Pensées de Marc-Aurèle (Couat)/04

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Traduction par Auguste Couat.
Texte établi par Paul FournierFeret (p. 45-78).
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1

Quand notre maître intérieur est d’accord avec la nature, les événements de la vie le trouvent disposé à se plier facilement à ce qui lui est donné et à ce qui est possible. Il ne préfère aucune matière d’action déterminée ; mais il suit son idée, se réservant de faire[1] de ce qui est dirigé contre lui la matière de son action. Ainsi, quand des objets qui pourraient éteindre une faible lampe tombent dans le feu, celui-ci s’en rend maître ; il s’assimile en brillant d’un plus vif éclat tout ce qui lui est apporté, il le consume et s’en sert pour grandir.

2

N’agis jamais au hasard ni sans rapporter aux principes de l’art de vivre la maxime de ton action[2].

3

On cherche des refuges où se retirer, des campagnes, des plages, des montagnes ; toi aussi, c’est ce que tu désires avant tout. Mais tout cela est bien peu digne d’un philosophe, puisque tu peux, au moment où tu le voudras, te retirer en toi-même. Nulle part l’homme ne trouve une retraite plus calme et plus de repos que dans son âme, surtout celui dont le dedans est tel[3] qu’en se penchant pour y regarder, il retrouve toute sa sérénité ; je veux dire par sérénité l’état d’une âme bien réglée. Procure-toi donc sans cesse à toi-même cette retraite, et renouvelle-toi. Aie à ta disposition quelques maximes courtes et élémentaires qui, s’offrant à ton esprit, suffiront à t’affranchir de tout chagrin[4] et à te renvoyer sans aucun sentiment d’irritation dans le milieu où tu vas rentrer. De quoi, en effet, t’indigner ? De la méchanceté des hommes ? Reporte-toi à cette loi que les êtres raisonnables sont nés les uns pour les autres, que la tolérance est une partie de la justice, que les hommes sont coupables malgré eux[5], que des milliers d’entre eux, après s’être fait la guerre, après avoir soupçonné et haï, après avoir été percés de coups, ont été couchés par la mort et réduits en cendre ; réfléchis à tout cela et cesse de te plaindre. T’indignes-tu de la part qui t’est faite dans l’univers ? Rappelle-toi le dilemme : ou une Providence ou des atomes, et aussi par combien d’arguments on t’a démontré que l’univers est comme une cité[6]. Est-ce encore ton corps qui va te tourmenter ? Réfléchis que la pensée, une fois qu’elle s’est reprise et qu’elle connaît sa propre indépendance, ne se mêle en rien aux mouvements doux ou rudes du souffle vital[7] ; pense à tout ce que tu as entendu et appuyé de ton assentiment sur le plaisir et la douleur. Vas-tu donc te préoccuper de la gloriole ? Mais vois avec quelle rapidité tout s’oublie ; vois des deux côtés de toi le gouffre infini du temps, la vanité du bruit que nous faisons, l’inconstance et l’incertitude de la renommée[8], la petitesse de l’endroit où elle est circonscrite. Toute la terre n’est qu’un point ; quelle place y occupe pourtant le petit coin où nous habitons ? Et dans ce coin combien feront notre éloge, et que valent-ils ? Enfin, souviens-toi que tu as en toi-même un petit domaine où tu peux te retirer. Avant tout, ne t’agite pas, ne te raidis pas ; sois libre ; considère les choses virilement, en homme, en citoyen, en être né pour mourir. Voici maintenant les deux règles de conduite que tu dois avoir le plus présentes à l’esprit pour y réfléchir. D’abord, les choses ne touchent pas l’âme[9] ; elles sont extérieures et insensibles ; nos tracas ne viennent que de l’opinion que nous nous en faisons. En second lieu, tout ce que tu vois autour de toi se transforme presque instantanément et va ne plus être ; de combien de changements n’as-tu pas été le témoin ? Songes-y sans cesse. Le monde n’est que métamorphose[10] ; la vie n’est que ce qu’on en pense.

4

Si l’intelligence nous est commune à tous, la raison, qui fait de nous des êtres raisonnables[11], nous est aussi commune ; si cela est vrai, la raison qui nous prescrit ce qu’il faut faire ou ne pas faire nous est commune ; si cela est vrai, la loi nous est commune ; si cela est vrai, nous sommes concitoyens ; si cela est vrai, nous sommes membres d’un même État ; si cela est vrai, le monde est comme une cité. De quel autre État, en effet, dira-t-on que la race humaine tout entière fait partie ? C’est de là, de cette cité commune que nous tenons l’intelligence [elle-même], la raison et la loi ; car d’où nous viendraient-elles ? De même qu’en moi ce qui est terrestre est une partie [détachée] d’une certaine terre, que ce qui est humide appartient à un autre élément, que ce qui est souffle, chaleur et feu émane d’une source spéciale[12] (car rien ne sort de rien ni ne disparaît dans le néant[13]), de même mon intelligence vient de quelque part[14].

5

La mort est, comme la naissance, un mystère de la nature ; l’une se fait par la combinaison des mêmes éléments dont l’autre n’est que la décomposition[15]. Il n’y a rien là dont personne ait à rougir ; cela n’est nullement contraire à la loi de l’être raisonnable et au plan de sa constitution.

6

C’est une nécessité de la nature que des gens de cette espèce agissent ainsi. Celui qui ne le veut pas veut que la figue n’ait pas de suc. Pour conclure, rappelle-toi que dans un temps très court toi et cet autre vous serez morts ; peu après, il ne restera même plus votre nom.

7

Supprime ton jugement, la proposition : « Je suis lésé, » est supprimée ; supprime la proposition : « Je suis lésé, » le dommage lui-même est supprimé.

8

Ce qui ne rend pas l’homme pire ne rend pas pire sa vie et ne lui cause aucun dommage ni extérieur ni intérieur.

9

La nature, en sa providence, est obligée d’agir ainsi[16].

10

Tout ce qui arrive arrive justement ; tu t’en convaincras par un examen attentif ; les choses se succèdent, je ne dis pas seulement dans un certain ordre, mais suivant la justice, comme si quelqu’un nous les attribuait d’après notre mérite. Continue donc d’être attentif comme auparavant ; quoi que tu fasses, fais-le dans la pensée d’être homme de bien et conformément à l’idée exacte de l’homme de bien. Observe cette règle en tous tes actes[17].

11

Si tu reçois une offense, ne la juge pas comme celui qui te l’a faite, ni comme il veut que tu la juges ; considère-la telle qu’elle est en réalité.

12

Il faut toujours te tenir prêt à deux choses : d’abord, à ne faire que ce qui t’est suggéré, pour le bien des hommes, par la raison, notre reine et notre loi[18] ; ensuite, à changer d’avis s’il se trouve quelqu’un qui redresse ton jugement et te détourne d’une certaine opinion. Mais ces changements ne doivent jamais se produire que par l’effet d’une conviction de justice ou d’utilité générale[19], non parce que tu en attends de l’honneur ou du plaisir.

13

Possèdes-tu la raison ? — Je la possède. — Pourquoi donc ne t’en sers-tu pas ? Si elle remplit sa fonction, que veux-tu de plus ?

14

Tu es né partie du Tout[20]. Tu disparaîtras dans l’être qui t’a engendré, ou plutôt tu rentreras, à la suite d’un changement, dans sa raison séminale[21].

15

Beaucoup de grains d’encens sont déposés sur le même autel ; l’un y tombe plus tôt, l’autre plus tard ; il n’y a là aucune différence[22].

16

Veux-tu qu’en dix jours[23] ils te traitent de dieu, eux qui te regardent maintenant comme une bête sauvage, un singe ? reviens aux dogmes[24] et au culte de la raison[25].

17

Ne fais pas comme si tu devais vivre dix mille ans. La nécessité est suspendue au dessus de toi ; tant que tu vis, tant que tu le peux encore, sois un homme de bien.

18

Que de temps gagne celui qui ne regarde pas ce que son voisin a dit[26], fait ou pensé, mais seulement ce qu’il fait lui-même, pour que son action soit juste et pure[27] ! Oui certes, voilà ce qui est bien : au lieu de chercher à voir autour de soi dans l’âme du prochain, courir en suivant la ligne droite, sans dévier[28].

19 et 20

Celui qu’exalte l’idée d’être célébré par la postérité ne se figure pas que chacun de ceux qui se souviendront de lui mourra lui-même bientôt, puis celui qui les remplacera, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tout souvenir s’éteigne en passant par ces âmes d’hommes allumées puis éteintes[29]. Suppose même que ceux qui se souviendront de toi soient immortels et qu’immortelle aussi soit ta mémoire, en quoi cela te touche-t-il ? Je ne dis pas seulement que cela ne peut être rien pour un mort ; mais qu’est-ce que la louange, même pour un vivant, à moins qu’il n’en compte tirer parti ? Pour elle, tu négliges bien à tort le don même que t’a fait la nature. Tu vas le voir en t’attachant à un autre argument[30].

Tout ce qui est beau de quelque façon que ce soit est beau par soi-même d’une beauté propre dans laquelle l’éloge qu’on en fait ne peut entrer comme une partie. Un objet ne devient donc ni meilleur ni pire par le fait d’être loué. Cette vérité s’applique même aux choses communément[31] appelées belles, telles que les objets matériels, les œuvres d’art. En quoi donc la vraie beauté a-t-elle besoin d’être louée[32] ? Pas plus que la loi, que la vérité, que la bonté, que la pudeur. Y a-t-il une seule de ces choses qui devienne belle parce qu’on la loue ? en est-ce fait d’elle[33] parce qu’on la blâme ? L’émeraude perd-elle de sa valeur si on ne la loue pas ? Et l’or, [l’ivoire,] la pourpre, une lyre, un poignard, une fleur, un arbuste ?

21

Si les âmes survivent[34], comment l’air les contient-il [depuis] toujours ? — Mais comment la terre suffit-elle à contenir tant de cadavres qui y sont ensevelis depuis si longtemps ? De même qu’après une certaine durée[35] dans la terre, le changement et la dissolution que subissent les corps font de la place à d’autres, de même les âmes, transportées dans les régions aériennes, après y avoir séjourné quelque temps, se transforment, se subtilisent[36], s’enflamment, pour retourner dans la raison séminale[37] de l’univers, et laissent ainsi de la place à celles qui viennent habiter dans les mêmes lieux. Voilà ce qu’on pourrait répondre dans l’hypothèse de la survivance des âmes[38].

Il faut d’ailleurs considérer non seulement la multitude des corps ensevelis, mais encore celle des êtres vivants que nous mangeons et que mangent chaque jour les autres animaux. Quelle quantité d’êtres vivants disparaît ainsi, comme ensevelie dans le corps de ceux qui s’en nourrissent ! Et cependant ils y trouvent assez de place[39], grâce à leur transformation en sang, à leur métamorphose en vapeur ou en matière ignée.

Qui nous donne la vérité dans l’hypothèse susdite[40] ? La division en matière et en principe efficient [et formel][41].

22

Ne te laisse pas étourdir ; mais que tout mouvement de ton âme se traduise par une action juste et que toutes tes représentations laissent intacte la raison qui voit clair en elles[42].

23

Tout ce qui est avec toi en harmonie, ô monde, est aussi en harmonie avec moi. Rien de ce qui est opportun pour toi n’est pour moi prématuré ni tardif. Tout ce qu’apportent tes saisons est pour moi un fruit, ô nature. Tout vient de toi, tout est en toi, tout rentre en toi[43]. Le poète dit : Ô cité chérie, cité de Cécrops ! Et toi, ne diras-tu pas : Ô cité chérie, cité de Zeus ?

24

Agis peu, dit le philosophe[44], si tu veux que ton âme soit contente. Ne vaut-il pas mieux dire : Fais[45] ce qui est nécessaire, fais ce que prescrit[46] la raison de l’être naturellement sociable, et comme elle le prescrit ? Ainsi l’on obtient à la fois le contentement de l’âme qui résulte des bonnes actions, et celui que l’on goûte à agir peu. Supprime, en effet, la plupart de tes paroles et de tes actes comme n’étant pas nécessaires, et tu auras moins d’affaires et plus de calme. Nous devons donc sans cesse nous répéter : « Peut-être ceci n’est-il pas nécessaire[47]. » Nous devons nous interdire non seulement les actions, mais encore les idées qui ne sont pas nécessaires : car nous supprimerons du même coup les actions superflues qui les suivent[48].

25

Essaie de voir comment te réussit[49] la vie d’un homme de bien, satisfait de la part que lui a attribuée l’univers et qui se contente d’agir pour son propre compte avec justice et d’être toujours dans des dispositions bienveillantes.

26

Tu as vu cela ? Vois maintenant ceci. Ne te trouble pas ; fais en sorte d’être simple. Un homme commet-il une faute ? C’est contre lui-même qu’il la commet. T’est-il arrivé quelque chose ? Ce quelque chose est bon[50], car dès l’origine cela avait été arrêté pour toi comme un effet des lois universelles qui déterminent chaque événement. En somme, la vie est courte : tire profit du moment présent par la réflexion et la justice. Sois sobre[51], mais sans exagération de rigueur.

27

Ou bien le monde est ordonné, ou bien c’est un chaos, confus[52] il est vrai, monde cependant. Quoi ? En toi-même pourrait se constituer un certain ordre et il n’y aurait que désordre dans le tout ? Et cela quand toutes les choses sont à la fois si distinctes et si confondues et solidaires !

28

Caractère sombre, caractère efféminé, caractère dur[53], sauvage, puéril, bestial, lâche, faux, caractère de bouffon, de [petit] marchand, de tyran.

29

Étranger au monde est celui qui ne cherche pas à comprendre ce qu’il renferme[54], non moins étranger celui qui ne cherche pas à comprendre ce qu’il devient[55]. C’est déserter que de vouloir échapper à la raison qui fonde la cité[56] ; c’est être aveugle que d’avoir les yeux de l’esprit fermés, mendiant que d’avoir besoin d’un autre et de ne pas trouver en soi-même tout ce qui est utile à sa vie. C’est un abcès du monde, celui qui [fait sécession et] se sépare de la raison universelle de la nature[57] en se plaignant des événements qui lui arrivent ; cette nature, en effet, qui t’a apporté dans le monde, est aussi celle qui t’apporte ces événements. C’est un lambeau [détaché][58] de la cité, celui qui détache son âme de l’âme des êtres raisonnables, qui est une.

30

Tel vit en philosophe qui n’a pourtant pas de tunique, tel qui n’a pourtant pas de livre. Cet autre, à moitié nu, dit : « Je n’ai pas de pain, et je reste fidèle à mes principes ; » moi, je n’ai pas la nourriture que l’on tire de la science et je reste aussi fidèle aux miens[59].

31

Cet art de vivre que tu as appris, aime-le ; et sur lui[60] repose-toi ; passe le reste de ta vie comme si tu avais fait aux Dieux un abandon absolu de toi-même, sans vouloir te faire ni le tyran ni l’esclave d’aucun homme.

32

Examine, par exemple, le temps de Vespasien ; tu verras partout ceci : des gens qui se marient, élèvent des enfants, sont malades, meurent, guerroient, festoient, se livrent au commerce, labourent, sont flatteurs, orgueilleux, soupçonneux, fourbes, désirent la mort de tels autres, se plaignent du présent[61], font l’amour, thésaurisent, briguent le consulat et la royauté. Tous ces hommes sont morts et disparus. Passe[62] au temps de Trajan ; tu verras encore les mêmes choses. Et ceux-là sont morts aussi. Considère également les autres époques, l’histoire de nations entières[63] ; vois combien d’hommes après tant d’efforts sont bientôt tombés et se sont dissous[64] dans les éléments des choses. Rappelle-toi surtout ceux que tu as connus toi-même, s’agitant vainement et négligeant de faire ce qui était conforme à leur propre constitution, de s’y tenir fortement et de s’en contenter. Il est nécessaire que ces exemples, à propos de chaque action, nous permettent de mesurer et nous rappellent ce que valent les soins que nous prenons d’elle[65]. Le moyen [en effet] de n’avoir pas de dégoûts, c’est de ne pas s’appliquer plus qu’il ne convient aux petites choses.

