Pendant L Exil Tome II Genève et la peine de mort

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V

GENÈVE ET LA PEINE DE MORT

Dans les derniers mois de 1862, la république de Genève revisa sa constitution. La question de la peine de mort se présenta. Un premier vote maintint l’échafaud ; mais il en fallait un second. Les républicains progressistes de Genève songèrent à Victor Hugo. Un membre de l’église réformée, M. Bost, auteur de plusieurs ouvrages estimés, lui écrivit une lettre dont voici les dernières lignes :

« La constituante genevoise a voté le maintien de la peine de mort par quarante-trois voix contre cinq ; mais la question doit reparaître bientôt dans un nouveau débat. Quel appui ce serait pour nous, quelle force nouvelle, si par quelques mots vous pouviez intervenir ! car ce n’est pas là une question cantonale ou fédérale, mais bien une question sociale et humanitaire, où toutes les interventions sont légitimes. Pour les grandes questions, il faut de grands hommes. Nos discussions auraient besoin d’être éclairées par le génie ; et ce nous serait à tous un grand secours qu’un coup de main qui nous viendrait de ce rocher vers lequel se tournent tant de regards. »

Cette lettre parvint à Victor Hugo le 16 novembre. Le 17 il répondait :

Hauteville-House, 17 novembre 1862.
Monsieur,

Ce que vous faites est bon ; vous avez besoin d’aide, vous vous adressez à moi, je vous remercie ; vous m’appelez, j’accours. Qu’y a-t-il ? Me voilà.

Genève est à la veille d’une de ces crises normales qui, pour les nations comme pour les individus, marquent les changements d’âge. Vous allez reviser votre constitution. Vous vous gouvernez vous-mêmes ; vous êtes vos propres maîtres ; vous êtes des hommes libres ; vous êtes une république. Vous allez faire une action considérable, remanier votre pacte social, examiner où vous en êtes en fait de progrès et de civilisation, vous entendre de nouveau entre vous sur les questions communes ; la délibération va s’ouvrir, et, parmi ces questions, la plus grave de toutes, l’inviolabilité de la vie humaine, est à l’ordre du jour.

C’est de la peine de mort qu’il s’agit.

Hélas, le sombre rocher de Sisyphe ! quand donc cessera-t-il de rouler et de retomber sur la société humaine, ce bloc de haine, de tyrannie, d’obscurité, d’ignorance et d’injustice qu’on nomme pénalité ? quand donc au mot peine substituera-t-on le mot enseignement ? quand donc comprendra-t-on qu’un coupable est un ignorant ? Talion, œil pour oeil, dent pour dent, mal pour mal, voilà à peu près tout notre code. Quand donc la vengeance renoncera-t-elle à ce vieil effort qu’elle fait de nous donner le change en s’appelant vindicte ? Croit-elle nous tromper ? Pas plus que la félonie quand elle s’appelle raison d’état. Pas plus que le fratricide quand il met des épaulettes et qu’il s’appelle la guerre. De Maistre a beau farder Dracon ; la rhétorique sanglante perd sa peine, elle ne parvient pas à déguiser la difformité du fait qu’elle couvre ; les sophistes sont des habilleurs inutiles ; l’injuste reste injuste, l’horrible reste horrible. Il y a des mots qui sont des masques ; mais à travers leurs trous on aperçoit la sombre lueur du mal.

Quand donc la loi s’ajustera-t-elle au droit ? quand donc la justice humaine prendra-t-elle mesure sur la justice divine ? quand donc ceux qui lisent la bible comprendront-ils la vie sauve de Caïn ? quand donc ceux qui lisent l’évangile comprendront-ils le gibet du Christ ? quand donc prêtera-t-on l’oreille à la grande voix vivante qui, du fond de l’inconnu, crie à travers nos ténèbres : Ne tue point ! quand donc ceux qui sont en bas, juge, prêtre, peuple, roi, s’apercevront-ils qu’il y a quelqu’un au-dessus d’eux ? Républiques à esclaves, monarchies à soldats, sociétés à bourreaux ; partout la force, nulle part le droit. Ô les tristes maîtres du monde ! chenilles d’infirmités, boas d’orgueil.

