Pensées de Marc-Aurèle (Couat)/07

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Traduction par Auguste Couat.
Texte établi par Paul FournierFeret (p. 131-157).
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Livre VII

1

Qu’est-ce que le vice[1] ? — C’est ce que tu as vu bien souvent. À propos de tout événement rappelle-toi de même que c’est quelque chose que tu as vu bien souvent. Partout, en haut, en bas, tu trouveras les mêmes choses. Les histoires des temps anciens, celles des temps intermédiaires et des plus récents en sont remplies ; elles se répètent maintenant encore dans nos villes et dans nos maisons. Il n’y a rien de nouveau ; tout est éphémère et accoutumé[2].

2

Les dogmes sont vivants[3] : et comment pourraient-ils périr, si les représentations correspondantes ne s’éteignent pas ? Or, il dépend de toi de les ranimer sans cesse. Je puis, sur tel objet[4], porter le jugement[5] qu’il faut ; si je le puis, pourquoi me troubler ? Ce qui est extérieur à ma pensée ne lui est rien, absolument rien[6]. Comprends bien cette vérité, et tu es debout ; tu peux revivre. Recommence à voir les choses comme tu les voyais [autrefois][7] ; c’est là revivre.

3

Vaines et pompeuses processions, spectacles représentés sur la scène, défilés de troupeaux grands et petits, combats singuliers, c’est un os que l’on jette aux chiens, de la nourriture qu’on lance aux poissons dans les viviers, ce sont des agitations de fourmis[8] traînant leur fardeau, des fuites de souris effarées, des marionnettes qu’un fil fait aller[9]. Assistes-y donc avec des dispositions bienveillantes, et sans te rengorger avec dédain. Mais sache que chacun vaut ce que valent les choses pour lesquelles il se passionne[10].

4

Il faut suivre mot par mot les discours et dans les actes observer chaque intention[11]. Ici, vois immédiatement à quel but tend l’action[12] ; là, ce que signifient les paroles.

5

Est-ce que mon intelligence suffit à telle œuvre, ou non ? Si elle y suffit, je m’en sers comme d’un instrument qui m’a été donné par la nature universelle. Si elle n’y suffit pas, je cède la place au plus capable d’accomplir le travail, à moins que[13] ce ne me soit un devoir : en ce cas, j’agis comme je peux, en m’adjoignant celui qui, avec l’aide de mon principe dirigeant, pourra réaliser cette œuvre opportune et utile au bien commun. Il faut [en effet] que ce que nous faisons par nous-mêmes ou avec le secours d’autrui n’ait pas d’autre but que l’utilité de l’univers et soit en harmonie avec lui.

6

Combien de personnages sont déjà tombés dans l’oubli, après avoir été célébrés par d’autres, et combien parmi ceux qui les ont célébrés ont depuis longtemps disparu !

7

Ne rougis pas d’être secouru. Comme un soldat dans l’assaut d’un rempart, tu as à accomplir la tâche qui t’est échue. Que feras-tu donc si ta jambe boiteuse ne te permet pas de monter seul sur le créneau, tandis que tu pourrais y parvenir avec l’aide d’un autre[14] ?

8

Ne t’inquiète pas de l’avenir ; tu y arriveras, s’il le faut, portant avec toi cette même raison[15] dont tu te sers pour le présent.

9

Toutes les choses sont entremêlées, et le lien qui les enchaîne est divin. Il n’y en a pour ainsi dire point qui soient étrangères l’une à l’autre. Elles ont été arrangées ensemble et contribuent à l’ordre du même univers. Il n’y a qu’un univers fait de l’ensemble des choses, un seul Dieu dans toutes les choses, une seule matière, une seule loi, la raison commune[16] à tous les êtres intelligents, une seule vérité : car il n’y a qu’une seule perfection pour tous les êtres de même origine et participant à la même raison.

10

Toute matière disparaît bientôt dans la substance universelle, toute cause rentre bientôt dans la raison universelle, toute mémoire est bientôt ensevelie dans la durée éternelle[17].

11

Pour l’être raisonnable, la même action est à la fois conforme à la nature et à la raison.

12

Sois droit et non redressé[18].

13

Le même rapport qui unit dans l’individu les membres du corps associe entre eux les êtres raisonnables, constitués pour une action commune[19]. Cette pensée se présentera avec plus de force à ton esprit si tu te dis souvent à toi-même : je suis un membre de l’organisme que constituent les êtres raisonnables. Mais si, au lieu de « membre »[20], tu dis « une partie », c’est que tu n’aimes pas encore les hommes du fond du cœur ; tu ne comprends pas encore la joie[21] qu’il y a dans une bonne action : tu ne la fais encore que parce que c’est bien[22], non parce que tu t’obliges tout le premier.

14

Arrive ce qui voudra du dehors à ce qui peut en moi souffrir de ces attaques. Ces parties qui souffrent se plaindront si elles le veulent ; mais moi, si je ne juge pas que cet accident est un mal, je ne suis pas atteint. Or, je puis ne pas le juger.

