Pensées d’histoire dans Rome

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Pensées d’histoire dans Rome
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 922-937).
PENSEES D'HISTOIRE
DANS ROME

Je m’étais proposé d’étudier cette fois des travaux d’histoire sur la fin du monde antique. Je dois remettre à un autre temps le soin d’en parler comme ils le méritent. Ayant rencontré dans mes auteurs de grandes difficultés, je suis venu à Rome pour m’ouvrir l’entendement. J’avais apporté les ouvrages, objet de mon étude. Je les ai peu lus : j’ai regardé Rome en pensant aux points d’histoire sur lesquels je voulais m’éclairer. Les personnes qui ont pris une forte instruction dans les livres vont me marquer un juste mépris ; mais je crois que nous restons toujours enfans par un côté, que nous apprenons lentement et mal sur les textes, vite et mieux par les images, quand elles sont belles et bien faites. Une ville ancienne est l’image la plus exacte de la vie humaine qu’elle a contenue, le traité d’histoire le plus digne de foi. L’homme ment dans ses paroles, il ment dans ses écrits, il ment dans ses actions ; il n’est parfaitement sincère, à son insu, qu’en bâtissant sa demeure pour ses vrais besoins. C’est le moule où l’animal s’incruste avec tous ses reliefs. Et le temps, qui retravaille l’œuvre de l’homme, corrige vite ce qui a pu s’y introduire d’inexact et de superflu ; le temps ne laisse dans cette œuvre que l’essentiel.

Par une disposition admirable, l’essentiel devient le beau, sans doute parce qu’il est le vrai. Une ville actuelle, une ville qui s’élève, paraît laide et vulgaire tant qu’elle est dans la période d’utilité. Dès qu’elle cesse d’être utile, dès qu’elle meurt, la beauté naît et croît sur l’abandonnée, comme la giroflée des ruines ; ainsi elle monte sur le visage d’un mort, banal quand il était affairé de la vie. Dans une ville de l’antiquité ou du moyen âge, d’Italie, d’Allemagne ou d’Orient, dans les quartiers anciens d’une cité moderne, le voyageur le plus dépourvu de sens esthétique s’écriera involontairement : « C’est beau ! » Et si étranger qu’il soit au passé du pays, il dira sans hésiter : « Le peuple qui habitait là vivait de telle manière, il avait tel caractère et tel état social. » C’est, d’ailleurs, la loi commune, le stage nécessaire à toute chose pour dégager sa vérité et sa beauté : ville, tableau, poème, fleurs, qui n’acquièrent leur éclat et leur parfum qu’après le long séjour dans l’herbier.

Ces observations se vérifient partout : nulle part mieux qu’à Rome. La Ville nous livre plus qu’une expression individuelle ; elle exprime et résume l’histoire de notre Occident, et, à certains égards, de tout le monde civilisé. Urbs, toujours, jusque dans ses enseignemens et sa domination posthumes. Ce n’est point-là, comme quelques-uns pourraient l’imaginer, un sentiment spécial aux croyans ; l’impression est aussi franche, aussi entière sur l’historien, sur le simple passant non prévenu. Ici, la loi générale prend un caractère étrange ; conformément à cette loi, ce sont les parties mortes, arrêtées dans le passé, qui apparaissent révélatrices et belles ; pourtant, ce mot de mort leur convient mal ; tant elles manifestent je ne sais quelle vie d’outre-tombe, je ne sais quelle puissance de se continuer en s’assimilant tout ce qu’on leur ajoute. Rome est un tombeau qui enfante perpétuellement. Elle a du tombeau la paix, non le silence. La loquacité de notre Paris, avec sa fièvre de vie exubérante, n’est qu’un murmure en comparaison du langage fort et soutenu de cette revenante. Ici, les idées se lèvent de partout, comme les vols de corneilles qui tourbillonnent au-dessus de ces ruines ; elles nichent dans les monumens antiques, se posent sur les larges têtes des pins parasols, descendent à l’horizon des crêtes de la Sabine ; idées pieuses, qui montent des autels, idées funèbres, qui s’abattent sur les cyprès et sur l’océan des dalles tumulaires, idées d’art, envolées des tableaux et des statues, idées historiques, blotties dans chaque trou de mur ; le soir, à la paix tombante, elles sortent en foule, elles emplissent le ciel jusqu’à l’heure où elles se rassemblent toutes sur ce dôme de Saint-Pierre, qui émerge seul, aux dernières clartés, de la ville ensevelie dans l’ombre.

Il faut bien que cette suggestion soit irrésistible ; tous les visiteurs de Rome l’ont subie et attestée. Déjà notre Balzac, l’ancien, qui n’était pourtant qu’un homme d’esprit, écrivait dans une de ses lettres : — « Cet air m’inspire quelque chose de grand et de généreux que je n’avais point auparavant ; si je rêve deux heures au bord du Tibre, je suis aussi savant que si j’avais étudié huit jours. » — C’est bien cela : le rêve, léger et vide ailleurs, est ici substantiel et nutritif. Goethe fut saisi comme il devait l’être par ce don de plasticité que Rome possède entre toutes les villes, don qu’il eut lui-même plus que tout autre homme : — « Plus on avance dans la mer, plus on la trouve profonde : il en est de même de Rome… Tout devient ici pour moi conception vivante, et non plus parole et tradition. » — Rome révéla et communiqua à Goethe cette force plastique qui rend toute conception vivante. Ses biographes nous disent qu’il revint de son voyage transformé, au point que ses amis ne le reconnaissaient plus, mûri et complet, se sentant Goethe.

