Pelléas et Mélisande/Acte 1

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Paul Lacomblez (p. 5-18).

ACTE I



Scène I

Une forêt.

On découvre Mélisande au bord d’une fontaine. — Entre Golaud.

GOLAUD.

Je ne pourrai plus sortir de cette forêt. — Dieu sait jusqu’où cette bête m’a mené. Je croyais cependant l’avoir blessée à mort ; et voici des traces de sang. Mais maintenant, je l’ai perdue de vue ; je crois que je me suis perdu moi-même — et mes chiens ne me retrouvent plus — je vais revenir sur mes pas… — J’entends pleurer… Oh ! oh ! qu’y a-t-il là au bord de l’eau ?… Une petite fille qui pleure au bord de l’eau ? Il tousse. — Elle ne m’entend pas. Je ne vois pas son visage. Il s’approche et touche Mélisande à l’épaule. Pourquoi pleures-tu ? Mélisande tressaille, se dresse et veut fuir. — N’ayez pas peur. Vous n’avez rien à craindre. Pourquoi pleurez-vous ici toute seule ?

MÉLISANDE.

Ne me touchez pas ! ne me touchez pas !

GOLAUD.

N’ayez pas peur… Je ne vous ferai pas… Oh ! vous êtes belle !

MÉLISANDE.

Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! ou je me jette à l’eau !…

GOLAUD.

Je ne vous touche pas… Voyez, je resterai ici, contre l’arbre. N’ayez pas peur. Quelqu’un vous a-t-il fait du mal ?

MÉLISANDE.

Oh ! oui ! oui, oui !…

Elle sanglote profondément.
GOLAUD.

Qui est-ce qui vous a fait du mal ?

MÉLISANDE.

Tous ! tous !

GOLAUD.

Quel mal vous a-t-on fait ?

MÉLISANDE.

Je ne veux pas le dire ! je ne peux pas le dire !… .

GOLAUD.

Voyons ; ne pleurez pas ainsi. D’où venez-vous ?

MÉLISANDE.

Je me suis enfuie !… enfuie… enfuie !

GOLAUD.

Oui ; mais d’où vous êtes-vous enfuie ?

MÉLISANDE.

Je suis perdue !… perdue ici… Je ne suis pas d’ici… Je ne suis pas née là…

GOLAUD.

D’où êtes-vous ? Où êtes-vous née ?

MÉLISANDE.

Oh ! oh ! loin d’ici… loin… loin…

GOLAUD.

Qu’est-ce qui brille ainsi au fond de l’eau ?

MÉLISANDE.

Où donc ? — Ah ! c’est la couronne qu’il m’a donnée. Elle est tombée en pleurant.

GOLAUD.

Une couronne ? — Qui est-ce qui vous a donné une couronne ? — Je vais essayer de la prendre…

MÉLISANDE.

Non, non ; je n’en veux plus ! Je n’en veux plus ! Je préfère mourir tout de suite…

GOLAUD.

Je pourrais la retirer facilement. L’eau n’est pas très profonde.

MÉLISANDE.

Je n’en veux plus ! Si vous la retirez, je me jette à sa place !…

GOLAUD.

Non, non ; je la laisserai là ; on pourrait la prendre sans peine cependant. Elle semble très belle. — Y a-t-il longtemps que vous avez fui ?

MÉLISANDE.

Oui, oui… qui êtes-vous ?

GOLAUD.

Je suis le prince Golaud — le petit-fils d’Arkël, le vieux roi d’Allemonde…

MÉLISANDE.

Oh ! vous avez déjà les cheveux gris…

GOLAUD.

Oui ; quelques-uns, ici, près des tempes…

MÉLISANDE.

Et la barbe aussi… Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

GOLAUD.

Je regarde vos yeux. — Vous ne fermez jamais les yeux ?

MÉLISANDE.

Si, si ; je les ferme la nuit…

GOLAUD.

Pourquoi avez-vous l’air si étonné ?

MÉLISANDE.

Vous êtes un géant ?

GOLAUD.

Je suis un homme comme les autres…

MÉLISANDE.

Pourquoi êtes-vous venu ici ?

