Pensées détachées du journal

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Mercure de France (p. 183-246).


PENSÉES DÉTACHÉES DU JOURNAL
INTIME DU COMTE L. N. TOLSTOÏ
ET QUELQUES LETTRES[1]


Les positivistes, les libéraux, les révolutionnaires, et toutes les sectes soi-disant non chrétiennes croient en cette même vérité du Christ en quoi nous croyons aussi, seulement pas à toute la vérité et sous un autre nom. C’est pourquoi, non seulement il ne faut pas discuter avec eux et se quereller, mais se lier d’amitié à eux.


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La forme gouvernementale actuelle est un reste des procédés, nécessaires autrefois, maintenant inutiles. C’est par exemple, comme des boues qui grimpent le long des murs ou des poteaux. Ce qui leur était utile autrefois (à l’état sauvage) leur est maintenant inutile.


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J’ai donné à Stépan une explication concernant la fabrique. Le gros calicot coûte bon marché parce qu’on ne compte pas le nombre des hommes qui usent leur santé à ce travail et qui en meurent prématurément. Si, au relais de poste, on ne comptait pas la perte des chevaux, la course serait très bon marché, et si l’on évaluait le prix des hommes au moins comme celui des chevaux, on verrait combien coûterait chaque mètre de calicot. Les hommes vendent leur vie bon marché, pas à son vrai prix. On travaille quinze heures par jour, et l’on quitte le métier avec les yeux hagards, comme ceux des fous, et cela chaque jour.


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Trois mille femmes, qui se lèvent à quatre heures, quittent leur travail à huit ; elles se débauchent et, abrégeant leur vie en estropiant leur génération, traînent la misère (parmi les séductions) à cette usine, pour le bon marché du gros calicot qui n’est nécessaire à personne, sauf à N. N. qui a tant d’argent qu’il ne sait où le mettre. On organise le gouvernement, on l’améliore. Pourquoi ? Pour que cette perte d’hommes puisse se continuer avec succès et sans obstacle. C’est une chose étonnante !


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Voici sept points de l’acte d’accusation contre le gouvernement :

1o L’Église : tromperie, superstition, dépenses ;

2o L’armée : dépravation, émeutes, dépenses ;

3o La pénalité : dépravation, cruautés, contagion ;

4o La grande propriété : famine, haine, pauvreté, les villes ;

5o La fabrique : l’assassinat, le meurtre ;

6o L’alcoolisme ;

7o La prostitution.


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J’ai lu le livre de Sleptzor : Les temps difficiles. Oui les exigences étaient autres dans les années 60, mais comme l’assassinat du 1er mars fut lié à ces exigences, les hommes se sont imaginé qu’elles n’étaient pas justes. Ces exigences existeront jusqu’à ce que l’on y ait fait droit.


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Quelle torture horrible : savoir que je souffre et perds ma vie, non par la chute d’une montagne, non par les bactéries, mais par des hommes, des frères qui devraient m’aimer, mais qui, au contraire, me haïssent, puisqu’ils me font souffrir. Par exemple quand on a mené au gibet les Décembristes ou les malheureux emprisonnés à Kara, etc. C’est horrible !


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L’une des plus graves désobéissances à Christ c’est l’office divin, la prière commune dans l’église, le nom de pères donné aux prêtres, tandis qu’il est dit dans l’Évangile :

« Et quand tu prieras, ne sois pas comme les hypocrites ; car ils aiment à prier en se tenant debout dans les synagogues et aux coins des rues, afin d’être vus des hommes, je vous dis en vérité qu’ils reçoivent leur récompense.

« Mais toi, quand tu pries, entre dans ton cabinet et, ayant fermé ta porte, prie ton Père qui est dans ce lieu secret ; et ton Père qui te voit dans le secret te le rendra publiquement.

« Or, quand vous priez, n’usez pas de vaines redites, comme des païens ; car ils croient qu’ils seront exaucés en parlant beaucoup.

« Ne leur ressemblez donc pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin avant que vous le lui demandiez. »

(Mathieu, VI, 5, 6, 7, 8)


« Mais vous, ne vous faites point appeler Maître ; car vous n’avez qu’un maître qui est le Christ ; et pour vous, vous êtes tous frères. »

(Mathieu, XXIII, 8)


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Les anarchistes ont complètement raison quand ils nient l’ordre existant et affirment qu’avec les droits actuels, rien ne saurait être pire que la violence du pouvoir, même si ce pouvoir n’existait pas. Ils se trompent seulement en disant qu’on peut établir l’anarchie par la révolution, qu’on peut instituer l’anarchie.

L’anarchie sera instituée, mais par cela seul qu’il y aura de plus en plus de gens qui n’ont pas besoin de chercher un appui dans le pouvoir gouvernemental, et de plus en plus de gens qui auront honte d’avoir recours à ce pouvoir.


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Quand il était tout petit, il s’endormait en jouant, et demandait à sa bonne de continuer de jouer pendant qu’il dormirait. De même les orthodoxes demandent aux prêtres de prier pour eux pendant qu’ils dormiront.


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La bonne doctrine qui se trouve dans l’Église, par exemple chez Tikhone-Zadovsky, provient de ce que dans le filet de la mauvaise doctrine, destiné à cacher aux hommes la doctrine du Christ, tombent aussi des hommes bons, de vrais chrétiens par l’esprit ; et voilà, ce sont eux qui, sans déchirer le filet, y introduisent autant de bons qu’ils peuvent.


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Grâce à la censure, toute notre littérature est complètement inutile. La seule chose nécessaire, la seule chose qui justifie l’activité littéraire, est écartée par la littérature. C’est comme si l’on permettait au menuisier de raboter sans faire de copeaux. Les écrivains croient à tort qu’ils peuvent tromper la censure gouvernementale. On ne peut pas la tromper, de même qu’on ne peut tromper l’homme à qui l’on voudrait mettre en cachette un sinapisme. Dès que le sinapisme commencerait à agir, il l’arracherait.


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Toute la vie est irraisonnable. Il est irraisonnable que l’homme ait un cæcum inutile, que le cheval ait un vestige du cinquième doigt ; tous les restes ataviques des êtres vivants sont mauvais, et en particulier, la lutte pour la vie : c’est une dépense inutile d’énergie.

L’homme apporte la raison dans le monde de la nature en détruisant la lutte irraisonnable et la dépense d’énergie, mais cette activité est extérieure, lointaine, seulement reflétée. L’homme ne voit cette irraison que par l’intelligence.

Mais l’irraison de sa vie, non seulement il la voit par sa raison, mais il la sent par le cœur, comme contraire à l’amour, et il la sent par tout son être. Et, en ce mélange de l’irraison de sa vie et de la raison consiste sa vie.

Il est très important de constater ici que l’irraison de la nature se reconnaît par la raison, et celle de la vie humaine par le cœur (l’amour) et la raison.

La vie de l’homme consiste à transformer en raisonnable ce qui est dans sa vie irraisonnable. Pour cela deux choses sont nécessaires :

1o Voir dans toute son importance l’irraison de la vie et n’en pas détacher son attention ; 2o reconnaître dans toute sa pureté la raison de la vie possible.

En reconnaissant toute l’irraison de la vie, et la misère qui en découle toujours, l’homme, involontairement, se détourne d’elle, et, d’autre part, ayant clairement reconnu la raison de la vie possible, l’homme y aspire malgré lui. C’est pourquoi le problème de tous les maîtres de l’humanité devrait être de ne pas cacher le mal de l’irraison et de mettre en évidence tout le bien de la vie raisonnable. Mais toujours se placent au siège de Moïse ceux qui ne marchent pas à la lumière parce que leurs œuvres sont mauvaises.

C’est pourquoi les hommes qui se donnent comme des maîtres, non seulement ne tâchent pas d’expliquer l’irraison de la vie et la raison de l’idéal, mais, au contraire, ils cachent l’irraison de la vie et détruisent la confiance en la raison de l’idéal.

C’est ce qui se fait dans notre vie, toute l’activité des hommes consiste à cacher l’irraison de la vie. À cette fin existent et agissent :

1o La police ; 2o l’armée ; 3o les lois criminelles ; 4o les établissements philanthropiques : asiles d’enfants et de vieillards ; 5o les asiles d’enfants abandonnés ; 6o les maisons de tolérance ; 7o les asiles d’aliénés ; 8o les hôpitaux, surtout ceux de syphilis et de tuberculose ; 9o les sociétés d’assurance ; 10o les pompiers ; 11o les établissements même très obligatoires et construits avec l’argent recueilli par force ; 12o les maisons de correction des mineurs, les établissements agronomiques, les expositions, etc.

Si seulement 0,001 de l’énergie qui se dépense à construire tout ce qui a pour but de cacher le mal, et en fait l’augmente (il est très intéressant de suivre comment, d’une façon fatale, chacun de ces établissements, outre qu’il cache le mal, en produit un nouveau et augmente comme une boule de neige celui qu’il est censé détruire, voyez, par exemple, les hospices d’enfants abandonnés, de fous, les orphelinats, les prisons, l’armée), était employé à montrer tout ce que ces établissements veulent nous cacher, ce mal, qui est maintenant si évident et nous tourmente, se détruirait promptement.