Voilà pourquoi il faut regarder Rome au lieu d’y lire des livres d’histoire. Cette ville est le modèle que l’historien devrait contempler du matin au soir pour apprendre les règles infaillibles de ses compositions. Aujourd’hui plus que jamais. Tout me confirme ici dans les idées que je soumettais au lecteur dès le premier de ces entretiens, en lui demandant la permission de les ramener sans cesse. Tout me crie que nous faisons fausse route, avec notre rage analytique, avec notre confiance dans le document de détail, avec notre prétention d’expliquer la vie par des dissections d’amphithéâtre. Il est bon sans doute que la vaste enquête poursuivie depuis un demi-siècle ait été faite ; il est bon qu’on ait vérifié toutes les notions léguées par le passé, qu’on ait remué profondément le vieux sol avant d’y semer. Ne soyons pas ingrats envers nos maîtres ; ils ont dépensé à cette tâche un talent prodigieux, il faudrait dire du génie, si ce mot pouvait se séparer de l’opération qui crée de la vie. Mais le terrain qu’ils ont ameubli, nous sommes en train de le pulvériser avec l’abus de leurs méthodes. Le monde qui vient a soif de recomposition, on ne le groupera qu’autour des idées simples. Il dit par toutes ses voix le mot historique : « Rien taillé, maintenant il faut recoudre. » Dans l’ordre religieux comme dans l’ordre social et politique, en histoire et en littérature comme en peinture, il demandera qu’on lui refasse de grandes lignes directrices, avec cette multitude de points brisés où notre œil s’est trop complu.

A tort ou à raison, on juge un peu de ses contemporains par soi. Voilà plus de vingt ans que je lis avec passion les travaux de nos grandes écoles d’érudition, de critique, d’exégèse. Il n’en est presque point qui ne m’aient paru ingénieux et séduisans, au moment où je lisais. Leurs explications étaient plausibles, très souvent vraies, je le crois, pour chaque petit fait particulier. Elles ne me rendaient pas raison du fait capital, qui se défendait au centre de ces travaux d’approche. Des vérités de détail ne font pas toujours une vérité d’ensemble. Surtout elles ne me renseignaient pas sur cette force que je sens dans les phénomènes de l’histoire comme dans ceux de la nature, sans pouvoir l’exprimer ni la comprendre, la vie. En présence des grands faits et des grandes figures, sous l’amoncellement des dossiers et des gloses dont on les accable, je devine d’énormes corps vivans, qui font craquer à chaque mouvement l’appareil artificiel où on les maintient. Quand on m’explique les effets éloignés de ces mouvemens, je saisis encore. Dès qu’on veut m’expliquer pourquoi ils se produisent, je ne comprends plus. Quand on m’explique trop, cela devient drôle.

L’autre soir, de la maison solitaire des monts Albains où je rassemble ces notes, je regardais un jour mourir sur ce linceul déroulé qu’est la campagne romaine, fausse mer, fuyante vers la vraie mer, qui fuit au-delà. Rome blanchissait confusément dans un petit canton de cette étendue ; on eût dit d’un amas de cendres brûlées par des bergers, signalées seulement par quelques dernières spirales de fumée. Quand le globe rouge du soleil, déclinant derrière Ostie, se perdit dans la pâleur des eaux lointaines, de maigres cloches sonnèrent sur ma tête au hameau de Palazzuola ; d’autres leur répondirent, de tous les villages accrochés aux rampes de la montagne, dans la vasque du lac d’Albano. Elles redisaient obstinément, depuis bientôt dix-neuf cents ans : l’Ange du Seigneur annonça à Marie. Et des gens s’arrêtaient sur les routes, pour bénir une fois de plus l’événement. Quel événement ? Le plus fugitif des faits quotidiens, le plus sujet aux chances d’oubli, survenu dans les conditions les plus ordinaires : une femme d’artisan, de ces sordides tribus juives qu’on a soumises en Syrie, mettant un être de plus au monde dans un bourg ignoré de ces provinces ; ce qui arrive à chaque minute dans le vaste univers et passe inaperçu de l’histoire, l’histoire ayant de plus grands soucis que ce pullulement des pauvres gens d’en bas. Cependant, après l’épreuve de tant de siècles, tous ceux qui devaient raisonnablement peser sur le sort du monde gisent là-bas dans ces cendres, à peine remémorés des érudits ; d’autres puissances leur ont succédé, qui ont fait lit commun avec les Augustes dans l’oubli de ce tombeau. La chose insignifiante que je dis est devenue et reste le pivot de l’histoire, on la sonne à chaque soleil qui paraît et disparaît, dans tous les lieux qui furent l’empire romain, et bien au-delà ; elle a interrompu le compte de nos années terrestres, on les date à nouveau de l’enfantement de cette femme : a partu virginis, disent ici les épitaphes sur les dalles. Pourquoi cet établissement d’un pareil rien surtout ? — Je ne sais pas, j’admire, avouent les moins fiers, et leur aveu n’est pas pour faire sourire. Mais quand on vient m’expliquer cette étonnante fortune par des déductions rationnelles, alors, vraiment, il n’y a qu’un mot, c’est drôle, c’est trop drôle.

