Pensées (Pascal)/Édition de Port-Royal (1669)/02

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II.

Marques de la veritable Religion.



La vraye Religion doit avoir pour marque d’obliger à aymer Dieu. Cela eſt bien juſte. Et cependant aucune autre que la noſtre ne l’a ordonné. Elle doit encore avoir connu la concupiſcence de l’homme, & l’impuiſſance où il eſt par luy meſme d’acquerir la vertu. Elle doit y avoir apporté les remedes dont la priere eſt le principal. Noſtre Religion a fait tout cela ; & nulle autre n’a jamais demandé à Dieu de l’aymer & de le ſuivre.

§ Il faut pour faire qu’une Religion ſoit vraye qu’elle ayt connu noſtre nature. Car la vraye nature de l’homme, ſon vray bien, la vraye vertue, & la vraye Religion ſont choſes dont la connoiſſance eſt inſeparable. Elle doit avoir connu la grandeur & la baſſeſſe de l’homme, & la raiſon de l’un & de l’autre. Quelle autre Religion que la Chreſtienne a connu toutes ces choſes ?

§ Les autres Religions, comme les Payennes, ſont plus populaires ; car elles conſiſtent toutes en exterieur ; mais elles ne ſont pas pour les gens habiles. Une Religion purement intellectuelle ſeroit plus proportionnée aux habiles ; mais elle ne ſerviroit pas au peuple. La ſeule Religion Chreſtienne eſt proportionnée à tous, eſtant meſlée d’exterieur & d’interieur. Elle éleve le peuple à l’interieur, & abaiſſe les ſuperbes à l’exterieur, & n’eſt pas parfaite ſans les deux. Car il faut que le peuple entende l’eſprit de la lettre, & que les habiles ſoumettent leur eſprit à la lettre, en pratiquant ce qu’il y a d’exterieur.

§ Nous ſommes haïſſables ; la raiſon nous en convainc. Or nulle autre Religion que la Chreſtienne ne propoſe de ſe haïr. Nulle autre Religion ne peut donc eſtre reçeüe de ceux qui ſçavent qu’ils ne ſont dignes que de haine.

§ Nulle autre Religion que la Chreſtienne n’a connu que l’homme eſt la plus excellente creature, & en meſme temps la plus miſerable. Les uns qui ont bien connu la realité de ſon excellence ont pris pour lâcheté & pour ingratitude les ſentimens bas que les hommes ont naturellement d’eux meſmes. Et les autres qui ont bien connu combien cette baſſeſſe eſt effective ont traité d’une ſuperbe ridicule ces ſentimens de grandeur qui ſont auſſi naturels à l’homme.

§ Nulle Religion que la noſtre n’a enſeigné que l’homme naiſt en peché. Nulle ſecte de Philoſophes ne l’a dit. Nulle n’a donc dit vray.

§ Dieu eſtant caché, toute Religion qui ne dit pas que Dieu eſt caché n’eſt pas veritable ; & toute Religion qui n’en rend pas la raiſon n’eſt pas inſtruiſante. La noſtre fait tout cela.