Une occasion se présente où le progrès peut faire un pas. Genève va délibérer sur la peine de mort. De là votre lettre, monsieur. Vous me demandez d’intervenir, de prendre part à la discussion, de dire un mot. Je crains que vous ne vous abusiez sur l’efficacité d’une chétive parole isolée comme la mienne. Que suis-je ? Que puis-je ? Voilà bien des années déjà, — cela date de 1828, — que je lutte avec les faibles forces d’un homme contre cette chose colossale, contradictoire et monstrueuse, la peine de mort, composée d’assez de justice pour satisfaire la foule et d’assez d’iniquité pour épouvanter le penseur. D’autres ont fait plus et mieux que moi. La peine de mort a cédé un peu de terrain ; voilà tout. Elle s’est sentie honteuse dans Paris, en présence de toute cette lumière. La guillotine a perdu son assurance, sans abdiquer pourtant ; chassée de la Grève, elle a reparu barrière Saint-Jacques ; chassée de la barrière Saint-Jacques, elle a reparu à la Roquette. Elle recule, mais elle reste.

Puisque vous réclamez mon concours, monsieur, je vous le dois. Mais ne vous faites pas illusion sur le peu de part que j’aurai au succès si vous réussissez. Depuis trente-cinq ans, je le répète, j’essaye de faire obstacle au meurtre en place publique. J’ai dénoncé sans relâche cette voie de fait de la loi d’en bas sur la loi d’en haut. J’ai poussé à la révolte la conscience universelle ; j’ai attaqué cette exaction par la logique, et par la pitié, cette logique suprême ; j’ai combattu, dans l’ensemble et dans le détail, la pénalité démesurée et aveugle qui tue ; tantôt traitant la thèse générale, tâchant d’atteindre et de blesser le fait dans son principe même, et m’efforçant de renverser, une fois pour toutes, non un échafaud, mais l’échafaud ; tantôt me bornant à un cas particulier, et ayant pour but de sauver tout simplement la vie d’un homme. J’ai quelquefois réussi, plus souvent échoué. Beaucoup de nobles esprits se sont dévoués à la même tâche ; et, il y a dix mois à peine, la généreuse presse belge, me venant énergiquement en aide lors de mon intervention pour les condamnés de Charleroi, est parvenue à sauver sept têtes sur neuf.

Les écrivains du dix-huitième siècle ont détruit la torture ; les écrivains du dix-neuvième, je n’en doute pas, détruiront la peine de mort. Ils ont déjà fait supprimer en France le poing coupé et le fer rouge ; ils ont fait abroger la mort civile ; et ils ont suggéré l’admirable expédient provisoire des circonstances atténuantes. — « C’est à d’exécrables livres comme le Dernier jour d’un Condamné, disait le député Salverte, qu’on doit la détestable introduction des circonstances atténuantes. » Les circonstances atténuantes, en effet, c’est le commencement de l’abolition. Les circonstances atténuantes dans la loi, c’est le coin dans le chêne. Saisissons le marteau divin, frappons sur le coin sans relâche, frappons à grands coups de vérité, et nous ferons éclater le billot.

Lentement, j’en conviens. Il faudra du temps, certes. Pourtant ne nous décourageons pas. Nos efforts, même dans le détail, ne sont pas toujours inutiles. Je viens de vous rappeler le fait de Charleroi ; en voici un autre. Il y a huit ans, à Guernesey, en 1854, un homme, nommé Tapner, fut condamné au gibet ; j’intervins, un recours en grâce fut signé par six cents notables de l’île, l’homme fut pendu ; maintenant écoutez : quelques-uns des journaux d’Europe qui contenaient la lettre écrite par moi aux guernesiais pour empêcher le supplice arrivèrent en Amérique à temps pour que cette lettre pût être reproduite utilement par les journaux américains ; on allait pendre un homme à Québec, un nommé Julien ; le peuple du Canada considéra avec raison comme adressée à lui-même la lettre que j’avais écrite au peuple de Guernesey, et, par un contre-coup providentiel, cette lettre sauva, passez-moi l’expression, non Tapner qu’elle visait, mais Julien qu’elle ne visait pas. Je cite ces faits ; pourquoi ? parce qu’ils prouvent la nécessité de persister. Hélas ! le glaive persiste aussi.