Un auteur fort dépourvu de critique, dit-on, mais qui exprimait assez heureusement ses idées, Bossuet, appelait déjà ces fines recherches « de vaines curiosités, incapables de porter atteinte au fond des choses. » Lui aussi, il a des raisonnemens drôles, quand il abonde dans son sens. Cela n’empêche que le Discours sur l’Histoire universelle, cet ouvrage tant raillé, est le seul livre qui supporte la lecture à Rome, avec les poètes ; parce qu’il semble calqué sur Rome, animé de la même vie organique ; parce que la série des faits s’enchaîne avec la même liaison et la même ampleur sur ces pages et sur ces pierres. Il avait l’œil recomposant, cet homme. Pourquoi sa façon de voir la vérité ne serait-elle pas aussi légitime que notre procédé analytique ? Dernièrement, comme j’avançais des doutes sur ce procédé en parlant de Lamartine, un critique du sens le plus délicat m’a prêté cette affirmation : Il ne faut pas dire la vérité aux hommes, il faut les bercer avec l’illusion idéale. — J’ai dû m’expliquer bien gauchement, puisque je n’ai pu me faire comprendre d’un esprit aussi fin. Je ne serai jamais coupable d’un pareil blasphème. Il faut dire aux hommes tout le peu de vérité qu’on aperçoit. Je crois seulement que la vérité ne réside pas où vous la placez, dans ces légères toiles d’araignée où l’on nous dit qu’elle est balancée ; je crois qu’elle se retransporte ailleurs, là où d’autres l’ont vue avant nous. Car la vérité joue pour nos faibles yeux comme la lumière dans un ciel chargé de nuages ; la lumière est une et emplit tout ce ciel ; mais selon les heures, la marche des nuages et la place de l’observateur, le pâle rayon qui arrive jusqu’à lui filtre à l’une ou l’autre extrémité de l’horizon, il éclaire tel champ, replonge tel autre dans l’ombre.

On est tenté parfois de se demander si tout ce filigrane intellectuel de notre temps n’ira pas rejoindre le byzantinisme et la scolastique. Eux aussi, les esprits subtils de Byzance et de la vieille Sorbonne, ils se flattaient d’avoir trouvé la règle du raisonnement et le chemin de la vérité. Ils devaient considérer avec mépris leurs devanciers, les ignorans qui ne connaissaient pas les lois fondamentales du jeu de la pensée. Tout ce qui s’emprisonnait dans un syllogisme a paru prouvé, comme aujourd’hui tout ce qui s’appuie sur un « document » ou se plie à une interprétation « scientifique. » Nous disons : la cervelle humaine a connu deux passe-temps amusans et puérils, le byzantinisme et la scolastique. Nos arrière-neveux diront peut-être : trois, en ajoutant aux deux premiers la manie critique.

Sans aller si avant dans la conjecture, il est très probable que le grand travail de la fin de notre siècle ou du siècle prochain sera un travail d’élimination. Déjà nous sommes tous d’accord pour souhaiter la venue de l’éducateur compatissant, du bon Rollin qui allégera la masse indigeste de connaissances dont on surcharge nos enfans. Mais pas plus que le cerveau de l’enfant, celui de l’homme mûr n’est indéfiniment élastique ; il l’est peut-être moins ; et il demandera grâce à son tour. Quelques principes, quelques faits à peu près certains, quelques lois mieux connues, voilà sans doute tout ce qu’un avenir prochain retiendra de notre débauche de commentaires sur le monde. Le reste sombrera dans l’oubli. En oubliant ainsi, l’esprit humain procédera comme le corps, qui élimine ou brûle sans cesse les alimens qu’il absorbe, pour n’en conserver que la substance assimilable et la transformer aussitôt en énergies actives. Il procédera comme la nature, qui sacrifie l’infini détail de ses œuvres à l’unité vivante de l’ensemble, qui compose ses paysages en subordonnant l’accessoire au principal, l’accident singulier aux larges plans. Il procédera comme l’histoire, lorsqu’elle opère en liberté, sans intervention de la main de l’homme, lorsqu’elle sculpte une ville en n’y maintenant que les traits, significatifs, ceux qui nous révèlent au premier coup d’œil le génie d’un peuple et la suite de ses transformations.

Oui, tout nous est exemple de ce que devrait être notre propre travail, dans cet univers où les conditions du travail sont si merveilleusement organisées, dès qu’elles échappent aux perversions qu’y introduit notre royauté brouillonne. En revanche, si l’on veut savoir comment l’ingérence indiscrète de cette royauté peut mettre en fuite le génie des choses, il suffit de regarder le Forum romain, tel qu’on nous l’a fait. C’est le triomphe de nos méthodes pédagogiques, substituées à celles de la nature. Elles ont eu un effet immédiat. Le lieu de Rome qui devrait retenir entre tous, celui qui garde le plus de souvenirs et prêterait le plus à la méditation, est aujourd’hui le seul où l’on ne se sente pas attiré. Pour y descendre, il faut vraiment être embrigadé par M. Cook. Le Forum était un animal historique, uni être vivant qui avait le tort de ne pas laisser voir chacun de ses ossemens, ce qui est assez l’habitude des êtres vivans ; les naturalistes l’ont capturé dans leurs filets, ils l’ont vidé de ses chairs, ils ont nettoyé, raclé, classé plus ou moins arbitrairement chaque petit os du squelette, et le voilà mis en vitrine pour la démonstration. « … Ici étaient les rostres où parla Cicéron… Ici Antoine montra au peuple le cadavre de César… Ici était la maison des Vestales… » Mais non ! Je vois bien des pierres, sans grande signification par elles-mêmes, et qui stimulent d’autant plus mes doutes que vous voulez préciser davantage l’identité de chacune d’elles. Je ne vois plus l’œuvre continuée de la nature, qui donnait le recul des siècles et gardait un refuge paisible à ces ombres. La voix de Cicéron était dans le bruissement du chêne vert enraciné aux joints de ces blocs ; l’âme de César était dans l’épervier qui nichait sur ces chapiteaux ; la grâce des Vestales était dans le romarin qui blanchissait entre les noirs cyprès. Certes, je ne demanderais pas qu’on ramenât le Campo vaccino à l’époque où il était un marché à bestiaux ; mais nos devanciers avaient trouvé la juste mesure en dégageant le principal, en laissant quelque chose à deviner, en respectant la vie ambiante. Maintenant, quand on se penche sur ce parallélogramme propret, ratissé, emprisonné de barrières, sans un brin d’herbe entre les petits tas de débris rangés par divisions symétriques, il éveille aussitôt l’idée d’un échiquier où les savans joueraient leur partie favorite, avec ces pions qui sont les fragmens de colonnes et les arasemens de temples. Ils la jouent avec bonheur. Songez donc ! Il y a, me disent les gens doctes, quarante-sept manières d’expliquer le Forum.