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Aux fêtes populaires on installe des mâts où des gens grimpent pour obtenir des prix. Un tel procédé d’amusement — attirer un homme par une montre (pour laquelle il risque sa santé !), ou la course en sac, et nous regarderons et nous nous amuserons — ne pouvait se produire qu’avec la division des gens en maîtres et esclaves. Toutes les formes de notre vie sont ce qu’elles sont, précisément à cause de l’existence d’une telle division : des acrobates, des garçons de café, des fosses d’aisances, des fabricants de miroirs, toutes les fabriques, tout cela n’a pu se former comme nous le voyons qu’avec la division en maîtres et esclaves.

Et nous voulons la vie fraternelle en conservant les formes serviles de la vie !


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On a ordonné que les enfants de 12 ans prêtent serment. Pense-t-on lier ainsi les enfants ? N’est-il pas évident que cette exigence montre leur faute et son aveu ?

On veut protéger et sauver l’autocratie qui se noie et, à son salut, on envoie l’orthodoxie. Mais l’autocratie noiera l’orthodoxie et se noiera elle-même plus vite.


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L’homme est considéré offensé, s’il est battu, s’il est accusé de vol, de querelle, de non paiement de dette de jeu, etc. Mais s’il a signé un arrêt de mort, s’il a pris part à l’accomplissement de la peine capitale, s’il a lu des lettres appartenant à autrui, s’il a emprisonné ? Et c’est pire.


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Dans leur lutte contre le mensonge et la superstition, les hommes se consolent souvent par la quantité de superstitions qu’ils ont détruites. Ce n’est pas juste. On ne peut être satisfait tant qu’on n’a pas détruit tout ce qui est contraire à la raison et qu’exige la foi. La superstition est comme un cancer. Si l’on commence à faire l’opération, il faut nettoyer tout. Si on laisse la moindre chose tout reparaît, et plus grave.


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Quand on frappe sur un billot très dur, le premier coup rebondit comme si l’on frappait sur de l’acier, et l’on pense qu’on n’en viendra pas à bout, qu’il est inutile de frapper. C’est un malheur si l’on devient craintif. Il faut frapper encore et bientôt on entendra un coup sourd. C’est signe que le billot est ébranlé. Encore quelques coups et il se brise.

Le monde est dans la même situation envers la vérité chrétienne. Moi je me rappelle le temps où les coups tombaient et je pensais que c’était sans espoir.

Il en va de même avec les hommes. Il faut faire comme cet homme qui se proposait d’épuiser la mer. Si l’homme donne toute sa vie à une œuvre, elle se réalisera, quelle que soit l’œuvre et d’autant plus l’œuvre de Dieu.


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On dit qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, mais parce qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, l’hirondelle qui sent le printemps ne-doit-elle pas voler, doit-elle attendre ? Alors chaque bourgeon, chaque herbe doit attendre, et il n’y aura pas de printemps.


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Il m’est venu une série de pensées sur l’aveuglement des hommes qui luttent contre les anarchistes par la destruction des anarchistes et non par la réforme de l’ordre social, de ce même ordre que les anarchistes combattent en invoquant son horreur.


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Par un travail énorme de la pensée et de la parole, le raisonnement se répand parmi les hommes, est adopté par eux sous les formes les plus diverses, et, par les moyens les plus étranges, il captive les hommes, — les uns par la mode ou la vanité, les autres sous couleur de liberté, de science, de philosophie, de religion, — il leur devient propre. Les hommes croient que tous sont frères, qu’on ne peut pas opprimer des frères, qu’il faut aider au progrès, à l’instruction, lutter contre la superstition. Cela devient l’opinion publique, et tout d’un coup… la Terreur de la Révolution française, le 1er mars, l’assassinat de Carnot — et tout travail est perdu en vain, comme l’eau rassemblée goutte à goutte à l’aide de digues, qui s’épanche tout à coup et inonde sans utilité les champs et les prairies.

Comment les anarchistes peuvent-ils ne pas voir l’inutilité de la violence ? Comme je voudrais leur écrire cela.

Ils font bien, quand ils raisonnent sur l’inutilité, sur les préjudices de la violence gouvernementale et quand ils répandent ces idées : il leur faut seulement remplacer une chose : la violence, le meurtre, par la non participation à la violence et au meurtre.


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J’ai reçu un livre italien sur l’enseignement du christianisme à l’école.

L’idée qu’enseigner la religion est une violence, est juste. C’est cette séduction des enfants dont parlait le Christ. Quel droit avons-nous d’enseigner ce qui est discuté par une énorme majorité : la Trinité, les miracles de Bouddha, de Mahomet, du Christ ? La seule chose que nous puissions et devions enseigner, c’est la doctrine morale.


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M… m’a dit un mot excellent.

Nous causions de l’impression que font les livres sur les paysans. « C’est difficile de leur plaire parce que leur vie est très sérieuse. »

Voilà ce mot important. Puisse le comprendre la majorité des hommes de notre monde !


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J’ai contemplé un magnifique coucher de soleil. Parmi les nuages amoncelés, çà et là paraissait la lumière, et là… comme un charbon rouge, de forme irrégulière, le soleil, tout cela au-dessus de la forêt : je me sentis joyeux et j’ai pensé : Non, ce monde n’est pas un mirage, ce n’est pas un simple lieu d’épreuves et de passage à un monde meilleur, éternel. C’est un des mondes éternels qui est beau, joyeux, et que non seulement nous pouvons, mais devons faire plus beau et plus joyeux pour ceux qui vivent avec nous et pour tous ceux qui, après nous, vivront.


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Il y a deux moyens de connaître le monde extérieur. L’un, le plus grossier et le plus habituel, est fourni par les cinq sens. Par ce moyen de connaissance, ce monde que nous connaissons, ne se formerait pas en nous. Ce serait un chaos qui nous donnerait diverses sensations. L’autre moyen consiste à reconnaître sa propre vie par l’amour égoïste, à reconnaître celle des autres êtres par l’amour de ces êtres, et à se transporter par la pensée en un autre homme, en un animal, en une plante, même en une pierre. Par ce moyen on connaît intérieurement. On perçoit le monde tel que nous le connaissons.

Ce moyen est ce qu’on appelle le don poétique ; c’est l’amour, c’est le renouement de l’union entre les êtres, union qui paraissait être brisée. On sort de soi-même, on entre en un autre. Et l’on peut entrer en tout, se confondre avec Dieu, avec tout.


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Chaque prescription de morale pratique comporte la possibilité de la contradiction de cette prescription avec les actes qui en découlent.

L’abstinence, c’est-à-dire ne pas manger et devenir incapable de servir les hommes ! Ne pas tuer les animaux : c’est-à-dire leur permettre de nous dévorer ? Ne pas boire de vin ; c’est-à-dire ne pas communier, ne pas se soigner avec du vin ? Ne pas résister au mal par la violence ; quoi donc ? Permettre qu’un homme me tue ou tue les autres ?

La recherche de ces contradictions montre uniquement que l’homme qui s’en occupe ne veut pas servir l’humanité morale

C’est toujours la même histoire : parce qu’un homme a besoin de se soigner avec du vin, ne pas combattre l’alcoolisme. À cause d’une violence imaginaire, tuer, exécuter, enfermer.


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La mort des enfants au point de vue ordinaire : la nature essaie de donner les meilleures créatures, et elle les reprend quand elle voit que le monde n’est pas encore prêt pour elles. Mais il faut essayer pour avancer : c’est comme ; les hirondelles qui arrivent trop tôt, elles meurent de froid, mais elles doivent venir. Mais c’est un raisonnement ordinairement faux. Le raisonnement intelligent, c’est que l’enfant qui meurt a accompli l’œuvre de Dieu — l’établissement du royaume de Dieu par l’augmentation de l’amour — plus que ceux qui ont vécu un demi-siècle et davantage.


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Aime, comme celui qui t’a fait du mal, celui que tu as blâmé, que tu n’as pas aimé, et tout ce qui te cachait son âme disparaîtra ; alors, comme à travers l’eau pure, au fond tu apercevras l’essence divine de son amour et tu n’auras pas besoin de lui pardonner, tu n’auras pas à le faire. Toi seul auras besoin de pardon parce que tu n’as pas aimé Dieu en celui en qui il était, parce que tu lui as ravi ton amour, parce que tu ne l’as pas vu.


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Vous dites que le terme et la conception « le perfectionnement de soi-même » ne vous plaisent pas, de même que le mot « perfectionnement », que vous trouvez trop vague et trop large. Je le comprends. J’y ai précisément pensé, et il y a là un lien entre cela et la question sur les formes de la vie : (La parabole du jardinier qui ne paie pas la redevance et les talents). La vraie vie est donnée à l’homme à deux conditions : la première, qu’il fasse le bien à son prochain (et le bien n’est qu’un : augmenter l’amour parmi les hommes — nourrir un affamé, visiter un malade, etc., tout cela seulement pour augmenter l’amour parmi les hommes) ; la deuxième, qu’il augmente la force de l’amour qui lui est donné. L’une des conditions est nécessaire à l’autre. Les actes bons, qui augmentent l’amour parmi les hommes, sont seulement tels quand je sens, en les accomplissant, que l’amour augmente en moi, quand je les accomplis en aimant avec attendrissement. Et l’amour augmente en moi (je me perfectionne) seulement quand j’accomplis de bons actes et provoque l’amour chez autrui. De sorte que, si j’accomplis de bons actes et reste indifférent, ou si je me perfectionne et pense que j’augmente en moi l’amour sans provoquer l’amour en autrui (parfois cela provoque encore le mal), ce n’est pas cela. Seulement alors, je sais avec certitude — et nous tous le savons — que c’est cela quand j’aime davantage, et que les hommes en deviennent plus aimant. (C’est, entre autres, la preuve que l’amour est une substance intégrale. — Dieu est le même chez nous tous — en le découvrant en nous, nous le découvrons chez les autres et inversement).