Les statistiques de la guillotine et de la potence conservent leurs hideux niveaux ; le chiffre du meurtre légal ne s’est amoindri dans aucun pays. Depuis une dizaine d’années même, le sens moral ayant baissé, le supplice a repris faveur, et il y a recrudescence. Vous petit peuple, dans votre seule ville de Genève, vous avez vu deux guillotines dressées en dix-huit mois. En effet, ayant tué Vary, pourquoi ne pas tuer Elcy ? En Espagne, il y a le garrot ; en Russie, la mort par les verges. À Rome, l’église ayant horreur du sang, le condamné est assommé, ammazzato. L’Angleterre, où règne une femme, vient de pendre une femme.

Cela n’empêche pas la vieille pénalité de jeter les hauts cris, de protester qu’on la calomnie, et de faire l’innocente. On jase sur son compte, c’est affreux. Elle a toujours été douce et tendre ; elle fait des lois qui ont l’air sévère, mais elle est incapable de les appliquer. Elle, envoyer Jean Valjean au bagne pour le vol d’un pain ! Allons donc ! il est bien vrai qu’en 1816 elle envoyait aux travaux forcés à perpétuité les émeutiers affamés du département de la Somme ; il est bien vrai qu’en 1846… — Hélas ! ceux qui me reprochent le bagne de Jean Valjean oublient la guillotine de Buzançais.

La faim a toujours été vue de travers par la loi.

Je parlais tout à l’heure de la torture abolie. Eh bien ! en 1849, la torture existait encore. Où ? en Chine ? Non, en Suisse. Dans votre pays, monsieur. En octobre 1849, à Zug, un juge instructeur, voulant faire avouer un vol d’un fromage (vol d’un comestible. Encore la faim !) à une fille appelée Mathilde Wildemberg, lui serra les pouces dans un étau, et, au moyen d’une poulie, et d’une corde attachée à cet étau, fit hisser la misérable jusqu’au plafond. Ainsi suspendue par les pouces, un valet de bourreau la bâtonnait. En 1862, à Guernesey que j’habite, la peine tortionnaire du fouet est encore en vigueur. L’été passé, on a, par arrêt de justice, fouetté un homme de cinquante ans.

Cet homme se nommait Torode. C’était, lui aussi, un affamé, devenu voleur.

Non, ne nous lassons point. Faisons une émeute de philosophes pour l’adoucissement des codes. Diminuons la pénalité, augmentons l’instruction. Par les pas déjà faits, jugeons des pas à faire ! Quel bienfait que les circonstances atténuantes ! elles eussent empêché ce que je vais vous raconter.

À Paris, en 1818 ou 19, un jour d’été, vers midi, je passais sur la place du Palais de justice. Il y avait là une foule autour d’un poteau. Je m’approchai. À ce poteau était liée, carcan au cou, écriteau sur la tête, une créature humaine, une jeune femme ou une jeune fille. Un réchaud plein de charbons ardents était à ses pieds devant elle, un fer à manche de bois, plongé dans la braise, y rougissait, la foule semblait contente. Cette femme était coupable de ce que la jurisprudence appelle vol domestique et la métaphore banale, danse de l’anse du panier. Tout à coup, comme midi sonnait, en arrière de la femme et sans être vu d’elle, un homme monta sur l’échafaud ; j’avais remarqué que la camisole de bure de cette femme avait par derrière une fente rattachée par des cordons ; l’homme dénoua rapidement les cordons, écarta la camisole, découvrit jusqu’à la ceinture le dos de la femme, saisit le fer dans le réchaud, et l’appliqua, en appuyant profondément, sur l’épaule nue. Le fer et le poing du bourreau disparurent dans une fumée blanche. J’ai encore dans l’oreille, après plus de quarante ans, et j’aurai toujours dans l’âme l’épouvantable cri de la suppliciée. Pour moi, c’était une voleuse, ce fut une martyre. Je sortis de là déterminé — j’avais seize ans — à combattre à jamais les mauvaises actions de la loi.