Je ne lui en veux pas, cependant. S’il ne m’instruit plus sur la vieille Rome, — car on ne s’instruit pas avec une froide terminologie, mais avec ce qui échauffe l’esprit, ouvre des vues, suggère des pensées, — il m’instruit merveilleusement sur notre principe d’éducation. Le Forum actuel est la meilleure image de la grande classe où nous avons entrepris de mettre le monde en formules. C’est le chef-d’œuvre où l’on voit toute notre Chine en raccourci, où l’on devine quel pourrait être l’avenir d’une humanité qui ferait de l’univers un vaste muséum, habité par des êtres scolaires dont chacun serait le conservateur d’une section. Nous allons répétant qu’il faut imiter la nature, et tout notre système intellectuel lui inflige un démenti. Le moindre inconvénient de ce système, s’il devait durer, serait de rendre presque inconcevable l’éclosion d’un grand poète, du créateur qui imite d’instinct les opérations de la nature. Nous l’appelons pourtant, car nous ne pouvons pas ignorer qu’un grand poète élève les hommes, au vrai sens du mot, mieux que tout un régiment de magisters ; nous savons qu’un Shakspeare suscite plus de pensée qu’une encyclopédie, qu’il fait pénétrer dans l’histoire plus avant que toute une bibliothèque d’ouvrages spéciaux ; qu’il donne à l’homme conscience de lui-même, ce qui est la première fin de l’éducation. Nous l’appelons, et nous desséchons de telle sorte le terrain où croît cette fleur rare, qu’il faudrait un miracle pour qu’elle y poussât ; nous expulsons du monde le symbole, dont elle vit ; nous décrétons de mensonge l’idéal, qu’elle a mission de créer.

Aussi, l’insuffisance du système éclate aux yeux des nouveaux arrivans, de ceux qu’on entend monter sur l’escalier du temps et qui viennent enterrer notre siècle. Nous leur avions tant promis ! Ils approchent avec respect et curiosité, comme la Charmian de Cléopâtre chez le devin : « Est-ce vous, milord, qui connaissez les choses ? — Le devin. — Je puis lire quelque peu dans le livre infini des secrets de la nature. » C’est tout ce que notre siècle peut écrire dans son testament, tout ce qu’il doit répondre, s’il est sincère. Eh ! quoi, ce n’est que cela ? disent ceux qu’on avait mis si fort en appétit. Ils se détournent insensiblement de notre science, pauvre nourrice, ils commencent à se demander s’il n’y aurait pas une nourriture plus substantielle et plus simple à la fois, qui fasse refluer le sang vers le cœur au lieu de congestionner le cerveau. Et beaucoup la cherchent ailleurs.

Notre siècle ! Je l’ai vu sur son tombeau, frappant de ressemblance, un matin de la semaine passée. J’étais entré à Sainte-Marie au Transtevère, la première église publique ouverte dans Rome, au temps des persécutions. À l’extrémité de la travée de droite, un monument m’arrêta longtemps. Le cardinal Armellini s’est fait sculpter de son vivant sur un lit de repos. C’est une famille de lettrés, des gens savans ; son père, qu’il voulut voir couché près de lui, dit l’inscription, est représenté en pendant avec le bonnet de docteur. Armellini s’est endormi sur un livre ; ce livre s’est refermé, emprisonnant un des doigts, qui marque la page inachevée. Je ne puis dire ce qu’il y a de lassitude sur ces traits, dans la détente de ces membres, dans ces muscles lâches du col, qui retiennent à peine la tête roulante sur l’épaule. Quelle fatigue d’avoir tant lu ! Quel repos d’échapper enfin au livre, qui pèse encore sur les mains défaillantes ! Sous la statue, une épitaphe magnifique. Je passe l’énumération des titres et dignités, des bienfaits dont Armellini est redevable à Jules II et à Léon X. Il les rappelle, et il ajoute : «… Comblé des biens de fortune et des titres de ses dignités, ayant considéré dans son esprit la fuyante imbécillité de la vie mortelle et les vicissitudes incertaines des choses, craignant que le Seigneur ne survînt à l’improviste, vivant et veillant, il s’est préparé cette demeure. » — Et au bas, après les dates obituaires, cette ligne en rejet et en gros caractères, comme un post-scriptum de la pensée obstinée du défunt : « Certainement, l’homme n’est qu’une bulle d’air[1]. »