Je pense donc que chaque accommodement, chaque définition, chaque arrêt de la conscience sur un état quelconque, indique le souci, l’augmentation du désir de se perfectionner sans pour cela accomplir de bons actes. La forme analogue, plus grossière, c’est la situation de quelqu’un qui se tient debout sur une colonne. Mais chaque forme est plus ou moins analogue. Chaque forme sépare quelque peu les hommes et nuit à la possibilité d’actes bons et à l’augmentation de l’amour entre les hommes. Telles sont les communes, les communes des paysans, et c’est la leur défaut.

Se tenir debout sur une colonne, se retirer dans le désert ou vivre en communauté, tout cela peut être provisoire, nécessaire aux hommes ; mais comme formes définitives, c’est erreur évidente et déraison.

Vivre d’une vie pure et sainte sur une colonne, ou en communauté, est impossible, parce que l’homme est privé d’une moitié de sa vie — la communion avec le monde — sans laquelle sa vie n’a pas de sens. Pour vivre toujours ainsi, il faut se tromper soi-même ; il est trop évident, en effet, que de même qu’il est impossible de séparer dans le courant d’un fleuve impur, par quelque procédé chimique, un petit cercle d’eau pure, de même il est impossible de vivre seul ou en société avec quelques-uns, comme des saints, parmi tout le monde qui vit dans la violence pour le lucre : il faut acheter ou louer la terre, la vache ; il faut entrer en rapport avec le monde extérieur, non chrétien. On ne peut s’en affranchir, et on ne le doit pas, de même qu’en général, on doit s’abstenir de ce qu’il ne faut pas faire. On ne peut que se tromper soi-même.

Toute l’œuvre d’un disciple du Christ consiste à établir les rapports les plus chrétiens avec ce monde.

Supposez que tous les hommes qui comprennent comme vous la doctrine de la vérité, se réunissent et s’installent ensemble sur une île : sera-ce la vie ? Et supposez que tout le monde, tous les hommes marchent volens nolens sur la même voie où nous marchons. Mais si les hommes qui comprennent comme nous, qui se trouvent au même degré de compréhension, sont dispersés par toute la terre, nous avons cependant la joie de nous rencontrer avec eux, de savoir qui ils sont et de connaître leurs travaux. Ne vaut-il pas mieux qu’il en soit ainsi ? Or, c’est ce qui existe.


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Les hommes qui ne sont pas arrivés à la perfection d’une nouvelle vie sont toujours uniquement occupés des préparatifs de la vie, mais la vie elle-même n’existe pas pour eux. Ils ne s’occupent que de manger, de dormir, de l’étude, du repos, de la continuation de l’espèce, de l’éducation. Une seule chose leur manque : la vie — le développement de la vie.

Oui, notre œuvre est une œuvre de bonne d’enfant : faire croître ce qui nous est confié — notre vie.

Et qu’on ne répète pas le lieu commun si coutumier, que développer sa propre vie, c’est de l’égoïsme.

Développer sa propre vie, c’est servir Dieu.

Aime ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes pensées, et aime ton prochain comme toi-même.

Si tu dois choisir entre l’utilité de ton prochain que tu vois, et ton propre développement, dont tu ne vois l’utilité pour personne, choisis toujours le développement de ta vie, parce que l’utilité du prochain est toujours douteuse, et que le bien du développement de ta vie est toujours indiscutable.

De même que les souffrances sans but et inconnues semblent incompréhensibles et n’ont de sens qu’en dehors des conditions de la vie que nous voyons, de même le bien sans but, à notre point de vue inutile et inconnu, mais qui est le bien indiscutable de notre développement, nous prouve que notre vie ne se borne pas aux conditions visibles. Là, il me semble, est l’explication de cet égoïsme passionné, invincible qui constitue notre vie. Je ne puis aimer que moi-même, mais pour ne pas souffrir de cet amour, je dois trouver en moi ce qui est digne de l’amour — Dieu. C’est peut-être pourquoi il est dit : Aime ton Dieu de tout ton cœur et de toutes tes pensées.

On dira que c’est de l’égoïsme et que le bien des hommes c’est l’utilitarisme. L’un et l’autre sont à la fois injustes et vrais et l’un prouve l’autre. En soi, l’homme ne trouvera de sens que dans le développement de sa vie. Hors de soi, il trouvera seulement ce qui établit le royaume de Dieu sur la terre. L’un concorde inévitablement avec l’autre, et, dans la mesure de leurs forces, il est donné aux hommes de prendre pour guide l’un ou l’autre : tous deux conduisent au même but.

Celui qui ne conçoit pas la vie comme le développement de soi-même, se guide par ce qui aide au bien des hommes. Que l’on dessine une figure en noir sur blanc, ou en blanc sur noir, les contours sont les mêmes.

Dire que la vie n’existe pas chez un homme qui ne développe pas sa vie, n’est pas une métaphore. En effet, chez un tel homme, la vie n’existe pas, de même qu’il n’y a pas de vie dans l’arbre qui abandonne sa vieille écorce et n’en pousse pas une nouvelle, ou dans l’animal qui se décompose et n’assimile point de nourriture. Toute la vie animale de l’organisme, avec l’alimentation, la continuation de l’espèce, en regard de la vraie vie n’est qu’un processus destructif.


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Vous écrivez qu’en suivant mon conseil et vous attachant au perfectionnement de vous-même, vous avez senti que vous courriez le grand danger de vivre en égoïste, par suite, inutilement, et que vous avez évité ce danger en cessant de vous soucier de votre perfectionnement moral, en n’imposant plus à votre conscience l’explication de la vérité, et ne pliant plus votre vie à cette conscience, et en vous occupant du perfectionnement, de l’instruction et de l’amélioration d’autrui.

Je pense que le danger qui vous a effrayé était imaginaire et qu’en continuant à analyser votre conscience, et y conformant votre vie, vous ne risquiez nullement de la passer dans l’oisiveté et inutilement pour autrui.

Je pense au contraire, que non seulement il n’y a nulle possibilité d’éclairer et de corriger les autres sans s’être éclairé et corrigé soi-même jusqu’aux dernières limites du possible, mais même qu’on ne peut s’éclairer et s’améliorer isolément, que chaque fois qu’on s’éclaire et travaille à l’amélioration de soi-même, inévitablement on éclaire et améliore les autres et que ce moyen est le seul efficace pour rendre service à autrui ; de même que le feu ne peut éclairer et chauffer uniquement l’objet qui l’alimente — mais inévitablement éclaire et échauffe autour de lui et ne produit cet effet que quand il brûle lui-même.

Vous écrivez : « Si je deviens meilleur, mon prochain s’en trouvera-t-il mieux ? » C’est comme si un terrassier disait : « Si j’affûte ma pioche, est-ce que mon travail avancera ? » Le travail n’avance que si la pioche est affûtée. Mais ici la comparaison n’est pas complète. Éclairer et améliorer les autres, comme je l’ai déjà dit, ne se fait qu’en s’éclairant et s’améliorant soi-même.

Je ne dis pas que ce que vous faites au service militaire en apprenant aux soldats à lire et à écrire, etc., soit mal. C’est évidemment mieux que de leur apprendre le mensonge, la cruauté, ou de les battre, mais ce qui est mal de votre part, c’est que, sachant le mal et le mensonge du service militaire, avec ses tromperies, son serment, sa discipline, vous continuiez à servir. Et ce qui est mauvais, ce n’est pas le fait lui-même que vous servez, mais plutôt les raisonnements que vous faites pour prouver qu’en continuant de servir vous faites bien.

Je comprends qu’à cause de vos parents, de votre passé, de votre faiblesse, vous puissiez ne pas avoir la force de faire ce que vous croyez nécessaire : quitter le service militaire. Nous tous, selon nos faiblesses, nous nous éloignons plus ou moins de cet idéal, de cette vérité que nous connaissons, mais il est important de ne pas déformer la vérité, de savoir qu’on s’en est éloigné, qu’on est un pécheur, un méchant, et d’aspirer sans cesse vers elle, d’être prêt à écouter sa voix, à n’importe quel moment, dès que les obstacles faibliront.

L’homme n’avance, ne vit et ne sert autrui que lorsqu’il sait combien il s’est éloigné de la vérité et quand il se croit mauvais. Mais s’il cherche à justifier son péché, s’il est content de soi, il est mort. Or, être content de soi, en restant au service militaire, quand on sait qu’il a pour but le supplice et le meurtre, et, pour moyens, la soumission servile à chaque individu d’un grade supérieur qui, — demain même, — peut m’ordonner de tuer des hommes innocents, quand on sait que les conditions du service militaire sont non seulement l’oisiveté, mais la dépense stérile des meilleures forces du peuple, qui est trompé et dépravé ; quand on sait, dis-je, tout cela, on ne peut être content de soi.


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Les derniers temps, ce ne sont pas les souffrances physiques qui me sont devenues terribles, mais les blessures morales, et parmi celles-ci, les plus aiguës sont les paroles de ceux qui emploient tous les moyens pour cacher la vérité et mettre à sa place le mensonge.

Le sophisme de l’objection de Pobiedonostzev[2] est le suivant : Nous permettons d’édifier des églises de toutes les confessions et d’y pratiquer les cérémonies : baptêmes, mariages, prédications, etc. chacune d’après ses rites ; mais nous interdisons à tous les ministres de ces cultes de propager leur doctrine, c’est-à-dire, de détourner de l’orthodoxie, comme ils s’expriment.

