà du grand monde ! Il avait l’air de plaisanter gaiement. Mais lui aussi refoulait des soupirs navrés.
Deux tristesses équivalentes ignorées de chacun, et qui, jamais, ne pourraient se rejoindre.
✽✽
Christine Peelmann semblait moins pressée que la veille. Elle ouvrit la porte avec un sourire.
— Aujourd’hui, nous posons !… annonça-t-elle.
Mariette retint un « tant mieux ! » spontané. Pas de jardin, pas de Knut. Elle entra dans le studio presque avec plaisir.
— Knut est dans sa chambre. Il travaille. Je crois que tu ne le verras pas aujourd’hui.
De mieux en mieux. Mariette ôta son paletot, son béret, et grimpa sur son haut tabouret.
— Non ! mon petit ! Ce sont encore des croquis pour mes illustrations. Reste debout, au contraire. Tiens !… Comme ça… Tu as compris ? Bon !
Juste devant le Roi des Aulnes. Elle put regarder à loisir le cheval nocturne au galop dans les noirs, sous le ciel livide, le père courbé sur son encolure, l’enfant dans les bras du père. De cette contemplation ne naissait désormais aucun rêve. S’en aperçut-elle ? Toute révolte était terminée. Elle n’attendait plus celui qui devait venir. Retourné dans le royaume de l’irréel, il n’était plus rien qu’un tableau sur un mur.
— Ça va, Mariette ! Nous changeons de pose. Assieds-toi sur cette chaise, là. Non !… de profil ! Parfait comme ça !
La porte s’ouvrit, et Knut Peelmann entra.
L’exclamation de sa mère ne le troubla pas du tout. Le crayon en suspens elle le regarda qui, du côté de Mariette, faisait son rigide salut aux talons joints. Restée debout devant son chevalet, elle scanda quelque chose en langue norvégienne, hautaine et toisant son fils d’un regard plein de foudre.
Il lui répondit. À peine cinq ou six mots, mais qui firent se contracter terriblement les mâchoires maternelles. Mariette, effrayée, sans oser bouger de sa chaise, attendit l’orage.
Ce qui s’échangeait d’inintelligible pour elle entre cette mère et ce fils qui se ressemblaient allumait dans leurs prunelles dilatées un semblable phosphore. Et ils se mesuraient du regard sans céder ni l’un ni l’autre.
Rien n’arriva, pourtant. Christine Peelmann vint à bout de se dompter elle-même. Après quelques paroles elle parut se calmer. Puis, en français, sur le ton le plus naturel :
— Knut nous fait une petite visite pour se reposer de son travail. Mais que ça ne t’empêche pas de poser, mon chou !
La fillette frémit intérieurement. Elle revoyait Knut, hier, dans le jardin, imitant sa mère. Afin d’atténuer la jalousie possible du garçon, cette cause de haine à son endroit, elle se fit violence pour paraître enjouée. Sa voix de cristal monta haut dans le silence rétabli.
— Petit chien pas là ?… s’informa-t-elle (sans regarder Knut, puisqu’elle tenait la pose). Rester lui dans chambre, peut-être ? Peut-être dormir ?
Elle faillit tomber de sa chaise. Christine Peelmann, cette fois, ne refrénait rien.
— Comment ? Comment ? C’est comme ça que tu lui parles, alors ? Petite idiote. Est-ce que je te mets près de lui pour que tu lui enseignes un français pareil ?
Elle n’était pas restée devant son chevalet, oh non ! Les bras croisés, elle marchait sur Mariette épouvantée qui, déjà, sentait son cuir chevelu cruellement malmené par des doigts sans pitié.
En même temps que la persécutrice, elle se retourna, frissonnante.
Le ricanement…
— Pourquoi vous venir ici pour être malheureux ?… prononçait lentement Knut Peelmann sans bouger de l’angle où il se tenait. Serait mieux beaucoup rester chez vous !
Ce qui se passa fut si rapide que Mariette eut à peine le temps de s’en rendre compte. Retournée contre son fils, bond de fauve, la mère levait la main sur lui, se retenait à temps devant le regard de glace qui l’arrêtait, jetait un ordre bref ; et le fils, avec un coup d’œil de parfait mépris par-dessus l’épaule, sortait de l’atelier, et, sans se hâter, refermait calmement la porte derrière lui.
— Allons ! reprenons la pose !… dit Christine Peelmann d’une voix qui cherchait vainement à ne pas trembler de colère.
✽✽
Bien sage sur sa chaise, Mariette se gardait de remuer, ne respirait qu’à peine. Un trouble profond s’accentuait en elle à mesure que les minutes passaient. Quelqu’un avait pris sa défense enfin, et, celui-là, c’était Knut Peelmann, l’antipathique rouquin dont elle avait si peur.
CHAPITRE XVII
Aujourd’hui, nouveauté. Devant les barrières vertes, on guettait ostensiblement son arrivée. Elle ne distinguait encore qu’une silhouette, trop lointaine pour être identifiée.
Son cœur se mit à battre trop vite. Peut-être était-elle en retard, bien qu’ayant filé tout droit son chemin pour être sûre d’arriver à l’heure exacte. La Peelmann, en la quittant, hier, n’avait-elle pas eu l’air de lui en vouloir ? Ce n’était pourtant pas sa faute si le fils était insolent avec la mère ! Pas moyen de respirer en paix entre ces deux-là. « Moi, je ne viendrai plus chez eux !… » se répéta-t-elle une fois de plus sans en croire un mot, hélas.
En attendant, elle courait, traquée par la terreur de déplaire.
À trois pas seulement elle reconnut Knut. Knut, et son Pékinois en laisse.
Il vint à elle, leva la main pour l’arrêter dans son élan.
— Mme Peelmann, annonça-t-il, pas besoin de vous, grande travail, pas déranger elle.
Ce coup de théâtre lui coupa le souffle. On la congédiait. Ces gens qu’elle rêvait de ne plus revoir, c’était eux qui se débarrassaient d’elle.
Comme elle restait interdite, la bouche ouverte et les yeux fixes, le jeune Peelmann la réveilla par :
— Alors nous aller chez vous !
Sans attendre, il tourna le dos à la maison, et, du geste, invita Mariette à l’accompagner. Et le petit chien plus encore que son maître lui faisait signe, tout surexcité de remuer des grelots et d’aller à la promenade.
— Mais… Mais… protestait Mariette en suivant tout de même.
Il fallait bien s’en souvenir, elle avait défié Knut le jour de leur première conversation dans ce jardin. « Si croyez moi pas pauvre, vous venir avec moi chez nous. Et vous verrez bien ! »
D’ailleurs, en plein jour et en pleine route, ses sourdes appréhensions n’avaient plus de raison d’être. Et puis elle n’oubliait pas qu’hier, même si ce n’était que par plaisir de braver sa mère, ce garçon l’avait audacieusement défendue.
Pendant qu’elle pressait le pas, car de si longues et maigres jambes allaient un peu trop vite pour elle, elle examinait de côté l’ingrate figure au nez manqué, face osseuse et criblée de rousseur où la vue se perdait comme dans une étoffe à pois.
Il ne portait pas de chapeau. Ses durs cheveux à épis, mal assagis par la brosse et la brillantine, paraissaient plus rouges encore au passage des zones d’ombre. On ne savait quoi de particulièrement correct dans sa mise ni quelle raideur, quelle froide distinction mettaient sur toute sa personne l’étiquette étranger, ou plus exactement non latin.
« T’as vu l’Angliche ?… » se moquèrent assez haut quelques gamins qui les croisaient.
Mariette n’aurait su dire si elle se sentait ou non flattée, marquante elle-même depuis sa transformation vestimentaire, d’être rencontrée avec ce compagnon encore plus marquant. Le Pékinois y ajoutait. Rare de taille, de forme et de pelage, empanaché par ses ondulations et sa queue, paré de son petit harnais et de sa laisse de luxe, il eût à lui seul suffi pour attirer l’attention des curieux de Challes.
Les perplexités tout le long du trajet, devaient aller sans cesse d’un sujet à un autre. Mariette était-elle vraiment congédiée ? Ce n’était guère le genre de la Peelmann de faire dire ce qu’elle avait à dire ; et, d’autre part, Knut n’eût pas justement choisi ce jour-là pour entreprendre d’aller voir si la petite Française était véridique quant à ses origines pauvres.
Car il ne l’avait pas crue une minute, elle s’en rendait bien compte à présent, constatation qui l’irritait, après tout. « Tu vas voir ce que tu vas voir !… » pensait-elle.
Comme il ne lui parlait pas, elle se taisait aussi. Le silence ne gêne pas quand on marche à si bonne allure.
La traversée de la ville n’alla pas sans murmures dans leur dos. Bien des scénarios instantanés se bâtirent sur ce petit couple insolite, escorté d’un chien plus insolite encore. Car un coup d’œil en passant suffit aux gens pour inventer sur leurs semblables n’importe quelle histoire, pourvu que la donnée en soit malveillante.
À présent c’était Knut qui suivait Mariette, son guide. L’approche du terrain vague qui, déjà, n’était plus la ville, mit une avidité dans son regard. Il était en pleine aventure. C’était certainement ce qu’il avait cherché. L’adolescence moderne, gavée de films sensationnels, en est là plus souvent qu’on ne croit.
L’entrée dans le campement commença mal. Hors de sa cachette ordinaire, le chien Polo bondit sur le chien Ping avec une telle fureur qu’à peine la laisse eut-elle le temps, vigoureux réflexe, de ramasser la petite merveille avant son égorgement instantané.
Les émotions passées et Polo, d’un coup de pied donné par Mariette, ayant réintégré sa loge de concierge, on ne sut plus de lui qu’un grondement continu, sombre jalousie canine qui, pour la haine et le chagrin, vaut à peu près celle des humains.
Knut Peelmann alors, suivi de Mariette, pénétra dans le campement. Il avait l’air d’entrer dans une église. Un étonnement muet, une sorte de respect faisaient ses pas retenus, son regard déférent. Arrivé sous la bâche, ce fut à voix basse qu’il demanda :
— Le grand-père ?… pas là ?…
— Non ! Ne rentrera que soir !
Mariette continuait à crier en parlant. Elle se souvint en éclair des reproches véhéments de Christine Peelmann et reprit sa voix normale pour corriger : « Non. Il ne rentrera que ce soir ! »
Cette nuance n’échappa pas au petit Norvégien. Il se tourna vers elle avec son rictus le plus sardonique. Ce fut tout juste s’il ne fit pas entendre son ricanement. « Discipline ! » proféra-t-il, avec mépris. Et, de nouveau, Mariette eut peur de lui.
Elle allait se demander : « Qu’est-ce qu’il fait là, chez nous, après tout, celui-là ?… » quand l’autre se mit à tourner lentement sur lui-même pour regarder, regarder, ne pas laisser un détail du pittoresque décor échapper à sa curiosité.
— Où dormir ?… Faisez voir !
Docile et contrariée, elle le ramena du côté des voitures. Le grondement de Polo menaçait. Knut Peelmann n’en tenait même pas compte. Ouverte la portière de la limousine sans roues, il voulut y entrer pour mieux examiner le sleeping inventé par Marcel Ernée.
Peu à peu, devant le prodigieux intérêt qu’il montrait, la petite, à son corps défendant, commençait à s’exciter. « C’est grand-père qui a fait tout ça ! » expliqua-t-elle, fière de le dire.
— Oh ! vraiment ? Si intelligente, grand-père !
— Tout ça, et le reste !… continua Mariette de plus en plus vaniteuse. Venez, que je vous montre !
Ils revinrent à la bâche. Pour la première fois de sa vie, la petite faisait à quelqu’un les honneurs de son étrange domicile. Des couleurs lui en montaient aux joues.
— Vous voyez, ce banc, c’est lui qui l’a fabriqué. Et c’est lui qui a remis une porte au buffet. Et il va lui remettre un pied bientôt. Et, tenez, vous voyez tout ce qu’il y a dedans ?… Oui ! c’est lui qui a recousu les assiettes. Ça, c’est la belle soupière à fleurs… Ça, c’est une casserole qui n’avait pas de fond…
Dans son animation grandissante, elle en était à mettre dans les mains de Knut, un à un, tous ces objets déchus, comme s’il se fut agi de pièces rares.