Tandis que je relevais cette inscription, elle me fut dérobée par un groupe d’hommes et de femmes qui s’agenouillèrent contre le monument. Un prêtre venait d’entrer dans la chapelle voisine et récitait une litanie. Ses auditeurs en haillons appartenaient tous, sans exception, au plus pauvre monde du Transtevère : ces mêmes éternels, affligés qui halaient sur la barque de Pierre, quand il aborda près de ce lieu, au port du Tibre. Prosternés sur le pavé, ils reprenaient en chœur les répons avec des voix ferventes, des voix de misère qui semblaient implorer secours du fond des entrailles. Entre leurs corps cassés, j’apercevais la figure lasse du riche, de l’heureux, du savant qui avait dit, en fermant son livre et ses yeux : Certainement, l’homme n’est qu’une bulle d’air. — Un faible vagissement détonna sur les voix graves. C’était un nouveau-né qu’on apportait au baptême. De la plus misérable engeance, lui aussi ; la femme qui le portait était seule avec un homme, l’unique cierge qu’ils allumèrent était très petit. Des fidèles se levèrent pour aller l’assister. La frêle chose rouge gémissait de toute sa force naissante. Je n’entendis pas le nom que le prêtre lui donnait. Qu’importe ? Je le savais, ce nom. Lorsque Dante approche de la triste ville de Dite, un malheureux se cramponne à sa barque ; au voyageur qui lui demande son nom, il répond seulement : Vedi che son un che piango, tu vois que je suis un qui pleure… Et le poète n’en demande pas davantage. C’était aussi le nom du futur petit homme, qui savait déjà le mot d’ordre avec lequel on entre dans la bataille de la vie. Plus tard, quand il y sera blessé, et ce sera souvent, il reviendra ici ; car pour ceux de sa sorte, il n’y a pas d’autre asile où porter ses larmes. — Vous pouvez attacher un instituteur primaire à la personne de chaque jeune citoyen : vous ne remplacerez pas cela. Vous serez récompensés de vos soins, c’est probable et les faits le montrent assez, par le mot de Caliban à son maître : « Vous m’avez appris à parler, et le profit que j’en retire est de savoir comment maudire. » Malgré tout, vous faites bien ; lors même que le peuple devrait nous frapper, avec cette épée à double tranchant dont nous le munissons, nous la lui devons. Mais il lui faut aussi, il lui faut surtout cela. « Cela s’appelle l’Église : on ne s’en passera jamais, sous peine de réduire la vie à une sécheresse désespérante. » C’est M. Renan qui l’a dit, dans une admirable page.

Je vais, les souvenirs et les songeries m’emportent : je voudrais pourtant appuyer sur mon propos. Je voudrais montrer comment agit dans Rome cette vertu organique qui en fait la plus belle œuvre d’histoire et la plus belle œuvre d’art. Au premier abord, devant cette ville faite de tant de villes, on est tenté de croire qu’il faudrait dire « les Romes », et les étudier séparément ; un regard plus attentif persuade vite que ce pluriel serait un contresens. Rome est une et variée, continue dans le temps avec des modifications incessantes ; le darwinisme le plus audacieux n’a jamais supposé pareille flexibilité d’adaptation chez le même individu. Elle est universelle, et l’on sent que le mot de cosmopolite porterait à faux ; le centre d’attraction est trop fort, tout s’y agrège, sans s’y déformer. Faite de fragmens de toutes les époques et d’échantillons de toutes les parties du monde, elle frappe chaque pièce étrangère à son coin en lui laissant une physionomie originale. La plupart des écrivains que j’ai lus ont surtout vu dans Rome l’empire de la mort et de l’immobilité, un musée de ruines successives. Je ne puis sentir comme eux ; mon impression dominante est celle d’une vie cachée, tenace et souple ; une vie d’outre-tombe, je le répète, qui réduit à la longue et plie à ses fins les formes de vie passagères ; si vous préférez, la vie calme d’un très vieil arbre, dont les jeunes pousses sans cesse regreffées portent toujours des fruits nouveaux. Piranèse a entrevu la grandeur indéfectible et les lents mouvemens intérieurs de Rome. Deux hommes seulement en ont rendu la mystérieuse vitalité, parce que leurs génies étaient parens du génie romain : dans le domaine des idées, Bossuet, qui ne l’a jamais vue ; dans le domaine des formes, Poussin, qui l’a si bien vue.

Je parle ici de la Rome matérielle, tangible ; il n’est pas possible de la dissocier de cette Rome spirituelle dont elle est l’image, pas plus que de séparer l’âme du corps. Les figures des papes sont aussi instructives que leurs monumens. On peut faire à Saint-Paul-hors-les-murs une étude qui révèle bien la persistance de ces divers caractères, la fusion de la variété dans l’unité, du particulier dans l’universel. La basilique renferme les médaillons de tous les pontifes, exécutés il y a peu d’années. Ce sont d’honnêtes peintures, de la même main, je crois, sans prétentions à l’originalité ; conventionnelles pour les personnages des époques reculées, elles deviennent de bonnes photographies coloriées, faites sur des documens exacts, pour les papes si souvent portraiturés de l’époque moderne. Prenons-les à partir de Jules II, à partir du moment où l’unité de civilisation s’établit en Europe, où les types généraux de chaque période sont présens à la mémoire de chacun d’entre nous. N’oubliez pas que le vêtement de ces pontifes est invariable, que la mode n’y a pas de prise, que l’expression du visage peut seule les différencier. Cependant, si l’on arrachait les noms et les dates, si l’on brouillait pêle-mêle ces médaillons, l’homme le plus étranger à la chronologie pontificale, et qui n’aurait jamais vu un de ces portraits, rétablirait sans peine la série, à très peu d’exceptions près. Chez nous, ceux-ci auraient posé devant les Clouet, ceux-là devant Philippe de Champaigne, les autres devant Rigaud, Largillière, Vanloo, David, et ainsi de suite. Un Anglais, un Allemand, un Espagnol feraient les mêmes observations en évoquant les noms de leurs peintres nationaux. Pie VI est à première vue un contemporain de Louis XVI, Grégoire XVI de Louis-Philippe. Pie VII n'a pu vivre qu'à côté de Bonaparte ; cette maigre face jaune, ce nez d'aigle, ce regard vif, c'est l'épreuve adoucie de la médaille napoléonienne, le spectre d'une victime proche parente du geôlier. Pourtant, tous sont des pontifes romains, tous sont le pape et ne peuvent être que lui. Hors du temps et dans le temps, participant à toutes les transformations du temps. Concluez de cette flexibilité d'un type permanent à celle des actes, du caractère, de l'esprit, tirez- en toutes les conséquences que chacun entrevoit.

