Peintres et sculpteurs modernes de la France/Jean Goujon

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Peintres et sculpteurs modernes de la France
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 281-304).
PEINTRES
ET
SCULPTEURS MODERNES
DE LA FRANCE.


JEAN GOUJON.


Nous ne savons rien de la vie ni des études de Jean Goujon ; la date et le lieu de sa naissance sont demeurés inconnus. On avait espéré recueillir quelques documens sur cet artiste éminent dans une famille d’Alençon qui porte son nom ; cette espérance s’est bientôt évanouie un seul fait paraît établi, c’est que Jean Goujon fut tué d’un coup d’arquebuse le 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy ; les uns disent au Louvre, d’autres à la fontaine des Nymphes, aujourd’hui fontaine des Innocens, placée alors au coin de la rue Saint-Denis et de la rue aux Fers. Comme la fontaine des Nymphes était achevée depuis vingt-deux ans, et que, selon les biographes, Jean Goujon aurait été tué le ciseau à la main ; il est probable qu’il travaillait à la décoration de la cour du Louvre, le jour de la Saint-Barthélemy. Quelle fut la cause de sa mort ? Fut-il tué comme huguenot ? et d’abord était-il huguenot ? Double question qui reste sans réponse. Chacun sait que sous Charles IX l’accusation d’hérésie servit de prétexte à bien des vengeances. La mort de Jean Goujon doit-elle être attribuée à quelqu’un de ses rivaux ? Fut-il tué par jalousie ? La tradition est muette à cet égard. Quelle ville fut son berceau, Paris, Alençon ou Rouen ? Même silence, mêmes ténèbres. À quel âge est-il mort ? Les uns disent à cinquante-deux ans, d’autres à soixante-deux ; mais aucune de ces deux assertions ne paraît justifiée. Nous savons que Jean Goujon a travaillé sous François Ier, sous Henri II, sous François II, sous Charles IX ; nous ne savons pas la date précise de ses premières œuvres. Est-ce à Rouen qu’il faut chercher la première révélation de son talent ? Les Rouennais l’affirment sans réussir à le prouver ; ils donnent à Jean Goujon les portes de Saint-Maclou et ne produisent aucun document à l’appui de cette prétention. Quelques-uns lui donnent aussi le tombeau de Brézé, sans établir d’une façon plus claire la relation de l’œuvre à l’auteur. À moins qu’une circonstance inattendue, le décès, par exemple, de quelque vieux bibliophile jaloux de ses trésors, ne mette le public en possession de documens inédits, il faudra sans doute renoncer à connaître jamais la vie de Jean Goujon, et nous contenter de l’étudier dans ses œuvres. Quant à la chronologie de ces œuvres mêmes, sans pouvoir l’établir d’une manière précise, nous savons pourtant que les sculptures du château d’Écouen, exécutées pour le connétable de Montmorenci, ont précédé les sculptures du château d’Anet, commandées, selon les uns, par Diane de Poitiers, selon d’autres et plus vraisemblablement par Henri II. L’achèvement de la fontaine des Nymphes porte une date certaine, et appartient à la quatrième année du règne de Henri II. Quant aux travaux du Louvre, exécutés soit dans l’intérieur, soit dans la cour du palais, les uns appartiennent au règne de Henri II, entre autres l’escalier qui porte son nom, les autres au règne de Charles IX, à savoir les sculptures voisines du pavillon de l’Horloge. Ces renseignemens nous suffisent pour étudier avec fruit les œuvres de Jean Goujon, pour suivre pas à pas la marche de son génie. Les bas-reliefs détachés de la porte Saint-Antoine, et placés maintenant au musée d’Angoulême, n’ont, je crois, aucune date certaine ; mais cela importe peu, car ils sont empreints du même caractère que les bas-reliefs de la fontaine des Nymphes. Enfin, l’hôtel Carnavalet nous montre le talent de Jean Goujon sous un nouvel aspect, et ne peut être confondu avec les travaux d’Écouen, d’Anet et du Louvre.

Quel fut le maître de Jean Goujon, je veux dire, bien entendu, quel fut son premier maître ? Cette question, posée depuis long-temps, n’est pas encore résolue. Les Rouennais disent que le premier maître de Jean Goujon fut un sculpteur normand, appelé Quesnel, sans apporter aucune preuve décisive ; il en est donc du premier maître de Jean Goujon comme des portes de Saint-Maclou : c’est une conjecture, et rien de plus. Il n’est permis qu’aux érudits qui ont passé toute leur vie dans le commerce des livres de dire que Jean Goujon se forma par l’étude des modèles antiques. Cette assertion, en effet, ne tient pas contre l’examen. Les œuvres de Jean Goujon, quelle que soit d’ailleurs la grace, l’élégance qui les recommande, ne relèvent pas de l’antiquité. Il faut n’avoir jamais étudié, jamais regardé les monumens de l’art grec pour voir dans Jean Goujon un disciple de Phidias ou de Lysippe. Une telle méprise, pardonnable chez un bibliographe, serait sans excuse chez un homme habitué à vivre avec les débris du Parthénon. Comment trouver, en effet, la moindre parenté entre les Panathénées et la fontaine des Nymphes ? La Diane du château d’Anet a-t-elle d’aventure quelque chose à démêler avec la Cérès, la Proserpine et les Parques de Phidias ? Les faunes et les satyres de l’escalier de Henri II sont-ils de la même famille que l’Ilissus et le Thésée ? Qui pourrait le dire sans s’exposer au reproche d’ignorance, sans le mériter ?

Le premier maître de Jean Goujon, quel que soit son nom, n’était certainement pas un disciple fervent de l’antiquité. Tout homme familiarisé avec les principaux monumens de l’art antique et de l’art moderne, depuis Périclès jusqu’à Jules II, reconnaîtra sans peine que Jean Goujon, loin d’appartenir à l’école attique, appartient à l’école florentine. Il y a entre ces deux écoles une telle différence de principes qu’elles ne sauraient être confondues. Si Jean Goujon est élève de Phidias, Philibert Delorme est élève d’Ictinus ; la seconde assertion vaut la première, c’est-à-dire qu’aucune des deux ne peut être soutenue. Aussi n’entreprendrai-je pas de démontrer que Jean Goujon ne s’est pas formé par l’étude des modèles antiques. De pareilles questions n’intéressent que les hommes éclairés, et les hommes éclairés n’ont pas besoin de moi pour les résoudre.

Nous ne savons pas si Jean Goujon a visité l’Italie : à cet égard, nous sommes réduits aux conjectures ; mais, pour expliquer son intime relation avec l’école florentine, il n’est pas besoin de lui prêter un voyage en Italie. Jean Goujon est mort huit ans après Michel-Ange, et vingt-cinq ans après François Ier. Or, personne n’ignore que François Ier avait appelé en France un grand nombre d’artistes italiens, peintres, sculpteurs et architectes : il me suffit de nommer le Vinci, André del Sarto, le Rosso, le Primatice. Plusieurs de ces artistes furent chargés d’acquérir pour le compte du roi et de rapporter en France des ouvrages de l’école qui dominait alors la statuaire, c’est-à-dire de l’école florentine. Benvenuto Cellini travailla pour François Ier à Fontainebleau, et son exemple ne fut pas sans autorité sur Jean Goujon. Si j’avais à nommer le parrain du sculpteur français, mon choix ne serait pas douteux, je n’hésiterais pas long-temps ; la chapelle des Medicis à Florence me désignerait clairement le maître et le modèle de Jean Goujon, et je nommerais Michel-Ange. S’il est facile en effet de signaler entre ces deux hommes illustres de nombreuses différences, si le sculpteur français se recommande plutôt par la grace que par l’énergie, tandis que le sculpteur florentin a souvent cherché l’énergie aux dépens de la grace, il est impossible cependant de méconnaître la parenté qui les unit. C’est dans la chapelle des Médicis qu’il faut chercher l’origine et l’explication du style de Jean Goujon.

Devons-nous remercier François Ier d’avoir appelé en France les artistes italiens ? devons-nous le remercier d’avoir proposé pour modèle à la sculpture française la sculpture florentine ? faut-il nous associer aux éloges prodigués par les historiens au roi qu’il leur plaît d’appeler le père des lettres et des arts ? Je laisse le soin de répondre aux hommes qui ont pu comparer l’art grec et l’art florentin. Si le père des lettres et des arts eût compris nettement l’intérêt de l’école française, il l’eût mise face à face avec l’antiquité, au lieu de la placer sous la discipline de Florence. C’était mal comprendre la renaissance de l’art en Italie, que de ne pas remonter jusqu’à la cause même de la renaissance. Consulter l’Italie, qui avait interprété la Grèce à sa manière et altéré le sens de bien des leçons au lieu de consulter la Grèce elle-même, ce n’était pas à coup sûr se montrer bien clairvoyant. Si le père des lettres eût confié l’éducation du génie français au génie grec, en laissant à la nature, c’est-à-dire au modèle vivant, le soin d’assouplir et de varier le style enseigné par l’érudition, je ne doute pas que les destinées de l’école française n’eussent été meilleures et plus fécondes. Poser la question en ces termes, n’est-ce pas d’autre part nous montrer bien sévère ? Pouvons-nous raisonnablement exiger d’un roi la connaissance complète ou même la notion sommaire des principes et des styles qui se partagent l’histoire de l’art ? Entre Marignan et Pavie pouvait-il trouver le temps ou concevoir la pensée d’étudier ces problèmes délicats ?