Pièces rares pour elle qui les avait rapportées de ses patientes recherches le long des chemins, et vues revenir à la vie, c’est-à-dire servir de nouveau, quand le tas d’ordures, ce cimetière, les condamnait au néant.
À mesure que Knut soupesait, détaillait, elle sentait, comme elle ne l’avait encore jamais senti, tout ce qui l’attachait à ces choses sans forme et sans nom, témoins de sa petite vie de rêve et de tendresse aux côtés d’un vieil homme mystérieux.
Quand elle eut refermé soigneusement le buffet bancal, Knut, qui furetait ailleurs :
— Et ça ? Grand-père aussi ?
C’était sa poupée refaite avec des chiffons, peinte avec des couleurs barbares, vêtue d’une loque flottante.
— C’est aussi grand-père qui l’a fabriquée, oui !…
Sans mot dire il rendit avec précaution la poupée. Ses yeux s’attardaient maintenant sur le vase cassé de verre bleu pâle où baignaient trois dernières fleurettes d’automne cueillies le matin même sur le talus du chemin de fer.
✽✽
Rien ne lui avait échappé. Satisfait de sa visite, il ne lui restait plus qu’à prendre congé. Mariette, rendue cordiale en toute sincérité, se disposait à le reconduire jusqu’à la sortie du terrain vague. Elle fut surprise de le voir s’asseoir tranquillement sur la caisse d’emballage.
— Vous là !… commanda-t-il en montrant le banc.
Elle hésita, cette fois, rebellée. En temps ordinaire, c’était grand-père qui s’installait sur la caisse d’emballage en même temps qu’elle sur le banc. Le sentiment d’un inconvenant sacrilège l’empêchait d’obéir.
— Vous allez vous mettre en retard !… trouva-t-elle. Le jour va baisser bientôt. Votre mère sera inquiète !
Il était impossible de le renvoyer plus clairement. Mais :
— Vous là !… recommença-t-il.
Elle ne se décida qu’avec un peu de rage cachée.
— Vous serez puni ce soir !… prophétisa-t-elle.
Cependant elle prenait place, contre sa volonté, juste en face de lui, non sans répéter, ce qui la vengeait un peu :
— Puni ! Vous allez voir !
Elle l’eut, le ricanement, et jusqu’au bout de ses nerfs, certes !
— Puni ? Eh bien, c’est égal. Tout est égal. Toujours puni. Pas aimer venir France, pas consentir français apprendre, alors puni ! Auto défendue. Radio défendue. Kinéma défendu. Mécano défendue. Bicycle défendu. Enfermé dans la chambre… Puni ! Puni !
Il serra les dents.
— Moi quatorze ans âgé garçon, pourtant !
Mariette était très impressionnée. La tête tendue, sa jolie petite tête coiffée d’un brouillard féerique, elle levait ses yeux bleus vers la face camarde et constellée qu’elle n’avait jamais si franchement regardée.
Vite la suite de cette confidence à laquelle elle s’attendait si peu ! Mais Knut ne disait plus rien, n’allait plus rien dire. Immobile, il la tenait sous ses yeux dont la couleur venait de changer, allant du sombre au pâle. Et, toute chavirée, elle souhaitait, elle, et ne pouvait parvenir à détourner la tête pour échapper à cette puissance qui l’écrasait.
Enfin elle osa, mais d’une voix tremblante, car, encore un coup, l’envahissait la peur de cet être :
— Voilà la nuit qui vient. Vous ne rentrez pas ?
— Non, fit-il, laconique. Attendre grand-père.
CHAPITRE XVIII
Elle ne cessait de se répéter : « Je pourrais toujours appeler Polo ! » Mais la plus troublante des craintes est celle qu’on ne précise pas. Knut ne parlait plus, ne bougeait plus, et c’était ce qui le rendait effrayant.
Dans le jour qui baissait et ce silence, se trouver seule, loin de tout et de tous, avec un être tellement incompréhensible, faisait peut-être Mariette se rendre soudain compte que ce campement, la racine de sa vie, était, somme toute, un lieu sinistre. N’importe quoi pouvait s’y passer sans que personne s’en doutât.
À quoi rêvait le fils Peelmann pour se taire avec cette constance ; ou quelle satanique taquinerie préparait-il ? Il remuait si peu que les grelots de son Pékinois endormi contre lui n’avaient pas un cliquetis.
Mariette, dans sa confusion un rien dramatique, se tordait les mains, balançait ses jambes, toussait. Et cela dura jusqu’à ce qu’elle eût découvert ceci :
— Tiens ! J’y pense ! Il y a quelque chose que je ne vous ai pas montré ! Vous allez voir ! Je vais vous chercher ça !
La terreur de le sentir dans son dos lui fit des mouvements crispés. Mais il ne l’avait pas suivie. Elle put sans se tromper mettre la main sur ses livres de classe et les empiler sous son menton sans en faire tomber un seul. Puis elle laissa s’écrouler son petit fardeau sur la caisse d’emballage.
— Voilà !
S’était-il donc endormi tout simplement ? Véritable réveil en sursaut :
— Quoi est ça ?…
— Mes livres !
— Vos livres ?
Étonnante réussite ! D’un bond il fut debout, tenant déjà dans ses mains élégantes l’un de ces pauvres bouquins pourris. Même il sortit de l’intérieur de la bâche pour chercher un peu plus de lumière. Le Pékinois, abandonné se mit à trottiner partout, traînant sa laisse derrière lui.
Dès que Knut se fut rendu compte :
— Vous donc allez école ?… interrogea-t-il.
— Non ! Non ! C’est mon grand-père qui m’apprend tout !
Il murmura pour lui-même :
— Mais ce grand-père !
Sitôt, il s’absorba, debout, à lire dans le clair-obscur à peine suffisant. Et Mariette, plus tranquille, alla se rasseoir. Elle avait ramassé le petit chien au passage et le dorlotait sur ses genoux, heureuse de pouvoir enfin caresser à son aise cette belle fourrure aussi douce qu’un plumage.
Ce n’était pas désagréable, ces minutes qui s’allongeaient dans le crépuscule…
Polo, grondant et boudeur sous sa voiture, ne prévint pas de l’arrivée de Marcel Ernée. Celui-ci, quand il rentra, tomba donc tout de go sur un tableau fort surprenant pour lui : d’une part Mariette installée à bercer le précieux petit animal, de l’autre l’adolescent inconnu qui, debout, lisait, concentré, seul au monde avec son livre.
— Mais… Mariette !
À cet appel, tout se défit à la seconde. Le précieux petit animal sauta par terre en jappant, la petite fille se précipita, le garçon, resté sur place, talons rapprochés, tête profondément inclinée, salua de son plus solennel salut d’étranger.
Marcel Ernée, devant cela, tira très bas sa casquette. Alors Knut dit à Mariette : « Introduisez-moi ! » — le tout simultanément et presque sans se voir les uns les autres.
— C’est mon grand-père !… présenta Mariette.
— Et c’est M. Peelmann, je crois ?… continua Marcel Ernée.
— Oui. C’est donc moi-même.
Knut tendait en même temps la main, plein de courtoisie. Marcel Ernée avança la sienne. Avant même d’avoir lâché les doigts qu’il serrait si vigoureusement, le jeune garçon :
— C’est si intéressante chez vous, Monsieur ! Et Mamoîselle si intéressante aussi. Et moi beaucoup plaire… Ah ! mais pas pouvoir dire toute. Si mal français parler… Et… Ah ! je le regrette tant !
Marcel Ernée était charmé. Mariette aussi. Tant de mondanité déployée pour son grand-père, c’était émouvant autant qu’inattendu.
Exactement comme elle les premiers jours, grand-père, en style télégraphique, se mit à crier à tue-tête.
— Apprendre français, M. Peelmann !… répétait-il, apprendre français !
La petite intervint avec une autorité comique.
— Il comprend tout, grand-père ! Parle-lui donc comme à moi.
Le ton redevint naturel.
— Ah ?… Parfait !… Eh bien ! M. Peelmann, je disais : Il faut apprendre le français. Ça ne vous sera pas difficile, maintenant que vous êtes en France !
Une teinture de blague dans la voix :
— Mariette vous donnera des leçons !
La fillette, dans l’ombre, fit entendre un frais petit rire. Mais Knut, lui, sembla frappé.
— Oui !… s’écria-t-il avec une espèce de subit enthousiasme. C’est comme ça ! Mamoîselle donnera les leçons.
Il s’animait.
— Et moi viendre quelquefois prendre ici, mais seulemente si permissionne moi… Non ! Permitez… Non !…
Impatient, il secoua la tête, tapa du pied, puis laborieusement :
— Ici… permette moi, parce que me plaît plus que toute.
« Quel original, alors !… » fit Marcel Ernée dans ses dents.
— Tu ne vois pas qu’il veut se moquer de nous ? s’insinua la petite flûte de Mariette.
Elle recula. Grand-père aussi. Impérieuse, rauque, cette colère :
— Taisez-vous !… Vous Knut pas connaître !
Un silence suivit. Il fallait laisser passer l’impression reçue par ce brutal changement de ton. Pour recomposer la bonne atmosphère détruite, grand-père, enfin, risqua :
— Knut… C’est un beau nom. Comment l’écrivez-vous ?
— Je l’écris K.N.U.T. Mais français dite Canut, C.A.N.U.T. Rois d’Angleterre Canut s’appelaient.
— Ah ! mais c’est vrai !… dit grand-père. Canut le Grand, par exemple !
— Oui ! C’est comme ça. Histoire connaissez bien, donc !
Ni l’un ni l’autre ne surent pourquoi ce second petit rire de Mariette. Canut. C’est drôle, comme nom. Ça n’évoque rien de poétique. Elle l’appellerait comme ça, le rouquin, maintenant.
Soupir étouffé. Knut, c’est et restera le nom du prince en rêve qui ne s’est pas incarné, pauvre petit fantôme oublié déjà.
Le fils Peelmann demanda :
— Et vous, Monsieur ? Le nom ?
— Marcel Ernée.
— Mâcel Ernée… répéta-t-il avec une lenteur respectueuse.
Et le voilà de nouveau dans ses pensées. Jusqu’à quand va-t-il rester là ?
Le petit chien jappa. L’heure de sa pâtée sonnait, probablement. Knut tendit la main :
— Au revoir, Mâcel Ernée !
Ensuite :
— Mamoîselle me conduite dehors ?
Grand-père approuva :
— C’est ça ! Va donc accompagner Monsieur, ma jolie ! Il pourrait se cogner dans des raffuts, tu sais bien, ou même tomber, hein ?
✽✽
Sorti sans encombres du campement, son Ping tirant sur la laisse, il tendit la main à Mariette, tout comme à son grand-père l’instant d’avant. C’était la première fois.
— À demain !… recommanda-t-il. Mme Peelmann vous attend comme l’ordinaire.
— Ah bon !… s’exclama-t-elle, joyeuse sans savoir pourquoi.
Pendant quelques secondes elle regarda s’évanouir dans la nuit tout à fait venue la raide et maigre silhouette de celui qui ne lui ferait plus peur, elle l’espérait, du moins.
C’est revenir en courant sous la bâche. Grand-père est en train d’allumer la lampe.
— Comment le trouves-tu, grand-père ?
— Je ne l’ai pour ainsi dire pas vu, tu sais, il faisait presque noir. Mais, par exemple, il est tout à fait aimable, ce petit monsieur !
— N’est-ce pas ?… rétorque Mariette, parfaitement naturelle.
Mais elle ne dira pas combien cette amabilité la laisse songeuse, car cela comporterait raconter à grand-père tout ce que, depuis qu’elle connaît ces Norvégiens, elle n’a pas jugé bon de lui faire savoir.
CHAPITRE XIX
Encore quelque chose que grand-père ne saura pas : l’accueil de Christine Peelmann, le lendemain, à l’heure ordinaire.
Dès son coup de sonnette, ouverte avec fracas la porte, la petite reste médusée sur le seuil. Pendant que des yeux d’orage s’apprêtent à l’électrocuter, une main levée retient encore les soufflets qui vont pleuvoir.
— Ah ! te voilà, toi ? C’est comme ça que tu me fais attendre tout un après-midi sans venir ? Mais si tu ne me donnes pas immédiatement une explication possible, tu vas voir !