33

Tels mots usités autrefois ont fini dans les dictionnaires d’archaïsmes ; de même les noms des hommes les plus célébrés autrefois sont devenus aussi des sortes d’archaïsmes : Camille, Céson, Volésus, Léonnat, bientôt après Scipion et Caton, puis Auguste, puis Hadrien et Antonin. Tous ces noms s’effacent très vite et se perdent dans la légende ; très vite même s’amoncelle sur eux l’oubli définitif[66]. Et je parle ici des hommes qui ont jeté un éclat extraordinaire. Quant à tous les autres, à peine ont-ils exhalé leur dernier souffle, « qu’on ne les connaît plus, on n’en parle plus[67]. » Et qu’est-ce même enfin que l’immortalité du souvenir ? Rien que vanité. Quel est donc l’objet où nous devons porter nos soins ? Un seul : avoir les pensées d’un homme juste[68], agir pour le bien de tous et être incapables de mentir et disposés à accueillir tout ce qui nous arrive comme chose nécessaire, connue, découlant de la même origine[69] et de la même source que nous.

34

Abandonne-toi sans réserve à Clotho[70] ; laisse-la tresser le fil de ta vie avec les événements qu’elle voudra.

35

Tout est éphémère, ce qui perpétue le souvenir et ce dont le souvenir est perpétué.

36

Considère sans cesse que tout naît par suite d’un changement, et prends l’habitude de comprendre que la nature universelle n’aime rien tant que de changer ce qui est pour en faire des choses nouvelles [toutes] semblables. Tout ce qui existe est en quelque façon la semence de ce qui en doit sortir. Mais toi tu ne penses qu’aux semences qui tombent dans la terre ou dans la matrice : c’est par trop inintelligent.

37

Tu vas mourir, et tu n’es encore ni simple, ni calme, ni sûr que rien d’extérieur ne peut te nuire, ni bienveillant pour tout le monde, et tu ne fais pas encore consister la sagesse dans la pratique de la justice[71].

38

Examine leurs âmes et vois les sages, ce qu’ils évitent et ce qu’ils recherchent[72].

39

Ce n’est pas dans [le principe directeur de] l’âme d’autrui que réside ton mal ; ce n’est pas non plus dans une modification du corps qui t’enveloppe l’âme. Où donc est ce mal ? Là où réside la faculté que tu as de te faire une opinion sur les maux. Ne te fais pas cette opinion, et tout est bien. Quand même tout proche d’elle ton misérable corps serait coupé, brûlé, quand il tomberait en décomposition et en pourriture, que la partie de toi-même qui se forme une opinion là-dessus demeure tranquille, je veux dire qu’elle ne considère ni comme un mal ni comme un bien ce qui peut arriver également au bon et au méchant. Ce qui arrive également à l’homme qui vit contrairement à la nature[73], et à celui qui vit d’accord avec elle, n’est en effet ni conforme ni contraire à la nature.

40

Pense toujours à ceci : l’univers n’est qu’un seul être, n’ayant qu’une matière[74] et qu’une âme ; toute sensation se ramène à sa sensibilité, qui est une ; tout acte est accompli par son activité, qui est une ; tout est la cause de tout ; les choses sont étroitement unies et ne forment qu’une trame.

41

Tu n’es qu’une âme chétive portant un cadavre, comme dit Épictète.

42

Les changements que subissent les êtres ne leur causent aucun mal, et ils n’éprouvent aucun bien du changement par lequel ils existent.

43

Le temps est un fleuve rapide dont les événements sont les flots ; à peine chacun d’eux apparaît-il qu’il est déjà emporté, puis un autre est emporté à son tour et le premier va revenir[75].

44

Tout ce qui arrive est aussi ordinaire et aussi connu que la rose au printemps et les fruits en été : par exemple, la maladie, la mort, la calomnie, la fourbe, et tout ce qui réjouit ou attriste les esprits faibles.

45

Tous les faits qui se succèdent sont la conséquence naturelle de ceux qui les ont précédés ; ils ne forment pas seulement une addition d’unités séparées[76] les unes des autres et n’ayant pour raison d’être que leur nécessité ; ils sont reliés entre eux par une connexion logique. De même que ce qui existe a été disposé harmonieusement, de même, dans tout ce qui arrive, se manifeste non une simple succession, mais une admirable parenté.

46

Souviens-toi toujours de ce principe d’Héraclite : « La mort de la terre consiste à devenir de l’eau, celle de l’eau à devenir de l’air, celle de l’air à devenir du feu, et réciproquement. » Souviens-toi aussi de celui qui oublie où conduit la route. Rappelle-toi que les hommes sont en désaccord avec la raison qui gouverne l’univers, malgré les rapports constants qui les [y] unissent ; que les choses que nous rencontrons tous les jours nous paraissent étrangères. Nous ne devons ni agir ni parler comme en dormant, car dans le sommeil [aussi] il nous semble que nous agissons et que nous parlons ; ni comme les pédagogues qui se bornent à dire : bref, c’est la tradition[77].

47

Si un Dieu te disait que tu mourras demain, ou au plus tard dans deux[78] jours, tu n’attacherais pas beaucoup d’importance à mourir dans deux jours plutôt que demain, à moins que tu ne fusses au dernier degré de la lâcheté ; quelle différence y a-t-il, en effet, entre ces deux termes ? Pense de même que c’est peu de chose que de vivre pendant un grand nombre d’années plutôt que jusqu’à demain.

48

Considère sans cesse combien de médecins sont morts, qui avaient souvent froncé les sourcils à la vue des malades ; combien de savants qui croyaient avoir fait un bel exploit en prédisant la mort des autres ; combien de philosophes qui avaient indéfiniment discuté sur la mort ou l’immortalité ; combien de chefs qui avaient tué beaucoup de gens ; combien de tyrans qui, avec une singulière arrogance, et comme s’ils étaient immortels, avaient usé du droit qu’ils s’étaient arrogé sur la vie des autres ; combien de villes sont pour ainsi dire mortes tout entières : Héliké[79], Pompéi, Herculanum et d’autres en quantité. Rappelle-toi tous ceux que tu as vus mourir l’un après l’autre. Celui-ci après avoir rendu les derniers devoirs à celui-là, et celui-là à un troisième, ont été couchés par la mort, et tout cela en peu de temps. En résumé, ne cesse pas d’avoir devant les yeux combien les choses humaines sont éphémères et de peu de prix ; hier un peu de glaire[80], l’homme demain sera une momie ou de la cendre. Passons donc conformément à la nature ce temps imperceptible de notre vie, et détachons-nous d’elle avec sérénité, comme une olive mûre, qui tomberait en louant la terre qui l’a nourrie, et en remerciant l’arbre son père.

49

Il faut être semblable au promontoire contre lequel se brisent sans cesse les flots : il tient bon, et autour de lui s’apaise le gonflement de la mer[81].

Je suis malheureux parce que telle chose m’est arrivée. — Ne dis pas cela, dis : je suis heureux parce que, telle chose m’étant arrivée, je n’en ressens aucun chagrin[82] ; je ne suis ni blessé par le présent ni effrayé par l’avenir. Un accident semblable pouvait arriver à tout le monde, mais tout le monde n’était pas capable de le supporter sans chagrin. Pourquoi donc en cet accident voir un malheur plutôt qu’un bonheur dans la manière de le supporter[83] ? Appelles-tu un malheur pour l’homme ce qui n’est pas un échec de la nature humaine[84] ? Et peux-tu regarder comme un échec de la nature humaine ce qui ne se produit pas contre sa volonté[85] ? Eh quoi ! tu connais cette volonté. Est-ce que cet accident t’empêche d’être juste, magnanime, tempérant, sage, réfléchi, sincère, réservé, [libre de passions], et d’avoir les autres qualités dont la présence assure à la nature humaine ce qui lui est propre[86] ? Désormais, à propos de tout ce qui pourrait te chagriner, rappelle-toi le dogme[87] : cet accident n’est pas un malheur, mais c’est un bonheur que de le supporter avec courage.

50

C’est un secours peu digne d’un philosophe, mais utile cependant pour nous amener à mépriser la mort, que de nous rappeler ceux qui se sont attachés avec obstination à la vie. Qu’ont-ils eu de plus que ceux qui sont morts prématurément ? Ils gisent quelque part, disparus à jamais, Cédicianus, Fabius, Julianus, Lépide, et tous ceux qui, après avoir conduit beaucoup d’hommes au tombeau, y ont été conduits eux-mêmes. En somme, la différence est petite, et, cette vie, à travers combien de souffrances faut-il la supporter, et dans quelles compagnies, et avec quel corps misérable ! Ce n’est donc pas une affaire[88]. Regarde derrière toi l’abîme du temps et devant toi un autre infini. Quelle différence y a-t-il alors entre celui qui est âgé de trois jours et celui qui a trois fois l’âge de Nestor ?

51

Va toujours suivant le plus court chemin ; le plus court chemin est de suivre la nature. Agis et parle toujours de la manière la plus saine. Voilà le plan de conduite[89] qui t’affranchira des peines, des combats[90], de toute politique et de toute recherche.

  1. [Couat : « il se porte, mais sous réserve, vers les choses les meilleures, et il fait… ; » et, en note :

    « Les manuscrits donnent πρὸς τὰ ἡγούμενα, qui n’a pas de sens. Je crois qu’il faut lire προηγμένα, mot familier à la langue stoïcienne et qui signifie : « les choses placées le plus près du bien, » ou, avec moins de précision : « le bien. » Le sage a en vue le bien, mais il prévoit les obstacles qui l’en séparent, et de ces obstacles mêmes se fait une occasion d’exercer sa vertu. »

    Je n’ai pas cru pouvoir accepter la conjecture προηγμένα. D’abord, on n’en saurait donner ici, comme l’avoue M. Couat, qu’une traduction détournée ; et ce mot, à cause de l’usage qui en est fait, de la théorie capitale qui se résume en lui, tient une trop grande place dans la terminologie stoïcienne pour ne point avoir un sens très précis. Un texte de Zénon (cité par Stobée, Ecl., II, 156) définit cette expression qu’il inventa : ὃ ἀδιάφορον ὄν ἐκλεγόμεθα κατὰ προηγούμενον λόγον, et la distingue formellement d’ἀγαθόν (le bien) : οὺδὲν δὲ τῶν ἀγαθῶν εἶναι προηγμένον… οὺδὲ γὰρ ὲν αὐλῇ τὸν προηγούμενον εἶναι τὸν βασιλέα ἀλλὰ τὸν μετ′ αὐτὸν τεταγλένον, « car le premier des courtisans n’est pas le roi, mais le premier après le roi. » La santé, la vie, la fortune ne sont pas des biens pour les Stoïciens ; néanmoins Stobée, un peu plus haut (152, fin), les donnait comme exemples de προηγμένα. — En second lieu, la correction de ἡγούμενα en προηγμένα est bien hardie. — Les mots τὰ ἀγόμενα (« les choses qui attirent à elles ») que propose M. Stich se rapprochent sans doute beaucoup plus du texte des manuscrits ; mais s’ils sont synonymes de τὰ προηγμένα, on ne voit ni pourquoi Marc-Aurèle aurait renoncé ici à une locution consacrée dans l’école, ni l’avantage qu’il aurait eu à employer une périphrase aussi vague pour désigner le bien ; s’ils expriment une tout autre idée, c’est sans doute celle que traduit l’expression τὸ προηγούμενον, à la pensée V, 20, qui reprend, presque dans les mêmes termes, la théorie exposée ici. — Paléographiquement, τὰ προηγούμενα, conjecture de Gataker, que j’accepte, ne diffère pas plus que τὰ ἀγόμενα de τὰ ἡγούμενα. Marc-Aurèle donne en général à τὰ προηγούμενα le sens de prima ou priora (IV, 45 ; VII, 55 ; VIII, 49) ; ou parfois un sens dérivé : par exemple (V, 20), celui de proposita. C’est celui que j’ai adopté ici.

    La théorie de l’action sous réserve (ὑπεξαίρεσις, exceptio) est assez nettement exposée ici et plus bas (V, 20) pour qu’il soit inutile d’y rien ajouter. On verra plus loin (XI, 20, note finale) comment les Stoïciens s’en servent pour établir la liberté. Avant Marc-Aurèle, Sénèque (ad Lucilium, 85, 39) avait écrit : « Tu sapientem premi putas malis ? utitur. »]

  2. [Couat : « N’accomplis jamais aucun acte au hasard et sans avoir examiné de manière à n’en négliger aucune les règles pratiques qui le concernent. » — M. Couat donne ici, et de même plus loin (XI, 5), une traduction inadmissible de θεώρημα, après l’avoir entendu différemment au livre I (7 et 8). Ici et au livre XI, on dirait qu’il a lu θεώρησις. Le suffixe final de θεώρημα, l’emploi constant du mot en géométrie, le voisinage de τέχνη à la pensée XI, 5, comme ici, nous font d’abord rapprocher, pour la signification, θεώρημα de δὁγμα, — terme familier aux Stoïciens. Voici un texte de Sénèque, parmi vingt autres, sur ce qu’il nomme les arts contemplatifs, — entendez : les sciences théoriques de la classification d’Aristote (ad Lucilium, 95) : « Nulla ars contemplativa sine decretis suis est, quae Graeci vocant δὁγματα… ; quae in geometria et in astronomia invenies. Philosophia autem contemplativa est… » Est-il arbitraire d’en conclure que les dogmes sont les théorèmes de la philosophie, et les théorèmes les dogmes des mathématiques ? — Pour le mot τέχνη), il est bien évident qu’il désigne ici la philosophie, art (ou science) de la vie et de la vertu (cf. infra IV, 31 ; XI, 5, et les notes).

    Contrairement à l’usage de Sénèque, qui, dans la même lettre où il traduit δὁγματα par decreta (principes), distingue en philosophie les principes et les préceptes, Marc-Aurèle désigne les deux choses (cf. supra III, 13) du seul nom de dogmes. Et il a raison contre Sénèque et les autres que suit Sénèque, si les préceptes ne sont, en somme, que les corollaires des principes, ou les principes de la pratique. De même que le géomètre, de théorèmes en théorèmes, arrive aux applications, le philosophe, qui de la métaphysique aboutit à la morale, appellera encore δὁγματα — ou θεωρήματα — des règles de conduite. Il semble bien que ce soit le cas ici.

    Τὸ συμπληρωτικόν, en effet, c’est l’unité qui finit un nombre dans la série infinie des nombres ; c’est dans le compte des membres de la société humaine (XI, 8), ou des actes qui manifestent la vie de cette société (IX, 23), la dernière unité, qui, pour un moment, parfait le tout : dans l’ordre moral, c’est la perfection suprême, le bien (V, 15). Il est aisé de conserver ici ce sens à ce mot. Si toute philosophie tend à la pratique, et si tout acte du sage est raisonné, la raison de chacune de ses actions, au moment où il l’accomplit, est bien le dernier mot de sa doctrine. La doctrine stoïcienne est, sur ce point, celle de Kant : j’ai cru pouvoir accentuer ce rapport en faisant passer dans cette traduction les termes d’une formule célèbre de ce philosophe.

    J’ai donc traduit θεώρημα par « maxime » ; entendu θεώρημα συμπληρωτικόν, comme une « maxime rapportée »… à un corps de doctrine, qu’elle achève. Si j’ai beaucoup allongé le texte en rendant par « les principes de l’art de vivre » le seul mot grec τέχνης, c’est que ce terme est aussi intraduisible que le latin ars. Dans l’idée qu’expriment ars et τέχνη sont confondues les deux notions que distinguent en français les mots art et science.]