Entre les œuvres de Jean Goujon, il en est une qui jouit à bon droit d’une renommée populaire ; chacun a déjà nommé Diane de Poitiers. Quoique cette œuvre soit loin assurément de résumer tout le talent de l’auteur, quoique les caryatides de la salle des Cent-Suisses, l’escalier de Henri II et la fontaine des Nymphes nous présentent son génie sous des aspects variés, cependant la Diane mérite une attention spéciale. Pour la bien comprendre, pour l’apprécier dignement, il faut savoir ce qu’était le modèle qui a posé devant Jean Goujon. En négligeant cette connaissance préliminaire, l’esprit le plus judicieux s’exposerait à de singulières méprises. S’il voulait, par exemple, trouver dans la Diane du château d’Anet la déesse païenne célébrée par les poètes de l’antiquité, s’il essayait de la comparer aux marbres du Vatican et du Capitole, il arriverait à l’injustice avec la plus parfaite bonne foi. Avant d’aborder l’étude de cette figure, il faut se pénétrer d’une vérité qui doit dominer toute la discussion : la Diane du château d’Anet n’est pas une libre création de la fantaisie, c’est le portrait de la maîtresse de Henri II représentée avec les attributs de la déesse païenne dont elle portait le nom. Il s’agit donc d’estimer cette figure, non pas d’après les données poétiques consacrées depuis long-temps dans la statuaire, mais d’après les lois générales du dessin, en tenant compte de l’âge du modèle.

Or, quel âge avait le modèle ? Ici, l’histoire justifie pleinement la pensée exprimée par Boileau dans le siècle suivant. La vérité la plus vraie manque souvent de vraisemblance. Diane de Poitiers avait trente et un ans lorsqu’elle perdit son mari, et Henri II, alors duc d’Orléans, n’avait que treize ans. À la mort de François Ier, en 1547, elle avait quarante-sept ans, et, sans vouloir déterminer à quel âge elle devint la maîtresse du duc d’Orléans, nous sommes obligé d’admettre que la Diane du château d’Anet est postérieure à la mort de François Ier, car nous savons que le château fut bâti par Diane avec les largesses de son royal amant. C’est avec le fruit du droit de confirmation que Diane éleva les murs de ce palais enchanté, dont il reste à peine aujourd’hui quelques débris. Ce droit, dont François Ier avait gratifié sa mère, Louise de Savoie, était perçu au début de chaque règne sur les officiers publics qui voulaient être confirmés dans leurs offices. Est-il vraisemblable qu’une femme de quarante-sept ans ait posé pour la Diane du château d’Anet ? Assurément non, et pourtant tous les contemporains s’accordent à nous représenter Diane de Poitiers comme une merveille de jeunesse et de beauté long-temps après la mort de son mari. Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, maîtresse de François Ier, avait beau dire qu’elle était née le jour où Diane s’était mariée, cette raillerie sanglante ne lui donnait pas la victoire sur sa rivale. Non pas que j’admette comme vrai le propos accrédité par les mauvaises langues de la cour, et que j’accuse Diane d’avoir été la maîtresse de François Ier avant d’être la maîtresse de Henri II. Sans vouloir prendre au sérieux la défense présentée par Brantôme, sans voir dans le tombeau élevé à la mémoire du grand sénéchal de Normandie et dans les couleurs qu’elle a portées toute sa vie un gage incontestable de sa tendresse conjugale, je répugne cependant à croire qu’elle ait payé de sa personne la tête de son père, Jean de Saint-Vallier, complice du connétable de Bourbon. La fière réponse qu’elle fit à Henri II, lorsqu’il lui proposa de légitimer publiquement le fruit de leurs amours, ne s’accorde pas avec la tradition que je combats. Quand je parle de la rivalité de la duchesse d’Étampes et de Diane de Poitiers, qui n’était pas encore duchesse de Valentinois, je ne parle pas d’une rivalité d’alcôve, mais d’une rivalité de cour. Eh bien ! est-il vraisemblable qu’une femme de cet âge ait servi de modèle à Jean Goujon ? La raison dit : Non, et l’évidence dit : Oui. Il est vrai que nous savons, par le témoignage des contemporains, que Diane prenait de sa beauté un soin assidu que les femmes d’aujourd’hui négligent trop souvent. Elle luttait courageusement contre l’envahissement des années, et s’éveillait chaque jour avec la ferme résolution d’éterniser sa jeunesse. Elle se levait à six heures du matin, courait les bois à cheval pendant deux heures, se couchait jusqu’à midi, oubliant les fatigues du corps dans l’exercice paisible de son intelligence ; et lavait son visage à l’eau froide, l’hiver comme l’été, pour maintenir la fraîcheur et la fermeté des chairs. Pour Diane, la beauté n’était pas seulement un don précieux, c’était une science, un travail de chaque jour. Elle mourut à soixante-six ans, admirée, enviée des femmes les plus belles et les plus jeunes.

Je ne voudrais pas dire que Diane eût trouvé le secret de l’eau de Jouvence. Cependant les historiens du XVIe siècle, et en particulier les historiens protestans, n’hésitaient pas à voir, dans cette beauté obstinée que le temps ne pouvait atteindre, une œuvre de sorcellerie. Comment avait-elle trouvé le moyen d’enchaîner à ses pieds un homme qui avait dix-huit ans de moins qu’elle ? Comment, jusqu’à l’âge de soixante ans, fut-elle aimée de Henri Il avec la même ardeur, la même fidélité ? Les historiens protestans, qui professaient pour elle une haine trop facile à expliquer, puisqu’elle poussait son amant à sévir contre les huguenots, l’accusaient d’user de philtres diaboliques pour réveiller l’ardeur de Henri II. Ils cherchaient dans la sorcellerie l’explication de cette inébranlable constance. Satan seul, aux yeux des huguenots, pouvait river à sa chaîne un amant dont la maîtresse aurait pu être la mère.

Aujourd’hui que la sorcellerie est rayée de la liste de nos croyances, nous sommes obligés de chercher ailleurs le mot de cette énigme singulière, et nous le trouvons dans les pages que Brantôme nous a laissées sur Henri II. D’après le témoignage de cet historien, qui certes n’est pas toujours véridique, mais dont la parole acquiert une légitime autorité toutes les fois qu’il ne trouve pas dans la médisance l’occasion de montrer son esprit mordant et venimeux, Diane n’était pas seulement une belle personne, mais bien aussi et surtout une femme d’un esprit délicat, d’une imagination ingénieuse, d’un caractère égal, une nature enfin qui commandait l’amour par un ensemble de qualités rares qui sans doute ne remplaceront jamais la jeunesse, et dont la jeunesse pourtant ne dédaigne jamais impunément le secours. Non-seulement Diane n’oubliait pas un seul instant qu’elle voulait, qu’elle devait être aimée ; non-seulement elle trouvait dans les graces de son esprit de quoi renouveler, de quoi rajeunir les graces de son corps : elle étudiait, elle traitait à sa manière toutes les grandes questions politiques et religieuses qui s’agitaient alors. Que le règne de Henri II, qui devrait s’appeler le règne de Diane de Poitiers, puisque Diane a gouverné pendant treize ans sous le nom de son amant, ait été funeste à la France, je ne veux pas le nier ; l’évidence me condamnerait trop facilement. Que les conseils de Diane aient égaré Henri II., c’est une vérité depuis long-temps acquise à l’histoire et que je ne songe pas à révoquer en doute. Le problème que je discute n’a rien à démêler avec la politique suivie par la royauté française au XVIe siècle. La question qui nous occupe est, grace à Dieu, contenue dans des limites beaucoup plus modestes : il s’agit d’expliquer l’inaltérable constance de Henri II. Or, malgré la science consommée que Diane apportait dans le soin de sa beauté, il est certain qu’elle eût perdu son amant au bout de quelques années, si elle eût confié à sa beauté seule la tâche difficile de le soustraire au goût du changement plus vif encore : chez les rois que chez les autres hommes. Si Brantôme a dit vrai, et dans cette occasion il n’avait aucun intérêt à mentir, Diane avait d’abord ébloui le duc d’Orléans de sa merveilleuse beauté, et régné sur les sens et le cœur de son amant. Plus tard, quand elle sentit la jeunesse lui échapper malgré sa lutte obstinée, elle invoqua le secours de son intelligence, elle prit possession de l’esprit de Henri II comme elle avait pris possession de ses sens et de son cœur, et ce précieux auxiliaire assura la durée de son empire. Ce qui prouve que Brantôme n’a pas exagéré les ressources intellectuelles de Diane, c’est que Catherine de Médicis, femme de Henri II, plus jeune et aussi belle que Diane, renonça bientôt à combattre la puissance de sa rivale, et comprit que l’heure de régner n’était pas encore venue pour elle. La reine se soumit à la maîtresse et dévora son dépit. Or, si Catherine n’était pas bonne, elle l’a trop bien montré, à coup sûr l’intelligence ne lui manquait pas. Et pourtant Catherine a laissé Diane régner en paix.

