Pendant l’Exil Tome II 1868 Les enfants pauvres

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Actes et paroles volume 4J Hetzel (p. 151-153).

V

LES ENFANTS PAUVRES

Noël 1868.

Les deuils qui nous éprouvent n’empêchent pas qu’il y ait des pauvres. Si nous pouvions oublier ce que souffrent les autres, ce que nous souffrons nous-mêmes nous en ferait souvenir ; le deuil est un appel au devoir.

La petite institution d’assistance pour l’enfance, que j’ai fondée il y a sept ans, à Guernesey, dans ma maison, fructifie, et vous, mesdames, qui m’écoutez avec tant de grâce, vous serez sensibles à cette bonne nouvelle.

Ce n’est pas de ce que je fais ici qu’il est question, mais de ce qui se fait au dehors. Ce que je fais n’est rien, et ne vaut pas la peine d’en parler.

Cette fondation du Dîner des Enfants pauvres n’a qu’une chose pour elle, c’est d’être une idée simple. Aussi a-t-elle été tout de suite comprise, surtout dans les pays de liberté, en Angleterre, en Suisse et en Amérique ; là elle est appliquée sur une grande échelle. — Je note le fait sans y insister, mais je crois qu’il y a une certaine affinité entre les idées simples et les pays libres.

Pour que vous jugiez du progrès que fait l’idée du Dîner des Enfants pauvres, je vous citerai seulement deux ou trois chiffres. Ces chiffres, je les prends en Angleterre, je les prends à Londres, c’est-à-dire chez vous.

Vous avez pu lire dans les journaux la lettre que m’a adressée l’honorable lady Thompson. Dans la seule paroisse de Marylebone, en l’année 1868, le nombre des enfants assistés s’est élevé de 5,000 à 7,850. Une société d’assistance, intitulée Childrens’ Provident Society, vient de se fonder, Maddox street, Regent’s street, au capital de vingt mille livres sterling. Enfin, troisième fait, vous vous rappelez que l’an dernier, à pareil jour, je me félicitais de lire dans les journaux anglais que l’idée de Hauteville-House avait fructifié à Londres, au point qu’on y secourait trente mille enfants. Eh bien, lisez aujourd’hui l’excellent journal l’Express du 17 décembre, vous y constaterez une progression magnifique. En 1866, il y avait à Londres six mille enfants secourus de la façon que j’ai indiquée ; en 1867, trente mille ; en 1868, il y en a cent quinze mille.

À ces 115,000 ajoutez les 7,850 de Marylebone, société distincte, et vous aurez un total de 122,850 enfants secourus.

Ce que c’est qu’un grain mis dans le sillon, quand Dieu consent à le féconder ! Combien voyez-vous ici d’enfants ? Quarante. C’est bien peu. Ce n’est rien. Eh bien, chacun de ces quarante enfants en produit au dehors trois mille, et les quarante enfants de Hauteville-House deviennent à Londres cent vingt mille.

Je pourrais citer d’autres faits encore, je m’arrête. Je parle de moi, mais c’est malgré moi. Dans tout ceci aucun honneur ne me revient, et mon mérite est nul. Toutes les actions de grâces doivent être adressées à mes admirables coopérateurs d’Angleterre et d’Amérique.

Un mot pour terminer.

Je trouve l’exil bon. D’abord, il m’a fait connaître cette île hospitalière ; ensuite, il m’a donné le loisir de réaliser cette idée que j’avais depuis longtemps, un essai pratique d’amélioration immédiate du sort des enfants — des pauvres enfants — au point de vue de la double hygiène, c’est-à-dire de la santé physique et de la santé intellectuelle. L’idée a réussi. C’est pourquoi je remercie l’exil.

Ah ! je ne me lasserai jamais de le dire : — Songeons aux enfants !

La société des hommes est toujours, plus ou moins, une société coupable. Dans cette faute collective que nous commettons tous, et qui s’appelle tantôt la loi, tantôt les mœurs, nous ne sommes sûrs que d’une innocence, l’innocence des enfants.

Eh bien, aimons-la, nourrissons-la, vêtissons-la, donnons-lui du pain et des souliers, guérissons-la, éclairons-la, vénérons-la.

Quant à moi, — êtes-vous curieux de savoir mon opinion politique ? — je vais vous la dire. Je suis du parti de l’innocence. Surtout du parti de l’innocence punie — pourquoi, mon Dieu ? — par la misère.

Quelles que soient les douleurs de cette vie, je ne m’en plaindrai pas, s’il m’est donné de réaliser les deux plus hautes ambitions qu’un homme puisse avoir sur la terre. Ces deux ambitions, les voici : être esclave, et être serviteur. Esclave de la conscience, et serviteur des pauvres.