On suppose donc que la religion ne consiste qu’en l’accomplissement de certains actes extérieurs de la vie : funérailles, baptême, mariage, sermon, et rien de plus, et que chaque religion peut accomplir ces actes d’après son rite, c’est-à-dire qu’on ne force pas les Mahométans à baptiser leurs enfants, etc. Ce n’est point la tolérance religieuse mais l’absence de violence, de violence d’un tel ordre, que, si elle existait, aucun non orthodoxe ne pourrait venir en Russie ; et, dans ce cas, il ne s’agit pas de religion, c’est une forme morte, tandis que la religion est quelque chose de vivant. La religion est quelque chose de vivant par ce fait seul que toujours paraissent de nouvelles gens pour qui se pose la question : « De quelle religion ? » Cette question se résout de nouveau d’après la forme morte, c’est-à-dire que les enfants suivent toujours la religion de leurs parents. Alors ce n’est pas une religion mais une affaire civile ; et chez nous, elle ne s’établit pas sur la base de ce qui doit guider chaque acte civil — la justice, chez nous, 1o l’enfant dont le père ou la mère est orthodoxe doit être orthodoxe ; 2o on peut propager par écrit et verbalement l’orthodoxie, ce qui est défendu pour toute autre religion ; 3o on peut amener à l’orthodoxie ; cela s’appelle convertir, et on ne peut le faire pour d’autre religion. Ces trois conditions n’existent en aucun autre pays, c’est pourquoi la tolérance religieuse existe ailleurs mais non chez nous.


§


La force des gouvernements vient de ce qu’ils ont entre les mains le cercle du pouvoir qui se régénère de soi-même : la fausse doctrine produit le pouvoir, et le pouvoir donne la possibilité de répandre uniquement la fausse doctrine, en écartant tout ce qui la dénonce.


§


La garde et les troupes ont beau être achetées et étourdies, néanmoins elles sont composées de ces mêmes hommes que cette même garde opprime et force à faire du mal. En outre, cette garde est minime : elle forme un centième, peut-être un cinquantième de tout le peuple, et même, maintenant, elle est le peuple. C’est pourquoi le pouvoir des gouvernements ne se maintient plus par la force, comme autrefois, mais exclusivement par la tromperie.


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Des hommes qui paraissent avoir la conscience tranquille, poussés par l’exigence du pouvoir deviennent policiers, percepteurs, soldats, et, par leur propre volonté, deviennent juges d’instruction, procureurs, soldats, généraux, ministres, rois, puis ayant, semble-t-il, la conscience tranquille — au moins une entière assurance extérieure — ils s’occupent de prendre à des hommes, leurs dernières vaches pour les impôts, qui seront employés au luxe, au meurtre ; ou ils emprisonnent des gens, les torturent, les tuent ; ou ils inventent et préparent des moyens de meurtre et, entourés de miséreux, ils possèdent des biens et des terres pris à ces miséreux, et, de plus, paraissent en être fiers.


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Les hommes, dits instruits, — ceux qui devraient montrer comment un être libre, raisonnable doit envisager la violence, — les savants, les libéraux, même les révolutionnaires, raisonnent, critiquent, prêchent la liberté, la dignité de l’homme, mais tout cela jusqu’au moment où on ne les siffle eux-mêmes pour les appeler sous le joug, et finis, alors, tous ces raisonnements libéraux, ces discours sur la liberté : on les revêt d’une livrée bigarrée, on leur met en mains un fusil et un sabre, et un caporal leur ordonne de courir, de sauter, de tourner, de saluer, de crier : hourra ! à la vue du tzar, et, principalement d’être prêts, par ordre de ce même caporal, à tuer leurs propres frères. Et lui, le libéral, le savant, selon les règles de l’évolution, saute, salue celui qu’on lui ordonne de saluer, crie hourra, et, le fusil à la main, il est prêt à tuer qui on lui indiquera.

Ainsi ces mêmes hommes instruits, à qui il serait plus naturel d’aspirer à mettre la vie en accord avec la conscience, ces hommes sont occupés, principalement, à obscurcir et déformer cette conscience.

Il est évident qu’il ne leur est pas du tout nécessaire de raisonner sur la question de la non résistance au mal et sur la façon dont le christianisme la résout. Tout cela c’est du mysticisme ! Il faut faire ce qu’on fait, c’est-à-dire être l’esclave docile des esclaves.


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Pour un homme non éveillé, le pouvoir gouvernemental est une certaine institution sacrée, les organes d’un corps vivant, la condition nécessaire de la vie des hommes.

Pour un homme éveillé, le pouvoir gouvernemental, c’est un groupement d’hommes très égarés, s’attribuant une importance fantaisiste que rien de raisonnable ne justifie et qui, par la violence, réalisent leurs désirs. Les Sénats, les synodes, les tribunaux, l’administration, tout cela, pour un homme éveillé, n’est que réunion d’hommes égarés, la plupart achetés, qui oppriment d’autres hommes. Ils sont semblables à ces brigands qui attaquent les gens sur la route et leur font subir des violences de toutes sortes. L’ancienneté de cette violence, l’étendue de son champ d’action, son organisation, ne peuvent en changer le sens.

Pour un homme éveillé, il n’y a pas ce qu’on appelle l’État, c’est pourquoi il n’y a pas de justifications pour les violences commises au nom de l’État ; un tel homme n’y peut donc participer.

La violence gouvernementale sera anéantie non par les moyens extérieurs mais uniquement par la conscience des hommes éveillés à la vérité.


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… Je veux vous dire que je sens de plus en plus fortement, en songeant à l’approche de la fin, ce que vous savez aussi : qu’il faut de plus en plus transporter ses buts de la vie extérieure dans la vie intérieure, non devant les hommes, mais devant Dieu ; vivre, non en vue de cette vie, mais de la vie éternelle. Et vivre ainsi n’est possible qu’en consacrant toute son énergie à son perfectionnement intérieur.

On est habitué de penser — et les ennemis de la vérité l’enseignent ainsi — que le perfectionnement n’est que de l’égoïsme, qu’on ne peut se perfectionner qu’en se retirant du monde. C’est une grande erreur : on ne peut se perfectionner que dans la vie et dans l’union avec les hommes. Et si un homme, vivant parmi les hommes, a pour but principal son perfectionnement devant Dieu, il atteint, dans les affaires pratiques, des résultats plus grands qu’un homme qui ne cherche que le succès des œuvres extérieures.

Peut-être cela vous ennuie-t-il que j’écrive une chose trop connue, mais je l’écris parce que moi-même ne vis que de cela, et l’expérience m’en confirme la justesse…


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Le but de la vie n’est qu’en ceci : aspirer à ce perfectionnement que Christ nous a indiqué en disant : « Soyez parfaits comme votre père au ciel. » C’est le seul but de la vie accessible à l’homme, et il s’atteint non en restant sur la colonne, non par l’ascétisme, mais par l’élaboration en soi de l’union avec tous les hommes. De l’aspiration à ce but bien compris découlent toutes les actions utiles de l’homme et, en concordance avec ce but, se décident toutes les questions.


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On peut travailler beaucoup et utilement à son perfectionnement dans n’importe quelle condition, et c’est la seule chose nécessaire pour nous et pour Celui qui nous a donné la vie. Même, plus les conditions dans lesquelles nous nous trouvons sont difficiles, plus notre travail intérieur est fructueux pour nous-mêmes et pour les autres.


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À votre question je ne puis répondre qu’une seule chose : que dans l’acte extérieur — faut-il ou non partir pour la guerre ? — il peut n’y avoir rien de mauvais ni de bon. On peut vivre mal en soignant les malades, on peut vivre bien en se livrant à toute autre occupation. Une seule chose est importante : c’est de vivre bien, c’est-à-dire non pour soi, mais pour servir Dieu et les hommes, ce que je vous souhaite et conseille.


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La question habituelle et compréhensible : ai-je fait tout ce que veut de moi Celui qui m’a envoyé ? ne se présente qu’à l’homme encore loin de la mort. Quand la mort est déjà proche, il n’y a plus cette question, mais seulement la conscience de son rapprochement vers le Dieu juste, gracieux et aimant. Et dans cette conscience, au moins pour moi, se dissolvent toutes les questions, comme le sel dans l’eau.


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Il y a le bien spirituel et le bien corporel. Le bien corporel, nous le voyons, le jugeons ; mais le bien spirituel, non seulement nous ne le voyons pas extérieurement, celui même qui le reçoit, souvent ne le voit pas. Et cependant, ce bien spirituel, outre qu’il est réel, est, sans comparaison, plus cher, plus important que tous les biens corporels, et satisfait l’homme dans sa vraie vie, tant sa vie terrestre que sa vie éternelle.

Un homme reçoit la richesse, la gloire, tandis qu’un autre en reconnaît le néant, apprend à les mépriser et à être heureux sans cela. Qui se sent le mieux ?

Quand nous disons d’une privation ou d’une souffrance matérielle quelconque, qu’elle est un mal, nous ne disons pas que nous sommes myopes ou aveugles et ne voyons pas le bien qui est en ce que nous appelons le mal, comme l’enfant qui ne voit pas le bien dans ce fait qu’on ne le laisse pas approcher du feu ou qu’on lui donne un remède…

Les privations, les douleurs, les souffrances nous chassent du domaine de la vie inférieure, pleine de misères et d’obstacles, de la vie matérielle, dans le domaine de la vie spirituelle, joyeuse et libre. Il n’en résulte pas qu’il faille chercher les souffrances, mais que les souffrances, comme tout ce qui arrive au monde, sont un bien pour l’homme.