Jean Goujon nous a représenté la maîtresse de Henri II sous les traits de Diane chasseresse. La première chose qui me frappe dans cette figure, c’est que le visage et l’attitude expriment plutôt l’indolence et la volupté que le caractère attribué à la déesse païenne. Quoique l’histoire d’Endymion soit consacrée par la tradition, chacun sait, en effet, que Diane, selon la croyance générale de la Grèce, vivait chastement, et se livrait avec ardeur aux exercices du corps. Son visage respirait à la fois la pudeur et la fierté. Ce qui prouve clairement que Jean Goujon n’a pas voulu transformer le modèle qui posait devant lui, c’est qu’il n’a tenu aucun compte de la physionomie attribuée à Diane par la mythologie antique, et n’a cherché à exprimer ni dans le regard ni dans la bouche les deux sentimens que je viens de rappeler. S’il ne l’a pas essayé, ce n’est certes pas qu’il ait vu dans cette transformation une tâche au-dessus de ses facultés ; car, lorsqu’il fit le portrait de la maîtresse de Henri II, il était familiarisé depuis long-temps avec toutes les ressources, avec toutes les ruses de son art. Il a voulu, avant tout, offrir au fils de François Ier l’image fidèle de la femme qu’il aimait. Quand je parle d’image fidèle, c’est du visage que j’entends parler. Il est bien difficile, en effet, d’admettre que le corps de Diane de Poitiers fût, à l’âge de quarante-sept ans, tel que nous le voyons dans le marbre du musée d’Angoulême. Les soins les plus assidus, la lutte la plus acharnée contre les injures du temps, n’expliqueraient pas une telle singularité. Qu’il ait triché en nous représentant le corps de son modèle, c’est un point qui, à mes yeux, ne saurait être contesté. Qu’il se soit borné à la seule ressemblance du visage, je n’en doute pas un seul instant. Eh bien ! cette double donnée une fois acceptée, il s’agit de savoir quel parti Jean Goujon a su en tirer. Il faut renoncer à le juger d’après les conditions imposées à la statuaire par la mythologie grecque si nous ne voulons pas nous condamner à l’injustice.

Les yeux se voilent de langueur et de volupté. Il ne reste de la déesse païenne que les attributs de la chasse. L’attitude nonchalante que Goujon a donnée à son modèle ne conviendrait certainement pas à la sœur d’Apollon, mais s’accorde très bien avec l’expression du visage. Sans doute, il est permis de blâmer comme une ligne malheureuse la jambe gauche ramenée en arrière. À quelque point de vue qu’on se place, soit au point de vue païen, soit au point de vue purement humain, il est difficile d’approuver l’angle formé par la jambe et la cuisse gauches ; cependant, en jugeant l’angle formé par la flexion du marbre, il ne faut pas oublier l’expression du visage qui explique cette flexion sans la justifier pleinement, qui la rend naturelle sans l’amnistier aux yeux du goût. Le visage et surtout l’expression que Jean Goujon prête à son modèle appartiennent à une déesse qui, surprise au bain par Actéon, ne le châtierait pas comme le fit la sœur d’Apollon. Faut-il s’étonner que la douceur de l’ame se traduise par l’indolence et la mollesse des mouvemens ? En négligeant la question linéaire, qui, dans les arts du dessin et dans la statuaire en particulier, est d’une si haute importance, on peut accepter, sinon comme irréprochable ; au moins comme vraie, la flexion dont je parle ; mais, si l’on veut remonter aux principes consacrés par l’art antique, si l’on veut interroger les modèles que la Grèce nous a laissés, il est impossible de ne pas réprouver, au nom de l’harmonie linéaire, le sans-façon avec lequel Jean Goujon a rejeté en arrière la jambe gauche de son modèle. Si l’étrange doctrine de ceux qui voient dans l’auteur de la Diane un disciple de l’antiquité avait besoin d’être réfutée, il suffirait d’invoquer les lignes qu’elle présente au spectateur qui se place pour la regarder à droite du piédestal. Jamais sculpteur athénien n’aurait imaginé une combinaison de lignes si malheureuse, si contraire à toutes les lois de l’harmonie. On a beau dire que ce mouvement est naturel, qu’il est plein de vérité, pris sur le fait, l’esprit qui vit depuis long-temps dans la contemplation et l’étude des œuvres grecques ne se laisse pas désarmer par cet argument. Entre la vérité que nos yeux peuvent rencontrer et la vérité que l’art doit choisir, il y a une singulière différence que le statuaire ne méconnaît jamais impunément. Certes, un artiste élevé à l’école de Phidias, avant de déterminer le mouvement de la figure, n’eût pas manqué de se demander si les lignes données par le modèle offraient un ensemble harmonieux. Jean Goujon, si heureusement doué à tant d’autres égards, mais formé surtout à l’école florentine, habitué à voir dans l’antiquité païenne une révélation séduisante du génie humain plutôt qu’un enseignement austère, ne s’est pas préoccupé un seul instant de la différence dont je parlais tout à l’heure. Il a saisi et reproduit sans scrupule le mouvement que lui offrait le modèle ; il ne s’est pas demandé si ce mouvement était avoué par le goût. En consultant ses souvenirs, il a trouvé dans l’école florentine plus d’un exemple qui justifiait le parti auquel il venait de s’arrêter, et il s’est mis à l’œuvre en pleine sécurité. S’il eût écouté les conseils d’Athènes au lieu des conseils de Florence, la Diane que nous admirons si justement serait bien plus admirable encore. L’harmonie linéaire ajouterait un prix nouveau à tous les mérites qui la recommandent. La pureté du style donnerait une splendeur nouvelle à cette œuvre gracieuse.

La Diane qui nous occupe mérite une attention d’autant plus sérieuse qu’elle résume vraiment tous les défauts et toutes les qualités de l’auteur. L’étude complète de la Diane, poursuivie avec persévérance, permet de juger sans peine tous les autres ouvrages de Jean Goujon ; c’est pourquoi je ne crains pas de lasser la patience du lecteur en examinant la Diane sous toutes ses faces. Cet examen ne pourra sembler puéril qu’aux esprits qui professent une répugnance obstinée pour toute idée sérieuse ; tous ceux au contraire qui voient dans la beauté, prise en elle-même et dans ses manifestations diverses, un digne sujet de méditation suivront sans effort et sans ennui l’analyse de cette œuvre capitale. Je ne veux pas choisir dans l’antiquité un terme de comparaison ; il serait trop facile, en effet, de condamner la Diane de Jean Goujon en prenant pour règle suprême la Vénus de Milo. Cet incomparable morceau, que la France possède depuis trente ans, qu’il appartienne au ciseau de Phidias ou de Praxitèle, de Lysippe ou de Scopas, réunit dans une harmonieuse unité tant de qualités précieuses, dont chacune suffirait à la gloire d’un statuaire, qu’il serait injuste d’estimer l’œuvre de l’artiste français d’après ce modèle, au lieu de l’estimer en elle-même, c’est-à-dire en ne consultant que la nature, qui sans doute n’est pas le but suprême de l’art, mais que l’art cependant doit toujours accepter comme point de départ. Toutes les Vénus qui décorent les musées d’Europe, depuis la Vénus de Médicis, placée dans la tribune de Florence, jusqu’à la Vénus du Capitole, jusqu’à la Vénus d’Arles, ne sont, à proprement parler, que des œuvres secondaires, si on les compare à la Vénus de Milo. J’oublie donc un instant, je voile cette admirable figure pour étudier d’un œil impartial la Diane de Jean Goujon. J’ai dit ce que je pense de la tête et je n’ai pas à y revenir. Quant au corps, il peut donner lieu à des observations caractéristiques. La distance qui sépare les deux mamelles me semble exagérée, et cette distance est d’autant plus frappante qu’elle ne s’accorde pas avec la forme des mamelles. La forme conique, adoptée par Jean Goujon, est celle qui convient à la jeunesse, à la virginité ; la distance qu’il a établie entre elles appartient à un autre âge, à une autre condition. Que les railleurs sourient tout à leur aise en lisant cette observation, qu’ils m’accusent, s’il leur plaît, de compter les grains de poussière sur l’aile d’une mouche, je ne m’inquiète guère de leur sourire ni de leur reproche. Je prends la peine de chercher la vérité, et, quand je crois l’avoir rencontrée, je l’exprime franchement, ou du moins, pour parler avec plus de modestie, je dessine de mon mieux ce que j’ai pris pour la vérité. Eh bien ! dans la Diane de Jean Goujon, la forme des mamelles et la distance qui les sépare ne me semblent pas appartenir au même âge. Cette première impression se trouve pleinement justifiée par le modèle vivant aussi bien que par les monumens de l’art antique. Pourquoi donc hésiterais-je à traduire l’impression que j’ai reçue ? Si de la partie supérieure du torse je passe à la partie inférieure, je suis amené à une remarque du même genre. Les hanches me paraissent plus jeunes que le ventre. Faut-il croire que Henri II ait exposé sa maîtresse aux yeux de Jean Goujon, et que le statuaire l’ait copiée fidèlement ? La première partie de cette conjecture peut être acceptée sans difficulté. Si la princesse Pauline Borghèse a posé sans voile devant Canova pour la Vénus Victrix, placée aujourd’hui à la villa Borghèse, pourquoi Diane de Poitiers n’aurait-elle pas posé aussi librement devant Jean Goujon ? Quant à la fidélité de l’imitation, je ne suis pas disposé à l’accepter. Les défauts que je signale appartiennent tout entiers au statuaire, et ne peuvent invoquer la réalité pour excuse. Je ne crois pas que Jean Goujon ait vu Diane de Poitiers telle qu’il nous la montre, la nature n’offre pas de pareilles contradictions. Les épaules et le dos, plus vrais que la poitrine, le ventre et les hanches, puisqu’ils offrent plus d’unité, suggèrent cependant une remarque facile à vérifier : il semble que la peau soit trop étroite pour la chair qu’elle recouvre ; on se demande comment Diane pourrait lever le bras, et l’on craint que la peau n’éclate et se déchire au premier mouvement. Les épaules et le dos de la Diane sont évidemment dépourvus de cette qualité que les Italiens appellent morbidesse, et qui, depuis long-temps, était connue dans notre langue sous le nom vulgaire de souplesse.