§ Cette Religion qui conſiſte à croire que l’homme eſt tombé d’un eſtat de gloire & de communication avec Dieu en un eſtat de triſteſſe, de pénitence, & d’éloignement de Dieu, mais qu’enfin il ſeroit rétably par un Meſſie qui devoit venir, a toûjours eſté ſur la terre. Toutes choſes ont paſſé, et celle là a ſubſiſté pour laquelle ſont toutes choſes. Car Dieu voulant ſe former un peuple ſaint qu’il ſépareroit de toutes les autres nations, qu’il délivreroit de ſes ennemis, qu’il mettroit dans un lieu de repos, a promis de le faire, & de venir au monde pour cela ; & il a prédit par ſes Prophetes le temps & la maniere de ſa venüe. Et cependant pour affermir l’eſperance de ſes élûs dans tous les temps, il leur en a toujours fait voir des images & des figures, & il ne les a jamais laiſſez ſans des aſſurances de ſa puiſſance & de ſa volonté pour leur ſalut. Car dans la creation de l’homme, Adam en eſtoit le témoin, & le dépoſitaire de la promeſſe du Sauveur qui devoit naiſtre de la femme. Et quoyque les hommes eſtant encore ſi proches de la creation ne puſſent avoir oublié leur creation, & leur chutte, & la promeſſe que Dieu leur avoit faite d’un Redempteur, neanmoins comme dans ce premier âge du mond ils ſe laiſſerent emporter à toutes ſortes de deſordres, il y avoit cependant des Saints, comme Enoch, Lamech, & d’autres qui attendoient en patience le Chriſt promis dés le commencement du monde. Enſuite Dieu a envoyé Noé, qui a veu la malice des hommes au plus haut degré ; & il l’a ſauvé en noyant toute la terre par un miracle qui marquoit aſſez, & le pouvoir qu’il avoit de ſauver le monde, & la volonté qu’il avoit de le faire, & de faire naiſtre de la femme celuy qu’il avoit promis. Ce miracle ſuffiſoit pour affermir l’eſperance des hommes ; & la memoire en eſtant encore aſſez fraiche parmy eux, Dieu fit ſes promeſſes à Abraham qui eſtoit tout environné d’Idolâtres, & il luy fit connoiſtre le myſtere du Meſſie qu’il devoit envoyer. Au temps d’Iſaac & de Jacob l’abomination eſtoit reſpanduë ſur toute la terre ; mais ces Saints vivoient en la foy ; & Jacob mourant, & beniſſant ſes enfans s’eſcrie par un tranſport qui luy fait interrompre ſon diſcours : J’attens, ô mon Dieu, le Sauveur que vous avez promisGenez. 49. 18, ſalutare tuum expectabo Domine.

Les Egyptiens eſtoient infectez & d’idolatrie & de magie ; le peuple de Dieu meſme eſtoit entraiſné par leurs exemples. Mais cependant Moyſe & d’autres voyoient celuy qu’ils ne voyoient pas, & l’adoroient en regardant les biens eternels qu’il leur preparoit.

Les Grecs et les Latins enſuitte ont fait regner les fauſſes divinitez ; les Poëtes ont fait diverſes theologies ; les Philoſophes ſe ſont ſeparez en mille ſectes differentes : & cependant il y avoit toûjours au cœur de la Judée des hommes choiſis qui prédiſoient la venuë de ce Meſſie qui n’eſtoit connu que d’eux.

Il est venu enfin en la conſommation des temps : & depuis, quoy qu’on ait veu naiſtre tant de ſchiſmes & d’hereſies, tant renverſer d’Eſtats, tant de changemens en toutes choſes ; cette Egliſe qui adore celuy qui a toûjours eſté adoré à ſubſiſté ſans interruption. Et ce qui eſt admirable, incomparable, & tout à fait divin, c’eſt que cette Religion qui a toûjours duré a toûjours eſté combattüe. Mille fois elle a eſté à la veille d’une deſtruction univerſelle ; & toutes les fois qu’elle a eſté en ce eſtat Dieu l’a relevée par des coups extraordinaires de ſa puiſſance. C’eſt ce qui eſt eſtonnant, & qu’elle s’eſt maintenuë ſans flechir & plier ſous la volonté des tyrans.

§ Les Eſtats periroient ſi on ne faiſoit plier ſouvent les loix à la neceſſité. Mais jamais la Religion n’a ſouffert cela, & n’en a uſé. Auſſi il faut ces accomodemens, ou des miracles. Il n’eſt pas eſtrange qu’on ſe conſerve en pliant, & ce n’eſt pas proprement ſe maintenir ; & encore periſſent-ils enfin entierement ; il n’y en a point qui ait duré quinze cens ans. Mais que cette Religion ſe ſoit toûjours maintenüe, & inflexible ; cela eſt divin.