Les souffrances régularisent notre vie. Les lampes à acétylène sont construites de telle façon que le carbure, au contact de l’eau, dégage du gaz, et quand le gaz est en trop grande quantité, il soulève le carbure et la formation du gaz cesse. De même pour la vie matérielle quand elle est trop pleine de souffrances (sa propriété est d’engendrer les souffrances), la conscience et l’attention se soulèvent, se transforment en désirs spirituels, et les souffrances cessent.


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Dieu existe, non pour remplir nos caprices et nos fantaisies : c’est nous qui existons pour remplir sa volonté.


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Toute la vie de l’homme éveillé à la vie spirituelle doit se passer en une lutte entre les exigences de la raison — c’est-à-dire divines — et les exigences humaines, les désirs personnels. Le résultat dépend de la force relative, de la clarté de la conscience de la nécessité de suivre la volonté de Dieu, de la force de la soumission aux jugements des hommes et du désir personnel.

Celui seul en qui se passe la lutte peut le décider.


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Le royaume de Dieu est en nous et hors de nous. Quand nous l’établissons en nous, il s’établit dans le monde. L’établissement du royaume de Dieu en nous est nécessaire pour Dieu, pour nous, pour les autres hommes.


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Vous dites que, pour satisfaire les exigences de votre conscience, il vous semble insuffisant de vivre bien vous-même ; vous exigez la possibilité d’enflammer les autres, de les forcer à vivre comme vous le croyez bon.

Il faut seulement se réjouir que n’existe pas le moyen de forcer les autres à vivre comme nous le croyons bon, quelle que soit leur situation. Par bonheur, ce moyen n’existe pas, et on ne peut agir sur les autres qu’en professant, par toute sa vie, ses convictions. De sorte que pour atteindre le second but le premier suffit : c’est-à-dire vivre conformément aux exigences de sa conscience.


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Le bouddhisme, de même que le stoïcisme, apprend que la vraie essence de l’homme n’est pas dans son corps, privé de liberté et par suite souffrant, mais dans sa conscience spirituelle, qui n’est sujette à aucune gêne, et, par conséquent, à aucune souffrance. Le bouddhisme se place pour but de délivrer l’homme des souffrances, celui du stoïcisme est le bien de la personne, c’est pourquoi l’ascétisme n’est pas le but ou l’idéal de la personne…

La doctrine du bouddhisme, ainsi que celle des prophètes juifs (surtout ce qu’on appelle doctrine d’Isaïe), celles de Confucius, de Lao-Tse et d’un certain Mi-Ty, peu connu, qui tous parurent en même temps, environ six siècles avant Jésus-Christ, reconnaissent également que l’essence de l’homme est en sa nature spirituelle. Et en cela réside leur plus grand mérite. Ces doctrines se distinguent du christianisme, qui parut après elles, en ce qu’elles s’arrêtent à cette reconnaissance de la spiritualité de l’homme et voient en cela le salut et le bien de la personne. Le christianisme va plus loin : Ayant reconnu le côté spirituel de l’homme, — selon l’expression chrétienne : la reconnaissance en soi du Fils de Dieu — il proclame la possibilité et la nécessité d’établir sur la terre le royaume de Dieu, c’est-à-dire le bien général qui contient en soi l’idée de la paix générale.


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L’enfant est toujours instruit prématurément dans toutes les branches de la science. C’est surtout évident en mathématiques. Il ne faut pas se hâter. Il arrive souvent qu’un élève comprend du premier mot une chose qu’il ne pouvait nullement comprendre l’année d’avant. Le principal, c’est de se rappeler qu’en pédagogie l’élève n’est pas coupable de l’insuccès, c’est toujours la faute du professeur.


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Il n’y a pas d’autre instruction que l’instruction chrétienne, et notre monde est rempli de sauvages savants.


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Qu’adviendra-t-il après la mort ? Pour leur bonheur, les hommes ne le savent pas et ils n’ont pas besoin de le savoir. En effet, si les hommes le savaient, et s’ils savaient que la vie d’outre-tombe sera pire que la vie présente, ils auraient encore plus peur de la mort ; et s’ils savaient que la vie d’outre-tombe sera meilleure, ils ne se soucieraient pas de cette vie-ci et hâteraient leur mort.

C’est pourquoi nous ne connaissons pas l’au-delà, et nous n’avons pas besoin de le connaître. La seule chose que nous ayons à savoir, c’est que notre vie ne se terminera pas. Et nous le savons. Toute la doctrine du Christ est en ceci : Que l’homme a deux vies, la vie corporelle qui s’anéantit et la vie spirituelle qui ne change pas et ne s’anéantit pas. « Avant qu’Abraham existât, j’étais », a dit Christ, et cela se rapporte à nous tous.

Aussitôt que nous transportons notre « moi » dans la vie spirituelle, nous ne vivons que pour un but spirituel. Ainsi notre vie ne peut cesser. Elle est partie de Dieu. Elle était toujours, est et sera.

Faire le bien, nous le devons non par crainte de l’enfer ni par l’espoir du paradis, mais parce qu’en vivant de la vie spirituelle, l’homme ne peut rien désirer sauf le bien. Et si l’homme croit à sa spiritualité, il ne peut craindre la mort, l’anéantissement.

Et quelle sera cette vie ? Il ne s’en soucie pas, puisqu’il a foi en ce Dieu-père de qui il est descendu, à qui il va et avec qui il a vécu, vit et vivra.


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… Mon opinion sur le mouvement des Doukhobors du Canada, c’est qu’au point de vue matériel ils se sont unis, mais ce mouvement a montré qu’en eux est vivante la chose la plus chère et la plus précieuse : le sentiment religieux, et non seulement passif, contemplatif, mais actif, qui conduit au renoncement des biens matériels.

Il faut se souvenir que le bien matériel qu’ils acquièrent maintenant, grâce à la vie en commun, n’est basé que sur le sentiment religieux qui s’est manifesté dans leur acte de mise en liberté des animaux domestiques, que ce sentiment est plus précieux que tout et que le malheur n’est pas pour ceux chez qui il s’est manifesté sous une forme exagérée (je veux dire le fait de se dévêtir à l’entrée du village), mais pour ceux chez qui il disparaît.


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Nous traversons des jours critiques. La guerre, comme l’orage dans la nature, provoque en l’esprit des hommes un changement bienfaisant, en ce sens que le mouvement, autrefois inaperçu, devient visible. C’est le mouvement vers l’explication de la conscience. Les temps sont critiques et il est d’autant plus nécessaire de vivre sévèrement.

Chaque lutte de la presse, non seulement russe, mais étrangère ou révolutionnaire, contre le mal dominant est stérile. C’est la même chose que de couper les mauvaises herbes : elle repoussent avec plus de vigueur. Il faut arracher la racine. Et on ne peut faire cela que dans le domaine religieux. Lui seul est puissant et invincible.


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Je pense que vous n’avez qu’à écouter votre cœur pour savoir ce que vous avez à faire. Si vous croyez en Dieu et en sa loi, non pas en paroles, mais réellement, vous ne pouvez hésiter sur ce que vous devez faire. Lisez Mathieu, Chap. x, versets 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33. Là il est dit clairement comment doit agir celui qui croit en Dieu et en sa loi. Et si vous agissez par la peur, si vous feignez de croire en l’orthodoxie, mieux vaut renier Dieu parce qu’un tel acte montre qu’on ne croit ni à la religion, ni à l’orthodoxie, mais qu’on ne se soucie que des choses terrestres.

Il n’y a là aucun mal et ni moi ni personne ne reprocheront aux hommes pareils de ne pas avoir de religion. Mais le mal c’est quand les hommes mentent, feignent d’avoir de la religion, blâment les autres quand eux-mêmes ne croient pas comme il faut. Ce sont ces mêmes hypocrites que Christ dénonce.


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Un des motifs les plus importants de l’activité humaine, c’est l’hypnose. C’est très bien quand on emploie cette force pour la bonne pensée et les bons sentiments ou pour des actes indifférents ; les hommes ne pourraient vivre sans cette capacité. Mais c’est terrible quand cette force est employée à provoquer de mauvais sentiments, des pensées fausses et des actes mauvais, ce qui se fait toujours dans l’hypnose gouvernementale et religieuse — celle dont je veux parler.

Les hommes mauvais ont uni à l’idée de Dieu tant de mensonge et de mal que les gens honnêtes et probes de notre temps se sont élaboré la capacité d’une défense consciente contre cette hypnose, de même qu’on se retient volontairement de ne pas bailler quand quelqu’un baille devant soi.

Je le répète. Avec les braves gens de notre temps qui pensent peu, il est arrivé ce qui arriverait aux voyageurs qui, appelés plusieurs fois à passer la nuit, auraient été dévalisés et qui, entendant d’autres voyageurs narrer de pareils récits, n’iraient nulle part pour se reposer, et, dans la crainte d’être dévalisés, n’accepteraient pas l’hospitalité offerte ; et les malheureux marcheraient sans cesse tant que leurs jambes pourraient les porter. La même chose arrive avec notre jeunesse.