Les membres de la Diane se recommandent par une incontestable élégance. Les cuises, les jambes et les bras sont modelés avec une rare habileté ; cependant, tout en rendant justice au mérite de ces morceaux, je crois pouvoir dire que Jean Goujon a donné aux membres de sa figure une longueur exagérée. Assurément la distance de la hanche au genou et du genou au pied ajoute singulièrement à l’élégance du modèle ; c’est à cette cause qu’il faut rapporter la supériorité de la nature italienne sur la nature espagnole, des femmes de Raphaël sur les femmes de Murillo. Toutefois, quelle que soit l’évidence de ce principe, l’art ne doit pas en abuser. Les pieds de la Diane n’ont peut-être pas toute la jeunesse que promettaient les mamelles et les hanches du modèle. La forme en est bonne, l’arcade comprise entre le talon et la naissance des phalanges offre une ligne heureuse ; mais les malléoles, trop peu arrondies, trop peu enveloppées, ne sont pas du même âge que les hanches et les mamelles. Quant aux mains, malgré leur souplesse divine, malgré les adorables fossettes placées à la naissance des doigts, il n’est pas permis de les accepter comme vraies. La longueur des phalanges est évidemment exagérée ; et quoique je préfère les mains modelées d’après ce principe aux mains modelées par Coustou, qui a trop souvent sacrifié à la petitesse la véritable élégance, je suis forcé de signaler dans les mains de la Diane l’exagération d’un principe excellent.

Après la Diane, que je crois avoir envisagée sous toutes ses faces, l’œuvre la plus importante de Jean Goujon est, sans contredit, la tribune de la salle dite des Cent-Suisses, qui plus tard servit aux réunions de l’Académie française, et qui maintenant renferme quelques-uns des morceaux les plus précieux du Musée des antiques. S’il est vrai, en effet, que les figures sculptées en bas-relief n’ont pas moins d’importance que les figures modelées en ronde-bosse, il n’est pas moins vrai cependant que les figures modelées en ronde-bosse offrent des occasions plus nombreuses et je dirais volontiers plus décisives de juger le savoir de l’auteur. Or, les caryatides de la salle des Cent-Suisses, bien qu’adossées à la muraille, ne sont pas engagées dans le fond, et le spectateur qui veut les étudier peut en faire librement le tour. C’est là un avantage qui permet d’estimer les mérites et les défauts de l’œuvre avec une parfaite sécurité. Dans les figures modelées en bas-relief, bien des questions ne peuvent être résolues que par voie de conjecture. On a beau s’appuyer sur les principes les plus élémentaires du dessin, c’est-à-dire sur les notions les plus précises, il faut se résigner à tenir compte des conditions de la perspective. Les caryatides de la salle des Cent-Suisses, modelées en ronde-bosse, offrent à l’esprit un sujet d’étude beaucoup plus facile : c’est pourquoi je crois pouvoir essayer de les analyser aussi sévèrement, aussi minutieusement que la Diane. Assurément ces figures sont empreintes d’une harmonieuse grandeur. Il est permis, sans présomption, d’affirmer que, depuis les figures sculptées dans le Paros sous l’administration de Périclès, jamais figures plus majestueuses, plus puissantes, ne sont nées sous le ciseau. Cependant, malgré mon admiration profonde pour ces caryatides, dont le rang et la valeur sont fixés depuis long-temps, je crois avoir le droit de discuter et même de blâmer plusieurs parties de la composition. Ainsi les têtes, modelées d’ailleurs avec une vérité singulière, ont peut-être un caractère un peu trop anecdotique. Et je n’ai pas besoin d’expliquer le sens que j’attribue à cette expression : chacun comprend, en effet, qu’en parlant du caractère anecdotique des têtes, je fais allusion à l’ordonnance des traits, qui semble empruntée plutôt à la réalité directement copiée qu’à la réalité librement interprétée, librement transformée par la pensée ; or, dans les arts du dessin, et en particulier dans la statuaire, qui s’éloigne davantage des conditions du monde visible, qui n’a d’autre but que l’expression de la forme abstraite, le caractère anecdotique ne saurait être accepté. Je n’ignore pas que la doctrine contraire a été plus d’une fois très habilement soutenue ; je n’ignore pas que les ennemis, très excusables d’ailleurs, des lignes consacrées par la tradition ont soutenu la nécessité de donner à toutes les têtes une physionomie individuelle, et qu’ils ont vu dans l’étude attentive, dans la transcription littérale du modèle vivant, le moyen le plus sûr d’échapper à la monotonie de la tradition. J’accepte volontiers ce qu’il y a de vrai dans cette doctrine, mais je ne consens pas à l’accepter sans réserve. Je comprends très bien le danger de la tradition séparée de l’étude assidue de la nature, mais je comprends comme une vérité également évidente le danger de l’étude exclusive de la nature. Cette dernière étude en effet, sans laquelle il n’y a pas d’art sérieux, d’art solide, qui forme à proprement parler le fondement de toutes les œuvres qui s’adressent aux yeux, ne suffit pas cependant à l’intelligence, à l’expression de la beauté. L’étude du modèle vivant, poursuivie avec la persévérance la plus assidue, aidée de la plus exquise pénétration, ne forme pas, à beaucoup près, toutes les ressources de la statuaire. Le sculpteur ne méconnaît jamais impunément l’importance de la tradition ; il ne ferme jamais impunément l’oreille aux conseils du passé. Prendre le modèle vivant comme l’unique enseignement, interroger la nature comme le seul conseiller capable de nous éclairer, c’est répudier de gaieté de cœur le profit qui nous est attribué par l’histoire dans les épreuves tentées, dans les épreuves accomplies par nos aïeux. Ce n’est pas, comme on le croit généralement, ramener l’art à ses vrais devoirs et limiter avec modestie le champ de son ambition : c’est, au contraire, penser, vouloir et agir avec l’orgueil le plus absolu ; c’est placer dans ses forces une confiance téméraire ; c’est considérer le passé comme non avenu, et recommencer l’œuvre des siècles, comme si on espérait trouver en soi-même l’énergie et la persévérance de toutes les générations qui nous ont précédés. À Dieu ne plaise que j’attribue à Jean Goujon la pensée présomptueuse que je viens d’expliquer ! Quoique nous ignorions, en effet, sous quel maître il a étudié, nous savons du moins, et d’une façon certaine, à quelle école il s’est formé, et ses œuvres sont là pour attester que la nature n’était pas le seul conseiller qu’il écoutât. À cet égard, toute discussion serait stérile. Je reconnais volontiers que Jean Goujon a tenu compte de la tradition en mainte occasion, et voilà précisément pourquoi je m’étonne de trouver dans les têtes de ses caryatides un caractère anecdotique. Je me demande comment un esprit familiarisé comme le sien avec les vraies conditions de la statuaire a pu se méprendre au point de prêter à des figures monumentales une physionomie qui relève de la seule réalité, et n’a rien à démêler avec les transformations que la pensée impose au modèle vivant. Je rends pleine justice au talent que l’auteur a déployé dans l’exécution des têtes, j’admire avec bonheur la simplicité, la puissance qu’il a montrées dans la transcription de la forme, je reconnais dans ces têtes une singulière faculté d’imitation ; mais je ne puis me défendre d’un regret sincère en voyant tant de talent dépensé dans l’imitation réduite à elle-même, tant de puissance, tant d’attention consacrées à la transcription littérale de la réalité. Si la réalité ne suffit pas à la statuaire lorsqu’il s’agit d’un personnage déterminé, consacré par l’histoire ou par la poésie, à plus forte raison ne suffit-elle pas à la statuaire monumentale, dont la grandeur est la première condition. Aussi n’hésite-je pas à dire que Jean Goujon s’est trompé en donnant aux têtes de ses caryatides un caractère anecdotique.