De ces mauvaises actions la peine de mort est la pire. Et que n’a-t-on pas vu, même dans notre siècle, et sans sortir des tribunaux ordinaires et des délits communs ! Le 20 avril 1849, une servante, Sarah Thomas, une fille de dix-sept ans, fut exécutée à Bristol pour avoir, dans un moment de colère, tué d’un coup de bûche sa maîtresse qui la battait. La condamnée ne voulait pas mourir. Il fallut sept hommes pour la traîner au gibet. On la pendit de force. Au moment où on lui passait le nœud coulant, le bourreau lui demanda si elle avait quelque chose à faire dire à son père. Elle interrompit son râle pour répondre : oui, oui, dites-lui que je l’aime. Au commencement du siècle, sous Georges III, à Londres, trois enfants de la classe des ragged (déguenillés) furent condamnés à mort pour vol. Le plus âgé, le Newgate Calendar constate le fait, n’avait pas quatorze ans. Les trois enfants furent pendus.

Quelle idée les hommes se font-ils donc du meurtre ? Quoi ! en habit, je ne puis tuer ; en robe je le puis ! comme la soutane de Richelieu, la toge couvre tout ! Vindicte publique ? Ah ! je vous en prie, ne me vengez pas ! Meurtre, meurtre ! vous dis-je. Hors le cas de légitime défense entendu dans son sens le plus étroit (car, une fois votre agresseur blessé par vous et tombé, vous lui devez secours), est-ce que l’homicide est jamais permis ? est-ce que ce qui est interdit à l’individu est permis à la collection ? Le bourreau, voilà une sinistre espèce d’assassin ! l’assassin officiel, l’assassin patenté, entretenu, renté, mandé à certains jours, travaillant en public, tuant au soleil, ayant pour engins « les bois de justice », reconnu assassin de l’état ! l’assassin fonctionnaire, l’assassin qui a un logement dans la loi, l’assassin au nom de tous ! Il a ma procuration et la vôtre, pour tuer. Il étrangle ou égorge, puis frappe sur l’épaule de la société, et lui dit : Je travaille pour toi, paye-moi. Il est l’assassin cum privilegio legis, l’assassin dont l’assassinat est décrété par le législateur, délibéré par le juré, ordonné par le juge, consenti par le prêtre, gardé par le soldat, contemplé par le peuple. Il est l’assassin qui a parfois pour lui l’assassiné ; car j’ai discuté, moi qui parle, avec un condamné à mort appelé Marquis, qui était en théorie partisan de la peine de mort ; de même que, deux ans avant un procès célèbre, j’ai discuté avec un magistrat nommé Teste qui était partisan des peines infamantes. Que la civilisation y songe, elle répond du bourreau. Ah ! vous haïssez l’assassinat jusqu’à tuer l’assassin ; moi je hais le meurtre jusqu’à vous empêcher de devenir meurtrier. Tous contre un, la puissance sociale condensée en guillotine, la force collective employée à une agonie, quoi de plus odieux ? Un homme tué par un homme effraye la pensée, un homme tué par les hommes la consterne.

Faut-il vous le redire sans cesse ? cet homme, pour se reconnaître et s’amender, et se dégager de la responsabilité accablante qui pèse sur son âme, avait besoin de tout ce qui lui restait de vie. Vous lui donnez quelques minutes ! de quel droit ? Comment osez-vous prendre sur vous cette redoutable abréviation des phénomènes divers du repentir ? Vous rendez-vous compte de cette responsabilité damnée par vous, et qui se retourne contre vous, et qui devient la vôtre ? vous faites plus que tuer un homme, vous tuez une conscience.