À peine la petite voix hachée par l’épouvante peut-elle balbutier :
— Mais Mme Peelmann, mais Mme Peelmann… C’est vous… C’est vous, hier, qui n’avez pas voulu de moi !
— Moi ? Je n’ai pas voulu de toi ? Je n’ai jamais tant eu besoin de toi ! Mes illustrations…
— Mais non… Puisque vous avez chargé votre fils de me le dire ! Même qu’il m’a empêchée de sonner !
Silence subit, massif. Visage qui change de colère. Christine Peelmann considère Mariette quelques instants, puis, d’un nerveux coup de tête, l’invite.
— Allons ! Viens ! Entre ! Tu vas t’expliquer tout en posant.
Le temps de traverser le vestibule et Mariette a compris. Encore le démon Knut et ses inventions ensorcelées. Amèrement grand-père disait hier, après sa trop longue visite : « Notre campement l’a fichtrement intéressé. La misère, c’est un beau cinéma pour les gens du monde ! » Mais autre est la vérité. Jouer du même coup un tour à sa mère et à la petite protégée de sa mère, quelle farce amusante à combiner !
Un moment écartées, l’inquiétude et la crainte ont repris leur place dans l’esprit de la tremblante petite Ernée. Knut Peelmann, personnage ambigu, va de nouveau projeter sur sa vie une ombre de cauchemar.
✽✽
Quand, tout en posant, elle eut donné les détails exigés, la Norvégienne finit, dans son indignation grandissante, par oublier de se contrôler. Son long refoulement n’en pouvait plus de ne pas exploser. Cependant ce fut sans élever la voix et comme pour elle-même qu’elle commença, trépidante, âpre :
— Je ne peux pourtant pas divorcer d’avec lui comme j’ai divorcé d’avec son père ! Il faut que je le supporte, puisque la loi me l’a donné. Et voilà où nous en sommes ! Il ne veut pas apprendre le français, et moi je veux qu’il l’apprenne. Et c’est une histoire qui nous mènera loin ! Je sais que son père, secrètement…
Elle reprit tout à coup conscience, et se tut. Mariette, les yeux détournés, souffrait. En quelques mots inachevés la vie des grandes personnes venait de s’introduire dans sa tranquille enfance, et ce n’était pas bien. Le mutisme soudain de Christine Peelmann la déconcertait plus que le reste. Pour que ne se prolongeât pas cet instant pénible, elle modula d’instinct sa voix de petite fille et la fit plus enfantine encore.
— Vous ne savez pas, Madame ?
— Quoi ? La sombre intonation ne la découragea pas.
— Grand-père, il a dit à votre garçon que ce serait moi qui lui donnerais des leçons de français !
— Absurdité !… Que tu parles avec lui, bien, mais des leçons !… Absurdité !
— Mais pas du tout, Madame !
— Comment, pas du tout ?
— Votre garçon a dit que oui. Qu’il prendrait des leçons avec moi.
Le joli petit rire éclata comme chaque fois que cette perspective amusait Mariette.
— C’est drôle, n’est-ce pas ?…
— Très drôle ; mais je ne te vois pas donnant des leçons !
— Moi non plus. Mais il a l’air d’y tenir. Que même il a dit qu’il aimerait les prendre souvent chez nous !
Ici Christine Peelmann dressa l’oreille.
— Ah ! ah ?… Décidément il y a quelque chose chez vous qui lui plaît ! D’après ce que tu viens de m’en dire tout à l’heure, je me rends compte que c’est un endroit qui ne ressemble à rien. Ça doit aller avec ses idées… Des idées qu’on ne connaît pas… En tout cas je n’ai jamais pu obtenir qu’il soit poli avec les gens de notre monde, et je n’aurais jamais osé le présenter dans la société française. C’est pour ça que je t’ai retenue, toi, pour venir ici parler avec lui. Mais prendre des leçons avec toi et ton grand-père !…
Les épaules en blouse blanche se haussèrent.
— Voilà les professeurs qu’il choisit ! Des marchands de peaux de lapins !
Mariette fut toute rouge.
— C’est mon grand-père qui m’apprend, moi ! Il sait tout, mon grand-père !
— Ne te vexe pas, mon chou ! C’est vrai que tu es très bien éduquée, intelligente, et que tu sais des choses assez étonnantes.
Elle restait songeuse derrière son chevalet. Elle reprit bientôt :
— Si vraiment il prenait goût au français à cause de ton grand-père et de toi…
Plus sourdement :
— Tu serais bénie, Mariette !
Elle venait de lâcher son crayon, d’abandonner le dessin qu’elle n’avait cessé de rageusement continuer depuis l’entrée de Mariette dans l’atelier. Mariette la vit venir à elle, eut les bras secoués, deux larges yeux gris plantés dans les siens.
— Mariette ! Mariette !…
Elle s’écarta, fit quelques pas agités, et son émotion la rendait belle.
— Il est si remarquable ! Je ne suis pas la seule à croire que c’est un petit génie, tu sais !… Il cherche déjà des inventions scientifiques. Et toujours le premier partout. Et plus jeune que tous les autres élèves. Et parlant couramment l’allemand, l’anglais, l’italien, l’espagnol… Et le grec et le latin, ah !… Et les mathématiques, donc ! Et tout ! Ah ! je suis fière de mon fils, moi !
Ce magnifique éclair d’orgueil maternel s’éteignit aussitôt. Les yeux gris noircirent, la tête se baissa. Retombée assise, Christine Peelmann gronda :
— Nous nous détestons !
— Oh ! Madame…
Mariette était prête à pleurer sans pouvoir se l’expliquer.
L’autre la regarda sauvagement.
— S’il arrive à travailler le français, j’aurai gagné la grande victoire de ma vie. Qui sait ? Avec lui on se demande toujours à quoi croire. Il est si pervers !…
Vivement elle s’interrompit :
— Surtout ne lui dis pas que je sais quelque chose de tout ça !
— Je ne dirai rien, Madame Peelmann.
— Tu feras comme si je ne t’avais pas grondée, comme si je n’avais rien demandé.
— Bien, Madame Peelmann.
— Je compte sur toi, Mariette !
Profond regard entre la grande personne et l’enfant. Une tacite complicité venait de naître, silence et ruse, arme secrète du féminin de toutes classes et de tous âges.
— Reprenons la pose, dit Christine Peelmann avec calme.
✽✽
Mariette l’aperçut la première. Il rôdait avec son chien dans le jardin sombre et jaune, ayant certainement l’intention d’être vu, bien que supposé travaillant dans sa chambre.
— Le voilà… chuchota la petite, effrayée.
— Tu en es sûre ?
— Oui ! Il vient de passer devant la fenêtre !
— Alors, vite ! lâche la pose, Mariette ! Ça ne fait rien. Et va jouer avec lui !
Ses mains avaient un léger tremblement. Mariette, haletante, n’hésita qu’une seconde. Une obscure responsabilité lui incombait du jour au lendemain. Des drames de famille dont elle n’avait pas la clé tournoyaient autour d’elle, si petite. Et, plus que jamais, elle avait peur.
— Bonjour Knut !
Elle ne risqua pas « Canut ». Ce n’était pas le jour.
— Bonjour Mamoîselle Mariette !
Il tendait la main, comme hier. Sans plaisir elle serra ses doigts osseux.
— Dites ! Vous n’allez tout de même pas m’appeler mademoiselle !… s’écria-t-elle.
Elle voulait être enjouée, mais n’y parvenait guère.
Il la dévora lentement de son regard qui ne lâchait plus. Les yeux de sa mère en plus redoutable. Que voulait-il déchiffrer, qu’on ne lui disait pas ?
Le joyeux Ping vint au secours de Mariette. Tourner en jappant autour des jambes de la petite fille, c’est lui ordonner de jeter des cailloux après lesquels courir dans les feuilles mortes. Mariette obéit volontiers. Elle échappait de la sorte au rayon magnétique du regard Peelmann.
Sautillante, elle s’engagea dans l’allée à la suite du petit chien. C’était courageux de sa part. Elle pouvait provoquer une mauvaise réaction de Knut laissé derrière elle. Toujours cette terreur de le sentir dans son dos. « Non ! Non !… Il a été gentil hier, chez nous… » Elle accéléra pourtant sa course. À courir de plus en plus vite on se fait peur à soi-même. Dans un instant la panique allait s’y mettre, d’autant plus qu’elle s’éloignait toujours de la maison.
Au tournant, elle retint des cris. Quelle bêtise ! Elle n’avait qu’à se retourner pour constater Knut resté tranquillement au loin.
Le hurlement qu’elle jeta ! Cinq doigts secs venaient de s’abattre sur son épaule. Pantelante, les mains jointes : « Oh ! non !… non !… »
Il ne quitta pas tout de suite l’épaule empoignée. Prête à tomber à genoux, Mariette claquait des dents. Knut, la tenant toujours, la reprit sous ses yeux.
« Vous si douce… » prononça-t-il comme en rêve. Et son regard, du même coup, s’éclaircit jusqu’à la transparence.
Danger presque passé, cœur qui se remet à peu près en place. Ils marchaient côte à côte à petits pas. Le Pékinois jappait autour d’eux.
— Moi croyais vous bourgeoisienne. Mme Peelmann rien dite. Dite seulement fille voisin. Et moi, bourgeoisiens, je les z’hais !
— Ah oui ?… faisait Mariette, décidée à dire tout le temps comme lui.
— Et grand-père me plaît donc tant. Et, là-bas, chez vous, je l’aime comme c’est.
Il se pencha vers elle, et martela dans ses dents :
— Doux avec moi. Sans ça, moi, je tue !
✽✽
Elle ne se remit un peu que lorsque, toujours du même pas, ils s’en revinrent du côté de la maison. C’est alors qu’elle se souvint de la mission qu’elle avait reçue. Sûre de provoquer l’affreux ricanement, mais héroïque :
— Et nos leçons ?… s’étrangla-t-elle. Quand est-ce que nous les commençons ?
Elle entendit :
— Demain. Mais je veux les vieux livres sales. Apportez, s’il vous plaît.
Elle en fut comme inspirée. Il fallait aller jusqu’au bout de possibilités inouïes.
— Ce n’est pas bien dit, ça, Knut ! Répétez après moi : « Nous commencerons demain. Apportez vos vieux livres, s’il vous plaît ! »
Docile, avec des yeux qui n’étaient plus que ceux d’un élève attentif, lentement il répéta la phrase.
CHAPITRE XX
Immense toison d’or, les couleurs de l’automne achevaient de descendre à terre. Debout sur ces épaisses dépouilles, les arbres entrecroisaient leurs branches pareilles à des charpentes de cathédrales. Des nuages sombres meublaient au passage les vides laissés par le feuillage disparu. Comme les jours raccourcissaient à une cadence de plus en plus rapide, les routes, crépusculaires en plein après-midi, commençaient dès seize heures à devenir tragiques.
Pour qu’elle pût s’attarder plus longtemps au cottage, Knut avait pris l’habitude de reconduire chaque soir Mariette à son campement. C’était un visible plaisir pour lui quand il trouvait déjà rentré Marcel Ernée et pouvait causer un moment avec lui.
Les progrès faits en français par le petit Peelmann en moins de vingt jours étaient à peine croyables. Mariette s’enhardissait de temps en temps jusqu’à le taquiner. C’était son tour.
« Dites, Canut, vous êtes sûr que vous ne saviez pas déjà ? »
D’autres fois :
« Avouez que vous faisiez exprès de mal parler ! »
Ces soupçons avaient le pouvoir d’agiter curieusement l’adolescent, qui se donnait des peines infinies pour se défendre. D’ailleurs la petite n’insistait pas. Non qu’elle eût encore peur de lui ; c’était bien fini, cette fois. Mais, même quand on est venu à bout d’apprivoiser un chien méchant, il ne faut jamais s’y fier tout à fait.
Cette impression qu’il était un chien maintenant docile, elle l’avait surtout dans l’ombre des chemins, le soir ; car la compagnie de ce petit défenseur voulait alors dire réconfort, sécurité. Le rôle qu’il tenait était celui d’un Polo plus intelligent et plus dangereux. Cependant, tout en trottinant à ses côtés sans le voir, elle ne cessait de lui parler tant que durait le trajet, ayant conservé de ses silences un souvenir qui pouvait encore la faire frissonner.