Le torse et les membres de chacune de ces caryatides expriment admirablement la vigueur et la puissance qui appartiennent à ce genre de figures, et, chose remarquable, chose vraiment digne de louange, et qui se rencontre aujourd’hui trop rarement, l’auteur a su concilier la force et l’élégance. Il y a dans le torse et les membres une vigueur toute virile, et pourtant l’inflexion des lignes caractérise très bien le sexe de la figure, et nous montre une femme avec tous les signes de la fécondité. Pour résoudre ce problème difficile, pour exprimer la force unie à l’élégance, pour montrer dans une même figure la puissance de l’homme et la grace de la femme, il faut une science consommée, une merveilleuse intelligence de toutes les conditions de la statuaire, et, ce que l’étude peut développer, mais ne donne pas un génie pénétrant qui devine la limite précise où finit la puissance, où commence la lourdeur des formes. Toutes ces facultés précieuses, Jean Goujon les possédait, et, si les autres œuvres que nous devons à son ciseau ne démontraient pas clairement ce que j’avance, les caryatides de la salle des Cent-Suisses suffiraient à le prouver sans réplique. L’étroite union, l’intime alliance de la force et de la grace, forment à mes yeux le mérite capital de ces belles figures. Avec un art que je ne me lasse pas d’admirer, l’auteur a su enrichir, amplifier les formes féminines pour leur donner l’accent de la puissance, et l’exagération volontaire qu’il a choisie comme l’expression de sa pensée n’ôte rien à la souplesse, à l’élégance que la femme doit toujours garder. De quelque côté, en effet, qu’on se place pour étudier ces caryatides, on trouve toujours et partout la même richesse, la même ampleur, la même puissance, et en même temps toujours et partout la même grace, la même élégance. L’âge donné par Jean Goujon à ces figures est choisi avec une remarquable sagacité : c’est celui d’une jeune mère qui a porté dans ses flancs robustes le premier fruit d’une féconde union ; c’est à cet âge, en effet, que la femme exprime le mieux l’alliance de la force et de la grace. Les épaules, les mamelles et les hanches s’accordent merveilleusement, et traduisent avec une incomparable netteté le type conçu par l’imagination de l’auteur. L’espace compris entre la hanche et le genou est marqué par une courbe dont le sens et la valeur frappent tous les yeux exercés. Il y a dans cette ligne si habilement, si vigoureusement tracée, un signe évident de force et de fécondité. Il est difficile de se méprendre sur la signification de cette courbe puissante. La manière dont la cuisse est modelée n’indique pas moins clairement l’énergie que le statuaire a voulu donner à chacune de ces figures.

Pourquoi Jean Goujon n’a-t-il pas complété ces admirables caryatides ? Pourquoi les bras sont-ils coupés à quelques pouces de l’épaule ? L’artiste a-t-il voulu modeler plus librement et mieux montrer dans toute sa splendeur, dans toute sa richesse, le torse de chaque figure ? Il est possible qu’il ait obéi à cette pensée. Je ne vois guère, en effet, quel autre motif il serait permis d’assigner à cette mutilation volontaire. Quelle que soit la valeur de mes conjectures, je n’approuve pas le parti auquel Jean Goujon s’est arrêté. Si l’absence des bras lui a laissé, en effet, plus de liberté pour modeler et pour montrer le torse de chaque figure, il n’est pas moins vrai que cette mutilation ne s’accorde pas avec le rôle attribué aux caryatides. Le spectateur ne peut oublier que ces figures remplissent l’office de colonnes. Or, un tel office peut-il être rempli par des figures mutilées ? Pour ma part, je ne le pense pas. J’aimerais à voir les bras fièrement croisés sur la poitrine ou solidement appuyés sur les hanches, selon le poids du fardeau. Comme la tribune de la salle des Cent-Suisses n’est qu’un fardeau léger pour des caryatides de douze pieds, la raison et le goût conseillaient au statuaire de croiser les bras sur la poitrine. Lors même que L’histoire fournirait quelques exemples de pareilles mutilations, ces exemples ne changeraient pas ma conviction.

Les draperies de ces caryatides sont conçues dans un style excellent ; elles enveloppent la figure sans jamais voiler la forme. C’est ainsi que l’art grec a toujours compris les draperies, et c’est aux yeux du bon sens la seule manière de les comprendre. Toute draperie, en effet, qui n’est pas conçue d’après cette donnée viole les conditions fondamentales de la statuaire. Comme la première de ces conditions est l’expression de la forme, toute draperie qui masque la forme en l’enveloppant est répudiée par le goût. Jean Goujon, en modelant ses caryatides, n’a pas oublié un seul instant le caractère impératif de ce principe. Il a compris, à l’exemple des Grecs, que le lin et la laine offrent seuls par leur souplesse des plis que la statuaire puisse imiter heureusement, et il a choisi le lin, dont la transparence et la légèreté lui permettaient d’accuser plus franchement la forme de la figure, L’étoffe est si habilement disposée, que l’œil suit et caresse toutes les parties du modèle aussi librement que s’il avait devant lui le corps nu, et la souplesse du lin, en laissant deviner la forme au lieu de la montrer directement, lui prête un charme nouveau. Cependant, si j’admire, si je loue avec bonheur le parti adopté par jean Goujon dans les draperies de ses caryatides, je suis forcé de blâmer la manière dont l’étoffe est nouée sur chaque figure. Autant les plis ont de souplesse et de grace, autant le nœud qui arrête l’étoffe étonne l’œil par son volume et son poids. Je ne conteste pas l’habileté du ciseau dans l’exécution même de ce détail secondaire ; mais je ne puis accepter comme beau ce détail, si finement exécuté qu’il soit, car il manque de simplicité et trouble la ligne générale de la figure.