  3. [Var. : « qui a au dedans de lui-même des principes tels qu’en les considérant il retrouve… » — Pour justifier cette traduction, M. Couat invoque la pensée III, 13.]
  4. πᾶσαν αὺτὴν ἀποκλύσαι. — Cette proposition, comme l’a montré Gataker, n’a aucun sens : αὺτὴν ne peut pas se rapporter au mot ψυχὴν, qui n’est exprimé ni dans cette phrase ni dans la précédente ; d’ailleurs, ψυχὴν ἀποκλύσαι ne signifierait rien. La suite des idées appelle un mot tel que ἀνίαν, adopté par Gataker, λύπην conjecture de Reiske. La plupart des manuscrits donnent ἀποκλύσαι, qui, avec λύπην pour complément, peut à la rigueur s’expliquer. Les manuscrits A et D donnent ἀποκλεῖσαι, qui ne vaut guère mieux. Je propose ἀπολῦσαι.
  5. [Marc-Aurèle accepte donc, ainsi que la généralité des Stoïciens de l’époque impériale, la proposition socratique : « Nul n’est méchant volontairement. » Il revient même assez volontiers sur cette idée (cf. II, 1 ; VII, 63 ; VIII, 14 ; XI, 18, 3e ; XII, 12), et, en cela, s’écarte encore (cf. II, 10 ; IV, 21, et les notes) de la doctrine primitive du Portique : Stobée atteste, en effet (Ecl., II, 190), que les Stoïciens condamnaient l’indulgence qui suppose que la faute est involontaire, « πάντων άμαρτανόντων παρὰ τὴν ἰδίαν κακίαν. » En laissant l’homme responsable de fautes qu’ils imputaient à sa méchanceté, Zénon et ses disciples pensaient empêcher que la passion fût une excuse ; en revenant à la tradition socratique, Épictète et Marc-Aurèle restent d’accord avec leurs théories déterministes.]
  6. [Cf. la pensée suivante.]
  7. [Couat : « Aux mouvements légers ou violents du souffle vital. » — Ces « mouvements », que d’autres passages, que la phrase même qui précède celle-ci (τὰ σωματικὰ) attribuent au corps, sont les plaisirs et les douleurs. Il n’y a aucune pensée où Marc-Aurèle ait plus nettement confondu le « souffle » et la « chair ». Cf. infra V, 26, l’avant-dernière note, où sont rassemblés les textes qui définissent la sensation.]
  8. τὥν ἑφ′ ἡμῖν δοκούντων. — Ces mots n’ont pas de sens. Gataker lisait : τὥν εὐφημεὶν δοκούντων, qui est acceptable. Mais δοκούντων affaiblit l’idée. J’aimerais mieux ἐπευφημούντων (cf. X, 34). D’autre part, le futur ἐπαινεσόμενοι, qui se rencontre plus loin, semble indiquer qu’il s’agit de la renommée qui suit un homme après sa mort, de ce que Marc-Aurèle nomme ύστεροφηνία. Je ne serais donc pas éloigné de lire ύστεροφημούτων. Rapprochez les expressions employées dans une pensée précédente : ἡ δὲ φήμη ἄκριτον (II, 17).
  9. [Nous retrouverons plus loin cette maxime (V, 19 ; cf. une variante, VII, 2, 4e note). On verra (VI, 11) que Marc-Aurèle a parfois jugé bon de l’atténuer. Ici, nous devons entendre par « âme » la raison ou la « pensée », que tout à l’heure (cf. deux notes plus haut) il distinguait si nettement du souffle vital. (Sur la valeur de ψυκὴ dans cette opposition, cf. infra V, 33, note finale.)]
  10. [Posidonius (dans Stobée, Ecl., I, 432—436) distinguait quatre types de changements (μεταϐολαί), ou, comme il disait encore, de morts et de naissances : trois sont quantitatifs, et n’affectent pas la matière elle-même, qui ne saurait, en effet, ni croître ni diminuer, mais les déterminations (ποιοὶ ou ποιὰ) de la matière, c’est-à-dire êtres et choses. Ce sont : la combinaison (σύγχυσις), la division (διαίρεσις) et la dissolution (ἀναλυσις). Un seul changement peut atteindre la matière même, c’est le changement d’état, ou d’éléments (le passage de l’eau à l’air, de l’air au feu, etc.). Les Stoïciens l’appellent ἀλλοίωσις : c’est ce mot que M. Couat traduit approximativement par « métamorphose ». On peut, d’ailleurs, s’en tenir à cette approximation, si ἀλλοίωσις ne garde pas dans ce passage son sens précis, mais n’est pris par l’auteur que comme synonyme de μεταϐολή, déjà employé à la phrase précédente.]
  11. [Var. : « par laquelle nous sommes capables de raisonner. » — Ici, Marc-Aurèle distingue la raison en tant qu’elle nous définit, et la raison en tant qu’elle nous gouverne. — Ce procédé de raisonnement était familier aux Stoïciens. Cf. Cicéron, de Legibus, I, 12, 33 : quibus ratio a natura data est, iisdem etiam recta ratio data est : ergo et lex, quae est recta ratio in jubendo et vetando. Marc-Aurèle, on le voit, a supprimé ici l’un des membres du sorite : il ne nomme pas la raison droite.]
  12. [Marc-Aurèle semble négliger ici les ἀλλοιώσεις qui transforment les corps des animaux morts en sang vivant et même (infra IV, 21) en air et en feu. Il fait de même lorsqu’il s’approprie (infra VII, 50) les vers du Chrysippe d’Euripide : on dirait qu’entre la naissance et la mort il a oublié la vie.

    En réalité, cette objection ne porterait guère que sur les expressions employées : encore Marc-Aurèle a-t-il indiqué à l’avance dans quel sens il les prenait. Les mots « vient » et « source » — qui traduisent d’ailleurs exactement le grec ἥκει et πηγῆς — marquent ici moins la filiation que l’appartenance. Notre âme dérive de l’âme du monde en ce sens surtout qu’elle en fait partie. C’est une façon de parler panthéiste. Au milieu de la pensée, le rapprochement des mots μετέχειν et ἐκεῖθεν qui en éclaire toute la fin ; dans la dernière phrase, l’équivalence non moins significative d’ἀπομεμέρισται et d’ἤκει ποθὲν ne sauraient nous étonner davantage que le début d’une des pensées suivantes (IV, 14) : « Tu es né partie du tout : tu disparaîtras dans l’être qui t’a engendré. »

    Au reste, cette dernière expression et ici même les mots ἤκει et πηγῆς sont vrais à la lettre, si je me considère non dans mon état présent, mais dans mes origines les plus lointaines. En remontant, suivant le conseil d’Épictète (Diss. I, 9, 4), du père à l’aïeul, de l’aïeul au bisaïeul, et ainsi jusqu’au premier ancêtre et jusqu’à la raison séminale d’où il est issu, j’atteins la raison universelle et la première terre et le premier souffle de feu. De chacun de ces éléments primordiaux quelque chose a passé en moi sans changer, si l’hérédité des traits, du geste, de la santé, de l’intelligence n’est point un mythe ; et de ce que j’ai reçu à ma naissance quelque chose aussi dure en moi jusqu’à ma mort, qui me permet de me définir : c’est ma ποιότης (IV, 14, en note). Si peu que soit cette ποιότης, au milieu de toute ma matière qui s’écoule, même la matière de mon âme, c’est elle seule en moi qui est moi… Marc-Aurèle a cru pouvoir ici négliger le reste.]

  13. [Conjecture de Nauck.]
  14. [Terre, eau, air, feu, voilà, pour la physique antique, les quatre éléments. Ici, Marc-Aurèle les retrouve en nous, tous les quatre, à côté de l’intelligence, qu’il met à part : il semble que celle-ci soit constituée d’un cinquième élément, plus subtil encore et plus pur que le feu lui-même. Lorsqu’il adapte ainsi à son Stoïcisme la doctrine péripatéticienne de la quinta natura (cf. encore XI, 20, et la note finale), Marc-Aurèle paraît s’écarter de la tradition de Zénon, qui, au rapport de Cicéron (Acad. I, 11, 39), déclarait cette notion superflue : statuebat enim ignem esse ipsam naturam, quae quidque gigneret, et mentem alque sensus. En marquant entre le feu et le « feu artiste » une différence que peut-être personne avant lui dans l’école n’avait jugée aussi profonde, l’auteur des Pensées voulait, sans doute, épurer le concept du « dieu intérieur ». Il ne l’a, d’ailleurs, jamais conçu comme absolument immatériel ; il n’a non plus jamais prétendu, comme Aristote, que la raison nous vînt du dehors (θύραθεν), si ce n’est lorsqu’il disait, comme ici, en langue de panthéiste, que tout en nous vient du dehors. Au contraire, il s’est représenté la raison (V, 33) comme alimentée par les exhalaisons du sang, de même que les astres par les émanations de la mer. Et cela est la pure doctrine du Portique. — Il n’en est pas moins vrai qu’en dédoublant l’âme, il a été insensiblement conduit à la mutiler. C’est ainsi qu’assez souvent (V, 33, note finale ; XI, 20 ; 14, etc.) l’opposition que sa piété s’est complu à chercher entre le « souffle ou la flamme », c’est-à-dire vraisemblablement l’âme animale, et le principe directeur semble rapprocher celle-là du corps lui-même ; et qu’une fois il les a véritablement confondus (IV, 3, 5e note). De là, certaines incertitudes, sinon certaines contradictions de sa doctrine.]
  15. ἐκ τῶν αὐτῶν στοιχείων εἰς ταὐτά. — Gataker a remarqué qu’il y avait une lacune entre στοιχείων et εἰς. Il propose d’ajouter les mots καὶ διάκρισις (ou mieux διάλυσις) εἰς ταὐτά. Le sens de la phrase est, d’ailleurs, très clair. La même idée se rencontre plusieurs fois dans Marc-Aurèle, notamment VIII, 18, et X, 1, avec le mot διαλύεσθαι.

    [La pensée 14 de ce même livre confine également à celle-ci. La « raison séminale », λόγος σπερματικός, dont il y est question (voir la note), doit être pourtant distinguée du λόγος τῆς παρασκευῆς que M. Couat traduit ici par « le plan de sa constitution ». Le même mot dans ces deux expressions me paraît avoir deux acceptions différentes. Dans la première, λόγος a gardé le sens de « raison » ; dans la seconde, il a pris un sens dérivé (cf. IV, 12, en note), que ne lui donnent pas les dictionnaires du grec classique, mais qu’on trouvera dans les dictionnaires latins au mot ratio. Le λόγος σπερματικὸς est une réalité matérielle, une force agissante ; — au moins pour Marc-Aurèle, que rebutaient les subtilités de la physique, et qui devait, comme Sénèque (ad Lucilium, CXIII), trouver fastidieuse et absurde la question de savoir si le bien est corps, ou si les vertus sont des animaux, le λόγος τῆς παρασκευῆς n’est guère qu’une notion ou un concept.

    Le contexte, les mots τὸ ὲξἤς τῷ νοερῷ ζῳῳ m’ont paru imposer cette interprétation du λόγος τῆς παρασκευῆς, bien que la ressemblance des noms lui prêtât une parenté soit avec le λόγος σπερματικός, qui est à l’origine de l’être créé et appartient encore à son auteur, soit plutôt avec la κατασκευάσασα δύναμις (VI, 40), qui persiste — comme la ποιότης (cf. IV, 14, note 2) — dans les œuvres de la nature. Le contexte aurait pu sans doute aussi m’aider à modifier dans la traduction le mot « plan », qui semble un pléonasme à côté de « constitution ». La constitution, en effet, telle qu’on nous la définit (infra V, 16, 3e note), est elle-même un plan. Il est vrai qu’à l’usage le sens du mot s’est animé, et que ce plan (infra VI, 44, note finale) est devenu la nature, et la nature à l’œuvre. Mais même si l’on veut laisser ici à la « constitution » son sens primitif et tout abstrait, il serait facile, en se laissant guider par τὸ ὲξἤς, d’entendre par λόγος « les conséquences logiques » ou simplement « la logique » de celle-ci.

    Avec M. Couat, on le voit, j’interprète le mot παρασκευή), qui, dans les Pensées, est un ἄπαξ, comme l’équivalent de παρασκευή) ; ou plutôt, comme le mot παρὰ a été exprimé deux fois dans la ligne précédente, je suppose une erreur du scribe et je corrige le texte. D’après Stobée (II, 164), la παρασκευὴ a chez les Stoïciens un tout autre sens : c’est une des formes de l’ὁρμὴ raisonnable (supra III, 16, 3e note) ; on la définit « action préliminaire », πρἂξις πρὸ πράξεως.]

  16. [Couat : « La nature de l’utile est obligée de faire cela (?). » — C’est la même idée qui est exprimée, avec les mêmes mots essentiels : ἀναγκαῖον et συμφέρον, à la 3e pensée du livre II (3e phrase). Ici, le texte doit être altéré. Il est difficile d’admettre ἡ τοὔ συμφέροντος φύσις, « la nature de l’utile, » au moins dans une phrase où Nature serait représentée agissant (φύσις… ποιεῖν) : dans un pareil assemblage de mots, on peut dire que φύσις ne compte plus (cf. II, 1 : τεθεωρηκὼς τὴν φύσις τοὔ ὰγαθοῦ, ὄτι καλόν, c’est-à-dire τὸ ὰγαθὸν ὄτι φύσει καλόν) ; il est plus difficile encore de supprimer τοὔ συμφέροντος (ce qui ferait de ce passage comme une glose de la pensée 6). Le respect du texte nous interdit également de déplacer ces mots pour y joindre χάριν ou ἔνεκα. Bref, on ne peut guère, à mon sens, tenter ici qu’une conjecture, — supposer un participe disparu entre συμφέροντος et φύσις. J’ai lu : ἡ τοὔ συμφέροντος φροντίζουσα φύσις. La ressemblance des mots συμφέροντος et φροντίζουσα a pu faciliter la chute de celui-ci.]
  17. [Var. : « mets toute ton énergie à observer cette règle. » — Cette traduction donne à la préposition ὲπὶ une acception insolite. Le mot ὲνέργεια, 18 fois employé dans les Pensées (d’après l’Index de Stich), n’y a que trois fois (V, 35 ; VI, 59 ; IX, 3) — quatre, si l’on compte ce passage — le sens d’« action ».]
  18. [Var. : « qui règne sur nous et nous impose sa loi. » — De quelque façon qu’on la traduise, cette périphrase est évidemment synonyme du mot ήγεμονικὸν (principe directeur), si familier aux Stoïciens. Bien d’autres textes des Pensées attestent l’équivalence des termes ήγεμονικὸν et λόγος (cf. infra IX, 22, et la seconde note) : il convient d’observer, cependant, que la raison qui nous dirige ne se distingue pas de notre liberté (VI, 8 ; XI, 20, etc.), — en d’autres termes, qu’elle est autonome.

    Je rejette comme trop subtile et équivoque une interprétation de ce passage indiquée par M. Stich dans l’Index qui termine son édition des Pensées : βασιλικὴ nous y est présenté comme un ἄπαξ εὶρημένον, comme le nom d’un art ou d’une science pratique, apparentée, je suppose, à la logique et à l’éthique. Je sais bien que le mot τέχνη est généralement omis à côté des adjectifs en –ικός ; je sais aussi qu’on rencontre dans Marc-Aurèle (VI, 35) l’expression λόγος τῆς τέχνης. Mais quel serait cet art dont Marc-Aurèle ne veut pas oublier les règles fondamentales ? L’art de se gouverner et de se donner des lois, ou l’art de gouverner et de donner des lois ? La philosophie ou la politique, une certaine politique à l’usage des empereurs ? De ces deux interprétations, la seconde est la seule qui laisse aux mots leur sens propre ; mais de ces deux arts le premier renferme l’autre et c’est, à vrai dire, le seul qui compte pour Marc-Aurèle (cf. infra IV, 31, la note au mot τεχνίον).