Bref, s'il fallait exprimer Rome d'un seul mot, je dirais que tout y fait la chaîne ; chaîne forgée des métaux les plus divers et sans soudure apparente ; chaîne résistante et élastique ; chaîne jamais fermée, qui s'allonge sans cesse de tous les maillons qu'elle engendre ou reçoit, les plus inattendus, les plus étranges. Ici l'on comprend combien l’historien ou le politique offensent l'art et la nature des choses, quand ils veulent choisir dans la série des faits, accepter celui-ci, rejeter celui-là. L'image la plus parfaite de Rome et de sa chaîne, c'est le plus significatif de ses monumens, cette colonne Trajane pour laquelle il faudrait inventer le mot de symbolisme, si ce mot n'eût pas été appelé par tout ce qui mérite d'attirer nos regards dans l'univers. Quand il ne resterait de notre Occident, dévasté par quelque cataclysme, que cet unique débris, on pourrait reconstituer les lignes essentielles de notre histoire avec cette spirale de marbre, jaillissant des ruines d'un temple, terminée et dominée par la statue de bronze de saint Pierre, le nimbe au front, les clés aux mains. Lentement, sûrement, allant où il ignore, comme ceux qui gravissent les lacets d'une montagne sans jamais prévoir le tournant prochain, le peuple-roi monte en déroulant son triomphe, il pousse devant lui son César, ses légions, ses captifs, les foules rassemblées et fondues de la Bretagne à l'Adiabène, de la Scythie à la Cyrénaïque ; toutes les forces, les gloires, les peines de cet ancien monde rampent le long des flancs du fût de marbre, elles vont s'offrir et se perdre aux pieds de l'apôtre, du pauvre tendeur de filets exhaussé sur cette grandeur ; il la foule du talon en même temps qu'il l'absorbe, pour nourrir son auréole, pour mieux justifier sa prise des deux clés, celle du passé, celle de l'avenir. Symbole de Rome, et symbole de la démocratie, le plus expressif, le plus noble qu'elle puisse souhaiter : l'univers vaincu portant aux nues le plus humble de ses enfans.

Ah ! misère des mots ! Ce qu'il faut dire avec tant de paroles, si incomplètement et si mal, l'esprit le plus inculte le reçoit là-devant d'une seule sensation, le comprend d'une seule illumination. L'œil intérieur du rêve ne peut se détacher de cette colonne Trajane. Et le cœur se reporte à une autre colonne, à la sœur de bronze, là-bas, celle où notre révolution déroule de même ses œuvres, ses victoires, le cortège des peuples modernes fondus dans son creuset, pour aboutir, elle aussi, à un homme, qui l'a résumée temporairement. Comme celle-ci, la colonne de bronze passera sans doute par toutes les surprises de l'histoire, elle connaîtra les changemens de destination et de maître, — si jeune encore, elle en a déjà subi ; peut-être la verra-t-on quelque jour expliquée et couronnée par un obscur ouvrier, par l'enfant de peuple qui aura fermé le cycle, dégagé le sens de cette révolution, l'âme du monde nouveau qu'elle a pétri.

La chaîne romaine est visible sur tout ce qui subsiste du passé ; elle relie le Colisée à Saint-Pierre et aux édifices les plus récens. Au point de vue esthétique, il semble qu'elle enserre chaque pin et chaque cyprès, tant chacun d'eux a sa valeur nécessaire dans l'harmonie du tableau, son petit mot à dire qui accentue la signification de la symphonie. La chaîne passe sous les arcs de triomphe, sous l'arc de Titus, où les prisonniers juifs s'engouffrent, venant de l'Orient à l'Occident ; sous tant d'autres, où les prisonniers barbares s'ameutent autour de leur proie future ; sur les statues des gladiateurs germains, qui prennent mesure en mourant du monde qu'ils divertissent. Elle descend dans les catacombes, dans ces cheminemens de taupes où les étrangers, les gens de rebut, les échappés du cirque et de la prison Mamertine élaborent leur nouvelle âme collective. Peu à peu, la taupinière s'enfle, se rapproche, soulève le sol, pratique des jours furtifs à la surface ; le boyau de la catacombe s'élargit en crypte, la crypte se hausse à la chapelle, la chapelle se dilate en église, comme à Sainte-Praxède. Puis les basiliques surgissent, victorieuses, elles confisquent les matériaux des temples et leurs leçons d'art, la pompe et la puissance de l'empire qu'elles ont dévoré. Rome attire et absorbe notre moyen âge en le disciplinant, en l'appropriant à sa conception propre du fort et du grand. A la renaissance, au confluent de ses deux grandeurs, elle devient ce que l'on sait, la mer profonde dont parlait Goethe, inépuisable de splendeurs variées, mais qui baignent toutes dans les mêmes eaux. Après, il semble qu'on remonte la chaîne, avec cette décadence majestueuse encore, comme celle de l'empire, et qui garde le goût du magnifique jusque dans ses dernières œuvres. Mais elle ne crée plus. Il y eut ainsi plusieurs siècles de perdus dans Rome, pendant la nuit barbare. Ils ne comptent pas, voilà tout. On n'aperçoit point de solution de continuité dans ce qui est demeuré. La vie, trop largement répandue, se repose un temps. On la sent toujours présente. On la sent déjà ranimée, depuis qu’elle est resserrée et comprimée.

