Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre XV

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Librairie Ve le Normant (p. 355-365).
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TITRE XV.

DE LA LIBERTÉ, DE LA JUSTICE ET DES LOIS.


I.

Les droits du peuple ne viennent pas de lui, mais de la justice. La justice vient de l’ordre, et l’ordre vient de Dieu lui-même.

II.

C’est la force et le droit qui règlent toutes choses dans le monde ; la force, en attendant le droit.

III.

Le droit et la force n’ont entre eux rien de commun par leur nature. En effet, il faut mettre le droit où la force n’est pas, la force étant par elle-même une puissance.

IV.

Il y a bien un droit du plus sage, mais non pas un droit du plus fort. Demandez des âmes libres, bien plutôt que des hommes libres. La liberté morale est la seule importante, la seule nécessaire ; l’autre n’est bonne et utile qu’autant qu’elle favorise celle-là.

Il faut qu’il n’y ait en rien une liberté sans mesure, dans un état bien gouverné, même dans les habits et dans le vivre. Une liberté sans mesure, en quoi que ce soit, est un mal sans mesure. L’ordre est dans les dimensions ; la dimension dans les limites. Si tout doit être règle, rien ne doit être libre. Demander une liberté illimitée, sur quoi que ce soit, c’est demander l’arbitraire ; car il y a arbitraire partout où la liberté est sans limites.

Point de liberté, si une volonté forte et puissante n’assure l’ordre convenu.

La liberté doit être comme dans une urne, et l’urne dans les mains du prince, pour la déverser à propos. Il faudrait que le respect envers le prince ôtât seul la liberté.

Quand la providence divine livre le monde à la liberté humaine, elle laisse tomber sur la terre le plus grand de tous les fléaux.

La liberté est un tyran gouverné par ses caprices.

Que gagnent à la liberté les sages et les gens de bien, ceux qui vivent sous l’empire de la raison, et sont esclaves du devoir ? Peut-être ce que le sage et l’homme de bien ne peuvent jamais se permettre, ne devrait-il être permis à personne.

La liberté publique ne peut s’établir que par le sacrifice des libertés privées. Dans cette admirable institution, il faut que les forts cèdent une partie de leurs forces, et les faibles une partie de leurs espérances. Le despote seul est libre souverainement. On ne partage la liberté avec personne, sans en céder et en perdre une portion. Une liberté diminuée, communiquée et répandue, vaut mieux que celle qui est entière et concentrée. Rappelons-nous le mot d’Hésiode : « la moitié vaut mieux que « le tout " ; l’intensité vaut moins que l’étendue.

La subordination est plus belle que l’indépendance.

L’une est l’ordre et l’arrangement ; l’autre n’est que la suffisance unie à l’isolement.

L’une offre un tout bien disposé ; l’autre n’offre que l’unité dans sa force et sa plénitude.

L’une est l’accord, l’autre le ton ; l’une est la part, l’autre l’ensemble.

Liberté ! Liberté ! En toutes choses justice, et ce sera assez de liberté.

La justice est la vérité en action.

La justice est le droit du plus faible. Elle est en nous le bien d’autrui, et dans les autres notre bien.

La justice sans force, et la force sans justice : malheurs affreux ! Il y a des crimes que la fortune ne pardonne jamais.

Ordinairement, l’innocence est moindre que l’apologie, la faute moindre que l’accusation, et le mal moindre que la plainte.

Tout châtiment, si la faute est connue, doit être non-seulement médicinal, mais exemplaire.

Il doit corriger ou le coupable ou le public.

Il est dans l’ordre qu’une peine inévitable suive une faute volontaire.

La peine du talion n’est pas toujours équitable, quand elle égalise ; mais elle est toujours atroce, quand elle excède. » c’est la justice des « injustes », disait saint Augustin ; nous pouvons ajouter, des ignorants et des barbares.

L’indulgence est une partie de la justice.

Il ne faut pas que l’indulgence parle trop haut de peur d’éveiller la justice.

Il y a des actes de justice qui corrompent ceux qui les font.

Quand on a, soit en ses mains, soit dans son esprit, quelque autorité, il faut être non-seulement juste ou équitable, mais justicier, c’est-à-dire punisseur ou récompenseur.

On pensait autrefois que la justice ne devait pas naître de la loi, mais la loi de la justice.