    C’est δύναμις que je n’hésite pas à sous-entendre ici, bien que Marc-Aurèle, pour désigner une fonction de l’âme vivante (VI, 15 : ἀναπνευστικὴ δύναμις, la respiration) ou une faculté de l’âme raisonnable (III, 9 : ύποληπτικὴ δύναμις, le jugement), exprime à l’ordinaire ce mot, et, lorsqu’il ne l’exprime pas, n’emploie jamais qu’au neutre (IV, 22 : τὸ καταληπτικόν, — VIII, 56 : τὸ προαιρετικόν, — et partout τὸ ἡγεμονικόν) l’adjectif qui l’eût accompagné. Ceci admis, on peut proposer l’expression ό τῆς βασιλικῆς καὶ νομοθετικῆς λόγος comme un exemple de syntaxe curieuse et rare. Le rapport que marque le génitif entre νομοθετικῆς et λόγος est un rapport d’identité. Nous avons vu plus haut (IV, 4, note 2) Marc-Aurèle, dans la même pensée où il proclame l’unité de la raison, de la loi et de la cité, distinguer la raison en tant qu’elle définit l’homme, et la raison en tant qu’elle le gouverne : dans la première acception, elle n’est encore que la raison et ne s’appelle que raison ; dans la seconde, elle est déjà notre raison et se nomme aussi le principe directeur (νοῦς ἠγεμών, III, 16 ; ἡγεμονικόν, partout), ou législateur et souverain de chacun de nous. Ici, sans doute, les mots βασιλικῆς καὶ νομοθετικῆς définissent le rôle du λόγος, et nous entendons bien, grâce à eux, qu’il s’agit de notre raison : mais pourquoi ces génitifs ? Les mots ό τῆς βασιλεύων καὶ νομοθετῶν λόγος eussent, à ce qu’il semble, exprimé beaucoup plus simplement la même idée.

    Les grammairiens appellent appositif ou explicatif le génitif de cette espèce, qui se rencontre — rarement, il est vrai — chez les meilleurs auteurs grecs ou latins. En grec, il semble réservé aux infinitifs pris substantivement (ἡ ξύνοδος τοῦ πλησίον ἀλλήλων τεθῆναι, dit Platon dans le Phédon : 97, A ; autres exemples dans la Syntaxe de Kühner et Gerth, t. I, p. 264, 265). En latin, l’usage en est plus général (pro Murena, 10 : aliis virtutibus continentiae, gravitatis, justitiae, fidei, te consulatu dignum putavi ; — autres exemples dans la Syntaxe de Draeger, I2, p. 466–467), — et ce peut être ici un tour de sa langue maternelle que Marc-Aurèle a fait passer dans sa langue d’adoption. Le mot λόγος se prêtait sans doute mieux qu’un autre à une construction de cette nature.

    Il faut considérer, en effet, que la philosophie (et surtout le Stoïcisme) en a multiplié les emplois ; que, des deux sens fondamentaux de ce mot (discours, raison), elle a dû singulièrement développer et modifier le second. Λόγος sert à former deux séries d’expressions stoïciennes. Dans les unes, il garde rigoureusement le sens de raison, et il est qualifié dans cette acception par des épithètes parfois fort imprévues. Ce qui est plus remarquable dans toutes les expressions de cette série, c’est le rapport de l’adjectif au substantif : les divers aspects, les déterminations de plus en plus précises (cf. IV, 4) de la raison universelle nous sont présentés comme autant de raisons spéciales et différentes. Dans les Pensées, outre λόγος ὀρθός (III, 6, 12, etc.), la « raison droite », et aussi la raison nue, qui est une expression classique, ὁ προστακτικὸς… λόγος (IV, 4), « la raison qui nous commande, » c’est-à-dire la raison en tant qu’elle nous commande ; ὁ πολιτικὸς λόγος (IV, 29), « la raison qui fonde la cité, » c’est-à-dire la raison en tant qu’elle fonde la cité ; ὁ σπερματικὸς λόγος (IV, 14), « la raison séminale, » c’est-à-dire la raison en tant qu’elle organise le germe vivant et en détermine l’évolution, appartiennent à cette série. — Dans un autre groupe d’expressions, où le déterminant est un génitif, comme ὁ λόγος τῆς παρασκευῆς (IV, 5), « le plan, » ou la loi, ou la logique, bref le développement rationnel « de notre constitution » ; ὁ λόγος τῆς τέκνης (VI, 35), « les règles fondamentales, » c’est-à-dire le fond rationnel « d’un art » ; ὁ λόγος τῆς φύσεως (VI, 58), « les lois de notre nature » ou « de la nature universelle », c’est-à-dire la raison qu’elles manifestent ; ὁ λόγος τῆς πόλεως (II, 16), « la loi, » c’est-à-dire la raison « établie dans la cité » sous le nom de loi (texte qui réunit les deux mots λόγῳ καὶ θεσμῷ), — il semble naturel de donner au mot λόγος un sens dérivé (plan, règles, loi). À ce compte, ce n’est pas dans un dictionnaire grec qu’on trouverait le plus sûrement les acceptions dernières de λόγος, mais dans un dictionnaire latin, à l’article ratio. J’ai, d’ailleurs, essayé pour les exemples qui précèdent de rattacher le sens dérivé au sens primitif. On pourrait dire en général, pour justifier la traduction de λόγος par « loi », que la raison est impérative et active (supra IV, 4), et rappeler la définition que Marc-Aurèle lui-même (infra VII, 9) donne de la loi : λόγος κοινὸς πάντων τῶν νοερῶν ζῴων.

    En somme, qu’on parle de telle « raison séminale » ou des « lois de notre nature », c’est toujours un aspect de la raison universelle qu’on envisage. Il arrive que la même idée puisse s’exprimer à la fois dans les deux séries. Il est évident qu’en fin de compte il n’y a nulle différence de sens entre ὁ πολιτικὸς λόγος et ὁ λόγος τῆς πόλεως, qui pourtant ne s’expliquent pas de même. De tels exemples ont dû aider à la confusion des deux tours, en des cas où elle était moins aisée à justifier. Ainsi, lorsque Marc-Aurèle assimile (XI, 1) à la raison droite (λόγος ὀρθός) la raison qui commande sous le nom de justice (λόγος τῆς δικαιοσύνης), on ne peut supposer, sans mettre un jeu de mots assez vain en cette pensée profonde, que l’auteur ait fait varier, à une ligne d’intervalle, le sens de λόγος : on peut soutenir, au contraire, que le génitif τῆς δικαιοσύνης représente ici l’adjectif qui devait répondre à ὀρθός et qui a fait défaut à Marc-Aurèle ; en d’autres termes, que ce génitif est explicatif ou appositif. Virtus continentiae, avait dit Cicéron, exactement de même. Pour Marc-Aurèle, les mots étaient ici groupés d’avance. L’expression λόγος τῆς δικαιοσύνης est normale, en effet, dans une phrase où, ne s’opposant point à λόγος ὀρθός, elle peut se traduire par « les règles de la justice » (VI, 50).

    Ainsi expliquée dans ses divers emplois, peut-être à son tour fera-t-elle paraître un peu moins étrange celle qui a provoqué cette longue note.]

  19. Le sens général de cette phrase n’est pas douteux, mais le texte en a été altéré. J’ai supprimé dans ma traduction les mots : « καὶ τὰ παραπλήσια τοιαῦτα μόνον εἶναι δεῖ, » qui ont tout l’air d’une glose.
  20. [Couat : « Tu as été introduit dans le monde comme une de ses parties. » — Cette traduction laisserait croire que nous venons d’ailleurs ; elle est en contradiction avec les mots : « tu rentreras. » — Pierron, Barthélemy-Saint-Hilaire et M. Michaut écrivent ici : « Tu as subsisté. » — Subsister est la transcription en français plutôt que la traduction de ὑπέστης. Exister, que préfèrent plus loin les mêmes traducteurs (V, 13), est, en effet, plus exact, à condition toutefois qu’on fasse équivaloir le présent du verbe français au passé du verbe grec (ἐνυπέστην, j’existe). Mais, ce mot ne pouvant plus convenir aux morts, Pierron et ceux qui l’ont suivi sont obligés, dans la même phrase où ἐνυπέστην signifie : j’existe, de traduire ένυπέστησαν par : ils ont existé.]
  21. Var. : « Le système de sa création. » Autre var. : « son principe générateur. » — Des trois variantes, j’ai préféré l’expression la plus barbare, qui semble être chez les philosophes la traduction consacrée de σπερματικὸς λόγος. Du moins n’est-elle pas inexacte. Elle demande à être définie. Selon Zeller (III3, p. 159), il faut entendre par là la raison universelle, en tant que force de la nature qui agit et crée, que l’on considère le monde dans son ensemble ou les individus et les choses qui le constituent. Dans le feu primitif, il y avait le germe (σπέρμα) de toutes choses et la raison (λόγος) qui les en a tirées ; comme le monde ne cesse de se transformer, que son histoire continue, il porte toujours en lui, à quelque moment et en quelque état qu’on le considère, sa « raison séminale », autrement dit la loi de son évolution dans le germe du monde à venir.

    La raison séminale est, d’ailleurs, un principe irréductible, où la raison et la semence ne se séparent pas. Elle est dans tout germe, dans la semence de feu d’où est sorti ce vivant, le monde, dans un sperme animal, dans un grain de blé, comme une partie plus subtile, — πνεῦμα κατ′ οὐσἰαν, disait Chrysippe (dans Diogène Laerce, VII, 159), — mais c’est encore de la matière. Et l’on peut, dans tous les cas, dire d’elle et du germe ce que Posidonius (cité par Stobée, Ecl., I, 436) disait de la matière et de sa première détermination, l’individu (τό τε ποιὸν ἰδίως καὶ τὴν οὐσίαν) : « Ce n’est pas la même chose, et ce ne sont pas pourtant deux choses différentes ; ce n’est pas la même chose, voilà tout. En effet, l’une fait partie de l’autre et occupe le même lieu : deux relations qu’on ne trouve pas entre choses différentes. »

    De fait, c’est, avant tout, la raison séminale qui détermine la matière : il faut que celle-là se retrouve toujours sous celle-ci, puisque la matière ne cesse de se transformer ; et il faut qu’il n’y ait qu’une raison séminale au monde, puisque (infra IV, 40) « l’univers n’est qu’un seul être, n’ayant qu’une matière et qu’une âme ». On rencontrera, cependant, en d’autres parties des Pensées, soit le pluriel de cette expression (VI, 24 : σπερματικοὺς λόγους ;), soit le pluriel d’une périphrase équivalente (IX, 1, in fine : λόγους… καὶ δυνάμεις γονίμους). C’est que, tout étant matériel, même ce qu’on distingue de la matière, tout est quantité, et quantité finie ; donc tout se partage, la raison séminale comme la matière brute (cf. infra XII, 30). Si l’on peut distinguer, bien que le monde soit un tout et la matière instable, les déterminations de la matière du monde, on peut attribuer à chacune comme principe antérieur à elle une raison séminale, qui n’est qu’une partie de la raison universelle : si ce qu’on appelle notre vie est la durée d’une de ces déterminations, pendant toute notre vie persiste en nous la raison séminale qui nous a fait naître et qui est devenue une partie de notre identité. Car, pour la matière, elle ne cesse de circuler entre les mille et mille déterminations dont l’ensemble est la forme du monde, sans se fixer jamais, ne fût-ce que ce temps si court qui est une vie.

    Nous verrons plus bas (IV, 21, 1re note ; V, 33, note finale ; V, 23, 2e et 3e notes) que certaines parties de l’âme elle-même sont instables : celle-ci, qu’on peut définir (infra IV, 21, dernière note ; IV, 40, 1re note) le « principe efficient et formel », ou plus simplement la « cause » (αἰτία) du corps a un moment donné, — j’ajoute ces quatre mots à cause des renouvellements incessants qui se font en elle, — est en réalité une somme (X, 26), celle des « causes » (αἰτίαι) particulières qui ont fait l’homme tel qu’il est en ce moment. Certaines de ces causes seulement demeurent en nous (Posidonius, dans Stobée, l. l.) de la naissance jusqu’à la mort (ἀπὸ τῆς γενέσεως μέχρι τῆς ἀναιρέσεως) : ce sont elles vraiment qui nous définissent ; c’est en elles que réside notre identité (τοὺς aὺτοὺς ἡμᾶς εἷναι, ibid.), non dans l’âme (ou « principe efficient ») tout entière, et encore moins dans le corps (ou « matière » inerte). On les appelle la « qualité », si ce mot peut traduire le grec ποιότης), et s’il peut être de mise dans un système matérialiste.

    On me pardonnera ce développement accessoire, s’il peut permettre de préciser la différence de sens qui sépare trois expressions souvent considérées comme synonymes : λόγος σπερματικός, ποιότης, αἰτία. La « raison séminale » est la première des « causes » stables qui feront l’âme et l’identité (ou la « qualité ») d’un être futur : c’est un λόγος ἐνδέης γενέσεως, dit Plutarque (Quaest. conviv. II, 3, 3, 4). Elle appartient encore à l’être créateur ; c’est son pouvoir, et c’est l’être à créer tant qu’il le garde en lui. C’est (et dans ce sens l’expression est ordinairement au pluriel parce que l’homme peut avoir plusieurs enfants) une des puissances (δυνάμεις) ou facultés que les Stoïciens distinguaient dans notre âme (Zeller, III3, p. 160 et 198), conçue comme une réduction de l’âme du monde : ils disaient que les « raisons séminales » sont détachées de toutes les parties de l’âme et recueillies dans le corps tout entier (Zeller, III3, p. 150, note 1 ; 152, note 2), qu’il s’agît d’un homme ou de l’être unique. — Par opposition à celles-ci, la ποιότης (ou « qualité ») détermine l’être créé, le distingue de tout autre, le distingue et l’affranchit même de son père, le distingue mais ne l’affranchit pas de l’être universel, dont toute créature n’est qu’une partie.

    C’est lui, on l’a compris, que, dans le passage qui nous occupe, désignent les mots τῷ γεννήσαντι (« l’être qui t’a engendré »). À la fin de la pensée, le mot μεταϐολὴ est un terme générique. Le changement qu’il désigne ici — qu’il se fasse d’un seul coup ou par degrés (cf. infra IV, 21) — est l’inverse de celui qui nous a donné l’être et qui avait consisté dans un passage de la « raison séminale » à la « qualité ». Bien que distinct des changements incessants qui font le cours de la vie, et qui n’affectent en nous que la matière, mais nous laissent notre identité, ce changement total — la mort — ne doit pas nous effrayer plus que les autres, si, comprenant que l’identité n’implique pas l’indépendance (ἐνυπέστης ὡς μέρος), nous nous sentons solidaires du monde et mettons toute vie en lui. Ainsi comprise, la mort n’est pas une disparition (ἐναφανισθήση) absolue, puisque la raison séminale qui nous reprend est éternelle ; puisque le feu divin où toute âme retourne est la source unique des êtres : οί Στωῖκοὶ νοερὸν θεὸν ἀποφαίνονται πὔρ τεχνικὸν… ἐμπεριειληφὸς πάντας τοὺς σπερματικους λόγους καθ′ οὔς ἔκαστα γίνεται (Plutarque, Plac. phil., I, 7).

    On trouvera plusieurs fois dans Marc-Aurèle (et notamment X, 7 ; voir aussi les notes) le développement de cette pensée.]

