Pensées d’août/À M. Achille du Clésieux
À M. ACHILLE DU CLÉSIEUX,
Dans le récit qu’on lit des hommes d’autrefois,
Des meilleurs, des plus saints, de ceux en qui je crois,
Ami, ce que j’admire et que surtout j’envie,
C’est leur force, un matin, à réformer leur vie ;
C’est Dieu les délivrant des nœuds désespérés.
Car d’abord, presque tous, ils s’étaient égarés.
Ils avaient pris la gauche et convoité l’abîme ;
Mais quelque événement bien simple ou bien sublime,
Un vieillard, un ami, les larmes d’une sœur,
Quelque tonnerre au ciel, un écho dans leur cœur,
Les replaçait vivants hors des vicissitudes,
Et parmi les cités, au fond des solitudes,
Dans la suite des jours ou sereins ou troublés,
L’éclair ne quittait plus ces fronts miraculés.
À voir les temps présents, où donc retrouver trace
Des résolutions que féconde la Grâce,
De ces subits efforts couronnés à jamais,
De ces sentiers si blancs regagnant les sommets ?
Où donc ? — La vie entière est confuse et menue,
S’enlaçant, se brisant, rechute continue,
Sans un signal d’arrêt, sans un cri de holà !
Le port n’est pas ici, l’abîme n’est pas là.
On va par le marais que chaque été dessèche,
Que quelque jonc revêt d’une apparence fraîche,
Et qu’un soleil menteur dore de son rayon.
On va : le pied suffit ; ce qu’on nomme raison
Nous avertit parfois si trop loin on s’enfonce.
Le sentiment, plus prompt, et qui si beau s’annonce,
Amoureux en naissant de voler et briller,
S’évapore bientôt ou se tourne à railler.
Velléités sans but d’une âme mal soumise !
Avertissements sourds que rien ne divinise,
Sans écho, sans autel, sans prière à genoux,
Et qu’un chacun qui passe a vite éteints en nous !
Le jour succède au jour ; plus avant on s’engage :
La réforme boiteuse, et qui vient avec l’âge,
N’introduit bien souvent qu’un vice plus rusé
Aux dépens d’un aîné fougueux qui s’est usé,
Les vains honneurs, l’orgueil vieillissant qui s’attriste,
Ou les molles tiédeurs d’un foyer égoïste,
— Foyer, — famille au moins, dernier lien puissant.
Ainsi le siècle va, sous son faux air décent.
Où donc la vie austère, assez tôt séparée ?
Ô vous à qui j’écris, vous me l’avez montrée !
Comme ceux d’autrefois dont l’âme eut son retour,
Ami, vous avez eu dans votre vie un jour !
Un jour où, comme Paul vers Damas, en colère
Vous couriez, insultant ce qu’un doux ciel éclaire,
Frémissant de la lèvre aux splendeurs du matin,
Accusant le soleil des dégoûts du festin,
Et rejetant votre âme aux voûtes étoilées,
Comme un fond de calice à des parois souillées ;
Un jour, après six ans de poursuite et d’oubli,
Quand il n’était pour vous de fleur qui n’eût pâli,
Quand vous aviez, si jeune et las de chaque chose,
Cent fois l’heure dit non à tout ce que propose
L’insatiable ennui ; quand, au lieu de soupirs,
C’était enfin révolte et haine à tous désirs,
Et que, ne sachant plus quoi vouloir sur la terre,
Un matin vous sortiez, funèbre et solitaire ;
Ce jour, le plus extrême et le plus imprévu,
Pour changer tout d’un coup, Ami, qu’avez-vous vu ?
Vous vous taisez ! — La tombe, au lointain cimetière,
Vous dit-elle un secret et s’ouvrit-elle entière ?
Quel vieillard s’est assis, et puis s’en est allé ?
Pour vous, comme à Pascal, un gouffre a-t-il parlé ?