De sorte que le mal causé par les trompeurs et hypnotiseurs religieux ne se borne pas à ceux qu’ils trompent, mais atteint ceux qui refusent d’entendre ce qui seul est nécessaire aux hommes et d’y penser.


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Ces derniers temps je me suis occupé de la composition — non pas d’un agenda — d’une lecture quotidienne composée des meilleures pensées de nos meilleurs écrivains. En lisant non seulement Marc-Aurèle, Epictète, Xénophon, Socrate, les sages brahmanes et chinois, Sénèque, Plutarque, Cicéron, mais des écrivains plus récents : Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Lessing, Kant, Lichtenberger, Schopenhauer, Emerson, Channing, Parker, Ruskin, Amiel et les autres (voici deux mois que je ne lis ni journaux, ni revues), je me suis étonné de plus en plus et effrayé non de l’ignorance, mais de cette sauvagerie « civilisée » où notre société est plongée. L’instruction, la culture est donnée pour jouir de l’héritage spirituel laissé par les anciens, pour se l’assimiler, tandis que nous, nous lisons les journaux, Zola, Mæterlinck, Ibsen, etc. Comme je voudrais remédier un peu à ce terrible malheur, pire que la guerre, car cette sauvagerie civilisée, par conséquent contente de soi, est la plus terrible ; d’elle croissent toutes les horreurs et de ce nombre, la guerre.


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Que les hommes vivent mal, irréligieusement, sans conscience, moins de la mort que de leur passage sur la terre ! Il ne faut pas penser à la mort, il faut vivre en la regardant en face.

Toute la vie devient alors solennelle, importante, vraiment utile et joyeuse. En vue de la mort, impossible de ne pas travailler avec zèle, car, à chaque instant, elle peut interrompre notre travail et aussi parce que, en vue de la mort, on ne peut pas faire ce qui n’est pas nécessaire pour toute la vie, c’est-à-dire pour Dieu. Et quand on travaille ainsi, la vie devient joyeuse, il n’y a plus cette crainte de la mort qui empoisonne la vie des hommes. La peur de la mort est inversement proportionnelle à la bonne vie. Avec la vie sainte cette peur se réduit à zéro.

Et ce rapport entre la vie et la mort peut être influencé par l’éducation. Mais nous ne sommes pas éduqués ainsi et nous devons agir sur nous-mêmes. Et pourtant l’éducation religieuse commune est possible. Et quel bienfait ce serait !…


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… Devenons Tchouvaches et écoutons, non pas deux prophètes (il n’existe pas de prophètes), mais deux hommes.

L’un dit au Tchouvache : « Sens-tu quelque chose en toi sauf ton corps ? »

N’importe quel Tchouvache répondra qu’il sent quelque chose de spirituel, de puissant, et d’aimant. — Alors nous lui demanderons :

— « Cet être moral que tu sens en toi est-il omnipotent ? » Le Tchouvache dira que non, qu’il sent que cet être est borné. Nous lui dirons alors : — « Mais si cet être que tu connais en toi est borné, il doit exister un être semblable infini. Eh bien, cet être infini, c’est Dieu dont l’essence, en toi, te paraît bornée et qui, comme un être infini, t’embrasse de sorte que tu te trouves en lui ».

Ainsi dira le premier homme, sans affirmer qu’il est envoyé par Dieu, qu’il est prophète, et, affirmant uniquement ce que chacun sait et peut observer en soi-même.

Et l’autre, le mahométan, commence par dire : « Croyez que je suis prophète et que tout ce que je vous dirai de même que tout ce qui est écrit dans le Coran est la vraie vérité, révélée par Dieu lui-même ». Et il se met à exposer toute sa doctrine.

À cela, le Tchouvache, s’il n’est pas tout à fait imbécile — et beaucoup d’entre eux sont fort intelligents — dira : — « Mais pourquoi croirais-je que tout ce que vous dites vient de Dieu ? Je n’ai pas vu comment Dieu vous a transmis sa vérité et je n’ai aucune preuve que vous êtes un prophète, d’autant plus qu’on m’a parlé de l’existence des Tao-Tsistes, des Bouddhistes, des Mormons chez qui existent des prophètes comme vous, et qui parlent d’eux tout à fait comme vous en parlez, de sorte que votre affirmation d’être un prophète ne peut nullement me convaincre que tout ce que vous avez dit et qui est écrit dans le Coran soit la vérité absolue. Le fait que vous êtes monté au septième ciel ne me convainc nullement, parce que je ne l’ai pas vu, et ce qui est écrit dans le Coran n’est pas toujours clair mais souvent obscur, arbitraire, et, d’après ce que j’ai entendu dire, historiquement faux. Seul peut me convaincre ce que je connais par moi-même et que je peux contrôler par le raisonnement et l’expérience intérieure. »

Voilà ce que dira le Tchouvache intelligent, aux paroles du second homme, et je trouve qu’il aura entièrement raison.

Voici donc ce que je pense du mahométisme. Ce serait une doctrine bien belle qui concorderait avec la doctrine de tous les hommes vraiment religieux si l’on y supprimait la foi aveugle en Mahomet et au Coran ne prenant là que ce qui est d’accord avec la raison et la conscience de tous les hommes…

(Extrait d’une lettre écrite à un Mahométan en novembre 1902.)


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… J’ai été très heureux d’avoir de vos nouvelles, mais j’ai beaucoup regretté qu’elles ne soient pas bonnes : la vie désordonnée, comme vous écrivez, et la maladie.

Le pire, c’est la première : la vie dont on est soi-même mécontent. La maladie ne dépend pas de nous, c’est pourquoi l’homme raisonnable et qui craint Dieu, la peut supporter patiemment. Mais sa vie, on ne peut la dépenser n’importe comment, et partout et dans toutes les conditions, on peut faire ce pourquoi la vie nous est donnée, c’est-à-dire se perfectionner, s’approcher de Dieu : « Soyez parfaits comme votre père du Ciel », tâcher d’être raisonnable et aimant en tout. Et si on ne le fait pas, c’est bien triste. Le faire, c’est-à-dire se perfectionner et s’approcher de Dieu, non seulement c’est toujours et partout possible, mais ce n’est pas difficile. Quelques-uns pensent qu’il est nécessaire pour cela d’entreprendre quelque chose, d’arranger. Ce n’est pas vrai, il suffit de ne faire rien de ce qu’on croit le mal et la vie s’arrange d’elle-même, et on fait le bien, car l’homme sain ne peut rester oisif.

C’est ce que je vous conseille, cher ami ; abstenez-vous seulement, ne vous querellez pas, ne tachez pas de vous montrer, n’entreprenez rien de nouveau, ne laissez tomber l’eau nulle part, sauf sur la roue, et la roue travaillera pour vous et pour les hommes. Dieu, c’est l’amour, et l’homme aussi est l’amour ; si seulement l’homme ne s’adonne pas aux séductions, aux tromperies, qui le forcent à dépenser sa vie en vain, l’amour se manifeste et accomplit en lui l’œuvre de Dieu.


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… J’ai toujours beaucoup de peine à la pensée qu’il y a des hommes, comme vous, qui souffrent par l’ignorance, par le doute, par l’erreur, tandis que la vérité m’est si simple, si claire, si connue, et non seulement en théorie mais en pratique : c’est-à-dire que depuis longtemps déjà, je vis avec cette vérité. Après les doutes les plus terribles et le désespoir, que vous éprouvez, je vis dans cette vérité, tranquillement, joyeusement…

La vie c’est la délivrance de l’âme des conditions corporelles où elle s’est placée.

Dieu, c’est cet être spirituel qui vit par soi-même, par la volonté de qui notre âme est renfermée dans notre personne corporelle.

La délivrance de l’âme peut se faire de deux façons : par le suicide instantané ou graduel, c’est-à-dire par l’écart de l’accomplissement de la volonté de Dieu ou par l’accomplissement, dans la vie, de l’œuvre pour laquelle notre âme est enfermée, par Dieu, en notre corps.

La première délivrance n’est qu’imaginaire, parce que l’âme qui provient de Dieu et qui toute se trouve en son pouvoir ne peut cesser d’être ce qu’a voulu la volonté de Dieu, et elle aura beau résister, elle sera forcée d’accomplir ce que Dieu exige d’elle, seulement elle l’accomplira en résistant et souffrant. La deuxième délivrance est la vraie, elle consiste en l’accomplissement de plus en plus grand de la volonté de Dieu, dans le rapprochement de plus en plus grand vers lui, et l’union de plus en plus intime avec lui.

Et la délivrance de l’âme par la volonté de Dieu, la délivrance qui produit tout le travail de la vie n’est atteinte que par une seule chose : par l’amour, par l’augmentation de l’amour.

L’amour, c’est la destruction des obstacles qui séparent notre être des autres êtres. Plus nous aimons les hommes et les autres créatures, plus s’élargit notre personne. L’amour pour tous, l’amour pour la source de la vie, pour Dieu, anéantit tous les obstacles personnels et nous unit à Dieu.

Aspirer à cet idéal, s’en approcher, en cela est la vie de l’homme, et il n’y a pas d’autre vie. Ce rapprochement est possible jusqu’à l’infini, et en lui est le bien.


§


… J’ai été très heureux, cher…, de recevoir votre lettre. Depuis longtemps déjà je pensais à vous et à ce même sujet, le plus important au monde, dont vous me parlez.