  22. [Var. : « Cela revient au même. »]
  23. [Couat : « En dix jours tu sembleras un dieu à celui qui… » — Dans le texte grec de cette pensée, on lit non : τούτοις… οἶς…, mais αὐτοῖς… οἶς…. Or αὐτοῖς n’est pas l’antécédent naturel de οἶς. C’est encore à lui-même que l’empereur s’adresse ; il ne peut s’agir ici de tous ceux qui le jugent durement (comment pourrait-il espérer conquérir la foule en dix jours par sa seule sagesse ?) ; il ne s’agit même pas vraisemblablement de la cour, bien qu’on lise (à la fin de l’article VI, 12) que grâce à la philosophie l’empereur pouvait se faire supporter de la cour ; mais seulement d’une certaine catégorie de censeurs, à laquelle pense Marc-Aurèle en écrivant ces lignes, et qu’il lui suffit — se parlant à lui-même — de désigner par un vague pronom : « ils…, eux…, αὐτοῖς… » C’est au lecteur à préciser le sens de ces αὐτοῖς, αὐτῶν, αὐτούς, assez fréquents dans les Pensées, où ils ne désignent pas toujours les mêmes gens (infra IV, 38, et la note ; VI, 50 ; VII, 34) : parfois même (VI, 6, et la note), il faut suppléer le pronom pour entendre le passage. — Ici, la fin de la phrase nous induit à penser qu’il s’agit de certains Stoïciens ; il est vrai que leurs éloges, outrés comme leurs reproches, rappellent les exagérations de la foule. La foule dit déjà dans Aristote : ἢ θεός, ἢ θηρίον ; et ces Stoïciens, dit Plutarque comme Marc-Aurèle, vous font soudain de la pire des bêtes un héros, un génie, un dieu : ἐξαιφνης ἤρως τις ἢ δαιμον, ἢ θεὸς ἐκ θηρίου τοῦ κακίστου γενόμενος (textes cités par Pierron, p. 331). Mare-Aurèle n’a guère de ces engouements et de ces colères. En gardant sur certains points de doctrine son indépendance de pensée (cf. supra II, 10, et la note ; infra V. 13, en note ; V, 26, avant-dernière note ; IV, 21, dernières lignes de la dernière note), il peut donc railler les Stoïciens de ce genre, et pourtant tenir à leur approbation… Est-il même sûr qu’il les raille ? Avant de le supposer, il faut considérer que le mot ἀνακάμψῃς (reviens) est, en somme, une confession, et se rappeler qu’à la dernière pensée du livre III, Marc-Aurèle aussi compare aux bêtes les hommes qui « souillent le dieu qu’ils portent en eux ».]
  24. [Couat : « si tu reviens à ta doctrine. » — Cf. III, 16, fin de la dernière note.]
  25. [Var. : « si tu te plies à leurs opinions et t’inclines devant leurs raisonnements. »]
  26. Au lieu d’ἀσχολίαν, Gataker propose εὐσχολίαν, qui est, en effet, bien plus conforme au sens du passage.
  27. [Couat : « … si ce qu’il fait lui-même est juste et pur ! Il ne faut pas se plaire à considérer autour de soi les caractères bons ou méchants, mais courir… » Var. : « … L’honnête homme ne doit pas considérer autour de lui les mœurs des autres, mais courir… » Autre var. : « … Il n’est pas conforme au bien de regarder autour de soi les mœurs des autres ; il faut courir… » — Ces trois traductions, dont aucune ne semble avoir satisfait son auteur, correspondent à trois lectures différentes — et presque également douteuses — d’un texte à peu près désespéré : 1o μὴ γὰρ τὸ ἀγαθὸν ἢ μέλαν ἦθος περιϐλέπεσθαι, — 2o δεῖ γὰρ τὸν ἀγαθὸν μὴ ἅλλων ἦθος περιϐλέπεσθαι, — 3o οὐ κατὰ τὸ ἀγαθὸν ἅλλων ἦθος περιϐλέπεσθαι. Les manuscrits autres que A, où manque une ligne, donnaient ces mots incohérents : ἢ κατὰ τὸν ἀγαθὸν μὴ μέλαν ἦθος περιϐλέπεσθαι. On voit combien s’en écartent les conjectures de M. Couat : la seconde, d’ailleurs, n’est pas de lui : elle en réunit deux plus anciennes. Δεῖ γὰρ τὸν ἀγαθὸν est proposé dans l’édition de 1775 (Lipsiae, adnotavit Morus) ; c’est M. Stich qui a le premier voulu lire ἅλλων au lieu de μέλαν.

    Il est inutile de reprendre ici toute la note dans laquelle M. Couat s’excuse de ses trois lectures. Aucune n’est d’une clarté ou d’une correction telle qu’on en oublie la témérité. J’aurai plus loin à signaler l’insuffisance de la première ; τὸν ἀγαθόν, dans la seconde, est inutile et plat ; dans la troisième, la périphrase οὐ κατὰ τὸ ἀγαθόν, pour οὐ δεῖ, ou pour un simple μή, que donnaient d’ailleurs les manuscrits, l’est encore plus. Ces trois conjectures cependant sont utiles en mettant en relief une difficulté du texte manuscrit dont on ne s’était pas assez inquiété avant M. Stich. Jusqu’à lui la sagacité des principaux éditeurs de Marc-Aurèle ne s’était guère exercée que sur les mots ἢ κατὰ τὸν ἀγαθόν. Comme M. Stich, M. Couat est arrêté par l’expression μέλαν ἦθος. D’abord, je la voudrais au pluriel ou déterminée par un article. Pour M. Couat, c’est le sens des mots qu’il ne retrouve pas. « Bien qu’on la rencontre ailleurs (IV, 28) dans Marc-Aurèle, » dit-il en note, « cette expression, si elle reste isolée, n’est pas à sa place dans la phrase dont nous nous occupons. L’auteur des Pensées ne nous défend pas seulement de regarder autour de nous les mauvais caractères, mais de nous occuper du voisin, quel qu’il soit. » J’ajoute qu’il faut quelque complaisance pour accepter la traduction de μέλαν par « mauvais ». Si l’on se réfère, trois pages plus bas, à la pensée qui commence précisément par μέλαν ἦθος, on y trouvera l’énumération de plusieurs défauts de caractère. Mais la liste est incomplète : il y manque le caractère envieux, l’indécis, le faible, et bien d’autres, et celui qu’on appelle justement le mauvais caractère ; en sorte que μέλαν ἦθος ne saurait être pris pour un terme générique, encore moins pour une expression consacrée et le sujet d’une définition per enumerationem simplicem (cf. la note à la pensée IV, 28). Le sens de cette expression est donc encore plus restreint que ne le suppose M. Couat : on ne pourrait même pas, comme il l’a tenté un moment, opposer μέλαν à ἀγαθόν. Ce mot veut être changé.

    Si vraiment il ne suffit pas, pour faire passer une locution aussi inexacte, de la donner pour une citation d’un poète, la conjecture de Xylander, qui substitue à l’adjectif ἀγαθόν le nom du comique Agathon (Ἀγαθῶνα), ne présente qu’un avantage — un très grand avantage, si l’on veut — sur toutes les autres : le texte est rajusté d’une main très légère ; une seule lettre est changée à la phrase absurde des manuscrits (car entre un Ο et un Ω, au moins dans la prononciation, la différence est nulle). Mais cette correction est inutile si elle n’explique pas μέλαν, plus inutile encore, si on l’explique… en le changeant. Il est, d’ailleurs, toujours arbitraire d’invoquer le témoignage d’un mort, dont il ne reste rien d’écrit.

    C’est la correction de Xylander qu’ont traduite Pierron et M. Michaut ; Barthélemy-Saint-Hilaire la loue en note. — Je crois très compromis le texte, tel que nous le livrent les manuscrits, et je crains qu’il ne réclame quelque opération violente. Il faudrait au moins changer μέλαν, sinon μέλαν ἦθος, qui a dû être importé là d’une des pages suivantes où il était en rubrique, et tirer un sens des lettres qui dans la vulgate précèdent le mot μή.

    Les autres textes de Marc-Aurèle qui développent la même idée ne paraissent pas indiquer la restitution plausible de celui-ci. Le verbe περιϐλέπεσθαι est encore employé trois fois dans les Pensées (V, 3 ; VII, 55 ; IX, 29), — les deux premières avec un complément : ἃ (ἡγεμονικά) σὺ μὴ περιϐλέπου, ἀλλ′ εὐθεῖαν πέραινε…μὴ περιϐλέπου ἀλλότρια ἡγεμονικά, ἀλλὰ… βλέπε κατ′ εὐθύ… Ces deux textes se ressemblent fort : il y a là comme une formule qu’on voudrait pouvoir adapter à la présente pensée ; τρέχειν ὀρθὸν y correspond déjà à εὐθεῖαν πέραινε. — Tout ce que j’ai pu tirer de ces indications, en exploitant l’idée de M. Stich, c’est la lecture : μὴ γὰρ τὰ τῶν ἄλλων ἡγεμονικά περιϐλέπεσθαι, qui ne rappelle que par les mots τὰ τῶν ἄλλων (ΑΛΛΟΟΝ = ΑΓΑΘΟΝ) la leçon des manuscrits. Je n’avais pas le droit de m’y attarder.

    Je propose d’écrire ici : ἧ κάρτα τόδ′ ἀγαθὸν μὴ [τὸ τοῦ] πέλας ἧθος περιϐλέπεσθαι. Dans une ligne piquée des insectes il était facile à un scribe de lire κατὰ pour κάρτα, plus loin Ν pour Δ, plus loin Π pour Μ et {{lang|grc|πέλας} pour μέλαν. D’autre part, les lacunes sont fréquentes dans les manuscrits de Marc-Aurèle (cf. un peu plus haut les pensées IV, 5, et IV, 9, — sans parler de la ligne ici même omise par A), et l’on n’hésiterait pas, si l’on n’avait à restituer ici que les deux articles τὸ τοῦ. Ce qui pourra paraître étrange, c’est la rencontre en une même ligne de deux séries de fautes qui s’expliquent différemment. La même difficulté s’est présentée pour M. Couat, à la fin de la pensée suivante. En lui empruntant son procédé de correction, j’invoque la même excuse.]

  28. [Couat : « sans dévier de côté et d’autre. »]
  29. [Couat : « par la mémoire de ces hommes qui apparaissent et disparaissent. » — J’ai adopté, après Pierron, et traduit littéralement la conjecture de Schultz : άπρομένων. Les manuscrits donnaient ἐπροημένων. Ce mot, dont diffère à peine la lecture de Schultz, vient de la première phrase, et ici ne signifie rien. Le verbe deux fois exprimé « s’éteindre » n’est qu’une métaphore quand c’est du souvenir qu’il s’agit. Appliqué à l’âme, peut-être contient-il plus qu’une métaphore : une théorie philosophique de la destinée humaine (cf. infra IV, 21, notes).]
  30. Toute la phrase « πάρες γὰρ… τὸ λοιπόν » semble d’abord inintelligible, et elle l’est, en effet, si on ne la rattache pas au paragraphe suivant. Mais il suffit de faire un seul développement avec les deux articles 19 et 20, et de relier la phrase πάρες γὰρ à la suivante, pour obtenir, avec de légères corrections, un sens possible. L’auteur veut dire — le paragraphe 20 le prouve clairement — qu’en recherchant la louange, laquelle est étrangère aux choses louées, on oublie ces choses elles-mêmes et leur valeur propre. Il annonce qu’il va le démontrer. Pour obtenir ce sens, que j’ai adopté dans ma traduction, il suffit de lire παρεὶς au lieu de παρές, ἐχόμενος au lieu de ἐχόμενον, et d’ajouter un futur analogue à ὄψει. Je ne me permettrais pas de telles hypothèses si l’altération du texte n’était pas évidente. Beaucoup de corrections ont été proposées ; aucune ne m’a paru claire. Je lis donc : « παρεὶς γὰρ νῦν ἀκαίρως τὴν φυσικὴν δόσιν ἄλλου τινὸς ἐχόμενος λόγου λοιπὸν ὄψει. »
  31. [Couat : « vulgairement ; » plus loin : « ceux (les objets)… que fabriquent les artisans. » — J’ai essayé plus haut (II, 10, en note) de distinguer κοινότερον d’ὶδιωτικῶς. Bien que Marc-Aurèle ne reconnaisse qu’une « vraie beauté », la beauté morale, il n’y a point pour lui de « vulgarité » à trouver beau un ouvrage de la nature (cf. supra III, 2), ou même un chef-d’œuvre. L’interprétation de κοινότερον entraînait celle de τεχνικῶν.]
  32. [Conjecture de Schultz : ἐπαίνου τινός. L’accentuation de τινός semble indiquer, en effet, la chute, avant lui, d’un mot paroxyton.]
  33. [Var. : « ou laide parce qu’on la blâme ? »]
  34. [Voir cette note à la suite des Pensées, où nous avons dû la reporter.]
  35. πρὸς ἤντινα ἐπιδιαμονήν. — Casaubon a changé πρὸς ἤντινα en μετὰ ποσήν τινα. Cette correction, [qui ne suppose que la chute du mot μετὰ dans un manuscrit,] me paraît tout à fait nécessaire ; πρὸς n’a pas de sens.
  36. [Pierron et Couat : « se dissipent. » — « Se dissiper, » c’est presque « se perdre » : et rien ne se perd ; c’est « se disperser » : or la dispersion est un désordre (IX, 39 : κυκέων καὶ σκεδασμός), et le monde est tout ordre et toute harmonie. Le mot « se dissiper » traduirait διασκεδἁννυσθαι, plutôt que χεῖσθαι : διασκεδἁννυσθαι, σκέδασις, σκεδασμὸς ne sont jamais employés par Marc-Aurèle (cf. surtout VII, 32 ; IX, 39 ; X, 7) que lorsqu’il nous place dans l’hypothèse atomiste ; au contraire, χεῖσθαι a un sens tout stoïcien que Marc-Aurèle précise lorsqu’il déclare que « l’expansion est une tension » : ἡ χύσις τάσις ἐστίς (VIII, 57). Il emploie ces mots quand il parle de l’intelligence ou du soleil (VIII, 54, 57), qui « se répandent partout, mais sans s’écouler ». Encore est-il nécessaire, et plus même en français qu’en grec, d’ajouter cette restriction pour se faire entendre. Car, pour le lecteur qui n’est pas averti, « se répandre, » qu’est-ce autre chose que « s’écouler » ? Les mots « se subtilisent », que j’ai écrits ci-dessus, m’ont paru exprimer, en somme, l’essentiel de la χύσις stoïcienne : l’extrême fluidité qu’acquièrent les âmes, la tension qui en épand et en retient la substance, la transformation intime qui les assimile à la pure intelligence et à la lumière. — Remarquer qu’ainsi entendu le mot χέονται, au milieu de ce beau raisonnement par analogie, distingue le sort futur des âmes du devenir des corps : on ne saurait, en effet, découvrir dans la « dissolution » des corps la même « tension » intérieure que dans l’« expansion » des âmes. C’est que les unes sont principe efficient, les autres matière inerte.]
  37. [Var. : « au principe générateur. » — Cf. supra IV, 14, et la seconde note. Voir aussi la première note de la présente pensée.]
  38. [Je maintiens dans le texte — en corrigeant dans la traduction de M. Couat « persistance » en « survivance » — une phrase que celui-ci, après Nauck et comme M. Michaut, se déclare en note « fortement tenté d’attribuer à un scribe » : Τοῦτο δ′ ἄν τις ἀποκρίναιτο ἐφ′ ύποθέσει τοῦ τὰς ψυχὰς διαμένειν. Il me semble que si on la condamne, ce ne peut être que pour le mot ύποθέσει, le plus significatif, et, de par la place qu’il occupe à la fin ou plutôt en dehors de la phrase même, le seul en relief de cette prétendue glose. De toute la pensée, ce mot est le seul qui mette en doute la survivance : même la première phrase, qui commence par εἰ, n’implique pas la possibilité de l’idée contraire : car « si » peut signifier « puisque ». Or, à la fin du passage, dans l’une des deux phrases qui résument, en la traduisant en termes métaphysiques, la démonstration de Marc-Aurèle et font valoir sa méthode, nous rencontrons le mot « vérité ». Comment arriver à la vérité ? se demande-t-il. Si l’on pouvait croire à l’intégrité du texte traditionnel, il serait trop aisé de lui répondre : En ne raisonnant que sur des dogmes sûrs. — Il est évident qu’en écartant la phrase τοῦτο δ′ ἄν τις…, Nauck et A. Couat ont résolu tout conflit entre « hypothèse » et « vérité ».

