Pelham/32

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 149-153).


CHAPITRE XXXII


C’est un des plus délicieux souvenirs des beaux jours de ma jeunesse que celui des voyages en poste à quatre ou même à deux chevaux. En France où les chevaux ne sont rien moins que rapides, le plaisir des voyages n’est pas tout à fait aussi grand qu’en Angleterre. Cependant pour un homme qui est fatigué d’une résidence et qui soupire après le changement, qui aime l’agitation, et qui n’est pas encore blasé sur les émotions, il y a plus de charmes à se trouver sur la grande route que dans le plus moelleux fauteuil, et cette petite prison qu’on appelle une chaise de poste, est d’un séjour plus délicieux que les salons cérémonieux du palais de Devonshire.

Nous arrivâmes le lendemain de bonne heure sains et saufs à Calais.

« Monsieur dîne-t-il dans sa chambre ou à table d’hôte ?

— Dans sa chambre, c’est clair, » dit Bedos, qui trancha la question avec un air d’indignation. La dignité d’un valet de chambre français est inséparable de celle de son maître.

« Vous êtes trop bon, Bedos, lui dis-je, je dînerai à table d’hôte. Quels sont les gens qu’on y trouve en général ?

— Mon Dieu, monsieur, dit le garçon, les voyageurs se succèdent ici avec une telle rapidité, que nous voyons rarement deux jours de suite les mêmes visages. Nous changeons presque aussi souvent qu’un ministère anglais.

— Vous êtes facétieux, lui dis-je.

— Non, monsieur, reprit le garçon, qui était à la fois bel-esprit et philosophe ; non, mes organes digestifs sont très-délicats et par conséquent je suis naturellement mélancolique. Ah ma foi, oui, très-triste. » Et en disant ces mots, le sentimental changeur d’assiettes mit sa main sur son cœur ou son estomac, je ne saurais dire au juste lequel des deux, et soupira avec amertume.

« Dans combien de temps dîne-t-on ? » lui dis-je. Ma question rappela le garçon à lui-même.

« À deux heures, monsieur, à deux heures ; » et faisant tournoyer sa serviette d’un air d’importance, ce mélancolique personnage se dirigea vers de nouveaux voyageurs, pour les complimenter à leur tour et leur faire confidence de ses mauvaises digestions.

Après que j’eus fait ma toilette, bâillé trois fois et bu deux bouteilles de soda-water, je sortis pour voir la ville. Comme je me promenais en flânant, je m’entendis appeler par mon nom. Je me retournai et je vis sir Willoughby Townsend. C’était un vieux baronnet antédiluvien, un reste fossile des merveilles que possédait l’Angleterre avant que le déluge des manières françaises vînt submerger nos anciennes coutumes, et former avec les débris du passé un nouvel ordre de choses et une nouvelle race d’hommes.

« Ah ! mon cher Pelham, comment cela va-t-il ? Et cette digne lady Frances, votre mère, et votre excellent père, ils vont bien ? enchanté.

« Russelton, dit sir Willoughby en se tournant vers un homme d’un certain âge auquel il donnait le bras, vous vous souvenez bien de Pelham, un vrai whig, grand ami de Shéridan ? permettez-moi de vous présenter son fils. M. Russelton, M. Pelham ; M. Pelham, M. Russelton. »

À ce nom mon esprit fut assailli de mille souvenirs ; le contemporain et le rival de Napoléon, l’autocrate du grand empire de la fashion et des cravates, le puissant génie devant qui s’était inclinée humblement l’aristocratie, devant lequel les gens de bon ton restèrent ébahis, qui d’un seul geste dictait des lois à la plus haute noblesse d’Europe, qui avait introduit, pour ne citer qu’un seul exemple, l’usage de l’empois dans les cravates et qui tenait plus à la coupe élégante de son habit qu’à l’affection d’un ami, et dont le nom était associé à tous les triomphes que peut procurer l’audace, cette grande vertu du beau monde ; enfin l’illustre, l’immortel Russelton en personne était là, debout devant moi ! Je reconnus en lui un esprit semblable, mais supérieur au mien, et je m’inclinai devant lui avec un sentiment de profonde vénération que nul mortel ne m’inspira jamais au même degré.

M. Russelton sembla se plaire aux marques évidentes de mon respect, et me rendit mon salut avec une dignité moqueuse qui m’enchanta. Il m’offrit un de ses bras, je le saisis avec transport, et nous continuâmes tous trois ensemble notre promenade.

« Ainsi, dit sir Willoughby, ainsi, Russelton, vous vous plaisez ici ? Vous avez de quoi vous amuser, je suppose ; il ne manque pas d’Anglais, vous n’avez pas oublié l’art de persiffler les gens, n’est-ce pas, mon vieux camarade ?

— Si je l’avais jamais oublié, dit M. Russelton lentement, la seule vue de sir Willoughby Townsend suffirait pour m’en rafraîchir la mémoire. Oui, continua le vénérable débris, après un instant de silence ; oui j’aime assez cette résidence ; j’y jouis d’une bonne conscience et d’une chemise blanche ; qu’est-ce qu’un homme peut désirer de plus ? J’ai fait ici la connaissance d’un perroquet apprivoisé auquel j’ai appris à dire, toutes les fois qu’il passe devant lui un Anglais ridicule avec un cou roide et une démarche nonchalante : Vrai Breton, vrai Breton. Je prends soin de ma santé et je réfléchis à la vieillesse. J’ai lu Gil Blas, et les Devoirs de l’homme ; en somme, tout en éduquant mon perroquet et en m’instruisant moi-même, je crois que je passe mon temps d’une façon aussi louable et aussi décente que l’évêque de Winchester, ou mylord de A*** lui-même. Vous arrivez de Paris, je suppose, monsieur Pelham ?