Non seulement je n’ai pas changé d’avis sur la nécessité de subvenir soi-même à ses premiers besoins, mais j’en sens plus que jamais l’importance et le tort que j’ai de ne pas le faire. Beaucoup de causes m’en ont empêché, mais je ne les énumérerai pas, parce que la cause principale, c’est ma faiblesse, ma faute. C’est pourquoi la réception de votre lettre me causa une joie morale — le reproche et le souvenir. Une seule chose me console, c’est qu’en vivant mal, je ne me trompai pas, ne me justifiai pas, et je ne me suis jamais dit que je peux me débarrasser de ce travail parce que j’écris des livres, mais j’ai toujours reconnu ce que vous dites. S’il m’est nécessaire de lire un bon livre, c’est aussi nécessaire à celui qui travaille pour moi ; de même, si je puis écrire un bon livre, il y a des centaines et des milliers de gens qui en écriraient de meilleurs s’ils n’étaient accablés de travail.

Ainsi, non seulement je ne suis pas en désaccord avec vous, mais plus que jamais, sentant ma faute et en souffrant, je reconnais l’importance fondamentale de la négation du droit de jouir du travail forcé d’un autre.

En pensant à vous, et entendant parler de vous, j’ai compris tout ce qu’a de pénible votre situation et, en même temps, je n’ai cessé de vous envier. Ne vous attristez pas, cher ami : « Celui qui souffrira jusqu’à la fin sera sauvé » se rapporte précisément à votre situation. Je pense qu’aucune situation ne peut empêcher de penser juste (ce que je vois d’après votre lettre), seuls l’oisiveté et le luxe empêchent de penser bien, et je le sens souvent pour moi-même.

Quelque étrange et mauvais que puisse paraître que moi, qui vis dans le luxe, me permette de conseiller aux autres de vivre dans la misère, je le fais hardiment, parce que je ne doute pas un moment que votre vie ne soit bonne devant votre conscience et devant Dieu, et que ce ne soit la vie la plus nécessaire et la plus utile aux hommes. Tandis que mon activité, quelque utile qu’elle puisse paraître à certains hommes, perd, sinon tout, j’aime à le croire, mais la plus grande partie de son importance, parce que ma vie n’est pas entièrement en accord avec ce que je professe.

J’ai eu, ces jours-ci, la visite d’un Américain, Bryan, un homme très intelligent et très religieux ; il me demanda pourquoi je crois nécessaire le simple travail manuel. Je lui ai répondu presque la même chose que ce que vous m’écrivez : 1o que c’est un indice de franchise quant à la reconnaissance de l’égalité des hommes ; 2o que le travail manuel nous rapproche de la majorité des travailleurs desquels nous sommes séparés par un mur, en profitant de leur misère ; 3o que le travail manuel nous donne le bien supérieur : la tranquillité de la conscience, que ne peut avoir l’homme sincère qui jouit des services des esclaves.

Voilà donc ma réponse au premier point de votre lettre.

Passons maintenant au second point, le plus délicat, l’éducation religieuse.

Dans l’éducation, en général, éducation physique aussi bien qu’éducation intellectuelle, je crois que le principal c’est de ne rien imposer par force aux enfants, mais d’attendre les besoins qui se manifestent en eux et d’y répondre. Et cela est d’autant plus nécessaire dans cette partie principale de l’éducation, l’éducation religieuse.

De même qu’il est inutile et nuisible de faire manger un enfant qui n’a pas faim ou de le forcer d’étudier des sciences qui ne l’intéressent pas et ne lui sont pas nécessaires, il est encore plus nuisible d’inspirer aux enfants des idées religieuses quelconques, qu’ils ne demandent même pas, de les formuler, pour la plupart grossièrement et, par cela, de violer ce rapport religieux envers la vie, qui, peut-être inconsciemment, naît et s’établit chez l’enfant.

Une seule chose me semble nécessaire : répondre, mais avec une entière franchise, aux questions posées par l’enfant.

Il paraît simple de répondre franchement aux questions de l’enfant touchant la religion mais en réalité, lui seul peut le faire qui s’est déjà répondu à lui-même, tout à fait sincèrement, aux questions religieuses sur Dieu, sur la vie, sur la mort, sur le bien, sur le mal, ces mêmes questions que les enfants posent toujours très nettement.

Et c’est ici que se confirme ce que j’ai toujours pensé sur l’éducation, et dont vous me parlez dans votre lettre, à savoir que l’essentiel pour l’éducation des enfants réside en l’éducation de soi-même. Quelque étrange que cela paraisse, cette éducation de soi-même est l’arme la plus puissante de l’influence des parents sur les enfants, et ce premier paragraphe que vos futures voisines ont adopté : perfectionne-toi, toi-même, est l’action de beaucoup la plus supérieure, et, quelque étrange aussi que cela paraisse, la plus pratique dans le sens de servir les autres et d’agir sur eux. Dans l’éducation, les conditions de votre vie austère, que sûrement vous n’appréciez pas à leur valeur, sont les plus avantageuses pour l’éducation. Votre vie est sérieuse, et les enfants le voient et le comprennent.

Et si vous voulez de moi une indication précise : savoir ce qu’il faut lire ou donner à lire aux enfants pour leur éducation religieuse, je pense qu’il ne faut pas se borner aux écrits religieux d’une seule croyance, chez nous chrétienne, mais, tout en profitant de la littérature pédagogique chrétienne, s’adresser en même temps à la littérature bouddhique, brahmanique et hébraïque.

Je suis très heureux de cet échange d’idées avec vous. Je désirerais que vous en retirassiez un centième de l’utilité que j’y trouve, c’est pourquoi je voudrais que ce fût plus souvent.

Vous aimant.
L. Tolstoï
Iasnaia Poliana.
10 décembre 1903.


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… Depuis déjà plus de vingt ans j’ai établi mon rapport envers Dieu et les exigences qui en découlent, et depuis je vis avec cette conscience ; et plus je vis plus je m’y affermis, et, en m’approchant de la mort, que j’attends chaque jour, j’éprouve un calme complet et une joie égale pour la vie et la mort.

Ma croyance n’est pas d’accord avec la vôtre, mais je ne dis pas et ne vous conseille pas de laisser la vôtre et d’adopter la mienne, je sais que c’est aussi impossible pour vous que de changer votre nature physiologique, prendre goût à ce qui vous écœure et inversement. C’est pourquoi, non seulement je ne vous conseille pas cela, mais je vous engage à vous en tenir à votre croyance, et à l’élaborer davantage si toutefois elle peut progresser.

L’homme ne peut croire qu’à ce à quoi il est conduit par l’union de toutes les forces de son âme.

Chacun de nous envisage le monde et son principe à travers cette petite fenêtre qu’il s’est ouverte lui-même ou qu’il a choisie volontairement. Aussi peut-il arriver que l’homme qui voit confusément et dont la petite fenêtre n’est pas claire, de lui-même, par sa propre volonté, s’approche de la fenêtre d’un autre. Mais appeler à une autre fenêtre celui qui est satisfait de ce qu’il voit à la sienne c’est tout à fait déraisonnable, au moins impoli. Nous tous voyons le même Dieu. Nous tous vivons par Sa volonté, et nous pouvons en Le regardant de divers côtés, remplir Sa loi générale, de s’aimer les uns les autres, malgré les différences de notre rapport envers lui…

(Extrait d’une lettre à M. X… Mars 1903.)


§


6 mai 1903[3].

L’horrible crime commis à Kichinev m’a frappé maladivement, j’ai exprimé ce que je pense de cet acte dans une lettre que j’ai écrite à un Israélite de mes connaissances ; je la copie :


Iasneia Poliana ; 27 avril 1903.

J’ai reçu votre lettre, j’en ai déjà reçu plusieurs semblables. Tous ceux qui m’écrivent comme vous exigent de moi que j’exprime mon opinion sur les meurtres de Kichinev. Dans ces appels qui me sont faits, il y a, me semble-t-il, un malentendu. On suppose que ma voix a une importance particulière et alors on me prie d’exprimer ce que je pense d’un événement si important et si complexe par ses causes que le crime de Kichinev.

L’erreur est en ce qu’on exige de moi l’œuvre du publiciste tandis que je suis entièrement absorbé par une question très nette : la question religieuse et son application à la vie. Exiger de moi d’exprimer publiquement mon opinion sur les événements contemporains n’est pas plus fondé que de l’exiger de n’importe quel spécialiste jouissant d’une certaine notoriété. Il peut m’arriver, et il m’arrive, de profiter d’un événement contemporain, pour appuyer mon idée, mais répondre à tous les événements contemporains, même très importants, comme le font les publicistes, je ne le pourrais même si je le jugeais utile. Pour agir ainsi il me faudrait exprimer des opinions non mûries ou banales, répéter ce que d’autres auraient déjà dit, et alors mon opinion n’aurait pas l’importance qu’on lui attribue et pourquoi on l’exige de moi.

Tant qu’à ce que je pense des Juifs et des événements de Kichinev ce devrait être clair pour tous ceux qui s’intéressent à mes idées. Mes sentiments envers les Juifs ne peuvent être autres que les sentiments envers des frères que j’aime non parce qu’ils sont Juifs mais parce que nous et eux, comme tous les hommes, sommes les fils d’un même père, Dieu. Et cet amour ne m’impose aucun effort, car j’ai rencontré et j’aime de très braves gens, juifs. Quant à ma façon d’envisager les événements de Kichinev, elle se définit de soi-même par mes idées religieuses. Avant même de connaître tous les détails horribles dévoilés par la suite, dès les premiers communiqués des journaux, j’ai éprouvé un sentiment pénible, compliqué, de pitié pour les victimes innocentes des brutalités de la foule, d’indignation devant l’abrutissement de ces gens soi-disant chrétiens, de dégoût et de mépris pour ces gens dits instruits qui excitaient la foule et sympathisaient à ses actes, et, principalement, d’horreur devant le vrai coupable de tout, notre gouvernement avec son clergé qui abrutit et fanatise les hommes et sa bande de brigands-fonctionnaires. Le crime de Kichinev n’est que le résultat direct de la propagation du mensonge et de la violence qu’avec tant de ténacité et d’obstination fait le gouvernement russe.