    Mais si l’un de ces deux mots est nécessaire à la pensée, n’est-ce pas plutôt le premier ? La meilleure preuve qu’on puisse se donner de l’immortalité ou de la survivance, c’est la raison qu’on a de la défendre ; or, nous voyons ici même que pour Marc-Aurèle la survivance est sans intérêt, puisqu’il ne s’agit guère que de la limiter (cf. la fin de la présente note) ; et dans l’ensemble de son livre il est certain (cf. les dernières lignes de la note finale) que c’est l’idée contraire qui prédomine. Contester la phrase τοῦτο δ′ ἄν τις…, c’est donc mettre en cause la doctrine même de Marc-Aurèle. Ce n’est pas cette ligne, c’est la fin de la pensée qui, à cause d’elle, doit être ou retranchée ou retouchée : nous verrons (deux notes plus bas) qu’on peut se contenter d’une correction très légère.

    On remarquera la place de la phrase contestée par Nauck que nous croyons pouvoir restituer à Marc-Aurèle. Elle a, du premier mot « voilà » jusqu’à la dernière proposition, qui reprend les termes mêmes et rappelle les conditions de la question posée, l’allure d’une conclusion : or, les explications qu’elle devrait achever se continuent après elle. Est-ce une raison nouvelle de la condamner, ou de déclarer la pensée incohérente ? Avant d’écrire le mot « glose » en marge de cette ligne, on aurait encore la ressource de la reporter un peu plus bas. Mais je crois que le texte, tel qu’il est, peut s’expliquer : En rejetant hors de sa démonstration par analogie un témoignage qui la confirme, Marc-Aurèle a moins voulu ajouter qu’opposer cette comparaison à la précédente ; et une idée nouvelle ressort pour nous de cette opposition. Aux corps ensevelis dans la terre commune il faut des années pour se dissoudre ; il suffit de quelques heures à ceux des animaux qui nous nourrissent : qui sait si la survivance de l’âme, qui n’est qu’hypothétique, qui, en tout cas, ne peut être que limitée, — et beaucoup plus qu’on ne le laisse espérer dans l’école, — ne serait pas d’une brièveté illusoire ? Dans ces conditions, en quoi la μετάστασις serait-elle pour l’homme plus avantageuse ou plus désirable que la σϐέσις ? Vaut-il mieux « s’éteindre » ou « s’embraser » ? ]

  39. ἡ χώρα αὔτη. — Le démonstratif αὔτη) se rapportant à χώρα n’est pas inutile, mais il serait plus utile encore d’avoir dans la phrase le complément de δέχεται ; c’est pour cela que Gataker, peut-être avec raison, a mis αὐτὰ pour αὔτη).
  40. [Couat : « sur cette question. » — M. Couat traduit ainsi le texte traditionnel, ὲπὶ τούτου. « Cette question, » c’est celle qui a jusqu’alors dominé toute la pensée, celle qui se pose à la première ligne et que renouvelle de distance en distance, au cours de la réponse, le retour des mêmes expressions : au milieu de la pensée, ὲφ′ ύποθέσει τοῦ τὰς ψυχὰς διαμένειν, — et, dans la phrase même qui précède celle-ci, δέχεται ἡ χώρα. C’est bien « cette question » aussi que permet de résoudre « la division en matière et en principe efficient et formel », s’il est vrai, comme nous essayerons (dans la note suivante) de l’établir, que toute la théorie qui précède soit fondée sur cette division.

    Mais, comme on l’a vu (deux notes plus haut), « cette question » ne se pose, et la réponse qu’on y fait ne peut être « la vérité » que si la survivance de l’âme est hors de conteste. Il n’en est pas ainsi, et il est impossible que Marc-Aurèle ait oublié qu’il n’en était pas ainsi. La correction qu’implique la traduction ci-dessus — celle d’ὲπὶ τούτου en ὲπὶ τούτῳ, ou en ὲπὶ ταύτῃ), si l’on admet le déplacement de la phrase τοῦτο δ′ ἄν τις — rappelle, comme il est nécessaire, au moment de la conclusion l’hypothèse initiale, et ne nous donne que comme une vérité relative la vérité de cette conclusion.]

  41. [Couat : « en matière et en forme. » — Le sens de ὔλη n’est pas douteux : il ne suffit pas cependant à déterminer celui de αἰτία. Car, outre les principes que Marc-Aurèle a parfois désignés par des noms spéciaux, comme la durée (χρόνος, cf. VIII, 7 ; IX, 25 ; XII, 18) et la fin (ἀναφορά, cf. XII, 10 et 18), il y en a encore au moins deux, la cause et la forme, que d’autres écoles opposent à la matière, et que le vocabulaire des Pensées ne semble pas distinguer. D’une part, aucun des noms (εἶδος, μορφή) par lesquels d’autres philosophes ont désigné la forme ne se rencontre dans les Pensées (si ce n’est dans des expressions usuelles comme κατ′ εἶδος : X, 30 ; ἐν εἶδει : XI, 20, où disparaît le sens philosophique) ; d’autre part, l’idée de cause (par exemple, VIII, 3 : αἰτία θεία ἀφ ἡς συμϐαίνει πᾶσι πάντα) y est très certainement exprimée par αἰτία ou des mots de même famille. Si Marc-Aurèle ne sépare pas, comme l’avait fait Aristote, la cause efficiente de la cause formelle, ce n’est pas, évidemment, parce que le vocabulaire lui fait défaut. Des deux, pour lui, c’est la cause formelle qui est intégrée dans la cause efficiente. Si, quand il est isolé, le mot αἰτία, dans ce livre, peut en général être suffisamment traduit par le mot : « cause, » il ne perd pas ce sens quand il s’oppose à ὕλη. Mais cette opposition même exige du traducteur une précision plus rigoureuse : ici et dans les passages semblables, elle m’a déterminé à rendre un seul mot du texte grec par une longue et lourde périphrase : « le principe efficient et formel. »

    D’ailleurs, le temps, la fin que je nommais tout à l’heure ne sont que rarement cités par Marc-Aurèle comme principes distincts. Il n’en compte en général que deux dans les choses, les deux qu’il oppose ici. C’est, au témoignage de Sénèque (ad Lucilium, LXV), la pure doctrine stoïcienne : Dicunt Stoïci nostri duo esse in rerum natura, ex quibus omnia fiant, causam et materiam. Pour le Portique, les quatre causes d’Aristote, les cinq de Platon (qui compte l’idée comme cause) sont ou trop ou trop peu nombreuses, aut nimium multa, aut nimium pauca : trop peu, si Aristote et Platon négligent le temps, le lieu, le mouvement ; trop, si l’unité de la matière implique l’unité de la cause, et si, en effet, l’idée, la forme et la fin ne sont que des causes secondaires dépendant de celle qui crée : ex una pendent, ex ea quae faciet. — Les seuls mots matière et cause (et non : forme) traduiraient donc à la rigueur l’opposition d’αἰτιῶδες à ύλικόν.

    On a vu (IV, 14) ou l’on verra (IX, 25 ; X, 26) comment λόγος σπερματικὸς et ποιότης deviennent, à l’occasion, synonymes d’αἴτιον. De son côté, ὕλη a aussi un synonyme : la substance (οὐσία, οὐσιῶδες) est pour un Stoïcien l’autre nom de la matière. À la 11e pensée du livre VIII, ύλικόν et οὐσιῶδες désignent le même principe, par opposition à αἰτιῶδες et à χρόνος ; un peu plus haut (VII, 10), il est dit que toute matière (ἕνυλον) doit rentrer dans la substance (οὐσία) universelle, de même que dans la raison universelle se perd toute cause, et toute mémoire dans le temps. Αἴτιον, ποιότης, λόγος σπερματικὸς d’un côté, ὕλη, οὐσία de l’autre forment ainsi deux groupes antithétiques, dont l’opposition, comme en témoigne l’expression λόγος σπερματικὸς elle-même, n’est pourtant pas absolument rigoureuse : rien pour les Stoïciens n’étant immatériel, pas même ce qu’ils distinguent de la matière. C’est pour cela sans doute que l’auteur des Pensées ne peut se représenter la destinée de l’âme que d’après celle du corps : Platon, qui oppose l’une à l’autre, constatant comme Marc-Aurèle que le corps lui-même ne se décompose pas aussitôt enseveli, en avait tiré une présomption en faveur de l’immortalité (Phédon, 80 c). — Quoi qu’il en soit, un Stoïcien peut trouver son compte à l’opposition du principe efficient et de la matière. Le texte que j’ai cité plus haut (VII, 10) pourrait venir à la suite de la présente pensée : il en explique la dernière phrase.

    En somme, le raisonnement par analogie qui remplit cet article, si simple qu’il soit et si banal qu’il semble (les mots ἄν τις, dans la phrase contestée par Nauck, en sont l’aveu), est la traduction expressive et familière d’une théorie métaphysique dont « la division en principe efficient et en matière » résume toutes les affirmations essentielles : 1o L’âme et le corps s’opposent comme αἰτία et ὕλη ; ainsi s’expliquent, en dehors de l’analogie qui prédomine, les divergences de leurs destinées (cf. la fin de la 3e note à cette même pensée). — 2o Le monde est un ; il n’y a en lui qu’un principe efficient et qu’une matière (IV, 40), celle-ci faite de terre et d’eau, celui-là d’air et de flamme plus ou moins subtile et pure. Ainsi s’explique le retour à l’être universel (cf. IV, 14) de tout ce qui constitua l’individu. — 3o Sauf une partie irréductible et toujours intacte, la ποιότης (cf. supra IV, 14, note 2), qui est l’identité même du vivant, le principe efficient (V, 23), comme la matière, est instable : les éléments se mêlent et se transforment l’un en l’autre ; ce qui est aujourd’hui matière inerte sera demain matière active, c’est-à-dire principe efficient et formel ; le départ qu’on fait de l’une et de l’autre dans un être individuel ou dans l’être total n’est donc exact que pour le moment où on le fait… Ainsi s’expliquent et la vie humaine et la vie universelle. — 4o Dans l’âme elle-même, principe efficient et formel de l’homme, on peut distinguer un principe efficient — la raison, âme de l’âme — et une matière — τὸ ἁερῶδες ἢ πυρῶδες — qui l’entretient seule, quand le corps fait défaut : ainsi s’expliquerait la survivance.

    De la dernière phrase ainsi comprise (cf. aussi IV, 40) il est aisé de déduire une définition. Si l’âme et le corps s’opposent comme αἰτία et ὕλη, c’est que l’âme est vraiment la cause du corps, αἰτία τοῦ σώματος. Aristote avait dit (De l’âme, II, p. 412, B, 6) : « l’entéléchie première d’un corps naturel organisé. » Les deux formules semblent voisines ; les doctrines sont en réalité fort divergentes. Sans doute, toutes deux soutiennent, comme le remarque Jamblique (dans Stobée, Ecl., I, 874), que de la naissance à la mort l’âme n’a point une vie distincte, et que « sa vie est celle même de l’ensemble » qu’elle forme avec le corps. Mais, pour Aristote, cet « ensemble » (auquel Jamblique semble, d’ailleurs, donner un nom impropre : τὸ σύνθετον) n’est pas la somme de deux matières distinctes : l’âme est en tout ce qui vit (De l’âme, II, p. 412, A, 14), même dans la plante, et n’est que là ; comme on ne peut concevoir une forme sans matière, l’âme nue dont les Pythagoriciens content les migrations est un fantôme (id., I, p. 407, B, 22) ; l’immortalité personnelle, un leurre ; et si quelque chose de nous échappe à la mort, c’est la pure raison, impersonnelle, qui vient du dehors (θύραθεν) et retourne à Dieu. — Les Stoïciens, au contraire, prétendent que l’âme est une autre matière mêlée à la matière du corps, que les deux se pénètrent en toutes leurs parties (μῖξις δι′ ὅλων, cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 127), au point de ne former qu’un seul vivant ; que la mort les sépare, et que l’âme peut dès lors vivre seule. Je n’ai ici qu’à rappeler certains textes cités au cours de la première note à cette pensée : les dernières pages de la Consolatio ad Marciam, et le passage des Placita philosophorum (IV, 7, 8), où, à côté des termes mêmes (ἐπιδιαμένειν τινὰς χρόνους) que devait reprendre Marc-Aurèle pour exprimer la survie temporaire de l’âme, l’expression καθ′αύτὴν désigne très clairement le maintien de la personnalité. — Or, c’est surtout en regard de la thèse d’Aristote que celle-ci semble mal assurée. Je laisse de côté l’objection qu’appelle la conception matérialiste de l’αἰτία, toutes celles qu’on a faites à la théorie de la μῖξις δι′ ὅλων. L’excellente position prise par Aristote lui a évité les efforts qu’ont dû s’imposer les Stoïciens, d’abord pour expliquer la pénétration réciproque de l’âme et du corps, ensuite pour les dégager. L’âme, selon eux, ne saurait se développer sans le corps même dont elle est la « cause » (αἰτία) ; ce sont toujours les vapeurs du sang qui l’entretiennent. Ses facultés, qui lui sont postérieures (τήν ψυχὴν… οὐσίαν προϋποκειμένην ταῖς δυνάμεσι : Jamblique, dans Stobée, Ecl., I, 874), sont déterminées en partie par l’organe même qu’elles font agir (id., 876). Les deux matières qui nous constituent ont été ainsi mêlées si intimement qu’il devient bien difficile à un moment donné de faire la part de chacune. En vain Marc-Aurèle tente d’opposer en nous la raison à tout le reste. Il ne peut vraiment dire (cf. supra IV, 4, note finale) qu’elle « vient d’ailleurs ».

    C’est d’abord le sentiment de ces difficultés — auxquelles s’ajoutent celles que nous avons relevées plus haut (cf. la 1re note à cette pensée), quelques-unes même d’après lui — qui sur cette importante question de la destinée humaine a fait de Marc-Aurèle un dissident. Ce texte est le seul des Pensées où il développe, nous avons vu avec quelles réserves, la théorie de la survivance ; le seul aussi, à ce qu’il m’a semblé, où il n’ait voulu considérer qu’elle. En général, il semble admettre également et concurremment deux hypothèses, dont l’une est la négation de toute survivance. Il a donné un nom à chacune : la première est celle du déplacement (μετάστασις : V, 33 ; VII, 32 ; ici : μεθιστάμεναι) ou de la persistance (τὸ συμμεῖναι : XI, 3, comme ici) ; — la seconde, celle de l’extinction σϐέσις ou σϐεσθῆναι : V, 33 ; VII, 32 ; VIII, 25 ; XI, 3). Presque toujours, il nous les présente toutes les deux, par leur nom ou sans les nommer (III, 3, et les autres textes qui viennent d’être cités), et l’indifférence lui est si naturelle à ce propos qu’il semble souvent disposé à admettre en même temps une troisième hypothèse, épicurienne cependant, celle de la dispersion (V, 33 ; VI, 24 ; VII, 32 ; VIII, 25 ; XI, 3 ; cf. ici même la note aux mots : se répandent) ; parfois même une quatrième, pythagoricienne, celle de la métempsycose (VIII, 58). S’il fait un choix, c’est la thèse de l’extinction qu’il adopte, à l’exclusion des autres (X, 31 : καπνὸν καὶ τὸ μηδέν ; XII, 21 : μετ′οὐ πολὺ οὺδεὶς οὺδαμοῦ ἔσῃ ; XII, 14 : ὁ κλύδων παραφερέτω… τὸ πνευμάτιον… τὸν νοῦν οὐ παροίσει). Un moment (XII, 5), il semble regretter l’immortalité personnelle : mais il prend aussitôt son parti de l’« extinction » sur cette assurance vague que les Dieux n’ont pu agir que pour le mieux. En fin de compte, sa piété même, sa confiance en la nature, son mépris de la vie et son insouciance de la mort ont dû le laisser assez indifférent à la forme et à la durée de l’immortalité, que sa raison n’accepte pas comme un « dogme ». Cet acte d’indépendance philosophique n’est d’ailleurs pas isolé dans les Pensées (cf. supra IV, 16, en note) ; enfin, Sénèque lui-même (ad Lucilium, XXXVI, 9, et d’autres Stoïciens, à qui suffisait l’espoir de renaître un jour tout entiers de la conflagration universelle (cf. infra V, 13, et la dernière note) et de revivre la même vie au retour du même moment dans une autre « grande année », ont parfois douté de l’immortalité personnelle ; et nous avons (cf. la 1re note) lu dans Stobée, citant Jamblique (Ecl., I, 922), que Cornutus ne l’admettait pas.]