De quel droit constituez-vous Dieu juge avant son heure ? quelle qualité avez-vous pour le saisir ? est-ce que cette justice-là est un des degrés de la vôtre ? est-ce qu’il y a plain-pied de votre barre à celle-là ? De deux choses l’une : ou vous êtes croyant, ou vous ne l’êtes pas. Si vous êtes croyant, comment osez-vous jeter une immortalité à l’éternité ? Si vous ne l’êtes pas, comment osez-vous jeter un être au néant ?

Il existe un criminaliste qui a fait cette distinction : — « On a tort de dire exécution ; on doit se borner à dire réparation. La société ne tue pas, elle retranche. » — Nous sommes des laïques, nous autres, nous ne comprenons pas ces finesses-là.

On prononce ce mot : justice. La justice ! oh ! cette idée entre toutes auguste et vénérable, ce suprême équilibre, cette droiture rattachée aux profondeurs, ce mystérieux scrupule puisé dans l’idéal, cette rectitude souveraine compliquée d’un tremblement devant l’énormité éternelle béante devant nous, cette chaste pudeur de l’impartialité inaccessible, cette pondération où entre l’impondérable, cette acception faite de tout, cette sublimation de la sagesse combinée avec la pitié, cet examen des actions humaines avec l’œil divin, cette bonté sévère, cette résultante lumineuse de la conscience universelle, cette abstraction de l’absolu se faisant réalité terrestre, cette vision du droit, cet éclair d’éternité apparu à l’homme, la justice ! cette intuition sacrée du vrai qui détermine, par sa seule présence, les quantités relatives du bien et du mal et qui, à l’instant où elle illumine l’homme, le fait momentanément Dieu, cette chose finie qui a pour loi d’être proportionnée à l’infini, cette entité céleste dont le paganisme fait une déesse et le christianisme un archange, cette figure immense qui a les pieds sur le cœur humain et les ailes dans les étoiles, cette Yungfrau des vertus humaines, cette cime de l’âme, cette vierge, ô Dieu bon, Dieu éternel, est-ce qu’il est possible de se l’imaginer debout sur la guillotine ? est-ce qu’on peut se l’imaginer bouclant les courroies de la bascule sur les jarrets d’un misérable ? est-ce qu’on peut se l’imaginer défaisant avec ses doigts de lumière la ficelle monstrueuse du couperet ? se l’imagine-t-on sacrant et dégradant à la fois ce valet terrible, l’exécuteur ? se l’imagine-t-on étalée, dépliée et collée par l’afficheur sur le poteau infâme du pilori ? se la représente-t-on enfermée et voyageant dans ce sac de nuit du bourreau Calcraft où est mêlée à des chaussettes et à des chemises la corde avec laquelle il a pendu hier et avec laquelle il pendra demain !

Tant que la peine de mort existera, on aura froid en entrant dans une cour d’assises, et il y fera nuit.

En janvier dernier, en Belgique, à l’époque des débats de Charleroi, — débats dans lesquels, par parenthèse, il sembla résulter des révélations d’un nommé Rabet que deux guillotinés des années précédentes, Goethals et Coecke, étaient peut-être innocents (quel peut-être !) — au milieu de ces débats, devant tant de crimes nés des brutalités de l’ignorance, un avocat crut devoir et pouvoir démontrer la nécessité de l’enseignement gratuit et obligatoire. Le procureur général l’interrompit et le railla : Avocat, dit-il, ce n’est point ici la chambre. Non, monsieur le procureur général, c’est ici la tombe.