Dans ce court moment de la durée que nous appelons notre temps, Rome subit une transformation de plus. La chaîne prépare un maillon. Le dirai-je ? Ces douloureuses bâtisses, qui bouchent les horizons et affligent l’œil de l’artiste, ne me troublent pas autrement. Le Forum actuel est plus choquant, parce que c’est une chose romaine distraite de Rome, parce que cet arrêt de vie artificiel est contraire aux lois de la végétation locale. Les quartiers neufs, c’est un bouillon de vie mal réglé et qui n’a pas encore trouvé sa forme. Ce qui en est irrémissiblement laid et inutile disparaîtra vite. Ce qui répond à des besoins s’agrégera, fera sa beauté, trouvera sa place dans l’ensemble, après l’élimination inévitable. En d’autres temps, tous les architectes à Rome n’étaient pas des Michel-Ange, et Rome finit toujours par être tout entière ordonnée de la main d’un Michel-Ange. Nos neveux rêveront sans doute sur les cités ouvrières du Latran comme nous faisons sur les bouges du Transtevère.

De même pour le nouvel ordre de choses, dont ces bâtisses sont la figure sensible. Devant la réalité des faits, il n’y a pas deux impressions ; celle des étrangers de toute opinion, des moins suspects, peut se traduire ainsi : le nouvel ordre de choses restera un accident, un feuillet dépareillé dans un volume d’histoire, tant qu’il n’aura pas pris sa place dans la chaîne. Les deux bouts de la chaîne sont au Vatican ; on la sent si forte, malgré tout, si bien vérifiée par le passé, que ce qui est en dehors d’elle ne paraît pas être dans Rome. La gêne est intense, les conditions de vie sont anormales des deux parts, à la prison, au campement. Cependant, nul esprit réfléchi n’admet un seul instant la restauration du pouvoir temporel, tel que nous l’avons connu ; nul ne conteste la légitimité et la durée de l’unité italienne, achevée dans Rome, profondément respectable, comme tout ce qu’un peuple a accompli avec son âme, à coups de sacrifices. Personne ne prévoit la solution. Le maillon n’est pas fait. On n’en peut affirmer qu’une chose, c’est qu’il rentrera tôt ou tard dans la chaîne. L’histoire, c’est-à-dire le merveilleux forgeron dont je constate à chaque pas le travail, en inventera la composition et la forme, comme elle y a toujours réussi. Le lendemain, chacun s’écriera : c’était si simple, et personne n’y avait pensé !

Mais une ville ne dit pas les secrets du présent, des parties qui se font. Elle n’est claire et infaillible que pour la lecture du passé. La surcharge des caractères rend illisible pour le contemporain ce texte qui sera si limpide pour nos successeurs. Néanmoins, dans cette Rome qui renferme la Sixtine, les Loges, les épopées du Pinturicchio aux appartemens Borgia, on ne peut s’empêcher de rêver un peintre aux fières ambitions, jaloux d’imiter ses devanciers et de jeter comme eux, sur des plafonds et des murailles, une de ces compositions symboliques où les artistes d’autrefois résumaient les grandes époques de l’histoire universelle avec le spectacle de leur temps. On voudrait que ce peintre s’emparât d’un Panthéon, d’une basilique ; et là, uniquement soucieux d’art et d’histoire, comme l’étaient ses aînés, certain de faire comme eux des tableaux assez religieux, s’ils expriment de hautes vérités, on le voit fixant sur les murs et les voûtes la figure chancelante du monde où il vit. Et l’on croit deviner les traits essentiels qui s’imposeraient à son pinceau.

Dans un premier caisson, il poserait notre globe ; non plus la mappemonde timide et fragmentaire peinte au Vatican par Ignazio Danti, mais le globe tel que nous l’avons fait, le globe capté, vaincu dans ses résistances farouches au compas, connu dans presque toutes ses parties, prisonnier dans le réseau de fils où circulent nos pensées et nos volontés. Plus loin, il détacherait de ce globe la vieille Europe, foyer de civilisation comme le fut jadis la Grèce, foyer plus grand pour éclairer une surface agrandie. Il la représenterait hérissée d’armes, prête à se déchirer les flancs, tandis qu’elle s’écoule sur les terres nouvelles par tout le réseau de fils et de voies océaniennes, qu’elle se vide d’hommes, d’idées, de forces, au profit de ces terres ; amazone blessée, achevant de monter sa faction pour défendre des trésors qui ne sont déjà plus siens, donnant le sein à toutes ces colonies qui sucent sa vie et lui soutirent lentement sa civilisation. Il jetterait dans la suite de ses tableaux les membres de cette Europe, les nations personnifiées par les rares têtes qui émergent encore de la foule avec une physionomie et un geste. Et sous les attitudes consacrées par le temps, sous les puissances connues et officielles, sous le monde satisfait et somptueux, il ferait surgir de terre les multitudes anonymes, innombrables, qui se lèvent contre ce monde avec la force d’un élément ; sortant, comme le peuple réveillé par Michel-Ange dans le Jugement dernier, de dessous la roche qui pesait sur lui, non plus pour être jugé, ainsi que le peuple douloureux de la Sixtine, mais pour juger. Il montrerait l’effrayant porte à faux d’un monde qui a tout remis, sources du pouvoir, armes militaires, armes scientifiques, entre les mains avides tendues vers lui pour prendre le reste, pour exiger tout ce qu’on ne peut leur donner. Le peintre allumerait, dans les fonds d’ombre de sa composition, les feux des ateliers et des usines qui flambent dans la nuit pour alimenter notre civilisation, tout en jetant sur elle les lueurs menaçantes que jetaient sur Rome les feux des armées barbares, campées à ses portes avec Alaric et Attila.