  42. [Couat : « Ne pas se laisser étourdir ; mais, à propos de tout désir, faire ce qui est juste, et, à propos de toute idée, conserver la netteté de (ou réserver ?) son jugement. » — Pour le sens d’ὁρμὴ et de φαντασία, que M. Couat traduit respectivement par « désir » et par « idée », cf. supra III, 16, 3e et 5e notes. Ces deux noms ou leurs équivalents (soit les verbes qui en dérivent, soit des périphrases qui les rappellent : φαντάζεσθαι, ὀρμᾶν, τυποῦσθαι φανταστικῶς, νευροσπαστεὶσθαι όρμητικῶς) sont souvent réunis dans les Pensées et opposés à l’un des mots νοῦς ou ήγεμονικόν (III, 1, 6, 16 ; VI, 16 ; IX, 7). Cette opposition ne met d’ailleurs point en question l’unité de l’âme (cf. infra VI, 8, et la note) ; elle n’implique même pas la distinction en celle-ci de trois pouvoirs différents. Les Stoïciens, nous dit Origène (Contre Celse, V, 47), « n’admettaient pas la division de l’âme en trois parties, » et Diogène (VII, 86) et Galien (Hippocrate et Platon, V, 4, 476) confirment et précisent ce témoignage, lorsqu’ils nous rapportent, l’un que le principe directeur est, au dire des Stoïciens, « l’artisan de nos tendances, » l’autre que, « pour Chrysippe, la passion ne relève pas d’une faculté autre que la raison ; que, par suite, les animaux dépourvus de raison ne sont pas capables de passions. » C’est encore la doctrine que professe Marc-Aurèle lui-même, puisque, ayant constamment comparé les mouvements de l’instinct et du désir au jeu des marionnettes (voir à l’Index de Stich les mots νευροσπαστεῖν et νευροσπαστία), il observe (X, 38) que c’est en nous la raison qui tient les ficelles. Ce que dans l’école on appelle le principe directeur des jugements, des mouvements et, en général, de toutes les opérations de l’âme en est donc aussi (Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 198 sqq.) le principe créateur ; c’est en lui que les représentations s’impriment, la sensation elle-même (infra V, 26, avant-dernière note) restant, au moins pour Marc-Aurèle, hors de l’âme ; et, de même que le monde est parfois nommé Dieu, dans le même sens le principe directeur ou créateur de l’âme, c’est toute l’âme. Le mot « âme » pourrait, en effet, traduire très suffisamment le terme grec ἡγεμονικὸν en plus d’un passage des Pensées : par exemple, dans ceux où ce terme est précédé de ἐν ou de εὶς (III, 9 ; ὑπόληψις τῷ ἡγεμονικῷ… ἐγγένηται ; — VIII, 61, et IX, 18 : δίελθε ἔσω εἰς τὰ ἡγεμονικὰ αὐτῶν ; — IV, 39, début), et dans ceux qui nous comparent au monde (IX, 22).

    Dans la présente pensée, ce n’est pas cependant le terme ordinaire ἡγεμονικὸν que Marc-Aurèle oppose à ὁρμὴ et à φαντασία. C’est un neutre, qu’on ne rencontre nulle part ailleurs dans les Pensées : τὸ καταληπτικόν, — mais qu’on reconnaît de prime abord à sa désinence (cf. III, 9 : ὑποληπτικὴ δύναμις, et en quarante passages ἡγεμονικὸν lui-même) comme désignant un pouvoir de l’âme. D’après ce qui précède, il semble assez naturel de voir en ἡγεμονικὸν et καταληπτικὸν deux termes à peu près synonymes, ou du moins de considérer le second comme limitant et précisant le sens du premier. Ce que Marc-Aurèle appelle ici τὸ καταληπτικόν, ce sera le principe dirigeant, en tant qu’ayant donné son assentiment (συγκατάθεσις) aux représentations (φαντασίαι), il fait d’elles des καταλήψεις. — La traduction que j’en propose rappelle les principaux caractères du principe dirigeant et de la καταληψις : celui-là surtout raisonnable (IX, 22, 2e note), — celle-ci non seulement véridique, mais assurée de ne se point tromper (supra, p. 17, note 2 ; Zeller, Phil der Gr., III3, p. 82).

    Il y a d’autres noms, inusités d’ailleurs dans les Pensées : διανοητικὸν et λογιστικόν, qui, chez les Stoïciens, désignent aussi ou définissent le principe directeur ; ils sont cités par Zeller (p. 198). Dans les Pensées, le mot προαιρετικὸν (VIII, 56) pourrait compléter cette liste. Ce fait encore me semble autoriser mon interprétation, qui est aussi celle de Barthélemy-Saint-Hilaire et à peu près celle de Couat : car le « jugement » est, en somme, un acte de la raison. Quant à Pierron et à M. Michaut, qui traduisent σῴζειν τὸ καταληπτικὸν par « s’attacher à l’intelligible », comme ils ont traduit ποιεῖν τὸ δίκαιον par « se proposer le juste », je crains qu’ils n’aient accordé à la symétrie des deux propositions de la dernière phrase une signification qu’elle n’avait pas, et qui, dans leur esprit, a dû prévaloir contre celle des mots.]

  43. Cf. Saint Paul aux Romains, c. II, v. 36 : ὅτι ἐξ αὐτοῦ καὶ δι′ αὐτοῦ καὶ εἰς αὐτὸν τὰ πάντα.
  44. [Démocrite (dans Stobée, Ecl., II, 12) avait dit : « Ne cherche pas à tout savoir, si tu ne veux devenir ignorant, » et (dans Sénèque, Tranquillité de l’âme, 12) : « Pour vivre tranquille, il faut embrasser peu d’affaires publiques ou privées. »]
  45. [Var. : « Ne vaut-il pas mieux ne faire que… »]
  46. [Var. : « ce que comporte et comme le comporte… »]
  47. [Couat : « nous demander : ceci est-il nécessaire ? » — Dans les manuscrits on lit : « μή τι τοῦτο οὐ τὤν ἀναγκαίων ; » Ainsi ponctuée, cette phrase donne un sens absurde (car μὴ interrogatif ne signifie pas nonne, comme l’ont entendu Pierron, Barthélemy-Saint-Hilaire et M. Michaut, mais num). M. Couat l’a corrigée, en effaçant la seconde négation. J’ai cru plus naturel de conserver οὐ, en supprimant l’interrogation.]
  48. [Couat : « pour que celles-ci n’entraînent plus à leur suite les actions. » — Cette traduction fait supposer que M. Couat avait corrigé dans son texte παρέλκουσαι en παρέλκόμεναι. Je reconnais que le sens qu’on doit donner à παρέλκουσαι est très détourné. — Par les mots : « du même coup, » j’ai voulu rendre à la fois οὕτως et οὺδέ, qui a ici le sens, non de « pas même », mais de « non plus ».]
  49. [Couat : « où conduit. »]
  50. Les manuscrits portent συμϐέϐηκέ σοί τι καλῶς. On a proposé κακῶς au lieu de καλῶς. Cette correction me paraît contraire au sens de la phrase tout entière. Marc-Aurèle veut dire que tout ce qui arrive est bon, parce que rien n’arrive contrairement aux intentions de la nature. Mais καλῶς déterminant συμϐέϐηκε ne vaut pas mieux ; il faut donc, comme l’a proposé Casaubon, mettre un point d’interrogation après τι. [Pour la doctrine exposée ici, cf. infra VI, 44, en note.]
  51. νῆφε ἀνειμένος. J’aimerais mieux, avec Schultz, lire ἀνειμένως, [comme y invite la leçon barbare du manuscrit A : ἀνειμέρως.] La traduction : « Sois sobre, même quand tu te relâches, » est, à mon avis, inexacte. Marc-Aurèle renouvelle ici une recommandation qui se rencontre fréquemment dans les Pensées ; il faut être sage, mais avec simplicité, et sans effort.
  52. [Conjecture de Schultz. — Var. : « c’est un chaos confus, et c’est pourtant le monde. »]
  53. [Var. : « Il y a le caractère noir, le caractère efféminé, le dur, etc. » — Lambeau de pensée ; énumération bien incomplète, donc à peu près sans portée, de certains vices de caractère. Il est intéressant pourtant d’y trouver les travers de nature joints aux défauts d’éducation et de métier. L’expression μέλαν ἦθος a été rencontrée plus haut (IV, 18, voir la note) dans les manuscrits de Marc-Aurèle. Nous l’avons, à cet endroit, rejetée de notre texte. D’autres, adoptant une conjecture de Xylander, y ont vu une citation d’Agathon le comique. Parmi ceux-là, M. Michaut suppose que la présente pensée est une définition des mots μέλαν ἦθος. Comment peut-on s’imaginer que l’épithète μέλαν (noir, sombre) convienne particulièrement aux caractères d’une femme, d’un enfant, d’un boutiquier, mais non, par exemple, à celui d’un jaloux ? Voilà, je le crains, un problème de sémantique insoluble.]
  54. [Couat : « ce qui y est. » J’ai fait cette correction et la suivante par raison d’euphonie.]
  55. [Couat : « ce qui y arrive. »]
  56. [Couat : « C’est s’exiler que s’enfuir hors des principes de la société civile. » — Var. : « hors des principes de l’association des citoyens. » — J’ai cru devoir, pour traduire λόγος πολιτικὸς, garder le mot « raison », que M. Couat a d’ailleurs rétabli dans un autre passage (IX, 12).]
  57. [Couat : « Celui qui se sépare de la raison universelle… est un apostume du monde. » — J’ai : 1o suivi en traduisant l’ordre du texte ; 2o rétabli le mot ἀφιστάμενος qu’avait négligé M. Couat ; 3o essayé de faire passer en français (abcès… sécession) un jeu de mots (ἀπόστημα… ἀφιστάμενος) que déjà nous avons rencontré dans les Pensées (cf. II, 16, et la note). C’est une raison semblable, la rencontre de ἀπόσχισμα et de ἀποσχίζων dans le texte grec, qui m’a fait ajouter un mot à la dernière phrase.]
  58. [Var. : « un déchet. » Voir la note précédente.]
  59. [Pour la traduction de cette pensée, les deux manuscrits de M. Couat sont très divergents. Je me suis efforcé de les concilier en adoptant ce qui me semblait le meilleur en chaque texte. Voici d’abord la leçon du second manuscrit, le dernier mot du traducteur : « Celui-ci fait de la philosophie bien qu’il n’ait pas de tunique, celui-là bien qu’il n’ait pas de livre, cet autre bien qu’à moitié nu. Je n’ai pas de pain, dit-il, et je reste fidèle à mes principes. — Et moi, je n’ai pas la nourriture que l’on tire de la science, et je reste aussi fidèle aux miens. » Dans la première rédaction, la première phrase était déjà ce qu’elle est restée dans la seconde, sauf qu’elle s’arrêtait au mot « livre ». Au lieu de : « cet autre bien qu’à moitié nu, » M. Couat avait écrit : « Le premier, demi-nu, dit. » Un peu plus loin, τῷ λόγῳ, dans le brouillon, est traduit par : « la raison, » au lieu de : « mes principes. »

    De ces deux divergences des manuscrits de M. Couat, la première est la plus importante, car elle ne concerne pas seulement une simple expression, mais atteint l’objet et l’économie même de toute la pensée. D’un côté (dans la rédaction définitive), il semble qu’il y ait quatre philosophes en présence : « celui-ci, celui-là, cet autre, et moi. » De l’autre (dans le brouillon), il n’y en a que deux : les faméliques à demi nus, c’est-à-dire les disciples de Diogène, qui, dit Juvénal (XIII, 121), ne se distinguent des Stoïciens que par la tunique :

    Et qui nec cynicos, nec stoica dogmata legit
    A cynicis tunica distantia…

    et Marc-Aurèle lui-même (ἐγὼ et ὅδε étant synonymes), qui avait pris l’habitude de se passer de livres. (Sur ce point, cf. supra III, 14, et II, 2 : Ἄφες τὰ βιϐλία.) Cette dernière interprétation (en réalité, la première en date) ne soulève qu’une difficulté dont M. Couat a dû s’exagérer l’importance. Comment les mots : « le premier » peuvent-ils traduire l’expression ἄλλος οὕτως, ingénieusement corrigée par Ménage en ἄλλος οὑτος ? Le mot ἄλλος (au lieu d’ἔτερος) est-il admissible dans l’opposition de deux termes ? N’est-ce pas ἐκεῖνος, plutôt que οὑτος, qui exprime le plus éloigné de deux objets ? — Une objection analogue avait sans doute arrêté Nauck, qui supprima la dernière phrase de cette pensée, la considérant comme une glose.

    Or la difficulté n’est qu’apparente. Dans la traduction que je donne de ce passage, j’ai pu, en effet, conserver le sens de la première rédaction de M. Couat en empruntant les termes mêmes (« cet autre ») de la rédaction définitive. Il m’a suffi de donner au point en haut qui, dans le texte grec de Marc-Aurèle, précède ἄλλος la valeur d’une ponctuation très forte, divisant la pensée en deux parties symétriques : en d’autres termes, de le remplacer par un point, tandis que le point qui, dans l’édition de Stich, précède le dialogue, devenait un point en haut. Ce n’est pas à ce qui précède immédiatement, c’est-à-dire à ὃ δέ, que me paraît s’opposer ἄλλος, ou, en admettant la lecture de Ménage, ἄλλος οὑτος, mais à ce qui suit, à ἐγώ. Comme il y avait plus d’un Cynique qui eût pu reprocher au philosophe empereur sa toute-puissance et sa majesté, ἄλλος se justifie mieux ici que ἔτερος ; comme toute cette fin de pensée est un dialogue, on admettra, si tant est qu’on veuille changer οὕτως, l’emploi du pronom οὑτος (iste) pour désigner l’interlocuteur de Marc-Aurèle ; comme ἐγώ, qui s’oppose à ἄλλος οὑτος, est synonyme de ὅ δέ, lang ; peut ici équivaloir à ὅ μέν.

    Au contraire, il y a, à mon sens, au moins trois raisons de condamner la rédaction définitive de M. Couat, qui est aussi l’interprétation de Barthélemy-Saint-Hilaire, de Pierron et de M. Michaut : 1o l’impossibilité de distinguer, en les nommant, les quatre sectes dont il serait question dans cette pensée ; 2o la répartition symétrique d’expressions équivalentes dans ses deux parties (χωρὶς χιτῶνος et ἡμίγυμνος, — χωρὶς βιϐλίου et τροφὰς… ἐκ τῶν μαθημάτων οὐκ ἔχω) ; 3o l’asyndète (ὅ μέν, ὅ δέ entraînaient ἄλλος δέ).

    Pour ce qui est de τῷ λόγῳ, il est assez malaisé de se prononcer entre les deux traductions de M. Couat, parce qu’ici ce mot est pris à la fois dans les deux sens qu’il lui a donnés successivement. Dans la dernière phrase, qui est la réponse du Stoïcien, τῷ λόγῳ sous-entendu à côté de ἐμμένω signifie ce que signifie ὁ λόγος dans tout le reste des Pensées, c’est-à-dire : la raison. Mais dans la précédente, où il est exprimé, il a sans doute un autre sens qu’ont dû lui attribuer d’autres sectes. Dans le Phédon, ce terme signifie : la thèse ou la doctrine dont on est d’accord, et souvent (par exemple 75 A) Platon, dans son audace de poète, a personnifié cette doctrine, comme les Stoïciens devaient personnifier la raison. Si c’est à peu près la valeur que les Cyniques donnent ici au mot λόγος, ils ne parlent pas la même langue que Marc-Aurèle, qui eût dû traduire leur λόγος par δόγματα.