Cependant je ne voudrais pas qu’on se méprît sur le sens de mes paroles. Si je blâme dans les caryatides de la salle des Cent-Suisses plusieurs détails qui ne me paraissent pas conformes au style monumental, il n’est jamais entré dans ma pensée d’attribuer à ces détails une importance exagérée. Quoique les têtes n’aient pas la grandeur et la simplicité que je souhaiterais ; quoique les draperies, excellentes dans leur disposition générale, ne soient pas nouées comme je l’aurais voulu ; quoique Jean Goujon me semble avoir commis une méprise en mutilant les bras de ces quatre femmes si robustes et si belles, toutes ces réserves, dictées par l’étude, par la réflexion, n’entament pas mon admiration pour la tribune des Cent-Suisses. Si cette tribune n’était pas à mes yeux une des œuvres les plus considérables de l’art français, et je pourrais même dire de l’art européen, je ne prendrais pas la peine de l’analyser avec un soin scrupuleux, d’en discuter toutes les parties avec une sévérité vigilante ; c’est précisément parce que j’admire la tribune des Cent-Suisses que j’en parle, non pas légèrement, mais en toute liberté. Les belles parties de cette œuvre dominent de si haut les parties qui me semblent mériter quelques reproches, que je n’éprouve aucun embarras à dire ce qui me déplaît après avoir dit ce que j’aime. Faut-il donc, parce que le nom de Jean Goujon est consacré par le double prestige du génie et d’une mort tragique, m’interdire, en parlant de ses travaux, l’expression franche et complète de ma pensée ? Je ne le crois pas. Si la tradition a pris sous son patronage des opinions erronées, à mon avis du moins, pourquoi ne les combattrais-je pas ? Si je me trompe à mon tour, il se trouvera tôt ou tard quelqu’un pour me redresser, et je n’irai pas voiler ou dénaturer une partie de l’impression que j’ai reçue pour le stérile plaisir de ne choquer personne. Je parle de Jean Goujon comme je parlerais d’un pensionnaire de Rome couronné par la quatrième classe de l’Institut. Est-ce de ma part présomption ou sacrilège ? Je laisse au bon sens public le soin de décider cette question. L’auteur de la tribune des Cent-Suisses est séparé de nous par bien des générations : est-ce une raison pour le juger en tremblant, pour accepter comme articles de foi toutes les idées qui sont dans le domaine public ? A cet égard, je ne partage pas le sentiment du plus grand nombre. Je ne comprends pas qu’on prenne la plume pour parler d’un homme si grand qu’il soit guerrier, géomètre, poète ou statuaire, sans la ferme résolution de le juger avec une liberté absolue. Quiconque ne se résigne pas d’avance au blâme, à la colère du lecteur, quiconque n’est pas décidé à suivre sa pensée jusqu’au bout, à la montrer telle qu’elle se produit au fond de sa conscience, agirait beaucoup plus sagement en se taisant ; car il est parfaitement inutile d’écrire, si l’on veut se borner à répéter pour la centième fois ce qui a déjà été dit par les générations qui nous ont précédés. Sans doute, il ne faut pas avoir la prétention de parler en son nom, au nom seul de sa pensée, sans consulter personne, sans essayer de s’éclairer en comparant les avis émis depuis quelques siècles sur le même sujet ; mais, dans cette comparaison rétrospective, il y a plus d’un écueil à éviter. S’il est utile, en effet, d’interroger sur le passé les générations qui nous ont précédés, il n’est pas moins utile d’interroger sur le passé l’impression directe qu’on a reçue. Pour peu qu’on s’attarde trop long-temps dans le dépouillement des témoignages, il peut arriver et il arrive trop souvent qu’on oublie ou qu’on méconnaisse son propre sentiment pour se rallier au sentiment d’autrui. Si je voulais donner à ma pensée toute l’évidence d’un fait, je me contenterais de citer le nom de Lanzi. Assurément personne ne songe à contester le savoir, la patience, la sagacité de cet ingénieux écrivain, et pourtant son Histoire de la Peinture n’est pas ce qu’elle devrait être, parce qu’il s’est trop défié de lui-même, parce qu’il a traité avec trop de respect, avec trop de déférence les opinions émises avant lui, et n’a pas accordé assez d’importance aux impressions directes qu’il avait reçues dans les musées, dans les galeries d’Italie. À force de comparer les pensées formulées depuis deux siècles sur Raphaël, sur Michel-Ange, sur les Carrache, sur le Dominiquin, il en est venu à ne plus apercevoir sa propre pensée qu’à travers un nuage d’érudition poudreuse. Le travail de Lanzi, si recommandable à tant d’égards, si digne d’éloges pour les investigations persévérantes sur lesquelles il repose, pour les lectures variées qu’il a coûtées, aurait certes une plus grande valeur, si l’auteur parlait plus souvent de ce qu’il a vu, de ce qu’il a senti, et plus rarement des livres qu’il a feuilletés, des juges qu’il a interrogés. Pour moi, malgré mon estime pour l’érudition, je la tiens pour très dangereuse dans les questions qui se rattachent à la beauté. Tant qu’il s’agit de renseignemens philologiques ou biographiques, je suis plein de curiosité, je frappe à toutes les portes, j’ouvre avidement tous les volumes qui peuvent m’éclairer sur la vie et les études d’un poète ou d’un statuaire ; mais, dès que je me trouve en face de ses œuvres, c’est à moi-même que je m’adresse pour savoir ce que j’ai à dire. Je n’ai pas la prétention de rencontrer toujours la vérité ; si je me trompe, ce n’est pas du moins faute d’avoir étudié l’homme que j’entreprends de juger. Ainsi je parle de la tribune des Cent-Suisses sans tenir compte des opinions exprimées depuis deux siècles sur cet ouvrage. J’oublie qu’il a plu à des hommes très éclairés d’ailleurs, compétens sur d’autres matières, de voir dans les caryatides de Jean Goujon une perfection à l’abri de tout reproche, une pureté, une simplicité, qui rappellent les plus belles œuvres de Phidias. Je ne perds pas mon temps à comparer ces louanges exagérées au blâme chagrin exprimé sur le même sujet. Je ne confie à ma parole que ma pensée personnelle, et j’accepte sans dépit toutes les remontrances qui me convaincront d’erreur.

Nous retrouvons dans la fontaine des Nymphes toutes les qualités précieuses, tous les mérites variés qui nous ont frappé dans la Diane et dans les caryatides. Il y a lieu de croire, d’après les témoignages les plus dignes de foi, que Jean Goujon fut l’architecte aussi bien que le sculpteur de cet admirable monument. La fontaine que nous voyons aujourd’hui n’est pas celle qu’avait construite l’auteur de la Diane. L’oeuvre de la renaissance, transportée en 1785 de la rue aux Fers au marché des Innocens, fut agrandie, mais non pas embellie, par un ancien pensionnaire de Rome, praticien assez habile, mais parfaitement incapable de retrouver, de reproduire le style de la renaissance. On a peine à comprendre que Pajou ait accepté une pareille tâche et n’ait pas senti qu’elle était au-dessus de ses forces. Pajou avait vécu familièrement, et pendant plusieurs années, avec les monumens de Rome et de Florence. Il avait pu consulter directement l’école dont Jean Goujon a suivi les leçons, mais l’inspiration lui manquait. Il n’a su ni se montrer original ni s’associer à la pensée de l’auteur, si bien que ce monument, remanié deux cent trente-trois ans après le dernier coup de ciseau de Jean Goujon, est maintenant une personne à deux visages. Je ne veux pas parler des sculptures de Pajou. Quant aux sculptures de Jean Goujon, un seul mot suffit pour les caractériser : c’est l’idéal de la grace. Les nymphes et les tritons qui décorent cette fontaine sont dessinés avec une élégance qui n’a jamais été surpassée, et modelés avec une simplicité, une largeur qui étonne et désespère tous les hommes du métier. Ces figures, inventées avec une verve, une spontanéité qui ne se dément pas un seul instant, méritent vraiment le nom de bas-reliefs dans l’acception étymologique du mot. Elles ont à peine quelques lignes de saillie, mais l’effet est si bien calculé, les lois de la perspective si fidèlement observées, que l’œil se laisse abuser et ne songe pas à en mesurer l’épaisseur réelle. Il y a tant de souplesse dans tous les mouvemens, tant de grace et d’abandon dans les attitudes, que le spectateur contemple ces nymphes et ces tritons comme des personnages doués de vie. Il règne dans toutes les lignes une harmonie si puissante, si bien entendue, qu’il serait impossible d’y rien changer sans blesser le goût et le bon sens. Cependant, je dois l’avouer, et cet aveu n’enlève rien à mon admiration, les nymphes me paraissent très supérieures aux tritons. Le génie de Jean Goujon, malgré ce que j’ai dit de la force empreinte dans les caryatides, comprend mieux la grace que l’énergie. Sous son ébauchoir, la nature virile s’effémine trop souvent, et rappelle l’élégante mollesse d’Antinoüs. C’est la femme surtout qui excite, qui anime, qui enflamme l’auteur de la Diane ; c’est pour la femme qu’il réserve et qu’il dépense toutes les ressources de sa féconde imagination ; c’est pour elle qu’il épuise ses trésors de savoir et d’habileté. En voyant la prodigieuse élégance que Jean Goujon a donnée à toutes ses nymphes, on se prend à regretter le silence des contemporains sur l’artiste éminent qui nous a transmis les traits de la duchesse de Valentinois. On voudrait savoir quel modèle a posé devant lui ; on voudrait connaître la Fornarine dont le souvenir ou la présence guidait son ciseau, et ce regret se conçoit d’autant mieux, ce désir est d’autant plus vif, qu’on retrouve dans toutes les nymphes de Jean Goujon, comme dans toutes les madones de Raphaël, un type uniforme ou très légèrement varié. Si l’expression des têtes n’est pas toujours la même, la forme du corps est rarement modifiée. Les doctrines de l’école florentine suffisent-elles à expliquer la permanence de ce type éternellement reproduit ? J’ai peine à le croire. Assurément le nom de la femme qui inspirait Jean Goujon n’ajouterait rien à notre admiration pour la Diane, pour les nymphes, dont l’immortelle jeunesse nous éblouit et nous enchante, et cependant notre curiosité n’a rien de puéril. La Fornarine inconnue de Jean Goujon, si son nom nous était un jour révélé, nous intéresserait en raison du génie de son amant, comme Aspasie nous intéresse à cause de Périclès.

Quel que soit le nom du modèle dont l’image s’est multipliée sous le ciseau de Jean Goujon, je ne me lasse pas d’admirer les nymphes de cette gracieuse fontaine. L’œil ne peut souhaiter rien de plus élégant, rien de plus voluptueux, et pourtant ces adorables figures demeurent chastes dans leur splendide nudité. Nulle pensée lascive, pas un rêve ardent ne s’éveille dans l’imagination du spectateur, et c’est là, selon moi, le triomphe du génie et de l’art. La beauté, telle que la comprend, telle que l’exprime Jean Goujon, est tellement élevée, tellement idéalisée, que l’admiration bannit de l’intelligence toute autre pensée que la pensée même de la beauté. La fontaine des Nymphes peut être nommée sans exagération une école de sculpture. Je ne dis pas que cette école suffise à l’éducation d’un artiste : à Dieu ne plaise que je prononce un tel blasphème ; mais, à coup sûr, quiconque aura étudié attentivement les nymphes de la fontaine, quiconque aura contemplé d’un œil assidu l’harmonie savante qui régit toutes les lignes de ces figures, pour peu qu’il ait en lui-même le sentiment de la vraie beauté, sera merveilleusement préparé par cette contemplation à l’interprétation du modèle vivant. L’excellence des œuvres de Jean Goujon consiste surtout dans l’absence de réalité littérale. Les nymphes de la fontaine sont très vraies, car elles sont belles, et la beauté ne se conçoit pas sans la vérité ; mais elles n’ont rien de réel, rien de littéral : le modèle s’est agrandi, s’est assoupli sous le ciseau du statuaire ; la réalité a perdu tout ce qui la déparait, gagné tout ce qui lui manquait ; interprétée par le génie, elle a conquis l’immortalité. C’est pourquoi la fontaine des Nymphes me semble un digne sujet d’étude pour nos jeunes statuaires.