La peine de mort a des partisans de deux sortes, ceux qui l’expliquent et ceux qui l’appliquent ; en d’autres termes, ceux qui se chargent de la théorie et ceux qui se chargent de la pratique. Or la pratique et la théorie ne sont pas d’accord ; elles se donnent étrangement la réplique. Pour démolir la peine de mort, vous n’avez qu’à ouvrir le débat entre la théorie et la pratique. Écoutez plutôt. Ceux qui veulent le supplice, pourquoi le veulent-ils ? Est-ce parce que le supplice est un exemple ? Oui, dit la théorie. Non, dit la pratique. Et elle cache l’échafaud le plus qu’elle peut, elle détruit Montfaucon, elle supprime le crieur public, elle évite les jours de marché, elle bâtit sa mécanique à minuit, elle fait son coup de grand matin ; dans de certains pays, en Amérique et en Prusse, on pend et on décapite à huis clos. Est-ce parce que la peine de mort est la justice ? Oui, dit la théorie ; l’homme était coupable, il est puni. Non, dit la pratique ; car l’homme est puni, c’est bien, il est mort, c’est bon ; mais qu’est-ce que cette femme ? c’est une veuve. Et qu’est-ce que ces enfants ? ce sont des orphelins. Le mort a laissé cela derrière lui. Veuve et orphelins, c’est-à-dire punis et pourtant innocents. Où est votre justice ? Mais si la peine de mort n’est pas juste, est-ce qu’elle est utile ? Oui, dit la théorie ; le cadavre nous laissera tranquilles. Non, dit la pratique ; car ce cadavre vous lègue une famille ; famille sans père, famille sans pain ; et voilà la veuve qui se prostitue pour vivre, et voilà les orphelins qui volent pour manger.

Dumolard, voleur à l’âge de cinq ans, était orphelin d’un guillotiné.

J’ai été fort insulté, il y a quelques mois, pour avoir osé dire que c’était là une circonstance atténuante.

On le voit, la peine de mort n’est ni exemplaire, ni juste, ni utile. Qu’est-elle donc ? Elle est. Sum qui sum. Elle a sa raison d’être en elle-même. Mais alors quoi ! la guillotine pour la guillotine, l’art pour l’art !

Récapitulons.

Ainsi toutes les questions, toutes sans exception, se dressent autour de la peine de mort, la question sociale, la question morale, la question philosophique, la question religieuse. Celle-ci surtout, cette dernière, qui est l’insondable, vous en rendez-vous compte ? Ah ! j’y insiste, vous qui voulez la mort, avez-vous réfléchi ? Avez-vous médité sur cette brusque chute d’une vie humaine dans l’infini, chute inattendue des profondeurs, arrivée hors de tour, sorte de surprise redoutable faite au mystère ? Vous mettez un prêtre là, mais il tremble autant que le patient. Lui aussi, il ignore. Vous faites rassurer la noirceur par l’obscurité.

Vous ne vous êtes donc jamais penchés sur l’inconnu ? Comment osez-vous précipiter là dedans quoi que ce soit ? Dès que, sur le pavé de nos villes, un échafaud apparaît, il se fait dans les ténèbres autour de ce point terrible un immense frémissement qui part de votre place de Grève et ne s’arrête qu’à Dieu. Cet empiétement étonne la nuit. Une exécution capitale, c’est la main de la société qui tient un homme au-dessus du gouffre, s’ouvre et le lâche. L’homme tombe. Le penseur, à qui certains phénomènes de l’inconnu sont perceptibles, sent tressaillir la prodigieuse obscurité. Ô hommes, qu’avez-vous fait ? qui donc connaît les frissons de l’ombre ? où va cette âme ? que savez-vous ?

Il y a près de Paris un champ hideux, Clamart. C’est le lieu des fosses maudites ; c’est le rendez-vous des suppliciés ; pas un squelette n’est là avec sa tête. Et la société humaine dort tranquille à côté de cela ! Qu’il y ait sur la terre des cimetières faits par Dieu, cela ne nous regarde pas, et Dieu sait pourquoi. Mais peut-on songer sans horreur à ceci, à un cimetière fait par l’homme !

Non, ne nous lassons pas de répéter ce cri : Plus d’échafaud ! mort à la mort !

C’est à un certain respect mystérieux de la vie qu’on reconnaît l’homme qui pense.