Il y a des lois et des décrets. On ne peut appeler loi que ce qui paraît le plus juste, le plus sage, le plus moralement obligatoire, le plus conforme à la volonté de Dieu. Destinées à régner toujours, les lois doivent porter l’empreinte d’une raison élevée au-dessus de tous les cas particuliers. Les décrets, au contraire, n’ont que les circonstances en vue ; ils sont rendus par le législateur, non en tant que législateur, mais en tant qu’administrateur de la cité. Faits pour un temps, pour un moment, ils n’ont pas besoin d’être, comme la loi, l’expression de la raison éternelle : il suffit qu’ils soient commandés par la prudence. Les lois se taisent dans les troubles ; c’est alors que les décrets parlent. Les lois brillent dans les beaux jours, et les décrets dans les jours nébuleux.

Ils voilent la loi comme, en de certains moments où l’adoration est suspendue, on voile, dans nos temples, ce qu’on y honore, pour en éviter la profanation.

Les meilleures lois naissent des usages.

Les premières lois n’ont été que les premières pratiques rendues immuables par l’injonction de l’autorité publique. Tout ce qui devient loi, avait d’abord été coutume, et l’histoire de notre droit coutumier fut celle du droit de tous les peuples. Les lois de Solon se firent comme la coutume de Sens. Des lois ainsi faites ne sont pas les pires, et l’esprit de choisir, d’accommoder, de corriger, de rédiger avec perfection, n’est pas le moindre.

ôter aux lois leur vétusté, c’est les rendre moins vénérables : si on est réduit à en substituer de nouvelles aux anciennes, il faut leur donner un air d’antiquité ; il faut qu’il y ait de vieilles désinences dans les mots qui les expriment, et quelque chose qui réponde aux untor et unto des latins.

En Grèce, les sages avaient égard, dans leurs lois, à la commodité des peuples dont ils évitaient de contrarier les habitudes et les mœurs. Ils les faisaient propres à plaire, et comme ils auraient fait des vers. Il faut bien, en effet, que les lois s’ajustent, jusques à un certain point, aux habitudes et aux mœurs, et qu’elles soient bonnes, comme disait Solon, pour le peuple qui les reçoit ; mais il faut qu’elles soient meilleures que lui. On doit avoir égard, peut-être, à la grossièreté des esprits, mais non à leur dépravation ; car il s’agit de redresser, et il y a dans les hommes une chose qui est éternellement flexible : ce sont leurs vices. Nos in rectum genitos natura juvat, si emendari volumus.

XXXIV.

Les lois sont de simples écriteaux placés souvent dans des recoins où personne ne peut les lire. Si vous voulez que le public ne passe pas par un chemin, fermez-le par une barrière qui arrête, dès le premier pas, l’homme même le plus distrait. L’impossibilité éloigne mieux que la défense des choses qui sont interdites.

XXXV.

Nécessité qui vient des choses nous soumet ; nécessité qui vient des hommes nous révolte. Mettez donc dans des choses insensibles, impassibles et inflexibles, telles que la loi et la règle, les nécessités que vous avez besoin d’imposer aux autres ou à vous-mêmes.

XXXVI.

On peut plaider des causes, mais il ne faut pas plaider les lois. Plaider publiquement les lois, c’est en mettre le germe à nu. La source en doit être sacrée, et, par cette raison, cachée ; et vous l’exposez au grand air, au grand jour ! Quelle horrible profanation ! Quand les lois naissent de la discussion, elles ne viennent plus d’en haut, ni du secret de la conscience : elles naissent justiciables de la chicane.

XXXVII.

Depuis l’établissement des parlements, tout le monde, dans la plupart des causes, était jugé par les mêmes juges. Hors de l’administration de la justice, les juges n’étaient, à proprement parler, les supérieurs de personne. On était donc jugé par ses pairs, mais par des pairs plus savants que soi.

XXXVIII.

Passer des jurisconsultes aux pairs, c’est descendre et rétrograder.

XXXIX.

Pour bien présider un corps d’hommes médiocres et mobiles, il faut être médiocre et mobile comme eux.

XL.

Un corps vaut mieux qu’une assemblée, parce qu’il est moins pressé d’agir, de constater son existence, et que lorsqu’il s’égare et qu’il se trompe, il a le temps de se reconnaître et de s’amender.

XLI.

Il faut placer dans le temple des sages, et non pas sur les bancs des opinants, ceux dont l’opinion est d’une grande autorité. On doit les employer à décider, mais non pas à délibérer. Leur voix doit faire loi et non pas faire nombre. Comme ils sont hors de pair, il faut les tenir hors des rangs.