De deux sortes étaient ses meilleurs moments avec lui :
L’heure pendant laquelle il l’appelait « Professeur Mariette », était celle où, sous la lampe prématurément allumée, pinçant les lèvres pour ne pas rire, elle lui donnait sa dictée quotidienne. Cette heure paradoxale se passait dans la chambre du garçon, un monde de livres en toutes langues débordant des bibliothèques, traînant sur les tables, les chaises, jusque par terre. Mariette goûtait inconsciemment ce désordre qui sentait le « cassement de tête », inspirait on ne savait quel respect pour le si jeune être capable de créer pareille atmosphère autour de lui.
L’autre moment se déroulait dans le jardin, juste après le coup de sonnette de l’arrivée. Ping en faisait partie de toute son ardeur déchaînée. Mais le bout de l’allée et certains recoins restaient, en dépit de tout, imprégnés des premières terreurs d’une gamine livrée sans protection aux fantaisies inquiétantes d’un petit rouquin mal intentionné. Toujours Mariette essayait d’éviter la région des cachettes et des embuscades, essayait de rester en vue de la maison. Mais quels fous-rires pleins de santé quand Knut, accourant vers elle :
— Venez voir Mariette ! Il y a une crapule sous les feuilles mortes, là-bas !
Elle venait voir, intriguée, et trouvait que la crapule était un crapaud.
Ou bien :
— J’ai vu une corbeille qui se battait avec un pie !
Corneille et corbeau devenus corbeille, et pie au masculin, quel amusement !
— Ah ! Canut, que vous êtes drôle !
Il ne se fâchait pas de ses gaietés. Quand elle avait bien fini de rire, elle expliquait sagement, redevenait Professeur Mariette, et il l’écoutait, dévorant, ses yeux enfoncés dans les siens jusqu’à lui faire détourner la tête.
✽✽
Christine Peelmann semblait avoir abandonné toute idée de faire poser son petit modèle. Mariette ne connaissait plus le chemin de l’atelier. Presque jamais, même, la mère de Knut ne se montrait. Le miracle avait lieu sans elle. Pour rien au monde elle ne fût intervenue, sans doute par crainte de rompre un enchantement.
D’autre part il n’était jamais question de retour à Paris.
✽✽
Novembre venait à peine de commencer. Mariette fut surprise ce jour-là de voir, comme autrefois, Christine Peelmann lui ouvrir la porte au lieu de Knut.
— Bonjour, Mariette ! Il y a longtemps que nous ne nous sommes vues, il me semble !
— Oh ! oui, madame !
— Écoute-moi ! Si ça t’arrange, je demande à ce que tu viennes maintenant le matin, au lieu de l’après-midi. J’aurai à te faire poser, et la lumière devient si ridicule dans la journée qu’il vaut mieux ne pas en parler. Prends l’avis de ton grand-père, bien entendu !
— Bien, madame…
Knut n’était certainement pas au courant de cette nouveauté. Mais rien que de trouver sa mère dans le vestibule alors qu’il se précipitait pour ouvrir lui-même comme d’ordinaire, son visage blafard ne fut plus de nouveau qu’un masque démoniaque. Et le dialogue rapide en norvégien, et les décharges de deux regards aux électricités accumulées. Mariette reprit son tremblement des mauvais jours.
La brève scène se termina par le ricanement maladif, rappel instantané de toutes les terreurs.
Christine Peelmann venait de rentrer dans son studio, frémissante mais sans claquer la porte. La petite suivit Knut qui se dirigeait vers le jardin. C’était facile de comprendre qu’ouvrir la porte à Mariette était un monopole que se réservait Knut ; que mieux, même, ce monopole s’étendait à tout le reste des après-midi ; qu’en somme Knut considérait Mariette comme lui appartenant à lui seul, sitôt franchi le seuil du cottage.
Cette pensée était bien près de lui faire horreur sans qu’elle fût capable de déterminer la cause d’une telle répulsion. Du reste elle n’avait pas le loisir de s’y attarder, prise par autre chose de plus clair. Qu’allait dire Knut quand il saurait les heures de la journée changées pour celles du matin ? C’était supprimer ses visites au campement, ses chères conversations avec Marcel Ernée ; et bien sûr qu’il ne laisserait pas les choses se passer de cette façon sans quelque réaction violente.
Fallait-il l’avertir ? Elle n’osa pas. Nerveusement il faisait déjà jouer son Pékinois ivre de gaieté.
— Nous allons courir après lui !… déclara-t-il.
Et, sans attendre, sans plus s’occuper du chien, il empoigna Mariette par la main, puis par le bras et l’entraîna d’une traite jusqu’au bout de la pelouse, à une allure beaucoup trop rapide pour elle. Ses doigts, durs comme des serres, tenaient le tendre petit bras qui cherchait à leur échapper. Enlève ment. Rapt. Impérieuse prise de possession.
Au bout de la pelouse, stoppée avec lui qui la regardait, Mariette, hors d’haleine, se retint pour ne pas pleurer. Encore une fois elle avait peur. Peur du fils et peur de la mère. Et tout son être pantelait, faible proie que personne ne défend.
✽✽
Grand-père, loin d’objecter, s’écria : « J’aime beaucoup mieux que ce soit le matin ! Au moins, quand je rentrerai je te trouverai chez nous comme autrefois ! »
Pour lui-même il ajouta : « Et ça supprimera les visites du petit monsieur ! »
Dans la lueur bornée de leur pauvre lampe, la petite le dévisagea. Peut-être allait-il expliquer cette remarque pleine de choses. Mais il ne développa pas et dit seulement entre haut et bas : « Quand ils s’en iront, ces gens-là, je pense que tu leur auras largement payé ta robe, ton paletot et le reste. Car on peut vraiment dire qu’ils t’accaparent ! »
Et pour la première fois, Mariette eut vent d’une jalousie qu’elle n’avait pas encore décelée. Son cœur se serra. Comme la vie était compliquée ! Ne sachant par quelles paroles répondre à cette ombre qui passait, elle regarda par terre sans rien dire. Tout un domaine du sentiment venait de s’entrouvrir devant elle ; mais elle se sentait bien trop petite pour y pénétrer.
✽✽
Arrivée de très bonne heure, le lendemain matin, au cottage Peelmann, une surprise l’y attendait. Ni Knut ni sa mère ne lui ouvrirent, mais une femme inconnue en tablier de cuisine et le balai dans la main.
Introduite dans l’atelier et s’attendant à y poser, elle tombait en plein nettoyage, les sièges repoussés, les tapis roulés, les fenêtres ouvertes. Christine Peelmann, outre sa blouse blanche, avait la tête enveloppée d’une serviette, et brossait avec énergie les rideaux de reps.
— J’avais oublié que c’était le jour du ménage à fond, Mariette ! Tu vois, nous n’allons pas pouvoir poser tout de suite. Mais, tiens ! Puisque tu es là, tu vas nous aider !
Mariette n’osait pas demander des nouvelles de Knut. Où était-il ? Où boudait-il ? Ou, plutôt, dans quel coin préparait-il des représailles ? Car, de la fenêtre de sa chambre, il avait dû voir la petite Ernée entrer dans la maison, et compris que les rites n’étaient plus les mêmes.
— Voilà, Mariette ! Avec ce chiffon fin il s’agit d’essuyer tous les bibelots que j’ai réunis là. Nous allons voir si tu sais t’y prendre !
Qu’est-ce qu’on lui voulait, maintenant, dans cette maison ? Sans réplique elle se mit à la besogne. La patronne et la femme de ménage l’observaient, debout l’une à côté de l’autre, avec chacune un demi-sourire qui n’était pas le même. Cette enfant de va-nu-pieds déguisée en demoiselle, la femme de ménage savait bien qui elle était : la gosse au père Ernée, le marchand de peaux de lapins. Dans un instant il y aurait deux ou trois bibelots cassés. Ces vermines-là n’ont jamais manipulé que les ordure des poubelles. Christine Peelmann, peu rassurée, pensait, la malveillance en moins, quelque chose d’équivalent.
Elles ont compté sans l’imprévisible. Mariette a dans les mains, de naissance, toutes les adresses de son grand-père. Ses gestes précis et délicats, la logique avec laquelle elle exécute la besogne demandée, deux étonnements simultanés.
— Comme tu t’y prends bien, Mariette ! Tout à l’heure je te donnerai autre chose à faire !
Dix heures. L’atelier est en ordre. La maritorne est allée à la cuisine préparer le déjeuner.
— Maintenant, mon chou, nous posons !
Alors, pas de Knut, aujourd’hui ? Sur son haut tabouret, Mariette immobile, retient des réflexions. Elle se croit revenue à ses premiers jours dans la maison Peelmann, quand le garçon n’était pas encore arrivé, quand elle faisait des rêves en regardant le tableau qu’elle croyait le représenter. Elle soupire. Du passé, déjà, dans sa vie de petite fille, déjà de la désillusion…
La voix de Christine Peelmann la tire brutalement de ses songes.
— C’était amusant, Mariette, cette expérience de tout à l’heure ! Ça m’a suffi pour te juger. Tu pourrais être, plus tard, une vraie perle dans une maison !
— Oh ! c’est vrai, madame ?
— Mais oui, mon petit !… Ne dérange pas pour ça ta pose. Bon ! Dis-moi donc ? Qu’est-ce que tu comptes faire quand tu seras grande ? Je veux dire quand tu attraperas quatorze, quinze ans ?… Je vois à ton air que tu n’y as jamais pensé. Pourtant il faudra bien que tu gagnes ta vie, un jour !
La Norvégienne ne s’attarda pas aux stupéfactions qu’elle suscitait. Tranquillement elle poursuivit :
— Le mieux sera de te placer. Adroite comme tu l’es, et gentille, et intelligente, quelle bonne petite servante tu feras !
— Moi ?…
Le cri sans force était sorti tout de même. Chiffonnière et princesse, Mariette n’a jamais envisagé d’autre existence que celle qu’elle mène avec son grand-père, loin des gens, en pleine indépendance heureuse, et qui s’ignore riche de dédain.
— Cette idée-là n’a pas l’air de te plaire ! Écoute, pourtant ! Chez nous, dans les pays Scandinaves, il y a quantité de jeunes filles, qui, elles, sont de bonnes familles bourgeoises et qui, pour apprendre le français, ou l’allemand, ou l’anglais, se placent comme bonnes à l’étranger. Curieux, n’est-ce pas ? C’est pourtant comme ça.
Un temps. Le pinceau travaille sur la toile. Christine Peelmann, cligne, recule, et, sans regarder autre chose que son tableau :
— Tu n’aimerais pas, toi, connaître la Norvège et parler le norvégien ?
— Mais, madame…
— D’abord ce ne serait pas tout le temps la Norvège. Ce serait Paris, pour un temps. Et puis, tous les ans, aux vacances, retour à ton pays, ici… Enfin tu ferais ton apprentissage sans que rien soit tellement changé. Tu continuerais à voir Knut tous les jours, puisqu’il est toujours externe, et puis…
Elle s’arrête court. Le rire de Mariette, cette fraîcheur enfantine, l’a coupée dans son rêve monologué. Ne pas aller trop vite. Pour dissimuler sa défaite, elle prend le parti de rire aussi.
CHAPITRE XXI
Mariette avait encore envie de rire toute seule en rentrant au logis par ce pimpant midi tout doré de soleil et de feuilles mortes.
Qu’était-elle allée chercher, la Norvégienne, pour empêcher son modèle de s’endormir ? Mieux valait une belle histoire. Mais, de belles histoires, il n’en existait plus qui pussent valoir celle du Roi des Aulnes, pourtant si mal finie pour la petite poète.
Grand-père n’était pas encore là. Comme tous les jours, elle mit en train l’insuffisant repas quotidien sur le poêle fatigué ; comme tous les jours, Polo revint avec sa pitance mystérieuse à la gueule, et commença de la dévorer.
— Eh bien, cette pose ?… demanda gaiement Marcel Ernée qui surgissait.
Et, pas plus que les autres fois, la fillette ne jugea bon de lui raconter exactement ce qui s’était passé.
Son petit caquet musical continua bientôt sur d’autres sujets, des riens d’enfant, gazouillis informe des gamines quand on les laisse parler à leur aise.