Les sculptures de l’hôtel Carnavalet, sans avoir la même importance que la fontaine des Nymphes, sans offrir un ensemble aussi harmonieux, méritent cependant l’attention des esprits éclairés. Je ne veux établir aucune comparaison entre ces deux monumens ; je me contenterai de caractériser en quelques mots les quatre saisons qui décorent le premier étage au fond de la cour. Entre ces quatre figures modelées, avec la même habileté, je préfère pourtant la seconde et la quatrième, je veux dire l’Hiver et l’Été. Je ne conteste pas le mérite qui recommande la première et la troisième, le Printemps et l’Automne ; mais ; je ne trouve pas, dans ces dernières figures la même élégance, un égal bonheur dans le choix des attributs. Ainsi, par exemple, tout en reconnaissant la jeunesse qui éclate dans le Printemps, la souplesse de la poitrine, je n’accepte pas les fleurs qui s’enroulent autour des jambes et les coupent en deux. Il est douteux qu’un pareil ornement réussit en peinture ; taillé dans la pierre, il déplait. L’Automne, représenté par un homme d’un âge mûr, est malheureusement divisé en deux parties à peu près égales par les feuilles et les fruits qui s’enroulent autour des hanches. Le caractère général de l’Automne est bien ce qu’il doit être le dessin est ferme sans sécheresse, la vigueur respire dans le torse et dans les membres ; mais cette ceinture de feuilles et de fruits ne séduit pas le regard et rompt désagréablement les ligues de la figure. Chose digne d’attention, et que je signale ici pour la seconde fois, le Printemps et l’Automne, représentés sous la forme virile, ont moins de valeur et d’élégance que l’Hiver et l’Été, représentés sous les traits d’une femme. La fontaine des Nymphes nous offre la même différence. Faut-il croire que Jean Goujon ait étudié la forme virile avec moins de zèle et de persévérance que la forme féminine ? Je ne veux pas m’arrêter à cette conjecture, car si le Printemps et l’Automne de l’hôtel Carnavalet me plaisent moins que l’Hiver et l’Été, je suis obligé d’avouer que le Printemps et l’Automne ne sont pas dessinés moins purement. La seule conclusion légitime à tirer de l’étude comparée de ces figures, c’est que Jean Goujon, par la nature de son génie, par les habitudes de sa pensée, et peut-être aussi par les mouvemens de son cœur, était plutôt porté à l’expression de la grace qu’à l’expression de la force ; et ce que j’ai dit de la vigueur empreinte dans les caryatides de la tribune des Cent-Suisses ne contredit pas la pensée que je viens d’exprimer, car, dans ces caryatides mêmes, la vigueur est tempérée, je dirais presque réglée par la grace.

L’Hiver et l’Été doivent compter parmi les meilleurs ouvrages de Jean Goujon. L’Hiver, sous les traits d’une vieille femme, est si habilement enveloppé dans les plis d’un manteau de laine, le mouvement des bras ramenés sur la poitrine est rendu avec tant de vérité, qu’il est impossible de se méprendre sur la nature et le nom du personnage. Toutes les parties de cette figure sont traitées avec le même soin, avec le même bonheur. Si de l’étude purement linéaire de cette œuvre nous passons à l’analyse de l’impression poétique, cette seconde épreuve confirme victorieusement les conclusions de la première. La pensée, en effet, par la contemplation de cette figure, se trouve transportée au milieu des glaces de la Norwége. Cette vieille frissonne avec tant de vérité, que le frisson nous gagne et engourdit le sang dans nos veines. L’auteur, dans la représentation même de l’Hiver, n’a pas oublié sa prédilection habituelle pour l’élégance et la grace ; les membres inférieurs offrent des lignes heureuses. L’étoffe qui enveloppe le corps est drapée avec largeur, et les plis n’ont rien de capricieux, rien de fortuit.

Quant à l’Été, c’est une des plus charmantes créations de l’art moderne. Visage souriant, chevelure abondante élégamment relevée, souplesse du corps, richesse de la forme, extrémités fines et délicates, tout se trouve réuni dans cette figure. C’est la blonde Cérès qui nous apporte l’abondance et le bonheur. Il n’y a pas dans toute la fontaine des Nymphes un morceau plus gracieux, d’une souplesse plus merveilleuse que l’Été de l’hôtel Carnavalet. Le lin transparent qui couvre ce beau corps le couvre sans le cacher. La largeur des épaules et des hanches exprime très bien le caractère du personnage. Le spectateur comprend tout d’abord qu’il n’a pas devant lui une jeune fille, mais une jeune femme. Les pieds et les mains sont modelés sans effort, et réunissent la force à l’élégance. Le pied posé sur le sol est posé avec fermeté, et le pied levé se détache de la terre par un mouvement puissant. Après avoir parcouru d’un regard attentif toutes les parties de cette délicieuse figure, j’arrive à croire qu’elle vaut mieux encore que l’Hiver, quoique l’Hiver soit plein de vérité. Il est évident pour moi que l’expression du bonheur convenait mieux à Jean Goujon que l’expression de la souffrance, et que la pierre fouillée par son ciseau prenait plus volontiers les traits de la jeunesse que les traits de l’âge mûr. Si les Saisons de l’hôtel Carnavalet ne résument pas le génie entier de Jean Goujon, elles peuvent du moins servir à le caractériser nettement. Le Printemps et l’Automne, sous la forme virile, valent moins que l’Hiver et l’Été sous la figure d’une femme, et l’Été, jeune et riant, vaut mieux que l’Hiver grelottant dans son manteau.

Je ne parle pas des sculptures d’Écouen, par une raison bien simple : c’est que personne jusqu’à présent n’a prouvé d’une façon décisive que Jean Goujon fût l’auteur ou du moins l’auteur unique de ces travaux. Sur la question de paternité, l’opinion des érudits et des gens du métier se partage entre Jean Bullant et Jean Goujon. J’avouerai d’ailleurs, s’il m’est permis d’exprimer mon sentiment dans une question aussi délicate, que les travaux d’Écouen n’offrant pas la même élégance, la même souplesse que les œuvres dont j’ai parlé jusqu’ici, je ne les attribuerais pas volontiers à Jean Goujon. La nature des sujets traités dans le château d’Écouen ne s’accorde pas non plus avec les habitudes païennes qui se révèlent dans tous les ouvrages que j’ai analysés. Les chérubins, les évangélistes, le Père éternel, donnés à Jean Goujon par quelques admirateurs trop empressés, qui tiennent, je ne sais trop pourquoi, à multiplier ses œuvres, comme si ses œuvres authentiques n’étaient pas déjà assez nombreuses, ne ressemblent guère à la fontaine des Nymphes, aux caryatides, aux Saisons de l’hôtel Carnavalet. La déposition, ou, pour parler plus exactement, l’ensevelissement du Christ soulèvent la même objection. Enfin, l’escalier de Henri II donné à Jean Goujon et à Paul Ponce, n’éveille pas en moi des doutes moins sérieux. Il y a dans cet escalier une Diane debout, dont le vêtement, agité par un vent capricieux, semble plus digne du cavalier Bernin que de Jean Goujon. Les seules figures de cet escalier qui me semblent pouvoir appartenir à Jean Goujon sont les satyres et les faunes. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que l’auteur de ces figures, à l’exemple des peintres de l’antiquité qui avaient ajouté aux centaures des centauresses, n’a pas craint d’ajouter aux satyres consacrés par la tradition des satyres du sexe féminin, et je dois dire qu’il s’est très habilement tiré de cette tâche singulière.