GOLAUD.

Je n’en sais rien moi-même. Je chassais dans la forêt. Je poursuivais un sanglier. Je me suis trompé de chemin. — Vous avez l’air très jeune. Quel âge avez-vous ?

MÉLISANDE.

Je commence à avoir froid…

GOLAUD.

Voulez-vous venir avec moi ?

MÉLISANDE.

Non, non ; je reste ici…

GOLAUD.

Vous ne pouvez pas rester seule. Vous ne pouvez pas rester ici toute la nuit… Comment vous nommez-vous ?

MÉLISANDE.

Mélisande.

GOLAUD.

Vous ne pouvez pas rester ici, Mélisande. Venez avec moi…

MÉLISANDE.

Je reste ici…

GOLAUD.

Vous aurez peur, toute seule. On ne sait pas ce qu’il y a ici… Toute la nuit… toute seule, ce n’est pas possible. Mélisande, venez, donnez-moi la main…

MÉLISANDE.

Oh ! ne me touchez pas !…

GOLAUD.

Ne criez pas… Je ne vous toucherai plus. Mais venez avec moi. La nuit sera très noire et très froide. Venez avec moi…

MÉLISANDE.

Où allez-vous ?

GOLAUD.

Je ne sais pas… Je suis perdu aussi…

Ils sortent.


Scène II

Une salle dans le château.
On découvre Arkël et Geneviève.
GENEVIÈVE.

Voici ce qu’il a écrit à son frère Pelléas : « Un soir, je l’ai trouvée tout en pleurs au bord d’une fontaine, dans la forêt où je m’étais perdu. Je ne sais ni son âge, ni qui elle est, ni d’où elle vient et je n’ose pas l’interroger, car elle doit avoir eu une grande épouvante, et quand on lui demande ce qui lui est arrivé, elle pleure tout à coup comme un enfant et sanglote si profondément qu’on a peur. Il y a maintenant six mois que je l’ai épousée et je n’en sais pas plus qu’au jour de notre rencontre. En attendant, mon cher Pelléas, toi que j’aime plus qu’un frère, bien que nous ne soyons pas nés du même père ; en attendant, prépare mon retour… Je sais que ma mère me pardonnera volontiers. Mais j’ai peur d’Arkël, malgré toute sa bonté, car j’ai déçu, par ce mariage étrange, tous ses projets politiques, et je crains que la beauté de Mélisande n’excuse pas à ses yeux, si sages, ma folie. S’il consent néanmoins à l’accueillir comme il accueillerait sa propre fille, le troisième soir qui suivra cette lettre, allume une lampe au sommet de la tour qui regarde la mer. Je l’apercevrai du pont de notre navire ; sinon j’irai plus loin et ne reviendrai plus… » Qu’en dites-vous !

ARKËL.

Je n’en dis rien. Cela peut nous paraître étrange, parce que nous ne voyons jamais que l’envers des destinées… Il avait toujours suivi mes conseils jusqu’ici ; j’avais cru le rendre heureux en l’envoyant demander la main de la princesse Ursule… Il ne pouvait pas rester seul, et depuis la mort de sa femme il était triste d’être seul ; et ce mariage allait mettre fin à de longues guerres et à de vieilles haines… Il ne l’a pas voulu ainsi. Qu’il en soit comme il l’a voulu : je ne me suis jamais mis en travers d’une destinée : et il sait mieux que moi son avenir. Il n’arrive peut-être pas d’événements inutiles…

GENEVIÈVE.

Il a toujours été si prudent, si grave et si ferme… Depuis la mort de sa femme il ne vivait plus que pour son fils, le petit Yniold. Il a tout oublié… — Qu’allons-nous faire ?…

Entre Pelléas.
ARKËL.

Qui est-ce qui entre là ?

GENEVIÈVE.

C’est Pelléas. Il a pleuré.

ARKËL.

Est-ce toi, Pelléas ? — Viens un peu plus près, que je te voie dans la lumière…

PELLÉAS.

Grand-père, j’ai reçu, en même temps que la lettre de mon frère, une autre lettre ; une lettre de mon ami Marcellus… Il va mourir et il m’appelle.

