Pendant l’Exil Tome II La Crète. — Appel à l’Amérique

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I

LA CRÈTE

À M. VOLOUDAKI
président du gouvernement de la crète
Monsieur,

Votre lettre éloquente m’a vivement touché. Oui, vous avez raison de compter sur moi. Le peu que je suis et le peu que je puis appartient à votre noble cause. La cause de la Crète est celle de la Grèce, et la cause de la Grèce est celle de l’Europe. Ces enchaînements-là échappent aux rois et sont pourtant la grande logique. La diplomatie n’est autre chose que la ruse des princes contre la logique de Dieu. Mais, dans un temps donné, Dieu a raison.

Dieu et droit sont synonymes. Je ne suis qu’une voix, opiniâtre, mais perdue dans le tumulte triomphal des iniquités régnantes. Qu’importe ? écouté ou non, je ne me lasserai pas. Vous me dites que la Crète me demande ce que l’Espagne m’a demandé. Hélas ! je ne puis que pousser un cri. Pour la Crète, je l’ai fait déjà, je le ferai encore.

Puisque vous le croyez utile, l’Europe étant sourde, je me tournerai vers l’Amérique. Espérons de ce côté-là.

Je vous serre la main.

Victor Hugo.
APPEL À L’AMÉRIQUE

Le sombre abandon d’un peuple au viol et à l’égorgement en pleine civilisation est une ignominie qui étonnera l’histoire. Ceux qui font de telles taches à ce grand dix-neuvième siècle sont responsables devant la conscience universelle. Les présents gouvernements mettent la rougeur au front de l’Europe.

À l’heure où nous sommes, d’un côté il y a des massacres, de l’autre une conversation de diplomates ; d’un côté on tue, on décapite, on mutile, on éventre des femmes, des vieillards et des enfants, qu’on laisse pourrir dans la neige ou au soleil, de l’autre on rédige des protocoles ; les dépêches de chancellerie, envolées de tous les points de l’horizon, s’abattent sur la table verte de la conférence, et les vautours sur Arcadion. Tel est le spectacle.

Trahir et livrer la Crète, c’est une mauvaise action, et c’est une mauvaise politique.

De deux choses l’une : ou l’insurrection candiote persistera, ou elle expirera ; ou la Crète attisera et continuera son flamboiement superbe, ou elle s’éteindra. Dans le premier cas, ce pays sera un héros ; dans le second cas, il sera un martyr. Redoutable complication future. Il faut, tôt ou tard, compter avec les héros, et plus encore avec les martyrs. Les héros triomphent par la vie, les martyrs par la mort. Voyez Baudin. Craignez les spectres. La Crète morte aura l’importunité terrible du sépulcre. Ce sera un miasme de plus dans votre politique. L’Europe aura désormais deux Polognes, l’une au nord, l’autre au midi. L’ordre régnera dans les monts Sphakia comme il règne à Varsovie, et, rois de l’Europe, vous aurez une prospérité entre deux cadavres.

Le continent en ce moment n’appartient pas aux nations, mais aux rois. Disons-le nettement, pour l’instant, la Grèce et la Crète n’ont plus rien à attendre de l’Europe.

Tout espoir est-il donc perdu pour elles ?

Non.

Ici la question change d’aspect. Ici se déclare, incident admirable, une phase nouvelle.

L’Europe recule, l’Amérique avance.

L’Europe refuse son rôle, l’Amérique le prend.

Abdication compensée par un avénement.

Une grande chose va se faire.

Cette république d’autrefois, la Grèce, sera soutenue et protégée par la république d’aujourd’hui, les États-Unis. Thrasybule appelle à son secours Washington. Rien de plus grand.

Washington entendra et viendra. Avant peu le libre pavillon américain, n’en doutons pas, flottera entre Gibraltar et les Dardanelles.

C’est le point du jour. L’avenir blanchit l’horizon. La fraternité des peuples s’ébauche. Solidarité sublime.

Ceci est l’arrivée du nouveau monde dans le vieux monde. Nous saluons cet avénement. Ce n’est pas seulement au secours de la Grèce que viendra l’Amérique, c’est au secours de l’Europe. L’Amérique sauvera la Grèce du démembrement et l’Europe de la honte.

Pour l’Amérique, c’est la sortie de la politique locale. C’est l’entrée dans la gloire.

Au dix-huitième siècle, la France a délivré l’Amérique ; au dix-neuvième siècle, l’Amérique va délivrer la Grèce. Remboursement magnifique.

Américains, vous étiez endettés envers nous de cette grande dette, la liberté ! Délivrez la Grèce, et nous vous donnons quittance. Payer à la Grèce, c’est payer à la France.

Victor Hugo.
Hauteville-House, 6 février 1869.