Je sais bien que les philosophes sont des songe-creux. — Â qui en veulent-ils ? Vraiment, ils prétendent abolir la peine de mort ! Ils disent que la peine de mort est un deuil pour l’humanité. Un deuil ! qu’ils aillent donc un peu voir la foule rire autour de l’échafaud ! qu’ils rentrent donc dans la réalité ! Où ils affirment le deuil, nous constatons le rire. Ces gens-là sont dans les nuages. Ils crient à la sauvagerie et à la barbarie parce qu’on pend un homme et qu’on coupe une tête de temps en temps. Voilà des rêveurs ! Pas de peine de mort, y pense-t-on ? peut-on rien imaginer de plus extravagant ? Quoi ! plus d’échafaud, et en même temps, plus de guerre ! ne plus tuer personne, je vous demande un peu si cela a du bon sens ! qui nous délivrera des philosophes ? quand aura-t-on fini des systèmes, des théories, des impossibilités et des folies ? Folies au nom de quoi, je vous prie ? au nom du progrès ? mot vide ; au nom de l’idéal ? mot sonore. Plus de bourreau, où en serions-nous ? Une société n’ayant pas la mort pour code, quelle chimère ! La vie, quelle utopie ! Qu’est-ce que tous ces faiseurs de réformes ? des poëtes. Gardons-nous des poëtes. Ce qu’il faut au genre humain, ce n’est pas Homère, c’est M. Fulchiron.

Il ferait beau voir une société menée et une civilisation conduite par Eschyle, Sophocle, Isaïe, Job, Pythagore, Pindare, Plaute, Lucrèce, Virgile, Juvénal, Dante, Cervantes, Shakespeare, Milton, Corneille, Molière et Voltaire. Ce serait à se tenir les côtes.

Tous les hommes sérieux éclateraient de rire. Tous les gens graves hausseraient les épaules ; John Bull aussi bien que Prudhomme. Et de plus ce serait le chaos ; demandez à tous les parquets possibles, à celui des agents de change comme à celui des procureurs du roi.

Quoi qu’il en soit, monsieur, cette question énorme, le meurtre légal, vous allez la discuter de nouveau. Courage ! Ne lâchez pas prise. Que les hommes de bien s’acharnent à la réussite.

Il n’y a pas de petit peuple. Je le disais il y a peu de mois à la Belgique à propos des condamnés de Charleroi ; qu’il me soit permis de le répéter à la Suisse aujourd’hui. La grandeur d’un peuple ne se mesure pas plus au nombre que la grandeur d’un homme ne se mesure à la taille. L’unique mesure, c’est la quantité d’intelligence et la quantité de vertu. Qui donne un grand exemple est grand. Les petites nations seront les grandes nations le jour où, à côté des peuples forts en nombre et vastes en territoire qui s’obstinent dans les fanatismes et les préjugés, dans la haine, dans la guerre, dans l’esclavage et dans la mort, elles pratiqueront doucement et fièrement la fraternité, abhorreront le glaive, anéantiront l’échafaud, glorifieront le progrès, et souriront, sereines comme le ciel. Les mots sont vains si les idées ne sont pas dessous. Il ne suffit pas d’être la république, il faut encore être la liberté ; il ne suffit pas d’être la démocratie, il faut encore être l’humanité. Un peuple doit être un homme, et un homme doit être une âme. Au moment où l’Europe recule, il serait beau que Genève avançât. Que la Suisse y songe, et votre noble petite république en particulier, une république plaçant en face des monarchies la peine de mort abolie, ce serait admirable. Ce serait grand de faire revivre sous un aspect nouveau le vieil antagonisme instructif, Genève et Rome, et d’offrir aux regards et à la méditation du monde civilisé, d’un côté Rome avec sa papauté qui condamne et damne, de l’autre Genève avec son évangile qui pardonne.

Ô peuple de Genève, votre ville est sur un lac de l’éden, vous êtes dans un lieu béni ; toutes les magnificences de la création vous environnent ; la contemplation habituelle du beau révèle le vrai et impose des devoirs ; la civilisation doit être harmonie comme la nature ; prenez conseil de toutes ces clémentes merveilles, croyez-en votre ciel radieux, la bonté descend de l’azur, abolissez l’échafaud. Ne soyez pas ingrats. Qu’il ne soit pas dit qu’en remercîment et en échange, sur cet admirable coin de terre où Dieu montre à l’homme la splendeur sacrée des Alpes, l’Arve et le Rhône, le Léman bleu, le mont Blanc dans une auréole de soleil, l’homme montre à Dieu la guillotine !