Il dit qu’il sait exactement le jour où la mort doit venir… Il me dit que je puis arriver avant elle si je veux, mais qu’il n’y a plus de temps à perdre.

ARKËL.

Il faudrait attendre quelque temps cependant… Nous ne savons pas ce que le retour de ton frère nous prépare. Et d’ailleurs ton père n’est-il pas ici, au-dessus de nous, plus malade peut-être que ton ami… Pourras-tu choisir entre le père et l’ami ?…

Il sort.
GENEVIÈVE.

Aie soin d’allumer la lampe dès ce soir, Pelléas…

Ils sortent séparément.


Scène III

Devant le château.
Entrent Geneviève et Mélisande.
MÉLISANDE.

Il fait sombre dans les jardins. Et quelles forêts, quelles forêts autour des palais !…

GENEVIÈVE.

Oui ; cela m’étonnait aussi quand je suis arrivée ici, et cela étonne tout le monde. Il y a des endroits où l’on ne voit jamais le soleil. Mais l’on s’y fait si vite… Il y a longtemps, il y a longtemps… Il y a près de quarante ans que je vis ici… Regardez de l’autre côté, vous aurez la clarté de la mer…

MÉLISANDE.

J’entends du bruit au-dessous de nous…

GENEVIÈVE.

Oui ; c’est quelqu’un qui monte vers nous… Ah ! c’est Pelléas… Il semble encore fatigué de vous avoir attendue si longtemps…

MÉLISANDE.

Il ne nous a pas vues.

GENEVIÈVE.

Je crois qu’il nous a vues ; mais il ne sait ce qu’il doit faite… Pelléas, Pelléas ; est-ce toi ?

PELLÉAS.

Oui !… Je venais du côté de la mer…

GENEVIÈVE.

Nous aussi ; nous cherchions la clarté. Ici, il fait un peu plus clair qu’ailleurs ! et cependant la mer est sombre.

PELLÉAS.

Nous aurons une tempête cette nuit : il y en a toutes les nuits depuis quelque temps… et cependant elle est si calme ce soir… On s’embarquerait sans le savoir et l’on ne reviendrait plus.

MÉLISANDE.

Quelque chose sort du port…

PELLÉAS.

Il faut que ce soit un grand navire… Les lumières sont très hautes, nous le verrons tout à l’heure quand il entrera dans la bande de clarté…

GENEVIÈVE.

Je ne sais si nous pourrons le voir… il y a encore une brume sur la mer…

PELLÉAS.

On dirait que la brume s’élève lentement…

MÉLISANDE.

Oui ; j’aperçois, là-bas, une petite lumière que je n’avais pas vue…

PELLÉAS.

C’est un phare ; il y en a d’autres que nous ne voyons pas encore.

MÉLISANDE.

Le navire est dans la lumière… Il est déjà bien loin…

PELLÉAS.

Il s’éloigne à toutes voiles…

MÉLISANDE.

C’est le navire qui m’a menée ici. Il a de grandes voiles… Je le reconnais à ses voiles…

PELLÉAS.

Il aura mauvaise mer cette nuit…

MÉLISANDE.

Pourquoi s’en va-t-il cette nuit ?… On ne le voit presque plus… Il fera peut-être naufrage…

PELLÉAS.

La nuit tombe très vite…

Un silence.
GENEVIÈVE.

Il est temps de rentrer. Pelléas, montre la route à Mélisande. Il faut que j’aille voir, un instant, le petit Yniold.

Elle sort.
PELLÉAS.

On ne voit plus rien sur la mer…

MÉLISANDE.

Je vois d’autres lumières.

PELLÉAS.

Ce sont les autres phares… Entendez-vous la mer ?… C’est le vent qui s’élève… Descendons par ici. Voulez-vous me donner la main ?

MÉLISANDE.

Voyez, voyez, j’ai les mains pleines de fleurs.

PELLÉAS.

Je vous soutiendrai par le bras, le chemin est escarpé et il y fait très sombre… Je pars peut-être demain…

MÉLISANDE.

Oh !… pourquoi partez-vous ?

Ils sortent.