§ Ainſi le Meſſie a toûjours eſté crû. La tradition d’Adam eſtoit encore nouvelles en Noé & en Moyſe. Les Prophetes l’ont predit depuis, en prédiſant toujours d’autres choſes dont les evenemens qui arrivoient de temps en temps à la veuë des hommes marquoient la verité de leur miſſion, & par conſequent celle de leurs promeſſes touchant le Meſſie. Ils ont tous dit que la loy qu’ils avoient n’eſtoit qu’en attendant celle du Meſſie ; que juſque là elle ſeroit perpétuelle, mais que l’autre dureroit éternellement ; qu’ainſi leur loy ou celle du Meſſie dont elle eſtoit la promeſſe ſeroient toujours ſur la terre. En effet elle a toûjours duré ; & Jesus-Christ eſt venu dans toutes les circonſtances prédites. Il a fait des miracles & les Apoſtres auſſi qui ont converti les Payens ; & par là les Propheties eſtant accomplies le Meſſie eſt prouvé pour jamais.

§ La ſeule Religion contre la nature, contre le ſens commun, contre nos plaiſirs eſt la ſeule qui ait toûjours eſté.

§ Toute la conduite des choſes doit avoir pour objet l’eſtabliſſement & la grandeur de la Religion : les hommes doivent avoir en eux-meſmes des ſentimens conformes à ce qu’elle nous enſeigne : & enfin elle doit eſtre tellement l’objet & le centre où toutes choſes tendent, que qui en ſçaura les principes puiſſe rendre raiſon & de toute la nature de l’homme en particulier, & de toute la conduite du monde en general.

Sur ce fondement les impies prennent lieu de blaſphemer la Religion Chreſtienne, parce qu’ils la connoiſſent mal. Ils s’imaginent qu’elle conſiſte ſimplement en l’adoration d’un Dieu conſideré comme grand, puiſſant, & eternel ; ce qui eſt proprement le Deiſme preſque auſſi éloigné de la Religion Chreſtienne que l’Atheiſme qui y eſt tout à fait contraire. Et delà ils concluent que cette Religion n’eſt pas veritable ; parce que ſi elle l’eſtoit il faudroit que Dieu ſe manifeſtaſt aux hommes par des preuves ſi ſenſibles qu’il fuſt impoſſible que perſonne le meſconnût.

Mais qu’ils en concluent ce qu’ils voudront contre le Deïſme, ils n’en concluront rien contre la Religion Chreſtienne qui reconnoiſt que depuis le péché Dieu ne ſe monſtre point aux hommes avec toute l’evidence qu’il pourroit faire, & qui conſiſte proprement au myſtere du Redempteur, qui uniſſant en luy les deux natures divine & humaine, a retiré les hommes de la corruption du péché pour les reconcilier à Dieu en ſa perſonne divine.

Elle enſeigne donc aux hommes ces deux veritez, & qu’il y a un Dieu dont ils ſont capables, & qu’il y a une corruption dans la nature qui les en rend indignes. Il importe également aux hommes de connoiſtre l’un & l’autre de ces points ; & il eſt également dangereux à l’homme de connoiſtre Dieu ſans connoiſtre ſa miſere, & de connoiſtre ſa miſere ſans connoiſtre le Redempteur qui l’en peut guerir. Une ſeule de ces connoiſſances fait ou l’orgueil des Philoſophes qui ont connû Dieu & non leur miſere, ou le deſeſpoir des Athées qui connoiſſent leur miſere ſans Redempteur.

Et ainſi comme il eſt également de la neceſſité de l’homme de connoiſtre ces deux points, il eſt auſſi également de la miſericorde de Dieu de nous les avoir fait connoiſtre. La Religion Chreſtienne le fait ; c’est en cela qu’elle conſiſte.

Qu’on examine l’ordre du monde ſur cela, & qu’on voye ſi toutes choses ne tendent pas à l’établiſſement des deux chefs de cette Religion.

§ Si l’on ne ſe connoiſt plein d’orgueil, d’ambition, de concupiſcence, de foibleſſe, de miſere, & d’injuſtice, on eſt bien aveugle. Et ſi en le connoiſſant on ne deſire d’en eſtre delivré que peut-on dire d’un homme ſi peu raiſonnable ? Que peut-on donc avoir que de l’eſtime pour une Religion qui connoiſt ſi bien les defauts de l’homme ; & que du deſir pour la verité d’une Religion qui y promet des remedes ſi ſouhaitables ?