Puis vint, à la fin du repas, un léger battement de mains : « Je reste chez nous, aujourd’hui ! Je vais pouvoir faire une robe à ma poupée avec le beau chiffon que j’ai trouvé l’autre jour ! »
— C’est ça, ma jolie ! Ça va te changer un peu !
— Oh oui ! grand-père !
— Ça ne doit pas t’amuser tous les jours d’être chez ces gens-là !
Pointe de jalousie qui reparaît. Miséricordieuse, la petite se dépêche :
— Oh non ! pas tous les jours, grand-père !
Dans son souci de le rassurer, elle l’a dit sur un ton sans aucun naturel. Il la regarde un instant, se lève brusquement, et déclare :
— Il faut que je m’en aille, maintenant !
Les baisers, les sourires ; il est parti.
✽✽
De se trouver seule sous la bâche avec sa poupée, juste à l’heure où, d’ordinaire, elle se mettait en route pour le cottage, une sorte de malaise singulier la prenait.
S’en rendait-elle compte ? Le cottage, c’était son théâtre. Elle ne devinait jamais quelle pièce s’y jouerait, quelles émotions elle en éprouverait. Le sentiment du vide autour d’elle, parfaitement inconnu jusqu’à sa nouvelle vie, la gêna, lui fit appeler Polo qui refusa de sortir de sous sa voiture, ensuite parler haut à sa poupée. Elle eut de la peine à se mettre sérieusement à coudre. Sans cesse elle tournait la tête, comme en attente de quelqu’un ou de quelque chose.
Il fallut bien que l’après-midi se passât sans rien de plus. Fatiguée, à un moment, de sa couture, elle alla traîner le long du talus du chemin de fer. Pourquoi ne prenait-elle pas son panier pour aller à la chasse aux trésors ? Elle n’y avait seulement pas pensé, tiens ! Ce n’est pas en trois minutes qu’on se remet dans la personnalité quittée un si bon bout de temps. D’ailleurs le panier crevé, le furetage dans les ornières, rien ne cadrait plus avec sa belle robe, ses beaux bas, ses beaux souliers…
Elle soupira sans que ce soupir eût aucun sens déterminé. Triste ? Peut-être qu’elle s’ennuyait, tout simplement.
✽✽
Sitôt la lampe allumée, elle s’était sentie mieux. Maintenant grand-père allait rentrer, la vie allait reprendre un sens. Elle berça gentiment sa poupée. La robe, taillée n’importe comment et cousue à grands points, faisait quand même son effet. « Grand-père va trouver ça bien ! »
Un instant plus tard : « Ah ! ah ?… Voilà Polo qui remue ! »
Et, tout aussitôt, grand-père fut là.
— Alors, ma jolie ? Qu’est-ce que tu as fait de ton après-midi ?
— Eh ben, tu vois, grand-père ! Ma poupée a sa robe !
Elle n’avait pas fini de parler, le chien aboya. Tous deux se retournèrent d’un même mouvement. Knut Peelmann faisait son entrée sous la bâche.
Le « oh ! » de Marcel Ernée fut presque un grondement. Celui de Mariette sonna joyeux. Cela lui faisait-il donc plaisir de voir Knut ? Lui avait-il donc manqué, pour un jour qu’elle passait sans lui ?
Elle n’en sut rien du tout.
— Bonsoir, Canut !
Il serra d’abord la main de l’homme, puis celle de l’enfant, toujours un peu cérémonieux. Et, comme si c’eût été la chose la plus normale, il s’assit tranquillement sur le banc, en familier qui continue ses habitudes.
— Je n’ai pas pris Ping, ce soir. Il dormait si bien dans sa panier !
— Son panier !… corrigea Mariette.
— Oh ! merci ! Son panier ! Oui. Son panier.
— Regardez la robe de ma poupée ! Il examina sans voir, rendit le joujou distraitement, dit :
— Madame Peelmann a de si bonnes idées ! Elle m’a dit. Je suis très intéressé dans ses projets.
— Comment ? fit Marcel Ernée.
Mais Mariette avait compris. Elle s’en tira par un semblant de rire, alors que son cœur battait subitement trop vite.
— C’est ce matin, grand-père ! Madame Peelmann voulait m’emmener en Norvège. Elle me dit n’importe quoi pour que je ne dorme pas en posant, tu sais !
Le petit Peelmann, subtil psychologue, avait, au vol, saisi le sens de la situation. C’est pourquoi, venant au secours de la pauvre gosse :
— Demain matin elle proposera le voyage dans la lune ! enchaîna-t-il. Il faut chaque jour trouver du nouveauté, n’est-ce pas ?
— De la nouveauté… dit faiblement Mariette.
— Oui ! Merci ! De la nouveauté… Dites, Mâcel Ernée, vous aimerez si je vous retrouve le livre dont nous parlions hier ?
Mariette n’écouta pas leur conversation. Knut, informé, consentant, épousait l’idée maternelle. Car c’était bien d’une idée qu’il s’agissait, et non d’une plaisanterie comme elle l’avait cru. « Alors, il veut aussi que je devienne la bonne ? »
Fâchée, froide, elle s’écarta pour jouer dans un coin avec sa poupée. Et, quand enfin le petit Peelmann se retira, ce fut à peine si ses lèvres purent formuler un « à demain » correct.
✽✽
— Alors on va l’avoir comme ça tous les soirs ?… ragea Marcel Ernée sans chercher à se contenir.
— J’espère bien que non !… s’écria Mariette.
Et ce fut lancé si sincèrement qu’un éclair de joie passa dans les yeux du grand-père.
✽✽
Le lendemain matin, contre son attente, Mariette ne fut pas conviée à faire le ménage. Ce fut, au contraire, une séance de pose tout à fait classique. Prudente, Christine Peelmann ne risqua pas même une allusion à ses propos de la veille.
Il en devait être ainsi pendant les trois matinées qui suivirent. Knut ne faisait que de rares apparitions pendant que peignait sa mère. Mais, tous les soirs, il fallut, au campement, subir sa visite. Le grand-père et la petite fille, également animés contre lui, le recevaient de plus en plus froidement. Il ne semblait pas s’en apercevoir.
Le quatrième matin :
— Dis, mon chou ! Ma femme de ménage m’a prévenue qu’elle serait en retard aujourd’hui. Tu vas être gentille et m’aider à faire mon lit !
Après le lit (c’était beau, ces draps tout blancs !) ce fut balayer, épousseter et ranger. « Tu es décidément étonnante, Mariette ! »
La femme de ménage ne fut là que vers midi. Juste le temps de s’occuper du déjeuner. « Redescendons à l’atelier ! »
Là, presque à l’oreille de Mariette :
— Dis, ma mignonne ? Tu veux me rendre un petit service ?
— Mais oui, Madame !
— Comme nos poses sont finies, à partir de demain tu vas te retrouver avec Knut pour les dictées et jouer au jardin. Veux-tu, sans avoir l’air de rien, lui faire remarquer que ses cheveux deviennent trop longs et lui conseiller d’aller en ville les faire rafraîchir ?
Devant le petit museau tout étonné levé vers elle :
— Toi, il t’écoutera, tu comprends ? Tandis que, si c’est moi qui le lui dis, ça suffira pour qu’il n’aille jamais chez le coiffeur.
Elle n’avait pu cacher l’amertume de ses inflexions. Jalouse aussi ? Comme grand-père l’était de Knut. Comme Polo l’était de Ping…
— Madame est servie !… annonça la femme de ménage.
— Oh ! comme il est tard !… Tiens, Mariette, tu vas rester à déjeuner ici. Tu veux ?…
— Mais Madame…
— Ton grand-père comprendra très bien. Et tu fileras sitôt sortie de table.
Knut, prévenu, descendait.
— Bonjour professeur Mariette !
— Elle reste à déjeuner ici !… s’empressa la mère.
Elle appela :
— Joséphine ! Mettez un couvert à côté du vôtre !
— Vous voulez dire à la cuisine ?… demanda lentement le garçon.
— Eh bien, mais…
Joséphine arrivait.
— Un couvert de plus, ordonna Knut, dans la salle à manger !
✽✽
Elle galopait sur la route, anxieuse d’arriver plus tôt pour rassurer son grand-père. Mais cette course folle était également une manifestation de joie.
Non, Knut ne voulait pas qu’elle devint la bonne !
Chien dangereux apprivoisé seulement à moitié, petit étranger trop souvent indéchiffrable, ce rouquin-là, pour finir, ce n’était peut-être pas un camarade ; mais, depuis aujourd’hui, c’était, et, de toute évidence, un allié.
CHAPITRE XXII
— Qu’est-ce qu’elle peut bien vouloir, celle-là, pour prendre la peine de venir jusqu’ici ?
— Je ne sais pas, grand-père ! Elle m’a dit : « Demande à ton grand-père de m’attendre. Sitôt le déjeuner je serai chez vous. » Mais elle ne m’a pas dit pourquoi.
— Drôle d’histoire !
— Ils vont bientôt partir, tu sais ! J’ai vu Joséphine descendre des malles du grenier.
— Qu’est-ce que c’est que Joséphine ?
— Mais c’est la femme de ménage !
— Je ne suis pas forcé de le savoir ! Je ne déjeune pas tous les deux jours chez eux, moi !
Inquiet d’avoir exprimé si clairement ses sentiments, Marcel Ernée se pencha pour embrasser sa petite. Elle, indirecte, délicate :
— Puisqu’ils s’en vont… murmura-t-elle.
Ils n’en dirent pas plus long pour cette fois. Il comprenait qu’elle avait compris. Inutile de préciser davantage.
✽✽
Novembre approchait de sa fin, mois dénudé, sourcilleux, traversé de tiédeurs attardées avant les fatalités de l’hiver. Des flaques sur les routes, morceaux de ciel cassé, révélaient certaines averses nocturnes. Une dernière feuille jaune flottait dans un petit coup de vent, un peu de soleil alternait avec un nuage en fuite.
Mariette, chaque fois qu’elle avait le temps, commençait, revêtue de sa blouse préservatrice, à ramasser le long des talus, au-dessus des rails, toutes les brindilles qu’elle pouvait trouver, tout ce qui servirait cet hiver à nourrir l’appétit dévorant du vieux poêle, leur sauveur.
Il lui plaisait faire cette minime corvée pendant laquelle tant de choses passaient par sa petite tête coiffée d’or surnaturel.
Au moindre fragment de vaisselle rencontré sous ses doigts, de nébuleux développements, qui jamais ne seraient formulés, travaillaient l’imagination de la petite chiffonnière.
…Leurs beaux services de table, leurs piles d’assiettes, leurs plats ronds ou ovales, grands ou petits, tout ce qu’ils ont dans leurs réserves, rien de tout cela n’est vivant, amusant comme les raccommodages du père Ernée. Ce ne sont pas des résurrections, des miracles. C’est sorti comme ça des fabriques, voilà tout. Ça n’a pas d’histoire. Le neuf ne raconte rien. Vingt-quatre assiettes identiques ne vaudront jamais les deux ou trois rescapées disparates rangées dans un buffet bancal, chacune représentant des heures de promenade le long des routes pour une petite commère au panier crevé, puis des heures d’ingénieux travail pour l’artisan sans outillage qui trouve le moyen de rendre usuelle derechef la chose depuis longtemps jetée à la voirie. Quels romans, les ustensiles employés dans le campement Ernée ! Quoi de pareil dans les armoires des riches ? À eux la série, cette facilité, cette banalité. Un petit bouquet de fleurs peintes égaré sur un coin de faïence cassée fait rêver, dégage des charmes, bien plus que cette collection intacte de porcelaines de Copenhague exposée dans une correcte salle à manger.
Grand-père, justement, venait de refermer les portes du buffet infirme en disant : « Il faudra pour tant que je lui refasse un pied ! » Polo donna de la voix ; et ce fut Christine Peelmann.
Elle parut à l’entrée de la bâche, tailleur et chapeau de feutre ; et c’était facile de voir qu’elle réprimait des étonnements devant ce qui frappait sa vue.
L’ambiance de Mariette, elle n’avait pas imaginé que c’était ça tout de même !
Vivement levé, Marcel Ernée la salua sans trop approcher. Elle fit, elle, les trois pas qu’il fallait pour tendre la main.
— Je m’excuse, M. Ernée, de venir vous déranger chez vous et de vous avoir demandé de m’attendre.