L’attitude du gouvernement envers cet événement n’est qu’une nouvelle preuve de son égoïsme grossier qui ne s’arrête devant aucune cruauté quand il s’agit de réprimer le mouvement qui lui paraît dangereux, et reste indifférent devant les atrocités les plus effroyables — comme pour les massacres arméniens — si elles n’attentent pas à ses intérêts.

Voilà tout ce que je pourrais dire à propos des massacres de Kichinev, mais tout cela je l’ai exprimé depuis longtemps.

Et si vous me demandez ce que, selon moi, les Juifs doivent faire, ma réponse aussi découlera de cette doctrine que je tâche de comprendre et de suivre. Les Juifs, comme tous les hommes, pour leur bien ont besoin d’une seule chose, guider le plus possible leur vie par le précepte universel : agis envers les autres comme tu voudrais que les autres agissent envers toi, et lutter contre le gouvernement non par la violence, — il faut laisser ce moyen exclusivement au gouvernement, — mais par la vie bonne qui exclut non seulement toute violence sur son prochain mais la participation à la violence et à la jouissance des armes de violence établies par le gouvernement. C’est tout ce que j’ai à dire — c’est très vieux et très connu — à propos des horribles événements de Kichinev.

Ces jours derniers nous avons envoyé de Moscou une lettre collective au maire de Kichinev, nous y exprimons nos sentiments sur cette affaire.

Je serai très heureux de collaborer à votre recueil et je tacherai d’écrire quelque chose qui corresponde aux circonstances.

Malheureusement ce que j’ai à dire : à savoir que le coupable — non seulement des horreurs de Kichinev, mais de tous ces malentendus qui se produisent vis-à-vis d’une certaine petite partie de la population russe — c’est le gouvernement, précisément lui, je ne pourrai pas le dire dans un livre publié en Russie.


§


Sur la conscience du principe moral.


I. — La vie, c’est la conscience du principe moral immuable, qui se manifeste dans les limites qui séparent ce principe de tout le reste.

II. — Les limites de ce principe séparé de tout le reste se présentent à l’homme sous l’aspect de son corps en mouvement, et des corps de tous les autres êtres.

III. — L’isolement, l’immiscibilité, l’impénétrabilité d’un être par un autre ne peuvent se présenter que par un corps (la matière) en mouvement indépendamment des mouvements des autres êtres.

IV. — C’est pourquoi la corporalité et l’espace ainsi que le mouvement et le temps, ne sont que les conditions de la représentation de notre isolement moral de tout le reste, c’est-à-dire d’un être moral qui n’est pas borné, n’a ni corps, ni espace, ni mouvement, ni temps.

V. — C’est pourquoi notre vie se présente à nous comme la vie d’un être borné en l’espace et qui est en mouvement dans le temps.

VI. — Nous nous représentons que notre corps, faisant partie du monde corporel infini dans l’espace, provenant de parents, d’ancêtres qui vécurent avant nous dans le temps infini, reçoit son commencement dans les entrailles de la mère, naît, croît, se développe, puis s’affaiblit, dépérit et meurt, c’est-à-dire perd toute sa corporalité ancienne, en passant dans un autre, cesse de se mouvoir et meurt.

VII. — En réalité, c’est la conscience seule de cet être spirituel qui est séparé de tout le reste et qui est enfermé dans les limites du corps et du mouvement, qui fait notre vraie vie.

VIII. — Cet être moral est toujours égal à soi-même et n’est pas sujet à changements et il nous semble à nous qu’il croît et s’élargit dans le temps, c’est-à-dire qu’il est en mouvement. Et ce ne sont que les limites dans lesquelles il se trouve qui sont en mouvement ; et cela nous paraît de même qu’il nous paraît que la lune court quand les nuages courent au-dessus d’elle.

IX. — La vie n’est la vie que quand se manifeste la conscience, quand la conscience parait à travers les limites. Et la vie est toujours là : Ces absences de la conscience qui nous semblent exister, nous paraissent seulement quand nous voyons le mouvement des limites de la conscience dans les autres êtres. Et quand l’on se regarde, soi-même, on voit que la conscience est une, qu’elle ne change pas, ne commence pas, ne finit pas.

X. — La vie apparaît à l’homme d’abord comme quelque chose de matériel et de borné dans l’espace, en mouvement dans le temps. L’homme prend d’abord pour sa vie les limites qui se présentent à lui comme la matière en mouvement, qui le séparent de tout, et il croit que sa vie est naturellement bornée par l’espace ; et dans le mouvement de cette matière dans le temps, il voit sa vie, et dans la cessation du mouvement de cette matière, il voit la cessation de sa vie.

XI. — L’homme est soutenu dans cette conviction par l’observation des autres êtres qui se présentent à lui comme la matière dans l’espace en mouvement dans le temps. L’observation de la continuité du mouvement de la matière chez les autres êtres fait croire à l’homme que sa vie aussi se meut sans interruption dans le temps, bien qu’intérieurement, non seulement il ne ressente pas la continuité des mouvements, mais n’éprouve qu’une seule conscience, immobile, toujours égale à elle-même, et qui, uniquement pour l’observation extérieure, se divise par les espaces du sommeil, de la folie, et des passions. Mais, en réalité, elle est toujours la même.

XII. — De sorte que les hommes attribuent deux sens différents au mot « vie » : 1o la conception d’une matière mobile, séparée de tout le reste, que l’homme reconnaît par soi-même ; 2o l’immobile, l’être moral toujours égal à lui-même que l’homme reconnaît en sa personne.

XIII. — Ces conceptions paraissent différentes ; en réalité, elles ne sont qu’une seule et même conception : celle de la reconnaissance de soi-même comme un être moral enfermé en certaines limites. La reconnaissance de la vie comme un être dans l’espace et d’une existence temporaire, ce n’est que la pensée inachevée.

La reconnaissance de soi-même comme être séparé de tout n’est possible que pour un être moral. C’est pourquoi la vie est toujours la vie d’un être moral, et l’être moral ne peut être ni dans l’espace ni dans le temps.

XIV. — Ainsi, est-ce une erreur de la pensée de reconnaître l’existence temporaire, matérielle de l’homme, comme toute sa vie ; c’est reconnaître la partie pour le tout, la conséquence pour la cause, c’est une erreur de la pensée analogue à celle de reconnaître le jet et non la rivière entière pour la force qui fait mouvoir la roue du moulin.

XV. — La différence entre reconnaître comme la vie un principe moral immuable, ou sa manifestation dans les limites où elle se produit, fut toujours faite par tous les maîtres religieux. La doctrine de l’évangile est basée sur cette explication de la différence des deux conceptions de la vie : la vraie vie, la vie de l’esprit ; la vie fausse, la vie charnelle temporaire.

XVI. — Cette explication est très importante, parce que de la reconnaissance que la vraie vie n’appartient qu’à l’être moral, découle tout ce qu’on appelle la vertu et ce qui donne aux hommes le plus grand bien. De cette conscience découle ce qui fait la base de toutes les vertus : l’amour, c’est-à-dire la reconnaissance en soi de la vie de tous les êtres de l’univers.

XVII. — De cette même reconnaissance, qui n’est rien d’autre que ce que nous appelons la conscience, découlent l’abstinence, le courage, l’abnégation, tous trois nécessaires pour l’accomplissement d’une exigence fondamentale de la conscience : la reconnaissance des autres êtres, c’est-à-dire l’amour.

XVIII. — Il me semble que c’est Pascal qui a dit : « L’homme qui a compris sa vie est semblable à un esclave qui, tout à coup, apprend qu’il est libre. »



  1. Les extraits qu’on va lire appartiennent au « Journal du Comte L.-N. Tolstoï, » commencé depuis longtemps et qui, à son heure, sera publié dans l’ordre chronologique. Ici, intentionnellement, nous ne datons pas ces fragments : leur date ne pourrait avoir de sens que pour suivre le développement intérieur de l’auteur. Mettre les dates à ces fragments pourrait donner aux lecteurs qui connaissent peu la vraie vie intérieure de Tolstoï, la possibilité de tirer des conclusions des plus arbitraires et des plus erronées suivant leur propre opinion et leur préférence personnelle.
    V. Tchertkov.
  2. Dans sa réponse à une adresse de l’union évangélique suisse au Tzar, concernant la liberté de conscience.
  3. Cette lettre fut écrite par le comte Léon Tolstoï en réponse à l’invitation qui lui avait été faite de participer à un recueil littéraire au profit des victimes de Kichinev.
    Ajoutons, à propos des événements de Kichinev, que L. Tolstoï a reçu du North American Newspaper le télégramme suivant : « La Russie est-elle coupable dans le massacre de Kichinev ? Réponse payée trente mots.»
    Léon Tolstoï a répondu : « Le gouvernement est coupable. 1o En privant les Juifs des droits communs, comme une caste à part ; et 2o en instruisant par force le peuple russe dans l’idolâtrie au lieu du christianisme. »