Si rapide qu’eut été la réponse de Victor Hugo, la délibération du comité constituant fut plus hâtive encore, et, quand la lettre arriva, le travail était terminé. Le projet de constitution maintenait la peine de mort. Victor Hugo ne se découragea pas. Le peuple n’ayant pas encore voté, tout n’était pas fini. Victor Hugo écrivit à M. Bost :


Hauteville-House, 29 novembre 1862.
Monsieur,

La lettre que j’ai eu l’honneur de vous envoyer le 17 novembre vous est parvenue, je pense, le 19 ou le 20. Le lendemain même du jour où je dictais cette lettre, a éclaté, devant la cour d’assises de la Somme, cette affaire Doise-Gardin qui non seulement a tout à coup mis en lumière certaines éventualités épouvantables de la peine de mort, mais encore a rendu palpable l’urgence d’une grande révision pénale ; les faits monstrueux ont une manière à eux de démontrer la nécessité des réformes.

Aujourd’hui, 29 novembre, je lis dans la Presse ces lignes datées du 24, et de Berne :

« Vous avez reproduit la lettre adressée par M. Victor Hugo à M. Bost, de Genève, au sujet de la peine de mort. La publication de cette lettre est venue un peu tard ; depuis quinze jours la constituante genevoise a terminé ses travaux. La constitution qu’elle a élaborée ne donne point satisfaction aux vœux du poëte, puisqu’elle n’abolit pas la peine de mort, sinon pour délit politique. »

Non, il n’est pas trop tard.

En écrivant, je m’adressais moins au comité constituant, qui prépare, qu’au peuple, qui décide.

Dans quelques jours, le 7 décembre, le projet de constitution sera soumis au peuple. Donc il est temps encore.

Une constitution qui, au dix-neuvième siècle, contient une quantité quelconque de peine de mort, n’est pas digne d’une république ; qui dit république, dit expressément civilisation ; et le peuple de Genève, en rejetant, comme c’est son droit et son devoir, le projet qu’on va lui soumettre, fera un de ces actes doublement grands qui ont tout à la fois l’empreinte de la souveraineté et l’empreinte de la justice.

Vous jugerez peut-être utile de publier cette lettre.

Je vous offre, monsieur, la nouvelle assurance de ma haute estime et de ma vive cordialité.

V. H.

La lettre fut publiée, le peuple vota, il rejeta le projet de constitution.

Quelques jours après, Victor Hugo reçut cette lettre :

« … Nous avons triomphé, la constitution des conservateurs est rejetée. Votre lettre a produit son effet, tous les journaux l’ont publiée, les catholiques l’ont combattue, M. Bost l’a imprimée à part à mille exemplaires, et le comité radical à quatre mille. Les radicaux, M. James Fazy en tête, se sont fait de votre lettre une arme de guerre, et les indépendants se sont aussi prononcés à votre suite pour l’abolition. Votre prépondérance a été complète. Quelques radicaux n’étaient pas très décidés auparavant ; c’est un radical, M. Héroi, qui passe pour avoir déterminé les deux exécutions de Vary et d’Elcy, et le grand conseil, qui a refusé ces deux grâces, est tout radical.

« Cependant, en somme, les radicaux sont gens de progrès et, maintenant que les voilà engagés contre la peine de mort, ils ne reculeront pas. On regarde ici l’abolition de l’échafaud comme certaine, et l’honneur, monsieur, vous en revient. J’espère que nous arriverons aussi à cet autre grand progrès, la séparation de l’église et de l’état.

« Je ne suis qu’un homme bien obscur, monsieur, mais je suis heureux ; je vous félicite et je nous félicite. L’immense effet de votre lettre nous honore. La patrie de M. de Sellon ne pouvait être insensible à la voix de Victor Hugo.

« Excusez cette lettre écrite en hâte, et veuillez agréer mon profond respect.

« A. GAYET (de Bonneville). »