Pendant l’Exil Tome II Le plébiscite 1870

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Actes et paroles volume 4J Hetzel (p. 221-224).

IX

LE PLÉBISCITE

Au printemps de 1870, Louis Bonaparte, sentant peut-être on ne sait quel ébranlement mystérieux, éprouva le besoin de se faire étayer par le peuple. Il demanda à la nation de confirmer l’empire par un vote. On consulta de France Victor Hugo, on lui demanda de dire quel devait être ce vote. Il répondit :

Non.

En trois lettres ce mot dit tout.

Ce qu’il contient remplirait un volume.

Depuis dix-neuf ans bientôt, cette réponse se dresse devant l’empire.

Ce sphinx obscur sent que c’est là le mot de son énigme.

À tout ce que l’empire est, veut, rêve, croit, peut et fait, Non suffit.

Que pensez-vous de l’empire ? Je le nie.

Non est un verdict.

Un des proscrits de décembre, dans un livre, publié hors de France en 1853, s’est qualifié « la bouche qui dit Non ».

Non a été la réplique à ce qu’on appelle l’amnistie.

Non sera la réplique à ce qu’on appelle le plébiscite.

Le plébiscite essaye d’opérer un miracle : faire accepter l’empire à la conscience humaine.

Rendre l’arsenic mangeable. Telle est la question.

L’empire a commencé par ce mot : Proscription. Il voudrait bien finir par celui-ci : Prescription. Ce n’est qu’une toute petite lettre à changer. Rien de plus difficile.

S’improviser César, transformer le serment en Rubicon et l’enjamber, faire tomber au piège en une nuit tout le progrès humain, empoigner brusquement le peuple sous sa grande forme république et le mettre à Mazas, prendre un lion dans une souricière, casser par guet-apens le mandat des représentants et l’épée des généraux, exiler la vérité, expulser l’honneur, écrouer la loi, décréter d’arrestation la révolution, bannir 89 et 92, chasser la France de France, sacrifier sept cent mille hommes pour démolir la bicoque de Sébastopol, s’associer à l’Angleterre pour donner à la Chine le spectacle de l’Europe vandale, stupéfier de notre barbarie les barbares, détruire le palais d’Été de compte à demi avec le fils de lord Elgin qui a mutilé le Parthénon, grandir l’Allemagne et diminuer la France par Sadowa, prendre et lâcher le Luxembourg, promettre Mexico à un archiduc et lui donner Queretaro, apporter à l’Italie une délivrance qui aboutit au concile, faire fusiller Garibaldi par des fusils italiens à Aspromonte et par des fusils français à Mentana, endetter le budget de huit milliards, tenir en échec l’Espagne républicaine, avoir une haute cour sourde aux coups de pistolet, tuer le respect des juges par le respect des princes, faire aller et venir les armées, écraser les démocraties, creuser des abîmes, remuer des montagnes, cela est aisé. Mais mettre un e à la place d’un o, c’est impossible.

Le droit peut-il être proscrit ? Oui. Il l’est. Prescrit ? Non.

Un succès comme le Deux-Décembre ressemble à un mort en ceci qu’il tombe tout de suite en pourriture et en diffère en cela qu’il ne tombe jamais en oubli. La revendication contre de tels actes est de droit éternel.

Ni limite légale, ni limite morale. Aucune déchéance ne peut être opposée à l’honneur, à la justice et à la vérité, le temps ne peut rien sur ces choses. Un malfaiteur qui dure ne fait qu’ajouter au crime de son origine le crime de sa durée.

Pour l’histoire, pas plus que pour la conscience humaine, Tibère ne passe jamais à l’état de « fait accompli ».

Newton a calculé qu’une comète met cent mille ans à se refroidir ; de certains crimes énormes mettent plus de temps encore.

La voie de fait aujourd’hui régnante perd sa peine. Les plébiscites n’y peuvent rien. Elle croit avoir le droit de régner ; elle n’a pas le droit.

C’est étrange, un plébiscite. C’est le coup d’état qui se fait morceau de papier. Après la mitraille, le scrutin. Au canon rayé succède l’urne fêlée. Peuple, vote que tu n’existes pas. Et le peuple vote. Et le maître compte les voix. Il en a tout ce qu’il a voulu avoir ; et il met le peuple dans sa poche. Seulement il ne s’est pas aperçu que ce qu’il croit avoir saisi est insaisissable. Une nation, cela n’abdique pas. Pourquoi ? parce que cela se renouvelle. Le vote est toujours à recommencer. Lui faire faire une aliénation quelconque de souveraineté, extraire de la minute l’hérédité, donner au suffrage universel, borné à exprimer le présent, l’ordre d’exprimer l’avenir, est-ce que ce n’est pas nul de soi ? C’est comme si l’on commandait à Demain de s’appeler Aujourd’hui.

N’importe, on a voté. Et le maître prend cela pour un consentement. Il n’y a plus de peuple. Ces pratiques font rire les anglais. Subir le coup d’état ! subir le plébiscite ! comment une nation peut-elle accepter de telles humiliations ? L’Angleterre a en ce moment-ci le bonheur de mépriser un peu la France. Alors méprisez l’océan. Xercès lui a donné le fouet.

On nous invite à voter sur ceci : le perfectionnement d’un crime.

L’empire, après dix-neuf ans d’exercice, se croit tentant. Il nous offre ses progrès. Il nous offre le coup d’état accommodé au point de vue démocratique, la nuit de Décembre ajustée à l’inviolabilité parlementaire, la tribune libre emboîtée dans Cayenne, Mazas modifié dans le sens de l’affranchissement, la violation de tous les droits arrangée en gouvernement libéral.

Eh bien, non.

Nous sommes ingrats.

Nous, les citoyens de la république assassinée, nous, les justiciers pensifs, nous regardons avec l’intention d’en user, l’affaiblissement d’autorité propre à là vieillesse d’une trahison. Nous attendons.

Et en attendant, devant le mécanisme dit plébiscite, nous haussons les épaules.

À l’Europe sans désarmement, à la France, sans influence, à la Prusse sans contre-poids, à la Russie sans frein, à l’Espagne sans point d’appui, à la Grèce sans la Crète, à l’Italie sans Rome, à Rome sans les Romains, à la démocratie sans le peuple, nous disons Non.

À la liberté poinçonnée par le despotisme, à la prospérité dérivant d’une catastrophe, à la justice rendue au nom d’un accusé, à la magistrature marquée des lettres L. N. B., à 89 visé par l’empire, au 14 Juillet complété par le 2 Décembre, à la loyauté jurée par le faux serment, au progrès décrété par la rétrogradation, à la solidité promise par la ruine, à la lumière octroyée par les ténèbres, à l’escopette qui est derrière le mendiant, au visage qui est derrière le masque, au spectre qui est derrière le sourire, nous disons Non.

Du reste, si l’auteur du coup d’état tient absolument à nous adresser une question à nous, peuple, nous ne lui reconnaissons que le droit de nous faire celle-ci :

« Dois-je quitter les Tuileries pour la Conciergerie et me mettre à la disposition de la justice ?

« Napoléon. »

Oui.

Victor Hugo
Hauteville-House, 27 avril 1870.