Pendant l’Exil Tome II Hernani. — Lettre aux jeunes poètes

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VII

HERNANI

Les exils se composent de détails de tous genres qu’il faut noter, quelle que soit la petitesse du prescripteur. L’histoire se complète par ces curiosités-là. Ainsi M. Louis Bonaparte ne proscrivit pas seulement Victor Hugo, il proscrivit encore Hernani ; il proscrivit tous les drames de l’écrivain banni. Exiler un homme ne suffit pas, il faut exiler sa pensée. On voudrait exiler jusqu’à son souvenir. En 1853, le portrait de Victor Hugo fut une chose séditieuse ; il fut interdit à MM. Pelvey et Marescq de le publier en tête d’une édition nouvelle qu’ils mettaient en vente.

Les puérilités finissent par s’user ; l’opinion s’impatiente et réclame. En 1867, à l’occasion de l’Exposition universelle, M. Bonaparte permit Hernani.

On verra un peu plus loin que ce ne fut pas pour longtemps.

Depuis la deuxième interdiction, Hernani n’a pas reparu au Théâtre-Français.

Du reste, disons-le en passant, aujourd’hui encore, en 1875, beaucoup de choses faites par l’empire semblent avoir force de loi sous la république. La république que nous avons vit de l’état de siège et s’accommode de la censure, et un peu d’empire mêlée à la liberté ne lui déplaît pas. Les drames de Victor Hugo continuent d’être à peu près interdits ; nous disons à peu près, car ce qui était patent sous l’empire est latent sous la république. C’est la franchise de moins, voilà tout. Les théâtres officiels semblent avoir, à l’égard de Victor Hugo, une consigne qu’ils exécutent silencieusement. Quelquefois cependant le naturel militaire éclate, et la censure a la bonhomie soldatesque de s’avouer. Le censeur sabreur renonce aux petites décences bêtes du sbire civil, et se montre. Ainsi M. le général Ladmirault ne s’est pas caché pour interdire, au nom de l’état de siège, le Roi s’amuse. Il ne s’est même pas donné la peine d’expliquer en quoi Triboulet mettait Marie Alacoque en danger. Cela lui a paru évident, et cela lui a suffi ; cela doit nous suffire aussi.

On se souvient qu’il y a deux ans un autre fonctionnaire, sous-préfet celui-là, a fait effacer le Revenant de l’affiche d’un théâtre de province, en déclarant que, pour dire sur un théâtre quoi que ce soit qui fût de Victor Hugo, il fallait une permission spéciale du ministre de l’intérieur, renouvelable tous les soirs.

Revenons à 1867.

La reprise de Hernani, faite en 1867, eut lieu le 20 juin, au moment même où Victor Hugo intercédait pour Maximilien.

Les jeunes poëtes contemporains dont on va lire les noms adressèrent à Victor Hugo la lettre que voici :

« Cher et illustre maître,

« Nous venons de saluer des applaudissements les plus enthousiastes la réapparition au théâtre de votre Hernani.

« Le nouveau triomphe du plus grand poëte français a été une joie immense pour toute la jeune poésie ; la soirée du Vingt Juin fera époque dans notre existence.

« Il y avait cependant une tristesse dans cette fête. Votre absence était pénible à vos compagnons de gloire de 1830, qui ne pouvaient presser la main du maître et de l’ami ; mais elle était plus douloureuse encore pour les jeunes, à qui il n’avait jamais été donné de toucher cette main qui a écrit la Légende des siècles.

« Ils tiennent du moins, cher et illustre maître, à vous envoyer l’hommage de leur respectueux attachement et de leur admiration sans bornes.

« Sully-Prudhomme, Armand Silvestre, Francis Coppée, Georges Lafenestre, Léon Valade, Léon Dierx, Jean Aicard, Paul Verlaine, Albert Méhat, André Theuriet, Armand Renaud, Louis-Xavier de Ricard, H. Cazalis, Ernest D’Hervilly. »

Victor Hugo répondit :

Bruxelles, 22 juillet 1867.
Chers poëtes,

La révolution littéraire de 1830, corollaire et conséquence de la révolution de 1789, est un fait propre à notre siècle. Je suis l’humble soldat de ce progrès. Je combats pour la révolution sous toutes ses formes, sous la forme littéraire comme sous la forme sociale. J’ai la liberté pour principe, le progrès pour loi, l’idéal pour type.

Je ne suis rien, mais la révolution est tout. La poésie du dix-neuvième siècle est fondée. 1830 avait raison, et 1867 le démontre. Vos jeunes renommées sont des preuves à l’appui.

Notre époque a une logique profonde, inaperçue des esprits superficiels, et contre laquelle nulle réaction n’est possible. Le grand art fait partie de ce grand siècle. Il en est l’âme.

Grâce à vous, jeunes et beaux talents, nobles esprits, la lumière se fera de plus en plus. Nous, les vieux, nous avons eu le combat ; vous, les jeunes, vous aurez le triomphe.

L’esprit du dix-neuvième siècle combine la recherche démocratique du Vrai avec la loi éternelle du Beau. L’irrésistible courant de notre époque dirige tout vers ce but souverain, la Liberté dans les intelligences, l’Idéal dans l’art. En laissant de côté tout ce qui m’est personnel, dès aujourd’hui, on peut l’affirmer et on vient de le voir, l’alliance est faite entre tous les écrivains, entre tous les talents, entre toutes les consciences, pour réaliser ce résultat magnifique. La généreuse jeunesse, dont vous êtes, veut, avec un imposant enthousiasme, la révolution tout entière, dans la poésie comme dans l’état. La littérature doit être à la fois démocratique et idéale ; démocratique pour la civilisation, idéale pour l’âme.

Le Drame, c’est le Peuple. La Poésie, c’est l’Homme. Là est la tendance de 1830, continuée par vous, comprise par toute la grande critique de nos jours. Aucun effort réactionnaire, j’y insiste, ne saurait prévaloir contre ces évidences. La haute critique est d’accord avec la haute poésie.

Dans la mesure du peu que je suis, je remercie et je félicite cette critique supérieure qui parle avec tant d’autorité dans la presse politique et dans la presse littéraire, qui a un sens si profond de la philosophie de l’art, et qui acclame unanimement 1830 comme 1789.

Recevez aussi, vous, mes jeunes confrères, mon remercîment.

À ce point de la vie où je suis arrivé, on voit de près la fin, c’est-à-dire l’infini. Quand elle est si proche, la sortie de la terre ne laisse guère place dans notre esprit qu’aux préoccupations sévères. Pourtant, avant ce mélancolique départ dont je fais les préparatifs, dans ma solitude, il m’est précieux de recevoir votre lettre éloquente, qui me fait rêver une rentrée parmi vous et m’en donne l’illusion, douce ressemblance du couchant avec l’aurore. Vous me souhaitez la bienvenue, à moi qui m’apprêtais au grand adieu.

Merci. Je suis l’absent du devoir, et ma résolution est inébranlable, mais mon cœur est avec vous.

Je suis fier de voir mon nom entouré des vôtres. Vos noms sont une couronne d’étoiles.

Victor Hugo.