— Je l’ai quitté hier.

— Il est rempli sans doute de ces horribles Anglais, qui vont fourrer leurs grands chapeaux et leurs petits esprits dans toutes les boutiques du Palais-Royal, pour faire les doux yeux aux demoiselles de comptoir, et achever d’apprendre le français à force de marchander et de se disputer pour un sou. Oh ! les monstres ! j’en ai mal au cœur rien que d’y penser ; l’autre jour, l’un d’eux s’est mis à m’accoster et à me parler patriotisme et cochon de lait ; c’était à vous donner la fièvre. Heureusement que j’étais près de chez moi, je n’ai eu que le temps de rentrer au plus vite, sans cela j’en mourais. Jugez un peu de ce qui serait arrivé si je m’étais trouvé loin de chez moi quand il m’a accosté, à mon âge je n’aurais jamais pu supporter un pareil choc, j’en aurais eu une attaque dont je ne me serais pas relevé. J’aime à croire, du moins, qu’ils auraient bien voulu indiquer la cause de ma mort sur mon épitaphe : Ci-gît John Russelton, esq., mort d’un Anglais, à l’âge de…, etc. Peuh ! Si vous n’avez pas d’engagement, monsieur Pelham, je vous prierai de vouloir bien dîner aujourd’hui avec moi ; Willoughby et son parapluie seront de la partie.

— Volontiers, lui dis-je, quoique j’eusse formé le dessein de faire des observations sur les hommes et les choses à la table d’hôte de mon hôtel.

— En vérité, je suis tout à fait désolé de vous priver d’un si grand divertissement, répliqua M. Russelton. Chez moi vous ne trouverez que du Laffite passable et un plat exotique que ma cuisinière appelle une côtelette de mouton. Je suis curieux de voir comment elle s’y prendra aujourd’hui pour varier la monotonie du mouton. La première fois que je commandai une côtelette, je pensais avoir suffisamment expliqué ce que je voulais, c’est-à-dire un morceau de viande d’un côté et un gril de l’autre, à sept heures je vis venir une côtelette panée ! Faute de mieux, il me fallut avaler cette composition, noyée dans une sauce détestable ; si bien que je dormis une heure à peine dans toute la nuit, et que j’en eus le cauchemar. Le lendemain, je pensais qu’il n’y aurait plus de méprise ; la sauce était absolument prohibée ; tous les ingrédients étaient sévèrement et particulièrement interdits ; il était convenu que la côtelette serait cuite au naturel, dans son jus ; j’ôte le couvercle et que vois-je ? une poitrine de mouton montrant ses os et ses cartilages comme le torse du gladiateur mourant. Je ne pus résister à ce coup ; je n’avais plus la force de me mettre en colère, je me mis à pleurer sur ma chaise. Aujourd’hui je tente l’épreuve pour la troisième fois, je verrai enfin si les cuisiniers français consentiront à me laisser mourir de faim au naturel. Pour ma part, je n’ai plus assez d’estomac pour supporter les artifices de la cuisine ; j’ai usé ma puissance digestive pendant ma jeunesse, à avaler les soupers de Saint-Léger et les promesses de payer de Sheridan. Dites-moi, monsieur Pelham, avez-vous essayé de Staub pendant votre séjour à Paris ?

— Oui, et je le trouve bien au-dessus de Stultz que j’ai depuis longtemps jugé digne seulement d’habiller les jeunes mineurs de l’université d’Oxford et les vieux majors d’infanterie.

— C’est vrai, dit Russelton, souriant finement de ce trait décoché à un industriel dont il était peut-être un peu jaloux ; c’est vrai, Stultz vise à faire des gentlemen plutôt que des habits, il y a dans ses piqués une prétention aristocratique, qui est d’un vulgaire à faire peur. Vous reconnaîtrez un habit de Stultz n’importe où, et c’est déjà assez pour le condamner ; dès l’instant qu’un homme est connu par une coupe invariable, et, qui pis est, sans originalité, on ne le discute plus, c’est un homme fini. Parlez-moi d’un homme qui fait la réputation de son tailleur, et non d’un tailleur qui a l’impudence de vouloir mettre un homme à la mode.

— Bravo, pardieu ! s’écria sir Willoughby, qui était aussi mal habillé qu’une pomme de terre en robe de chambre, bravo ! c’est aussi mon opinion. J’ai toujours recommandé à mes tailleurs de me faire des habits qui ne fussent ni à la mode ni passés de mode ; de ne pas prendre modèle sur les vêtements des autres, et de faire leurs coupes non pas d’après un triangle isocèle, mais d’après la forme de mon corps. Regardez-moi cet habit-ci, par exemple ! » Et sir Willoughby Townsend s’arrêta tout court pour nous faire admirer à notre aise son costume.

« Ça, un habit ! dit Russelton avec un air de surprise naïve, en le saisissant par le collet avec le pouce et l’index comme s’il n’était pas bien sûr de son fait ; ça, sir Willoughby, pouvez-vous appeler cette chose-là, un habit ? »