Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre X

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Librairie Ve le Normant (p. 280-289).
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TITRE X.

DE L’ORDRE ET DU HASARD, DU BIEN ET DU MAL.


I.

L’ordre est la coordination du moyen au but, des parties au tout, du tout à la destination, de l’action au devoir, de l’ouvrage au modèle, de la récompense au mérite.

II.

Le bien-être est la loi des corps animés ou vivants ; mais l’ordre est la loi des esprits.

III.

L’ordre est à l’arrangement ce que l’âme est au corps, ce que l’esprit est à la matière. L’arrangement sans ordre est un corps sans âme.

IV.

Imaginez l’ordre universel. Tout ce qui y est conforme dans les idées, dans les images, dans les sentiments, dans les institutions, est beau ; tout ce qui y est conforme dans les actions, dans les projets, dans les entreprises, est bon. Voilà la règle.

Se tromper sur l’ordre est à l’esprit ce que se tromper sur le beau est au goût.

Partout où il n’y a pas d’ordre et d’harmonie, il n’y a plus la marque de Dieu. Il y a désert, et il y a eu dégradation.

La régularité semble ne pouvoir partir que d’un dessein, d’une pensée. Quand elle est l’effet du hasard, ce hasard ressemble à une prévoyance.

Tous sont nés pour observer le bon ordre, et peu sont nés pour l’établir.

La faiblesse qui ramène à l’ordre vaut mieux que la force qui en éloigne. Il n’y a rien qui dure toujours ; mais ce qui dure le plus, c’est l’ordre, parce que c’est ce qu’il y a de plus convenable et de mieux assorti à la nature des choses.

Il est impossible de chanter et de danser juste sans plaisir, tant l’observation de toute mesure vraie est naturellement agréable, l’ordre moral est également mesure et harmonie ; il est impossible aussi de vivre bien, sans un secret et un très-grand plaisir.

Les esprits qui n’ont pu goûter les charmes de l’ordre, ou que ce charme n’a pu fixer, sont de mauvais esprits.

Le plaisir qu’on éprouve à être juste contre soi-même vient d’un retour à l’ordre par la vérité.

L’homme dans l’ordre, et en harmonie avec lui-même, éprouve la joie et le repos que ces choses-là donnent, et les voit sans les distinguer.

Au sentiment de la clarté douce et diffuse, qui pénètre intimement toutes ses facultés, se joint celui d’une chaleur dont son âme est secrètement et paisiblement remuée.

Toute idée sage tient l’homme à sa place dans l’univers, la lui fait sentir et la lui fait aimer, comme un lieu natal, aisé, commode, accoutumé.

Exceller dans le rang où la providence nous a fait naître et le garder, c’est là certes la meilleure des ambitions, et la seule conforme à l’ordre.

Les changements subits de fortune ont un grand inconvénient : les enrichis n’ont pas appris à être riches, et les ruinés à être pauvres.

Quand vous ôtez un homme médiocre d’une condition modeste, vous en faites un insolent,

dans le sens étymologique du mot ; il ne pourra jamais s’assortir et se conformer à une position si différente à la fois de son naturel et de ses habitudes.

Heureux celui qui n’est propre qu’à une chose ! En la faisant, il remplit sa destination.

Il faut aimer sa place, c’est-à-dire la bassesse ou la supériorité de son état. Si tu es roi, aime ton sceptre ; si tu es valet, ta livrée.

La pauvreté est un des moyens dont la providence se sert pour maintenir l’ordre du monde, en réprimant par ce frein quelques méchants, et en contenant leurs murmures par l’exemple de quelques bons qui souffrent comme eux.

ô exemples ! ô modèles ! … voyez ce pauvre homme : quatre ou cinq sensations par jour lui suffisent pour se trouver heureux et pour bénir la providence. De la paille pour s’y coucher, du pain trois fois par jour et quelques prises de tabac en font un roi.

Le hasard est une part que la providence s’est réservée dans les affaires de ce monde, part sur laquelle elle n’a pas même voulu que les hommes pussent se croire aucune influence.

Le hasard est ordinairement heureux pour l’homme prudent.

La prudence et le succès, les semailles et la moisson, les vertus et le bonheur se suivent naturellement, mais non indissolublement.

L’essence des choses les unit, mais souvent le train du monde les sépare.

Le succès sert aux hommes de piédestal ; il les fait paraître plus grands, si la réflexion ne les mesure. Si la fortune veut rendre un homme estimable, elle lui donne des vertus ; si elle veut le rendre estimé, elle lui donne des succès.

Dans la gloire il y a toujours du bonheur.

Les maux viennent de la nécessité et de l’ordre, et les biens de la seule volonté de Dieu.

Pensez aux maux dont vous êtes exempt.

Ne vous exagérez pas les maux de la vie, et n’en méconnaissez pas les biens, si vous cherchez à vivre heureux.

Il est des maux qui sont la santé de l’âme, maux préférables à cette force du corps qui endurcit les organes, qui opprime l’âme et qui accable l’esprit. Il n’y a pour l’âme qu’un moyen d’échapper aux maux de la vie, c’est d’échapper à ses plaisirs et de chercher les siens plus haut.

Il ne faut s’occuper des maux et des malheurs du monde que pour les soulager : se borner à les contempler et à les déplorer, c’est les aigrir en pure perte. Quiconque les couve des yeux en fait éclore des tempêtes.

Ni l’amour ni l’amitié, ni le respect ni l’admiration, ni la reconnaissance ni le dévouement ne doivent nous ôter la conscience et le discernement du bien et du mal. C’est un bien qu’il nous est défendu de vendre, et que rien ne saurait payer.

En toutes choses, quiconque corrompt l’idée que les hommes doivent se faire de la perfection, corrompt le bien dans ses premières sources. Le bien vaut mieux que le mieux. Tout ce qui est le meilleur ne dure guère.

Tout est bien dans le bien : le présent, le passé et l’avenir. On en jouit par la perspective, la réalité et le souvenir, triple espèce de possession. La simple idée qe quelque bien est un bien.

Il faut faire le bien par le bien, et le vouloir dans les moyens et dans la fin, dans les expédients et dans le but. Un bien qu’on a fait par le mal est un bien altéré, empoisonné, et qui produira le mal dont on a mis en lui le germe ; c’est une eau que les canaux ont corrompue.

Peut-être, par une juste disposition de la providence, les forfaits multiplient les maux qu’ils veulent prévenir. Peut-être, si Caligula n’avait pas été tué, par un coup et une conspiration qui d’abord paraissent louables, Claude n’aurait pas régné, ni Néron, ni Domitien, ni Commode, ni Héliogabale. Caligula, après quelques crimes, aurait vécu son âge, serait mort dans son lit, et la succession des empereurs romains aurait pris un autre cours, et un cours plus heureux. Peut-être ce qui est mal, ou entaché de mal, ne produit jamais que du mal. Dieu se réserve les malheurs pour les infliger à propos. Nous sommes chargés de bien faire, et de bien faire uniquement ; c’est là notre tâche.

TITRE XI