— Madame…
Il lui faisait poliment signe. Elle s’assit sur le banc.
— J’ai à vous parler sérieusement, M. Ernée.
— Va, Mariette !… fit aussitôt grand-père.
— Non ! Mariette peut rester. Elle en a déjà assez entendu chez nous !
Soudaine révélation pour grand-père ignorant de tout. Il se garda de marquer le coup. Mariette s’était mise à trembler.
— Viens t’asseoir à côté de moi, mon chou ! Plus près !… Bien !… C’est justement à propos d’elle que je suis ici, M. Ernée.
— À propos d’elle ?
— M. Ernée, cette petite fée, avec ses cheveux-là, avec ses yeux bleus, avec sa douceur, avec ses bonnes façons (je vous félicite, M. Ernée, pour la manière dont vous l’avez élevée !) cette petite bonne femme-là, voyez-vous, elle a fait sans le vouloir un prodige chez moi !
— Oh ! madame, vraiment…
Il regardait sa petite avec émotion, orgueil. Les paroles qui venaient d’être dites et si bien dites, émerveillaient tout à coup son humble existence.
— Voilà, M. Ernée. Mariette le sait déjà : mon fils et moi nous ne pouvons pas nous entendre. Ce garçon est un génie, et j’en suis terriblement fière. Mais j’ai dû divorcer d’avec son père (je continue à porter son nom parce que c’est ma signature) son père qui a, malheureusement, le droit de le voir de temps en temps. Et, naturellement, c’est son père qu’il aime, et pas moi.
Les coins de sa bouche descendirent en le prononçant. Amèrement elle continua :
— Il y a des raisons qui font que mon mari ne peut souffrir ni la France ni rien de ce qui est français. Longue histoire que je vous passe, mais qui est à la base de notre divorce. Car, moi, je peux dire que je suis plus française que norvégienne. J’ai été élevée à Paris, j’y ai fait toutes mes études, j’y ai commencé ma carrière de peintre… J’y ai… enfin !… Alors vous vous imaginez quelle lutte entre cet homme et moi sitôt la naissance du petit ! Moi je voulais le franciser, lui voulait lui inculquer la haine de la France. (Il continue, d’ailleurs, chaque fois qu’il le voit.) Ah ! si on avait pu me le confier plus tôt, mon garçon !… Mais il n’y a pas si longtemps que le divorce est prononcé. Alors…
— Oui… oui… Madame…
Elle essaya de sourire.
— Vous devez être étonné de toute cette confidence. Mais je devine, d’après le goût que mon fils a pour vous, d’après les manières de Mariette, et simplement en vous regardant, que vous n’êtes pas tout à fait ce qu’on pourrait croire d’abord, M. Ernée.
— Vous avez raison, Madame !… fit-il brièvement, presque sèchement.
Christine Peelmann n’insista pas.
— Alors, voilà ! J’en arrive au point capital de l’affaire.
Elle se recueillit, les paupières clignées, poursuivit :
— Mariette, que mon fils a d’abord regardée tout à fait de travers, la pauvre petite (elle a dû vous le raconter) a fini, je ne sais par quel sortilège inexplicable pour moi (mais ça, c’est le secret de ces deux enfants), a fini par dompter mon loup-garou jusqu’à l’amener où il en est maintenant. Vous savez — c’est si comique ! — qu’elle lui fait travailler son français tous les jours. Vous avez pu vous rendre compte vous-même des progrès qu’il a faits en si peu de temps. Et ça, voyez-vous, M. Ernée, c’est mon éternelle bataille gagnée tout d’un coup contre mon mari !
— Madame…
— Mais non seulement Knut se francise, mais il s’humanise. Car c’est un enfant assez effrayant, une tête de fer, et, de plus, presque anormal à force de précocité. Pour tout dire, on ne sait jamais où on en est avec lui. Une énigme. Et une énigme peu rassurante, je vous assure !
Son regard suivit un rêve d’un instant.
— M. Ernée, votre Mariette est le sauveur de mon fils. Le séparer d’elle, c’est en refaire un démon. Et je ne peux pas renoncer à retourner à Paris pour que Knut y finisse ses études au lycée, et qu’il les finisse en français.
— Alors, Madame ?…
La tête en avant, grand-père, assis maintenant sur la caisse d’emballage, labourait du regard l’étrangère impérative.
— Alors, M. Ernée, il faut, il faut que vous me prêtiez Mariette, au moins pour quelque temps. Voilà.
— Que je vous prête Mariette, Madame ?
— Oui, M. Ernée. Il faut qu’elle vienne avec nous à Paris. Je la soignerai comme ma fille. Chaque soir en rentrant du lycée (car il n’y sera qu’externe) Knut la retrouvera chez nous. Et, quand le temps sera revenu pour nous de retourner en Norvège…
— Vous l’emmènerez, naturellement.
— Il faudrait, oui !
Elle se hâta.
— Mais vous la reverrez chaque année, puisque je compte, cette fois, me fixer dans ce cottage que j’ai loué ici.
Encore des coins de bouche descendus. Ivre d’amertume, grand-père prononça :
— Et moi je reste ici sans ma petite…
« Grand-père !… » s’étrangla Mariette. Mais il ne l’entendit pas. Comme une gorgée empoisonnée, il ravalait toute la déchirante ironie qui lui venait aux lèvres. Il dit, et sur le ton le plus froid :
— Mais Madame, avec ce que vous proposez là, nous allons tout droit à l’adoption, il me semble ?
Christine Peelmann ne sourcille pas. Certes, il n’était plus question de faire de Mariette sa domestique. N’était-il pas plutôt question de quelque chose comme une demande en mariage par anticipation ?
Sans baisser ses yeux fascinateurs, elle répondit fort calmement :
— Adopter Mariette, M. Ernée ?… Et pourquoi pas ?
CHAPITRE XXIII
Pendant le temps que mit grand-père à reconduire jusqu’à la sortie du campement Christine Peelmann, Mariette restée seule sous la bâche, debout, ne sut même pas qu’elle joignait convulsivement les mains sous son menton, bouche ouverte et prunelles dilatées, attitude même de l’épouvante.
Un remords effréné la poignait d’avoir caché tout ce que venaient de révéler quelques phrases dont exclues les nuances, pourtant si nécessaires pour expliquer un tel silence. Jamais elle n’allait pouvoir faire comprendre à son grand-père pourquoi, de sa vie au cottage Peelmann, il n’avait absolument rien su. Avoir l’air de s’être cachée de lui, c’était lui donner à croire qu’il ne comptait plus, que le luxe d’une nouvelle existence détachait de lui peu à peu l’enfant loqueteuse devenue cette petite fille trop bien habillée pour sa misérable condition.
Et, maintenant, que lui racontait-elle encore, la Peelmann, pour qu’il s’attardât de la sorte à la reconduire ?
Quand il réapparut enfin, elle prit son élan pour se jeter dans ses bras, mais resta clouée sur place. Car savait-elle s’il n’allait pas la repousser ?
Il s’approcha lentement, lentement s’assit sur le banc. Un réflexe la fit, elle, prendre place en face de lui sur la caisse d’emballage : leur pose quotidienne à l’heure de converser, mais intervertie.
— Je me doutais, ma jolie, commença-t-il avec douceur, que, depuis ta fréquentation des Peelmann, quelque chose était changé dans ta vie. Ne dis rien ! Je ne te fais aucun reproche. Je suis heureux de ce qui arrive. Je t’ai toujours dit que je t’élevais de façon à ce que tu puisses tenir ton rang dans n’importe quel milieu, si la destinée t’en donnait l’occasion. Je l’espérais de toutes mes forces, cette occasion. La voilà. Donc tout est bien, et je ne me suis pas trompé dans mes pressentiments.
— Mais, grand-père…
— Je te parle comme à une femme, l’interrompit-il avec un adorable sourire. J’oublie trop que tu es une enfant, un bébé, même, ma jolie !
C’était là qu’il fallait bondir dans ses bras. Elle en fut même empêchée encore un coup par le drôle de petit rire qu’elle avait entendu déjà.
— Toi qui aimes les belles histoires, ma Mariette, la tienne sera la plus belle de toutes. Car, d’après ce que m’a encore dit sa mère, d’après ce que j’ai pu observer moi-même de sa nature, d’après ce que j’ai su autrefois du caractère scandinave, tu peux être sûre qu’il finira par t’épouser, ton Knut, et que ce sera le mari le plus fidèle qu’on ait jamais vu sur la terre. Car il n’aimera jamais que toi. Et quelle belle situation, ma Mariette ! C’est plein d’argent, tu sais ! Je m’en suis rendu compte tout à l’heure ; car on veut te constituer une dot, j’aime mieux te le dire ! Et une belle dot, tu sais !
Était-il ironique, ou désespéré ? Sa voix s’altérait à mesure qu’il parlait. Il allait continuer, de plus en plus surexcité. Le cri de Mariette lui coupa le souffle :
— Mais moi je ne veux pas partir avec eux !
Une seconde de silence. Échange d’intenses regards. Après quoi, détachant chaque syllabe, Marcel Ernée :
— Qu’est-ce que tu as dit ?
Enfin ruée, les bras autour de son cou, la joue contre sa joue, et toute hoquetante de sanglots enfantins, reniflante, étouffée à moitié :
— Grand-père ! Grand-père ! Je ne te quitterai pas !… Je veux que tu sois toujours là… Je ne les aime pas !… J’ai peur d’eux !… Ah ! la la !… Ah ! grand-père !… Non ! Non !… Non !…
Il la berçait, lui essuyait les yeux, la mouchait, la caressait, effrayé par cette exaltation dont elle claquait des dents, bouleversé devant cette révolte, devant cette tendresse qui s’agrippait à lui ; tant de force dans des bras de dix ans !
— Calme-toi, ma chérie, ma jolie ! Est-ce que tu ne sais pas que je ne vis que pour toi, moi ? Ah ! s’il n’y avait pas toi, il y a longtemps que…
Sans achever, heureusement, il la serra plus fort contre lui.
— Ma Mariette ! Nous deux ! Toi et moi !
— Oui… Oui… grand-père !
— Et j’ai cru que tu…
— C’est parce que je ne pouvais pas te dire… (les sanglots la coupaient encore). Les premiers jours il était si méchant que, si tu avais su, tu serais venu lui donner des claques… Et puis je croyais que ce serait le petit garçon du tableau sur le cheval noir… et c’était ce Knut-là. Il est si laid avec ses cheveux rouges !… Et puis il se cachait pour me sauter dessus dans les allées, et on ne savait jamais d’où il sortait… Et sa mère est méchante aussi… Elle m’a tiré les cheveux, fort, tu sais, grand-père !…
— Comment ?… Comment ? Ils te maltraitent, ces gens-là ?
— Oh ! plus maintenant, grand-père ! C’est fini. Knut est devenu gentil, sa mère aussi. Mais… Mais, tout de même je ne les aime pas !
— Tu es sûre que tu ne pourrais pas les aimer, à la longue ?
— Peut-être… si tu étais toujours là, oui !
— Et si je n’étais plus là ?… Je peux mourir, un beau jour. Je ne suis plus jeune…
— Oh ! non ! non !… s’exclama-t-elle en se remettant à pleurer.
— Là… là… Ne pleure plus… Si je pouvais te faire comprendre… Avec moi, tu n’as pas d’avenir… Tu ne seras pas toujours une petite fille… Tu grandiras… Et qu’est-ce que sera la vie, pour toi ? Je ne suis qu’un vieux marchand de peaux de lapins. Je peux t’aimer, c’est tout. Mais, plus tard, il faudra bien que tu deviennes quelque chose… Que tu te maries… Et voilà que, justement…
— Mais j’épouserai un Français, grand-père ! J’aimerai mieux ça, moi !
— Un Français ? Quel Français ? Un va-nu-pieds comme moi, mais qui, lui, ne te comprendra pas, qui te rendra malheureuse…
— Mais non, grand-père ! Un Français très très bien, au contraire !
— Pauvre mignonne ! Les Français très très bien ne se marient pas avec des chiffonnières… Il faut un original comme ce petit étranger… Et puis, même s’il voulait t’épouser, le Français très très bien, à cause de tes jolis cheveux, par exemple, eh bien !… il ne pourrait pas t’épouser.
— Pourquoi il ne pourrait pas ?
— À cause de moi.
