Pendant l’Exil Tome II Sur la tombe d’Hennett de Kesler

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V

HENNETT DE KESLER

L’année 1870 s’ouvrit pour Victor Hugo par la mort d’un ami. Il avait recueilli chez lui, depuis plusieurs années, un vaillant vaincu de décembre, Hennett de Kesler. Kesler et Victor Hugo avaient échangé leur premier serrement de main le 3 décembre au matin, rue Sainte-Marguerite, à quelques pas de la barricade Baudin, qui venait d’être enlevée au moment même où Victor Hugo y arrivait. Cette fraternité commencée dans les barricades s’était continuée dans l’exil.

Kesler, dévoré par la nostalgie, mais inébranlable, mourut le 6 avril 1870. Sa tombe est au cimetière du Foulon, près de la ville de Saint-Pierre. C’est une pierre avec cette inscription :

à kesler

et au bas on peut lire :

Son compagnon d’exil,
Son compagnon d’exilVictor Hugo.

Le 7 avril, Victor Hugo prononça sur la fosse de Kesler les paroles que voici :

Le lendemain du guet-apens de 1851, le 3 décembre, au point du jour, une barricade se dressa dans le faubourg Saint-Antoine, barricade mémorable où tomba un représentant du peuple. Cette barricade, les soldats crurent la renverser, le coup d’état crut la détruire ; le coup d’état et ses soldats se trompaient. Démolie à Paris, elle fut refaite par l’exil.

La barricade Baudin reparut immédiatement, non plus en France, mais hors de France ; elle reparut, bâtie, non plus avec des pavés, mais avec des principes ; de matérielle qu’elle était, elle devint idéale, c’est-à-dire terrible ; les proscrits la construisirent, cette barricade altière, avec les débris de la justice et de la liberté. Toute la ruine du droit y fut employée, ce qui la fit superbe et auguste. Depuis, elle est là, en face de l’empire ; elle lui barre l’avenir, elle lui supprime l’horizon. Elle est haute comme la vérité, solide comme l’honneur, mitraillée comme la raison ; et l’on continue d’y mourir. Après Baudin, — car, oui, c’est la même barricade ! — Pauline Roland y est morte, Ribeyrolles y est mort, Charras y est mort, Xavier Durieu y est mort, Kesler vient d’y mourir.

Si l’on veut distinguer entre les deux barricades, celle du faubourg Saint-Antoine et celle de l’exil, Kesler en était le trait d’union, car, ainsi que plusieurs autres proscrits, il était des deux.

Laissez-moi glorifier cet écrivain de talent et ce vaillant homme. Il avait toutes les formes du courage, depuis le vif courage du combat jusqu’au lent courage de l’épreuve, depuis la bravoure qui affronte la mitraille jusqu’à l’héroïsme qui accepte la nostalgie. C’était un combattant et un patient.

Comme beaucoup d’hommes de ce siècle, comme moi qui parle en ce moment, il avait été royaliste et catholique. Nul n’est responsable de son commencement. L’erreur du commencement rend plus méritoire la vérité de la fin.

Kesler avait été victime, lui aussi, de cet abominable enseignement qui est une sorte de piège tendu à l’enfance, qui cache l’histoire aux jeunes intelligences, qui falsifie les faits et fausse les esprits. Résultat : les générations aveuglées. Vienne un despote, il pourra tout escamoter aux nations ignorantes, tout jusqu’à leur consentement ; il pourra leur frelater même le suffrage universel. Et alors on voit ce phénomène, un peuple gouverné par extorsion de signature. Cela s’appelle un plébiscite.

Kesler avait, comme plusieurs de nous, refait son éducation ; il avait rejeté les préjugés sucés avec le lait ; il avait dépouillé, non le vieil homme, mais le vieil enfant ; pas à pas, il était sorti des idées fausses et entré dans les idées vraies ; et mûri, grandi, averti par la réalité, rectifié par la logique, de royaliste il était devenu républicain. Une fois qu’il eut vu la vérité, il s’y dévoua. Pas de dévouement plus profond et plus tenace que le sien. Quoique atteint du mal du pays, il a refusé l’amnistie. Il a affirmé sa foi par sa mort.

Il a voulu protester jusqu’au bout. Il est resté exilé par adoration pour la patrie. L’amoindrissement de la France lui serrait le cœur. Il avait l’œil fixé sur ce mensonge qui est l’empire ; il s’indignait, il frémissait de honte, il souffrait. Son exil et sa colère ont duré dix-neuf ans. Le voilà enfin endormi.

Endormi. Non. Je retire ce mot. La mort ne dort pas. La mort vit. La mort est une réalisation splendide. La mort touche à l’homme de deux façons. Elle le glace, puis elle le ressuscite. Son souffle éteint, oui, mais il rallume. Nous voyons les yeux qu’elle ferme, nous ne voyons pas ceux qu’elle ouvre.

Adieu, mon vieux compagnon. — Tu vas donc vivre de la vraie vie ! Tu vas aller trouver la justice, la vérité, la fraternité, l’harmonie et l’amour dans la sérénité immense. Te voilà envolé dans la clarté. Tu vas connaître le mystère profond de ces fleurs, de ces herbes que le vent courbe, de ces vagues qu’on entend là-bas, de cette grande nature qui accepte la tombe dans sa nuit et l’âme dans sa lumière. Tu vas vivre de la vie sacrée et inextinguible des étoiles. Tu vas aller où sont les esprits lumineux qui ont éclairé et qui ont vécu, où sont les penseurs, les martyrs, les apôtres, les prophètes, les précurseurs, les libérateurs. Tu vas voir tous ces grands cœurs flamboyants dans la forme radieuse que leur a donnée la mort. Écoute, tu diras à Jean-Jacques que la raison humaine est battue de verges ; tu diras à Beccaria que la loi en est venue à ce degré de honte qu’elle se cache pour tuer ; tu diras à Mirabeau que Quatrevingt-neuf est lié au pilori ; tu diras à Danton que le territoire est envahi par une horde pire que l’étranger ; tu diras à Saint-Just que le peuple n’a pas le droit de parler ; tu diras à Marceau que l’armée n’a pas le droit de penser ; tu diras à Robespierre que la République est poignardée ; tu diras à Camille Desmoulins que la justice est morte ; et tu leur diras à tous que tout est bien, et qu’en France une intrépide légion combat plus ardemment que jamais, et que, hors de France, nous, les sacrifiés volontaires, nous, la poignée des proscrits survivants, nous tenons toujours, et que nous sommes là, résolus à ne jamais nous rendre, debout sur cette grande brèche qu’on appelle l’exil, avec nos convictions et avec leurs fantômes !