Comme à l’antique Hermas, dans le bleu de la nue,
Quelle vierge a penché sa beauté reconnue ?
Vos genoux, par hasard heurtés, ont-ils plié,
Et tout ce changement vient-il d’avoir prié ?
Le mystère est en vous, mais la preuve est touchante :
Votre foi le trahit, le murmure et le chante.
À partir de ce jour, vous avez tout quitté ;
Sur un rocher, sept ans, devant l’Éternité,
Devant son grand miroir et son fidèle emblème,
Devant votre Océan, près des grèves qu’il aime,
Vous êtes resté seul à veiller, à guérir,
À prier pour renaître, à finir de mourir,
À jeter le passé, vain naufrage, à l’écume,
À noyer dans les flots vos dépôts d’amertume,
Repuisant la jeunesse au vrai soleil d’amour,
Patriarche d’ailleurs pour tous ceux d’alentour,
Donnant, les instruisant, et dans vos soirs de joie
Chantant sur une lyre ! — Et pour peu qu’on vous voie
Aujourd’hui si serein, si loin des anciens pleurs,
Le front mélancolique effleuré de lueurs,
Époux d’hier béni, les cheveux bruns encore,
On vous croirait sortant, belle âme qui s’ignore,
De vos vierges forêts et du naïf manoir,
Vous qui sûtes la vie et son triste savoir !
Vous la savez, Ami ; mais votre cœur préfère
Ensevelir au fond la connaissance amère,
Ne jamais remuer ce qui tant le troubla.
La prière et le chant sont pour vous au de la,
Au-dessus, tout à part. — Oh ! combien de pensées
Glissent en vous trop bas pour entrer cadencées
Dans le divin nuage où vibre votre accent !
Cette voix prie, et monte, et rarement descend.
C’est l’arome léger de votre âme embaumée,
L’excès de votre encens, sa plus haute fumée.
Poëte par le cœur, — pour l’art, — vous l’ignorez.
L’art existe pourtant ; il a ses soins sacrés ;
Il réclame toute œuvre, il la presse et châtie,
Comme fait un chrétien son âme repentie ;
Il rejette vingt fois un mot et le reprend ;
De nos tyrans humains ce n’est pas le moins grand.
Aussi redoutez peu que je vous le conseille.
La gloire de ce miel est trop chère à l’abeille ;
L’amour de le ranger en trop parfaits rayons
Use un temps que le bien réserve aux actions.
Chantez, chantez encore, à pleine âme, en prière,
Et jetez votre accent comme l’œil sa lumière.
Heureux dont le langage, impétueux et doux,
En servant la pensée est plutôt au-dessous ;
Qui, laissant déborder l’urne de poésie,
N’en répand qu’une part, et sans l’avoir choisie ;
Et dont la sainte lyre, incomplète parfois,
Marque une âme attentive à de plus graves lois !
Son défaut m’est aimable et de près m’édifie,
Et je sépare mal vos vers de votre vie,
Vie austèrement belle, et beaux vers négligents.
Tel je vous sens, Ami, — surtout quand, seul aux champs,
Par ce déclin d’automne où s’endort la nature,
Un peu froissé du monde et fuyant son injure,
J’ouvre à quelques absents mon cœur qui se souvient.
En ce calme profond votre exemple revient.
N’aura-t-on pas aussi sa journée et son heure,
Sa ligne infranchissable entre un passé qu’on pleure
Et le pur avenir, son effort devant Dieu
Pour sortir de la foule et de tout ce milieu ?
— Et, marchant, un vent frais m’anime le visage ;
Le ciel entier couvert s’étend d’un seul nuage :
Le fond bleu s’entrevoit par places, mais obscur,
Presque orageux, si l’œil n’y devinait l’azur.
Sous ce rideau baissé, sous cette vive haleine,
À l’heure du couchant je traverse la plaine,
Côtoyant le long bois non encore effeuillé…
Et tout parle d’exil et de bonheur voilé.