— À cause de toi ?
Elle ne réfléchit pas longtemps avant de s’écrier, triomphante :
— Tu te ferais faire des beaux habits en vendant la voiture, voilà tout !
Amusé, triste, il murmura :
— Mon pauvre petit rat !… Ce ne serait pas à cause de mes habits !
— Alors à cause de quoi, grand-père ?…
Un nuage noir parut monter dans les yeux de l’homme.
— Ne me le fais pas dire, ma Mariette !…
Elle revit un sombre visage, celui qui l’avait tant troublée lors de l’entrée du chien Polo dans leur vie. Incertaine, reculée, effrayée, elle regardait sans plus pleurer, toute pâle, toute meurtrie, celui que, pour la seconde fois, elle cessait tout à coup de comprendre.
Elle le vit passer les mains sur ses cheveux gris, garder un moment son front dans cette main.
— Mariette, demanda-t-il tout à coup en lui touchant le bras. Et ses yeux étaient égarés un peu.
— Grand-père ?…
— Et si je te suppliais d’accepter l’offre des Peelmann ? Si je te jurais que ce serait la plus grande joie de ma vie de te voir adoptée par eux ?
— Oh ! grand-père ! Alors je ne te verrais plus ?
— Il y aura toujours un moment dans ta vie où tu ne me verras plus. Un peu plus tôt, un peu plus tard… Et moi je pourrais mourir tranquille, heureux, te sachant à l’abri, aimée comme tu dois l’être, adorée, même, par ce petit que toi seule as su dompter… Mariette ! Nous remuons des choses qui ne sont pas encore de ton âge… Je sais bien… Tout ça, c’est trop pour toi, pauvre petite innocence. Mais je ne te demande qu’un oui ou un non. Veux-tu faire le bonheur de ton grand-père ?
— Oh oui ! oui !
— Alors pars avec les Peelmann !
Réaction imprévue, elle secoua violemment la tête en donnant des coups de pied rageurs dans la caisse d’emballage qui sonna comme un tambour. Un poupon en pleine scène.
— Non ! Non ! Non !…
En silence il contempla cette colère de gosse. Les sourcils rapprochés, il délibérait avec lui-même. D’un coup de reins il fut ensuite debout, s’approcha tout près, regarda dans le blanc des yeux la fillette restée assise à sa place.
— Mariette ?… Sais-tu qui nous sommes ? Ou plutôt sais-tu ce que je suis ?
Béante, elle ne répondit pas.
Il se mit à marcher de long en large. Elle le suivait des yeux, toute petite sur sa caisse d’emballage, frêle créature dépassée une fois de plus par le drame des adultes.
Le vent, trop doux pour la saison, soulevait les toiles de la bâche. La nuit hâtive de l’extrême automne allait bientôt descendre. Marcel Ernée, les mains derrière le dos, le menton bas, accélérait son va-et-vient tragique. Ses yeux ne regardaient que le sol. Il avait l’air d’y lire attentivement quelque chose à mesure que ses pas avançaient, tournaient et revenaient sur eux-mêmes.
Qu’allait-il sortir de cette méditation agitée ? Mariette, pantelante, la tête pleine d’un chaos indéchiffrable, attendait en retenant sa respiration.
CHAPITRE XXIV
Il avait certainement attendu l’aide de l’ombre. Sitôt commencé l’obscurcissement sous la bâche, il se décida. Son piétinement en rond venait de cesser enfin.
— Je ne comptais te dire ce que je vais te dire que quand tu serais une grande jeune fille. Mais, maintenant, tout est changé. Impossible d’attendre plus longtemps.
Sa gorge gronda.
— Oh ! c’est terrible, si tu savais !
La petite le vit se laisser tomber assis sur le banc. Donc c’était elle qui, du haut de la caisse d’emballage, dominait, au lieu du contraire.
Impossible de voir distinctement les expressions du visage de grand-père. Seule sa voix, desséchée par l’émotion, sans cesse syncopée, révélait avec quelle violence battait son cœur.
— Je ne sais pas… Peut-être que tu as pu déjà te rendre compte… que le père Ernée… était autre chose encore qu’un marchand de peaux de lapins. Non ?… Tu trouvais tout ça naturel… évidemment. Peu importe !… Tu sauras tout de suite qu’autrefois… j’ai été un beau monsieur comme ceux de la ville… Oui, ma Mariette !
— Oh ! grand-père !
— Ne bats pas des mains, va ! Ce n’est pas une belle histoire, celle-là ! Elle est même très vilaine.
Le front dirigé vers ses genoux, on l’eût dit devant son confesseur. Il se mit, dans cette pose, à parler beaucoup plus bas.
— J’avais une grande situation dans une banque de Paris… Employé principal, fondé de pouvoirs et le reste, tu ne sais pas ce que tout ça veut dire. Toujours est-il que, ta grand-mère et moi, et notre fils, ton père, nous vivions bien. En dehors du bureau j’aimais les livres. J’avais des belles bibliothèques. J’aimais aussi la peinture, les vieux meubles… enfin… Appartement à Paris, la mer en été. Heureux tous les trois. Très heureux…
Il s’excusa, comme humble, toujours sans relever le front :
— Je suis obligé de te raconter tout ça pour que tu comprennes bien. Je sais que c’est beaucoup trop tôt, mais…
Une toux l’arrêta. Puis :
— Un jour nous avons marié le fils, ton père. Quel garçon ! Un poète. À ton âge il faisait déjà des vers. À seize ans il commençait les romans, les pièces de théâtre… Moi je le poussais. J’étais fier de lui… Je ne lui voulais pas d’autre métier… Et si bon, si gentil ! Le jour de ses fiançailles, c’est curieux, il disait que sa femme serait trop belle pour lui. C’est vrai qu’elle était ravissante, la gredine ! Tu as ses cheveux…
Il s’attarda sur une image que lui seul pouvait évoquer. Après, ce fut un soupir immense.
— Tu n’avais pas deux ans, elle quittait ton père en t’abandonnant. Oui. L’Amérique… Les dollars… Mais assez parlé d’elle ! Notre pauvre gars ne devait jamais se remettre de ça. Malgré tous nos efforts pour le retenir près de nous… La boisson, les cartes… Un soir, le voilà. Dette de jeu. Et quelle dette ! La payer ou se faire sauter le caisson. Nous avons donné notre petit capital. Mais, après, il n’y avait plus moyen de se remettre à flot. Et les dettes de jeu continuaient. Notre pauvre petit… C’est là que, moi…
Les mots s’arrêtaient dans son gosier. Il parvint pourtant à poursuivre :
— Tu ne sais pas non plus ce que ça veut dire, maquiller des virements. Pas la peine de t’expliquer. Je volais de l’argent à ma banque, quoi ! Ça va plus vite à dire… Hein ?… ton grand-père un voleur !
— Grand-père !… Oh !…
— Ben oui ! Tu peux mettre ta main sur ta bouche. Il y a de quoi !
Le drôle de petit rire. Et, tout aussitôt :
— Ça n’a pas traîné longtemps, tu sais ! Il y a eu un décès dans une famille. Les héritiers ont vendu la mèche. Deux ans de prison pour moi.
— Oh !… Oh !…
Pour ne pas les entendre, ces cris de petite fille horrifiée, il parla plus haut.
— Non ! Mais écoute la suite ! Le fils, de voir où il m’avait mené, hop ! Disparu. Mort. Depuis le temps qu’il l’annonçait !… Pour nous, la honte… Le deuil… Ma femme, qui n’est pas morte de sa première attaque, meurt de la seconde en me revoyant comme j’étais fait à ma sortie de prison. Voilà !
Il releva légèrement la tête. Sa voix changea, mais il ne s’arrêta pas. Il était pressé d’en finir, maintenant, ça se sentait bien.
— Tout seul dans la vie avec toi. À quatre ans, tu n’avais plus personne sur terre ; et moi non plus je n’avais plus personne sur terre. Un pauvre bonhomme déshonoré, une pauvre mioche orpheline… J’ai compris que j’étais encore bon à quelque chose. Car, sans moi, tu allais tout droit à l’Assistance. Et si mignonne ! Il valait encore mieux essayer de t’élever le mieux possible, t’aimer tant que je pouvais. Seulement les gens volés s’étaient partagé ce que je possédais encore : mes meubles, mes livres, mes tableaux, mes effets… C’était bien juste. Alors il s’agissait de commencer une autre vie. Les banques, les administrations, les bureaux, fini pour moi ! Impossible de montrer mes papiers. Ah ! ce que j’ai pu patauger, à cette période-là !
Il devait hausser les épaules en énumérant :
— Portefaix, homme de peine, manœuvre, j’étais tout ce qu’on voulait. Et puis les idées sont venues. Il y a eu la brocante, il y a eu les fêtes foraines, il y a eu les marchés. Je ne faisais pas long feu dans tout ça. Toujours la peur d’être reconnu, montré au doigt… Ça veut dire le repassage des couteaux, le raccommodage des faïences et porcelaines, le rempaillage des chaises… Heureusement que je suis très adroit de mes mains ! Et puis ici, à Challes, où le hasard me faisait passer, la fichue paix, tout à coup. C’est loin des grands centres, des plages, loin de tout. Et ce terrain vague qui s’offrait… Et nous voilà tous les deux comme nous sommes depuis tes huit ans — ou plutôt comme nous étions.
Par crainte d’un sanglot, il s’exclama :
— Marchand de peaux de lapins, ça, c’est une situation !
Et, quand il se fut maîtrisé :
— Nous n’étions pas malheureux… Toi, tu ne savais pas, moi j’oubliais…
Il eut l’air, à ce moment, d’entrer dans un rêve, de se griser du pauvre bonheur prêt à lui échapper par sa propre volonté. Pendant quelques instants se perdit le fil de cette biographie douloureuse due à l’innocente qui portait son nom. Cependant :
— Ça ne pouvait pas toujours durer, recommença-t-il sourdement. Comme je te l’ai dit tout à l’heure, un jour serait venu, tu aurais tout su. Mais pas avant l’âge de gagner ta vie, de te suffire sans moi.
Elle l’entendait avaler sa salive ; ou ses larmes.
— C’est venu plus tôt que je ne pensais. Et c’est un bonheur, après tout. Le bon Dieu t’a prise sous sa protection, vois-tu ! Ces Norvégiens qui ne peuvent plus se passer de toi, qui vont t’adopter, quelle merveille ! Ils vont achever de t’élever, de t’instruire, te faire la belle et grande vie que tu mérites. Si tu savais comme je suis heureux !
Le silence tomba sur ce dernier mot, prononcé sans aucune joie. Après le tourbillon déchaîné qui venait de fracasser sa candide existence, Mariette, assommée, ne donnait plus signe de vie. Enfin, n’en pouvant plus, Marcel Ernée demanda faiblement :
— Qu’est-ce que tu penses de tout ça, pauvre petite ?
Quelle question ! Pouvait-elle le dire ? Elle chuchota seulement : « Grand-père… »
Mais elle ne bougeait pas, ne pleurait pas ; et c’était effrayant.
— Tu vois bien, fit-il, pris d’exaltation, qu’il faut que tu partes avec eux !
Dans l’ombre, et qui vint en retard un peu, le mot sonna tellement étrange :
— Pourquoi ?
Il ne reconnaissait pas cette petite voix blanche.
— Pourquoi ? Mais à cause de tout ! Qu’ils t’emmènent vite ! Que je disparaisse vite ! Que personne ne puisse jamais chercher à savoir…
Il cria presque :
— Voyons ! Tu ne peux pas avouer que tu es la petite-fille d’un voleur qui a fait de la prison !
Il la sentit plutôt qu’il ne la vit tressaillir. Il profita de l’effet brutal qu’il avait cherché.
— Écoute ! Pour te dire les choses comme elles sont, c’est demain qu’ils partent. Et je leur ai promis qu’ils t’emmèneraient.
Il attendit. Rien ne vint.
— Ils t’enverront prendre dès le matin par leur femme de ménage ; toi et ton ballot. Tu déjeunes chez eux. Et, à cinq heures, je crois, vous revenez par ici pour le train de Paris. Moi je serai déjà parti. Je n’en ai pas pour cent ans à faire mes bagages. La mère Ledru est prête à m’acheter tout mon fourniment quand je voudrai. Je m’arrange avec elle dans la matinée, et au revoir !