Il faudrait bien lui faire une place, à cette Rome sans laquelle aucune représentation de l’univers ne se conçoit : il faudrait lui donner sa place naturelle, à la clé de voûte, puisque partout et toujours les sentimens les plus contraires, amour, crainte ou haine, contraignent tous les regards à s’élever vers elle. Et au centre, au sommet de la Rome qu’il résume et domine, l’homme que les yeux chercheraient alors même que l’artiste l’aurait oublié ; l’homme extraordinaire qui parle en maître à ce globe, où il ne possède plus un arpent de terre, et qui s’en fait écouter. Tous les problèmes de vie et de mort qui empliraient l’œuvre de notre artiste, parce qu’ils accablent notre monde, occupent sans relâche la jeune pensée de ce vieillard ; son esprit les remue, sa voix les discute. L’autre soir, aux premières heures d’une nuit obscure, j’étais perdu dans le labyrinthe du Vatican ; arrêté dans la cour de Saint-Damase, au centre du colossal palais plongé dans l’ombre et le silence, je vis briller tout en haut une seule lumière, à une fenêtre des galeries supérieures. C’était la vigie qui cherchait la route du monde commis à sa garde, la lampe sous laquelle le pontife veillait avec sa pensée accoutumée : comment arrêter, retarder les barbares, à l’exemple de son prédécesseur Léon Ier, — mais en se jetant dans leurs bras ? Il veillait sur cet autre problème plus difficile encore : comment faire jaillir, avec son ancienne richesse, la source de vie obstruée, stagnante, d’où les ronces et les pierres accumulées par le temps ont détourné tant de lèvres qui ont soif ? Je vois encore, lorsqu’il dit la vertu de cette source, le geste ardent de ces vieilles mains tremblantes, le beau geste du pêcheur qui retire ses filets, avec la confiance qu’ils vont remonter remplis d’âmes. Et je pensais en l’écoutant à cet autre geste que je venais de revoir en bas, dans la Sixtine : au geste d’effort du Créateur, quand il entreprend son premier, son plus rude travail, quand il divise la lumière des ténèbres. Le maître immortel des formes et des pensées a compris que l’effort était pénible, même pour le Créateur ; il l’a marqué ; après, il lui fait accomplir les créations ultérieures d’un mouvement facile et souverain.

Oui, la contemplation de Michel-Ange devrait stimuler un peintre à tenter cette évocation du présent, de ses angoisses et de ses grandeurs. Cela vaudrait bien les minutieuses études sur les effets du plein air. Cependant, l’œuvre serait incomplète, si elle n’encadrait pas l’humanité passagère dans un coin de l’éternelle nature. Rome donne aussi cette leçon. En cela encore, elle fait la chaîne. Sans faubourgs, sans transitions hideuses à ses portes, la noble ville baigne directement dans la campagne ; elle y projette ses basiliques comme des forts avancés ; la campagne allonge ses champs et ses ombrages jusqu’au cœur des ruines, qui revivent de sa vie. Au Palatin, où sous les lauriers odorans la grasse acanthe recouvre les chapiteaux qui l’imitaient, aux Thermes de Garacalla, où le verger d’un contodino pousse ses pêchers en fleurs dans les plus fiers débris de Rome, la nature donne la juste mesure des œuvres de l’homme et du temps dont il dispose.

J’aime surtout les Thermes, au moment de l’année où j’achève d’y crayonner ces impressions. Sur les dalles où sonnèrent les pas des Césars, avril célèbre un triomphe toujours nouveau, toujours certain, qui fait oublier ceux des vieilles histoires. Les pousses du figuier annoncent l’approche de l’été, comme dit le Livre ; le sol est blanc de pâquerettes et de pétales neiges des amandiers. Les pariétaires fleuries pendent aux immenses arceaux. Sur le faîte de la montagne de briques, des nuées de corneilles mènent le vacarme de leurs noires amours. Quand ces oiseaux volent entre le soleil et les murailles, leurs petites ailes projettent du haut en bas de la paroi dorée de très longues ombres, longues comme les pensées prolongées là par de faibles hommes. Au ciel laiteux, une chaleur fondue rayonne des nuages qui montent de la mer, poussés par des souilles tièdes, humides, des vents qui semblent avoir ramassé, en venant de la Grande-Grèce, tout ce que l’homme a jamais laissé de désirs sur les belles terres et les ruines immémoriales où ils ont couru. Oiseaux, arbres, plantes, tous ces êtres accomplissent leur œuvre de vie avec une joie calme et sourde, comme si nul n’était jamais mort, ici où l’on est tant mort.

La nature prodigue ses enseignemens, mais non pas ceux qu’on est trop tenté d’entendre, depuis qu’on l’adore et la subit davantage. Elle ne dit pas : « Abandonnez-vous, tout est inutile, l’action et la lutte sont folles, je suis si grande et vous êtes si petits ! » — Elle dit : « Faites comme la plus fugitive de ces fleurettes, comme tout ce qui est de moi ; ignorant la fin pour laquelle je travaille, sachant seulement que je dois continuer de créer, je continue, j’aime, je sers. » Armellini a raison, certainement l’homme n’est qu’une bulle d’air ; mais au moment qu’elle traverse le monde, cette bulle doit en refléter les spectacles, retenir le peu de vérité qu’elle y recueille, s’imprégner de cette lumière et la rendre. — Tout ici, jusqu’à l’olivier qui me prête son ombrage, tout rappelle le conseil du sage et pieux Marc-Aurèle : « Il faut se conformer à la nature durant l’instant imperceptible que nous vivons ; l’heure venue, il faut partir de la vie avec résignation, comme l’olive mûre qui tombe en bénissant la terre sa nourrice, et en rendant grâces à l’arbre qui l’a portée. »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Je cite le texte latin, le français en rend trop mal la force :… Fortunis et dignitatum titulis auctus, fluxam vitæ mortalium imbecillitatem et rerum incertas vices animo intutus, ne non parato dominus superveniret, vivens et vigilans domum sibi banc munivit…
    Certè homo bulla est.