Il me reste à parler des œils de bœuf de la cour du Louvre, qui appartiennent d’une façon irrécusable à Jean Goujon. Ces œils de bœuf sont au nombre de cinq, deux qui terminent la façade du nord, et trois qui commencent la façade de l’est, c’est-à-dire celle où se trouve le pavillon de l’horloge, soutenu par les caryatides de Jacques Sarazin. Le premier de ces œils de bœuf représente la Victoire écrivant avec un style sur des tablettes les faits qu’elle veut transmettre à la postérité, et l’Histoire tenant une couronne et une palme. Ces deux figures, quoique élégantes, ne sont pas traitées dans un goût assez large, assez sévère, et me paraissent au-dessous de la fontaine des Nymphes. Le Génie de la guerre et le Commerce, dans l’œil de bœuf suivant, sont traités plus largement plus simplement. Les draperies ne sont ni tourmentées ni capricieuses, comme dans l’Histoire et la Victoire. La Victoire et la Renommée, représentées sur le premier œil de bœuf de la façade de l’est, sont vêtues d’une robe légère et flottante dont l’exécution, pleine de finesse et de grace, ne laisse rien à désirer. Les historiens du Louvre voient dans le croissant placé sur le front de la Victoire un hommage rendu à Diane de Poitiers, ce que j’accepte volontiers. Quant à la Renommée qui embouche la trompette, j’ai peine à croire que Jean Goujon, en la modelant, ait songé à Ronsard. Qu’il ait admiré Ronsard, qu’il ait vu en lui le plus grand poète du monde, c’est une question dont je n’ai pas à m’occuper ; qu’il ait partagé ou combattu l’engouement des contemporains pour ce prétendu novateur, peu nous importe ; mais il me semble que, si Jean Goujon eût voulu louer Ronsard à sa manière, il eût pris soin d’exprimer plus clairement sa pensée. Or, si le croissant placé sur le front de la Victoire rappelle à toutes les mémoires le nom de Diane, il est difficile de comprendre comment la Renommée ; sans attribut spécial, rappellerait expressément le nom de Ronsard. L’Histoire et la Victoire, figurées dans le bas-relief suivant, sont plutôt jolies que belles, et d’un style un peu mignard. Le cinquième et dernier bas-relief, la Paix et la Fortune, est, à mon avis, le meilleur des cinq. Il y a dans cet ouvrage plus de gravité, plus de sobriété, que dans les ouvrages précédens. Quoiqu’une tradition généralement acceptée place la mort de Jean Goujon dans la cour du Louvre, M. Callet affirme que Jean Goujon fut tué le jour de la Saint-Barthélemy, non pas au Louvre, mais dans l’hôtel du comte de Poitou, dans la rue qui s’appelle aujourd’hui rue de La Harpe, dont il décorait la cour intérieure, et que les meurtriers étaient conduits par un compagnon, nommé Prédeau que Jean Goujon avait congédié pour quelque méfait.

J’ai maintenant achevé l’analyse des œuvres de Jean Goujon ; il me reste à formuler la conclusion générale de cette étude. Ne pouvant établir d’une façon authentique et certaine la chronologie de ses œuvres, j’ai semblé suivre dans cet examen un ordre plutôt fortuit que préconçu, et cependant je n’ai rien livré au hasard. En donnant le pas à la Diane et aux caryatides, j’ai obéi à une raison sérieuse ; j’ai voulu surprendre dans ces figures ronde-bosse tous les secrets du maître, tous ses instincts, tous ses goûts, toutes ses habitudes ; je crois que ses bas-reliefs ne les révèlent pas aussi sûrement. Faut-il proposer jean Goujon comme un modèle irréprochable, comme un guide infaillible, incapable d’égarer ceux qui le suivent ? Telle n’est pas ma pensée, j’espère que le lecteur l’a déjà pressenti. Je professe pour Jean Goujon une admiration profonde ; mais mon admiration ne ferme pas mes yeux à l’évidence. Si le chef glorieux de l’école française se recommande à tous les bons esprits par l’élégance, par la souplesse, par l’expression tantôt fine, tantôt grave de ses figures, par les lignes ingénieuses et variées des draperies ; s’il paraît avoir touché les dernières limites de la grace dans les nymphes de sa fontaine, ce n’est pas à dire, malgré l’étonnante réunion de ces rares mérites, qu’il soit à l’abri de tout reproche. La grace de ses figures n’est pas toujours exempte d’afféterie, comme on peut s’en convaincre sans sortir de la cour du Louvre. Le jet de ses draperies manque parfois de simplicité ; dans son désir de donner de l’élégance et de la souplesse au torse et aux membres de ses femmes, il ne s’arrête pas toujours à temps ; il lui arrive de poursuivre avec trop d’obstination l’application d’un principe excellent, l’exagération des distances qui séparent les différentes parties du corps humain. Oui, sans doute, Jean Goujon est bon à consulter, c’est un maître dont les œuvres sont pleines d’enseignemens. J’ai dit et je pense que la fontaine des Nymphes est une véritable école de sculpture ; mais, quelle que soit la fécondité, quel que soit le génie de ce maître illustre, je ne conseille à personne de s’en tenir à ses leçons. On sait ce qu’est devenue en Italie l’école de Michel-Ange ; une école fondée aujourd’hui sur l’étude exclusive de Jean Goujon n’exposerait pas l’art de la sculpture à de moindres dangers. Il y a dans les meilleures œuvres de ce maître quelque chose que le goût a le droit de discuter, que la raison refuse parfois d’accepter. C’en est assez pour ne pas recommander l’étude exclusive de Jean Goujon. Quoique le sculpteur français se distingue très nettement du sculpteur florentin, il est impossible cependant de ne pas saisir, de ne pas signaler la parenté qui les unit. Quoique le caractère de leurs œuvres ne soit pas le même, quoique le Moïse et les captifs du tombeau de Jules II n’aient pas inspiré les caryatides de la salle des Cent-Suisses, quoique Michel-Ange nous frappe surtout par l’énergie et la grandeur, tandis que Jean Goujon nous étonne par la souplesse et la grace, il est difficile de ne pas songer à la chapelle des Médicis en regardant Diane de Poitiers. Eh bien ! si la chapelle des Médicis, malgré le génie qui éclate dans cet admirable ouvrage, est une étude périlleuse pour les jeunes statuaires, la Diane et les Nymphes de Jean Goujon ne doivent pas être imitées avec moins de réserve et de prudence.

Ce n’est ni à Michel-Ange ni à Jean Goujon qu’il faut se fier pour l’expression pure et savante de la forme humaine : ces deux artistes puissans ont sans doute interprété la nature d’une manière éloquente, mais la langue qu’ils parlent si habilement n’est pas toujours assez simple, assez sévère. C’est pourquoi, dût-on m’appliquer la parole du poète romain, dût-on m’accuser de louer le passé à la manière des vieillards, je ne crains pas de recommander aux statuaires l’étude de l’art grec, comme plus profitable et plus féconde que l’étude des meilleurs ouvrages de l’art moderne. Il n’est pas inutile d’interroger Donatello et Ghiberti, Michel-Ange et Jean Goujon, Pujet et même Coustou ; mais il ne faut jamais oublier qu’Athènes nous a laissé des œuvres d’un goût plus pur, d’une simplicité plus éclatante, d’une grandeur plus vraie que toutes les œuvres modelées en Europe depuis la renaissance. Cependant je ne voudrais pas non plus recommander l’étude exclusive de l’art grec. Si la Cérès, la Proserpine et les Parques laissent bien loin derrière elles les caryatides de Jean Goujon, si l’Ilissus et le Thésée sont d’un style plus élevé que le Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens, ce n’est pas une raison pour chercher dans les tympans du Parthénon l’enseignement complet de la statuaire. L’étude de l’art antique ne dispense pas de l’étude de la nature. Ce serait mal comprendre le génie de l’antiquité que d’imiter ses œuvres sans suivre sa méthode. Or, il n’est pas douteux que Phidias ait constamment mené de front l’étude de la nature et l’étude des belles œuvres faites avant lui. Il ne s’est pas tenu servilement aux leçons de l’école d’Égine ou de l’école de Sicyone ; il s’est servi des belles œuvres de ces deux écoles pour comprendre plus profondément la nature qu’il avait devant les yeux, et ne s’est pas servi avec moins de profit de la nature elle-même pour mieux comprendre les belles œuvres. C’est dans ce double travail, dans cette double étude poursuivie avec ferveur, avec persévérance, qu’il faut chercher le secret, non pas du génie, mais du savoir de Phidias. Si Phidias n’a fondé l’école d’Athènes qu’en cherchant dans la nature quelque chose qu’Égine et Sicyone n’eussent pas encore aperçu, le chef de la future école, quelle que soit sa patrie, qu’il étudie sur les bords de l’Arno, du Tibre ou de la Seine, devra suivre l’exemple de Phidias, et se proposer comme lui, tour à tour, l’interprétation des œuvres par la nature et de la nature par les œuvres. C’est à cette condition seulement qu’il lui sera permis d’espérer pour son nom une longue et légitime renommée. Toute imitation servile est frappée de stérilité. Quoique Phidias soit au-dessus de Jean Goujon, il ne faut pas plus copier Phidias que Jean Goujon, car ce serait le plus sûr moyen de n’égaler ni l’un ni l’autre. Il faut se fier à l’art grec, consulter discrètement l’art moderne, et ne jamais oublier l’étude du modèle vivant, que Phidias et Jean Goujon n’ont jamais oubliée.

Gustave Planche.