Une réaction enfin.
— Et où iras-tu, grand-père ?
Elle posait froidement la question. Donc elle acceptait ces deux départs simultanés. Le coup était frappé, la partie gagnée.
— Où j’irai ?… répondit-il en contenant son désespoir. Mais n’importe où, comme autrefois ! On se dira adieu ce soir en se couchant, et, demain matin, quand tu te réveilleras, comme je serai déjà chez la mère Ledru, tu n’auras qu’à partir avec tes affaires — en taxi, s’il te plaît !
Il se fit entraînant, joyeux.
— La belle vie commence tout de suite. Le train ! Depuis le temps que tu le vois passer ! Paris !… Tout l’hiver à Paris ! Et ensuite la Norvège, la mer à traverser, des pays à voir… Et des belles robes ! Et des belles fêtes !…
Là-dessus, parvenant à mettre du sourire dans sa voix :
— C’est drôle ! Je finirai par dire de toi ce que mon fils disait de ta mère. Tu étais trop belle pour moi, voilà !
Elle ne répondit pas.
La nuit était complète, à présent. Ils ne se discernaient plus l’un l’autre. À tâtons, Marcel Ernée se leva.
— Allons ! Je vais allumer la lampe, le poêle, et faire le frichti. Ce sera la dernière fois que tu croupiras dans la misère avec moi.
Il passa devant elle très vite, et en évitant de la toucher. Assise, immobile et muette sur sa caisse d’emballage, elle n’était plus qu’un petit fantôme noir enseveli dans l’obscurité.
✽✽
Pour l’entraîner, il engouffrait de grandes cuillers de leur panade. Pourtant elle laissa pleine son assiette ébréchée.
Installés côte à côte comme toujours, ils pouvaient ne pas se regarder. Ils ne parlaient pas non plus. Un seul mot :
— Tu n’as pas faim, Mariette ?
— Non, grand-père…
Contre leurs habitudes, il ne rangea rien avant l’extinction de la vieille lampe, signal du coucher. Et, l’un derrière l’autre, ils allèrent sans trébucher vers la limousine privée de roues, vers le sleeping ridicule où, pendant tant de mois, ils avaient dormi des nuits si parfaitement heureuses.
CHAPITRE XXV
Elle avait dormi. C’est le miracle de l’enfance. Mais des cauchemars tourmentèrent ce sommeil, ou plutôt des réalités. Vers l’aurore seulement son repos tragique sombra dans l’oubli.
Quand les abois de Polo parvinrent à la réveiller, Joséphine, la femme de ménage, était là, perdue au milieu du campement délabré, qui la cherchait des yeux.
Pas une minute pour rassembler ses souvenirs de la veille. Avait-elle embrassé grand-père avant de s’installer dans sa couchette ? Mais non. Un bon soir verbal, sans aucun accent, suite de l’état d’hallucination dont elle ne pouvait se dégager depuis des heures. Et maintenant elle constatait qu’il n’était déjà plus là, grand-père.
— Voilà, Joséphine ! Je viens tout de suite ! Ne pas faire attendre Joséphine, cela seul comptait pour le moment. Avoir dormi si tard quand il eût fallu la trouver toute prête, et son ballot préparé.
Joséphine, ahurie, agacée, cria vers la petite voix qui venait de lui parler :
— Mais dépêchez-vous ! Déjà que je ne suis pas en avance… Madame va m’attraper. Ce ne sera pourtant pas ma faute si vos affaires ne sont pas mises à temps dans les malles !
Mariette s’énervait à passer ses bas. La limousine étroite et close écrasait ses gestes. Elle n’osait en sortir sans sa robe. Pas de lavages, aujourd’hui.
— Enfin ça y est ! Me voilà, Joséphine !
— Pas trop tôt ! Et le ballot ? Il est prêt, j’espère !
— Mais non !… Oh ! il n’y en a pas pour longtemps, vous savez !
Ayant fouillé sous le tablier de la voiture à pétrole, elle accumula dans les bras de Joséphine tout son vestiaire. Et, sans même songer à jeter un dernier regard autour d’elle, oubliant de caresser une dernière fois le chien, elle trotta, fiévreuse, essoufflée, derrière la bonne qui bougonnait.
Le taxi les attendait au bord du terrain vague. Une vraie auto ! Monter là-dedans, c’était glorieux. Elle ne le sentit pas. Sur tout le parcours elle n’eut que cette unique pensée : « En retard ! » Et, sous son béret, la place où ses cheveux avaient été tirés se faisait sentir.
Au milieu des jappements de Ping, Knut ouvrit la porte avec quelque brusquerie.
— Madame Peelmann est donc si impatientée !… annonça-t-il, moqueur. Bonjour Mariette !
Il était déjà tout dans le voyage. Knicker-bockers, gros bas de laine, et, dans la main, cette casquette à carreaux évocatrice de trains et de paquebots. Et le couloir plein de valises, puis l’atelier encombré de caisses, rideaux, tableaux ; les bibelots ôtés, les tapis roulés, des brins de paille, ficelles et vieux journaux traînant, la maison entière criait le départ.
Mariette respira cela comme une bouffée enivrante, enivrante à faire tituber. S’en aller ! Voir du nouveau ! De l’inconnu ! Entrer de plein pied dans une vie enivrante, supérieure, sachant d’avance qu’elle y serait cette petite reine annoncée dès les premiers jours par Christine Peelmann !
Rien que sur le bateau, les gens se pousseraient du coude en apercevant la chic petite passagère promenant son précieux Pékinois : « Vous avez vu les jolis cheveux ?… »
Christine Peelmann surgit dans l’atelier. Son visage était courroucé.
— Mais enfin à quoi penses-tu, Mariette, de nous faire attendre comme ça ?
Le rythme du voyage, espèce d’épilepsie qui fait trépider les femmes de toutes classes, était en elle, redoutable.
Elle se calma pourtant sans aucune transition.
— Quel bonheur, mon chou, de t’emmener avec nous !
Mais aussitôt :
— Vite Joséphine ! Où êtes-vous ? Il y a encore toutes ces caisses de tableaux à refermer. Le douanier n’est pas là ?
Mariette, d’un coup d’œil, aperçut, prêts à s’enfourner dans la paille, les divers croquis et aussi l’étude faite d’après elle lors de ses premières poses au cottage. Elle chercha le Roi des Aulnes, ne le trouva pas, fut saisie au bras par la main autoritaire de Knut, qui ne savait la toucher qu’en ayant l’air de la prendre au piège.
— Venez là-haut m’aider à empaquer les bouquins !
— Empaqueter… le reprit-elle machinalement.
✽✽
Elle achevait de lui passer le dernier livre. La tête dans la malle il était tellement absorbé que, depuis près d’une heure pas un mot n’avait été dit.
Et, pour Mariette, dans ce silence laborieux, à chaque livre pris sur les rayons de la bibliothèque correspondit mystérieusement un embryon de pensée.
Du bruit, des paroles, de l’affairement, malles, valises, pailles, ficelles, vieux journaux, quelle invitation au voyage ! S’en aller au plus incohérent de cette griserie, voilà ce qu’il faut faire pour ne rien sentir des racines qui s’arrachent de tout votre être en partance.
Mais ranger des livres dans une chambre calme…
« Est-ce qu’il va emmener Polo, grand-père ? Il ne serait pas tout seul, comme ça… »
Les yeux fixes, elle passait les livres.
À un moment, Christine Peelmann était montée.
— Tiens, Mariette ! Quand tu auras fini avec Knut, voilà du travail pour toi. Tu descendras coller toutes ces étiquettes sur les caisses qui sont dans l’atelier. Ce sont les caisses qui s’en vont directement chez nous, en Norvège. Tout ça partira en petite vitesse. Colle bien ces adresses du bon côté, surtout !
Entrée en coup de vent, sortie en coup de vent. Un coup de vent septentrional. La Norvège… L’aurore boréale… Le soleil de minuit… Voir tout cela qui, jusqu’ici, n’était qu’une carte de géographie dans un vieil atlas dépenaillé.
— Alors, Mariette ?… Ces livres ?…
Sur le visage camard de Canut, un sourire tendre voulait dire quelque chose de bien touchant ; mais c’était bien vilain à voir.
…La besogne est reprise. Et, peu à peu, ce silence ; et l’image qui se forme sournoisement, grandit, s’impose, prend toute la place : grand-père seul sur les routes, suivi de son chien galeux.
✽✽
Ils étaient tous réunis dans l’atelier, à remuer ces caisses trop lourdes.
— Attends pour accrocher ta dernière étiquette, mon chou ! Je te dirai quand ce sera le moment… Non ! N’essaie pas de nous aider. Tu es trop petite ! Allez, Knut ! Toi ici ; Joséphine, là, vous, douanier, avec moi !… Il faudra bien y arriver ou que ça dise pourquoi ! Attends, Mariette ! Écarte-toi plutôt ! Et, maintenant, un, deux, trois !…
✽✽
Sur la route, elle courait si fort que le souffle allait lui manquer. Elle reprit le pas seulement pour traverser la ville, mais quatre bonds suffirent pour le terrain vague.
Entendant du bruit, Marcel Ernée tourna la tête. Il était assis sur le banc, et, sans bouger regardait dans le vide. Devant lui, sur la caisse d’emballage, son baluchon était rassemblé dans une vieille serviette quadrillée.
Le rugissement qu’il poussa fut celui d’une épouvante superstitieuse.
— Mariette !
Pourquoi des paroles ? Elle était dans ses bras, collée à lui, tenant dans ses petites mains insuffisantes la grande tête ravagée dont les yeux clairs se mirent à pleurer. Haletante, dévorante, elle le regardait, et de si près que les deux mentons se touchaient presque.
— Je reste avec toi, grand-père !
Elle vit qu’il voulait et ne pouvait articuler un mot. À sa question informulée, elle répondit rapidement :
— Je t’expliquerai !
Et, sitôt, prise de panique et le tirant par sa manche pour le faire lever :
— Vite ! Vite ! Sauvons-nous avant qu’ils aient vu que j’étais partie. Vite, vite, grand-père !
Il put enfin prononcer :
— Mais… Tout ce que je t’ai dit hier ?…
Le geste de Mariette fut celui du gosse qui repousse un remède désagréable.
— Non ! Non !…
Elle ajouta, divine élégance d’enfant :
— Tu me le diras plutôt quand je serai grande !
Ici, traquée, trépignante, reprise de frénésie :
— Allons ! Fais ton paquet ! Viens ! Mais viens donc !
Le rythme du départ, ici comme au cottage Peelmann.
Gagné, débordé, somnambulique, Marcel Ernée, debout, les mains désaccordées, fermant tant bien que mal son petit baluchon. Il ne pleurait plus. Il parlait, saccadé :
— Heureusement j’ai pu faire l’affaire avec la mère Ledru. Quinze cents francs… C’est la bâche qui la tentait.
— Oui ! Oui !… Viens ! Nous allons prendre des petits détours que je connais. Comme ça la voiture ne pourra pas y passer pour nous rattraper ! Viens ! Viens !… Dépêchons-nous !
L’un portant son baluchon, l’autre son panier crevé, le long de chemins introuvables ils s’en allaient, le grand-père et sa petite-fille, suivis par leur chien crotté. La force avec laquelle ils se tenaient par la main était telle que chacun devait sentir les ongles de l’autre s’enfoncer dans sa chair.
— Je n’ai jamais su ce qu’elle était devenue, dit Christine Peelmann.
Elle doit avoir quinze ans, maintenant. Ma vie avec Knut n’aurait pas été possible pendant tout ce temps. Mais il garde toujours l’espoir de la revoir et de l’épouser, car il l’aime encore plus d’avoir choisi la misère. Mais le grand-père ne durera pas éternellement ; et, quand elle se verra toute seule dans la vie, elle saura bien nous écrire, la pauvre petite.
Elle hocha la tête :
— Car, cette dernière étiquette avec notre adresse en Norvège, elle l’avait certainement gardée, puis que personne ne l’a jamais retrouvée.
Un soupir, un sourire, et :
— J’ai mes croquis, et l’étude que j’avais faite d’elle. Des reflets… Mais, n’est-ce pas, avec ses cheveux de lune, c’était sans doute tout ce qu’on pouvait attendre d’elle…
TABLE DES MATIÈRES