    Cette pensée, si je l’ai bien interprétée, est une profession de foi. Marc-Aurèle s’y présente à nous comme un Stoïcien qui, ne songeant guère qu’à bien pratiquer « l’art de vivre » (voir la pensée suivante), se préoccupe surtout, presque uniquement, des questions morales. Comparez VII, 67, où il avoue désespérer d’exceller jamais dans la dialectique et dans la physique ; I, 17, où il rend grâces aux dieux d’avoir pu ne pas « s’appesantir à déchiffrer les écrivains, à décomposer des syllogismes, à étudier les phénomènes célestes » ; surtout III, 14 et II, 2, déjà cités.]

  60. [Ici encore, la première intention de M. Couat m’a semblé meilleure que son dernier avis, et je n’ai pas tenu compte de sa rédaction définitive : « Aime le métier que tu as appris et restes-y attaché. » Il me paraît, en effet, également impossible et qu’un ancien, se parlant à lui-même, ait imaginé une expression que traduirait notre tout moderne « métier de roi », et que Marc-Aurèle, empereur en même temps que philosophe, s’adressant, d’ailleurs contre sa coutume, au commun des hommes, leur recommande le goût et l’amour de leur « pauvre métier ». (Car τεχνίον n’est pas τέχνη.)

    Je n’ai pas pu, il est vrai, conserver davantage la traduction, d’ailleurs incertaine, que donnerait le premier manuscrit ; mais j’y ai trouvé une indication, et comme une orientation, qui m’a guidé. Un peu plus haut (IV, 2), M. Couat avait traduit τέχνη par : « les règles pratiques. » Ici, pour traduire τὸ τεχνίον, il avait d’abord hésité entre les trois mots : « doctrine, théorie, règle de conduite. » Il effaça ensuite ces trois traductions dans son premier manuscrit et n’eut pas le loisir de chercher au delà dans cette voie. Le mot grec, évidemment détourné de son sens usuel, m’a rappelé l’expression par laquelle Sénèque définit le sage : artifex vivendi. De là l’interprétation que j’ai risquée. — En quoi consistera cet art de vivre ? La réponse est à la pensée 7 du livre VI, qui débute à peu près par les mêmes verbes que celle-ci : Ἑνὶ τέρπου καὶ προσαναπαύου…, et qui exprime le même sentiment. — Elle est encore aux pensées 61 et 68 du livre VII, où Marc-Aurèle nomme expressément et définit la βιωτική — enfin à la 5e du livre XI, qui commence ainsi : Τίς σου ἡ τέχνη ;]

  61. [Var. : « de leur situation. »]
  62. [Couat : « Remonte. »]
  63. [Couat : « d’autres dates et dans toutes les nations. » — Pierron : « les épitaphes d’autres temps, de nations entières. » — Michaut : « les histoires d’autres temps, de nations entières. » Les manuscrits donnent : τἀς ἄλλας ἐπιγραφἀς χρόνων καὶ ὄλων ἐθνῶν. Si les quatre premiers mots peuvent être interprétés, c’est plutôt, me semble-t-il, comme l’a fait M. Couat ; on pourrait supposer, par exemple, l’expression de Marc-Aurèle calquée sur la formule usuelle : ἐπιστολὴ ἐπιγεγραμμένη τὴν ήμέραν (= lettre datée). Il est vrai que le mot « date » admet des sens assez divers, et qu’il y a quelque différence entre la date écrite en tête d’une lettre et une période d’histoire. Cette explication est donc assez pénible ; encore plus pénible la construction que M. Couat admet (après le second καὶ) de la locution αί… ἐπιγραφαὶ χρόνων avec un autre génitif (les dates, c’est-à-dire les époques, c’est-à-dire l’histoire de toutes les nations). Enfin ὄλος, à l’époque de Marc-Aurèle (cf. infra IV, 48, dans une pensée très voisine de celle-ci : πόλεις ὄλαι) n’avait pas encore usurpé l’emploi de πας. — C’est évidemment par un autre détour que M. Michaut, cherchant à traduire ἐπιγραφἀς, est arrivé au sens d’« histoire ». Pour lui, ή ἐπιγραφή, c’est τὸ ἐπιγεγραμμένόν ἐπί τινος, mais à condition d’interpréter ἐπὶ comme περὶ (au sujet de). Ce sens est tout théorique ; on voudrait qu’un exemple le justifiât. — Pierron, au contraire, a pris ἐπιγραφὴ (inscription) dans une de ses acceptions usuelles. Mais si l’on peut dire qu’une époque est disparue et comme morte, n’y aurait-il pas, même en grec, une audace de langage excessive à nous en présenter la tombe et l’épitaphe ? D’autre part, la construction générale de la pensée qui a déjà deux fois à l’idée de mort opposé les mots τοὺς καιρούς, fait ici encore attendre un synonyme de τοὺς καιρούς, et non de θάνατος, avant ἕπεσον.

    Le texte doit être mutilé. Au lieu d’ἐπιγραφάς, j’ai lu περιγραφάς. La locution περιγραφαὶ χρόνων (périodes de temps) est de bon aloi. Je suppose ensuite entre χρόνων et καὶ la chute d’une ligne qui devait également commencer par καὶ (par exemple : καὶ τὸν βίον μὴ μόνον ἀνὂρῶν τινων ἀλλὰ καὶ…). La superposition de deux mots identiques à un intervalle d’une ligne aura facilité l’erreur du moine qui dictait aux scribes.]

  64. [Couat : « ont été dispersés. » Dans deux notes (la 3e et la 7e) à une pensée précédente (IV, 21), où διάλυσις a été traduit par « dissolution », j’ai dit que l’hypothèse de la « dispersion » était épicurienne et non stoïcienne.]
  65. [Couat : « C’est ainsi qu’il est nécessaire de se souvenir que l’on doit s’attacher à chaque action suivant sa valeur et sa mesure. » J’ai craint que cette phrase, qui est d’ailleurs plutôt une interprétation qu’une traduction du texte grec, ne semblât point assez claire. Je ne doute point que pour M. Couat aussi ὦδε, qu’il traduit littéralement, ne signifie : « à l’aide de telles réflexions, » ou : « par ces exemples ; » je suis moins sûr qu’il ait vu dans la mort cette « unité de mesure » (συμμετρία) à laquelle Marc-Aurèle rapporte toutes les actions humaines, ou plus précisément tous les soins que nous demande chacune d’elles. C’est à peu près la même idée qui est développée un peu plus bas (IV, 48) : le spectacle des morts de médecins, de savants, de philosophes, de généraux, de tyrans ; le souvenir de villes entières disparues ; celui des voisins qui sont partis aussi doivent nous montrer combien les choses humaines sont « éphémères et de peu de prix ».]
  66. [Couat : « l’oubli complet les engloutit. » J’ai cherché à traduire le mot κατέχωσεν.]
  67. [Odyssée, I, 242.]
  68. [Couat : « une intelligence droite. »]
  69. ἀπ′ ἀρχῆς τοιαύτης : τῆς αὐτῆς, qu’a conjecturé Ménage, serait plus clair.
  70. [Clotho, la Parque, pour Marc-Aurèle, c’est encore la Providence (cf. Chrysippe, dans Stobée (Ecl. I, 180 et 182) : ce nom ne semblera pas plus extraordinaire dans ce livre que celui de la Bonne Fortune. Cf. supra II, 3, dernière note (page 20) ; III, 11, 6e note (page 41, note 2).]
  71. [Cf. supra II, 6 ; infra V, 5 ; X, 8. Marc-Aurèle s’adresse volontiers de durs reproches qui nous attestent surtout la sincérité et les nobles scrupules de son âme.]
  72. [Couat : « et vois ce qu’évitent et ce que recherchent même les plus sages, » et, en note :

    « Pour le sens que je lui donne, cette pensée confine à plusieurs autres ; cf. notamment VII, 34. Je ne crois pas que Marc-Aurèle ait voulu conseiller d’étudier l’âme des sages afin de régler notre conduite sur la leur. C’est sur l’idée du bien lui-même que le Stoïcien doit régler sa conduite et non sur l’exemple des autres hommes. La vue de ce que font les autres doit nous détourner de les imiter. Le philosophe exprime ici son dédain pour la folie des hommes ; c’est un lieu commun du Stoïcisme. » — Cette interprétation me semble très ingénieuse et je l’adopterais volontiers : mais je crains que M. Couat n’ait fait quelque violence au texte grec. Au lieu de τοὺς φρονίμους, il a lu, ce me semble, les mots : τοὺς φρωνιμωτάτους αὐτούς. Supprimez les termes correspondants de sa traduction, « même » et « plus », qu’il a cru devoir ajouter, et le sens de la pensée change complètement.

    Gataker et Schultz avaient également senti la nécessité de modifier le texte : la correction de l’un est par trop facile ; celle de l’autre, trop hasardeuse ; à ne considérer que les impossibilités paléographiques, aucune de ces conjectures ne me semble valoir le αὐτοὺς de M. Couat. Mais était-il tant besoin de faire une conjecture ? Je m’en tiens, pour ma part, au texte des manuscrits : j’entends que Marc-Aurèle s’invite à comparer deux genres d’hommes, deux séries d’actes, et qu’il ne prononce pas son jugement. C’est donc à moi à deviner et à compléter sa pensée, ou plutôt à y répondre pour lui et comme lui ; à dire, soit : « Eh bien, la différence est nulle, » comme M. Couat ; soit : « c’est en effet tout le contraire, » comme Pierron. Selon la conclusion que je tirerai, le sens de la pensée sera changé. Mais le traducteur n’a pas à présumer cette conclusion, je veux dire à m’imposer la sienne, en remaniant le texte.

    Je ne crois pas, d’ailleurs, que Marc-Aurèle se fût fait ici la réponse que lui prête M. Couat. À la pensée VII, 34, à laquelle se réfère celui-ci, il n’est point question des sages, pas même des plus sages, mais seulement de ces gens, qui, là comme ici, s’appellent αὐτῶν. Au contraire, l’opposition des sages et… des autres est reprise plus loin (VIII, 3), et à la confusion des autres : et, pourtant, si les sages se nomment Diogène, Héraclite et Socrate, les autres sont Alexandre, César et Pompée.

    J’ai laissé subsister le mot « âmes » (cf. supra IV, 22, en note ; infra VI, 8, et la note) comme traduction de ἡγεμονικά, que j’ai interprété de façon plus précise au début de la pensée suivante. On aurait pu, ce me semble, écrire ici : Vois ce qui les mène, et vois même les sages, ce qu’ils évitent et ce qu’ils recherchent. — Sur la valeur de αὐτῶν, cf. supra IV, 16 ; infra VI, 6, en note.]

  73. [Aug. Couat accepte ici la conjecture de Gataker, comblant une lacune évidente du texte par les mots καὶ τῷ παρὰ φύσιν.]
  74. [Couat : « substance. » — Voir plus haut IV, 21, et la dernière note. C’est d’ordinaire αἰτία, et non ψυχή, qui s’oppose à οὐσία. Ici encore, ψυχὴ et αἰτία nous apparaissent donc comme synonymes (cf. aussi V, 23, et la longue note).]
  75. [Var. : « et voici qu’un autre est emporté à son tour et qu’un autre va l’être. »]
  76. [Conjectures de Gataker et de Schultz : ὰπηρτημένων μόνον.]
  77. La dernière phrase de ce morceau est inintelligible, et il n’est pas douteux que le texte en soit altéré. Voici ce texte d’après les manuscrits P, A, D : καὶ ὄτι οὺ δεῖ παῖδας τοκέων ὦν τοῦτ′ ἔστι κατὰ ψιλόν, καθότι παρειλήφαμεν. Ce qui rend d’ailleurs plus difficile encore la restitution du passage, c’est que toute cette pensée de Marc-Aurèle est composée de préceptes détachés ; on ne peut être aidé ici par la suite nécessaire des idées. Il semble toutefois que cette phrase se rattache à la précédente. En effet, toutes deux commencent de même ; les infinitifs dépendant de οὺ δεῖ, c’est-à-dire ποιεῖν καὶ λέγειν, exprimés dans la première phrase, sont vraisemblablement sous-entendus dans celle-ci. Cela admis, la logique ou la suite naturelle de la pensée amène la conjonction ὥσπερ, qui est déjà dans la phrase précédente, et que Gataker a très justement introduite dans celle-ci. Le sens serait donc : « Il ne faut pas agir et parler comme, etc. » Gataker a continué le sens en conservant les mots donnés par les manuscrits, mais en les intervertissant, et il arrive à l’interprétation suivante : « Il ne faut pas agir ni parler comme des enfants et dire simplement : nous avons reçu cela de nos parents, — ὄτι οὺ δεῖ ὥσπερ παῖδας, τουτέστι, κατὰ ψιλὸν, καθότι τῶν τοκέων παρειλήφαμεν. » Je doute qu’il soit possible d’accepter la construction τῶν τοκέων παρειλήφαμεν ; en outre, il est bien difficile d’expliquer l’interversion de mots attribuée aux manuscrits. Il me semble que toute la difficulté est dans les deux mots παῖδας τοκέων, qui sont très probablement altérés. Je serais tenté de lire : παιδαγωγοῦντας. En définitive, je reconstitue ainsi la phrase : « καὶ ὄτι οὺ δεῖ ὥσπερ παιδαγωγοῦντας ὦν τοῦτ′ ἔστι κατὰ ψιλόν, καθότι παρειλήφαμεν = N’imitons pas le pédagogue qui aux questions indiscrètes de ses élèves n’a pas d’autre réponse à opposer que : c’est la tradition. » C’est-à-dire : ne parlons et n’agissons que d’après notre raison. Le participe παιδαγωγοῦντας correspond ainsi au participe καθεύδοντας de la phrase précédente. Ces constructions sont fréquentes dans Marc-Aurèle. Bien entendu, je ne présente cette correction que comme une hypothèse, excusée par l’état du texte.
  78. [Couat : « trois. » De même à la ligne suivante.]
  79. [Héliké, ville de la fédération achéenne, avait été, dit Polybe (II, 41), engloutie par la mer avant la bataille de Leuctres.]
  80. [Couat : « petit amas de muqueuses hier. » — La même expression se retrouve un peu plus bas (VI, 13), au cours d’une phrase d’une singulière crudité.]
  81. [Couat : « en louant la terre nourricière et en remerciant l’arbre qui l’a engendrée. »]
  82. [Var. : « je vis exempt de chagrin. »]
  83. [Couat : « Pourquoi donc cet accident serait-il un malheur plutôt que n’est un bonheur la manière de le supporter ? »]
  84. [Cf. supra IV, 8.]
  85. [Ainsi la nature humaine a une volonté, à laquelle Marc-Aurèle ne conçoit pas que s’oppose la volonté de l’homme. Quelle part de liberté nous laisse, quelle conception de la liberté implique une telle doctrine ? Cf. supra II, 11 ; infra VI, 8 ; XI, 20 ; V, 10 ; V, 29 ; VIII, 48, et les notes.]
  86. [Cf. supra IV, 1 : De cela même « qui est dirigé contre lui le sage fait la matière de son action. » — D’où il suit, ajoute ici Marc-Aurèle, que ce que nous appelons un malheur est en réalité la condition du bien moral. — Ainsi s’enchaînent par la théorie de l’action sous réserve deux grands problèmes de métaphysique : celui de l’optimisme et celui de la liberté.]
  87. [Couat : « Souviens-toi de cette règle. » — J’ai déjà eu l’occasion de citer le vers de Juvénal (cf. la note à la pensée IV, 30) qui me semble justifier la traduction de δόγματα par « dogmes ».]
  88. μὴ οὗν ὡς πρᾶγμα. — Cette phrase est très elliptique, mais le sens en est clair, et je ne crois pas qu’il y ait lieu d’y rien ajouter pour l’éclaircir.
  89. [D’après Stobée (Ecl., II, 164), la πρόθεσις, que M. Couat traduit par les mots « plan de conduite », se définissait pour les Stoïciens exactement ainsi : σημείωσις ἐπιτελέσεως. Par la πρόθεσις, on se signifie tel acte à accomplir. N’est-ce pas, en un sens, le « ferme propos » des théologiens ?]
  90. σιρατείας est très douteux. Reiske a proposé τερατείας [= des histoires de brigands], qui serait peut-être meilleur.