Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques/Extase funeste de Tsin

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Georges Crès et Cie (p. 166-169).


EXTASE FUNESTE


DE TSIN

Aucun jeu, aucun mouvement ici. Pas de meurtres, ni sang ni blessures ni souillures (du moins apparentes). Aucune débauche même vertueuse par l’excès dans son abomination ; — et pourtant, ce que voici fut pour Tsin désastreux autant que pour les autres les spectacles qui précèdent :

*

Cet Empereur, à peine connaissable sous la bure monacale du Bouddha, est assis simplement devant une écritoire. Les yeux lents fixés sur nous ne s’arrêtent point à nos yeux, mais prolongent vers l’arrière-espace leur inquiétante sérénité. Un seul geste, et immobile : celui de la main droite levée tenant le pinceau pointe en bas.

Tout est suspendu à cette pointe. Car d’un coup, le pinceau et les doigts, promulguant la Décision, peuvent jeter au combat les cent mille soldats bien armés dont l’élan et le choc gagneront l’imminente bataille. Mais ni les doigts ni le pinceau ne s’abaissent : — comment ignorez-vous que le cri des armées, le bruit des victoires ; tout le cliquetis du monde, enfin, se dissout dans une vibration qui s’éteint…

*

Du moins pourrait-il épargner ou venger les fils qu’on lui tue ? Car Il entend comme nous, non loin d’ici, les égorgements et les râles.

Le pinceau ne s’abaisse pas, ne tremble pas : — vous savez bien que l’amour, même paternel, est une entrave, et qu’un descendant prolonge seulement l’ignorance et la douleur de vivre…

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Il préfère donc, abandonnant armes et fils, racheter ses femmes qu’on force non loin d’ici ? — Non. La femme surtout est le fardeau, l’arrêt, l’obstacle à la Grande Délivrance.

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Qu’il choisisse la mort décente par le poison… Mais il décline ce goût peu discret — puisque mort et vie sont les deux reflets d’une seule ombre…

Il demeure ainsi, main levée, et ce pinceau, — dont le trait changerait le Dessous de tout le Ciel, suspendu.

Rien ne presse ; — excepté pour nous la troupe des rebelles au dehors. Rien n’existe ; — excepté pour lui la Connaissance que rien n’existe, qu’il détient. Rien, du fond de cette âme extatique n’oblige le geste à prononcer, ni les yeux à se refermer ou à cligner : au contraire, voici qu’ils grandissent et englobent l’espace…

(Venez. Ne nous attardons pas devant eux, ou bien vous verriez la Peinture disparaître comme une bulle éternuant ses couleurs, et vous sentiriez dans votre âme l’évanouissement dans votre âme des chaudes passions de toutes les couleurs qui font sa valeur humaine. Rien plus que débauche et folie, ceci est communicatif, absorbant, épuisant…)

Pour en finir, on l’étouffe sous des couvertures.