15

Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, il faut que je sois homme de bien ; ainsi, l’or, ou l’émeraude, ou la pourpre pourrait répéter : quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, il faut que je sois émeraude et que je garde ma couleur.

16

Le principe dirigeant ne se fait pas obstacle à lui-même, j’entends qu’il ne se crée à lui-même ni crainte ni désir[23]. Si quelque autre peut l’effrayer ou l’affliger, qu’il le fasse. Par lui-même, en effet, et par son propre jugement, il ne donnera pas ce tour[24] à ses pensées.

Que mon corps cherche à ne pas souffrir[25], s’il le peut, et qu’il dise s’il souffre. Mais mon âme, qui est celle qui éprouve la crainte ou le chagrin, et à qui seule il appartient d’en juger, mon âme ne souffrira pas si elle[26] ne se pousse pas elle-même à juger qu’elle souffre.

Le principe dirigeant n’a par lui-même aucun besoin extérieur, à moins qu’il ne s’en crée ; par suite, il est tranquille et libre, à moins qu’il ne se trouble et ne s’embarrasse lui-même.

17

Le bonheur c’est d’avoir un bon génie ou un bon principe dirigeant[27]. Que viens-tu donc faire ici, ô imagination ? Va-t-en, par les Dieux ! comme tu es venue ; je n’ai pas besoin de toi. Tu es venue selon ta vieille habitude. Je ne t’en veux pas, mais va-t-en.

18

Crains-tu le changement ? Mais rien peut-il se produire sans changement ? Le changement n’est-il pas ce qu’il y a de plus cher[28] et de plus propre à la nature universelle ? Toi-même peux-tu prendre un bain sans changer les souches pour le chauffer[29] ? Peux-tu te nourrir sans changer tes aliments ? Peut-on subvenir à aucune des nécessités de la vie sans changement ? Eh bien, que tu changes toi-même, ne vois-tu pas que c’est la même chose et que c’est également nécessaire à la nature universelle ?

19

À travers la matière universelle, comme à travers un torrent, passent tous les corps ; ils ne font qu’un[30] avec elle et coopèrent avec elle comme nos membres entre eux[31].

Combien le temps n’a-t-il pas englouti de Chrysippes, de Socrates, d’Épictètes ? Fais la même réflexion à propos de tout homme et de toute chose[32].

20

Une seule chose me tourmente, c’est la crainte de faire ce que la constitution de l’homme ne veut pas ou d’agir autrement qu’elle ne le veut, ou de faire ce qu’elle ne veut pas en ce moment.

21

Bientôt, tu auras tout oublié ; bientôt aussi, tu seras oublié de tout.

22

C’est le propre de l’homme d’aimer ceux qui le frappent. Tu y arriveras en te souvenant qu’ils sont tes frères, qu’ils ont agi par ignorance, qu’ils sont coupables sans le vouloir[33], que vous mourrez bientôt les uns et les autres, et, avant tout, qu’on ne t’a pas fait de mal, puisqu’on n’a pas rendu le principe directeur de ton âme pire qu’il n’était auparavant[34].

23

Avec la substance universelle, comme avec une cire, la nature universelle vient de fabriquer un cheval ; elle l’a ensuite défait et s’est servie de la même matière[35] pour créer un arbre, puis un homme, puis quelque autre chose[36]. Chacun de ces êtres n’est apparu[37] que pour peu de temps. Il n’est pas plus extraordinaire pour un coffre d’être détruit que d’être construit.

24

[Un visage irrité est tout à fait contraire à la nature ; il en résulte souvent que l’éclat de la beauté disparaît et finit par s’éteindre sans pouvoir jamais se ranimer. Mais ce qu’il faut tâcher de comprendre, c’est que la colère elle-même est contre la raison ; car, si nous perdons jusqu’au sentiment de nos fautes, quel motif de vivre nous reste-t-il[38] ?]

25

La nature qui régit l’univers va bientôt changer toutes les choses que tu vois ; de leur matière[39] elle en fera d’autres, et d’autres encore de la matière de celles-ci, afin que le monde soit toujours jeune.

26

Lorsque quelqu’un s’est mal conduit à ton égard, demande-toi tout de suite quelle idée du bien ou du mal lui a inspiré cette conduite. Cette considération t’inspirera de la pitié pour lui ; tu n’auras plus ni étonnement ni colère. Ou, en effet, tu as encore la même idée que lui ou une idée semblable de ce qui est bien : tu dois donc lui pardonner. Ou, au contraire, tu ne juges plus comme lui du bien et du mal : il ne t’en sera que plus facile de te montrer bienveillant pour son aveuglement.

27

Ne pense point aux choses que tu n’as pas, comme si elles étaient plus agréables que celles que tu as[40] ; fais plutôt le compte des biens les plus précieux que tu possèdes, et souviens-toi avec reconnaissance de ce qu’il aurait fallu faire pour les rechercher, si tu ne les avais pas. Prends garde en même temps, à force d’y trouver du plaisir, de t’habituer à les estimer au point d’être troublé si jamais ils venaient à te manquer.

28

Concentre-toi en toi-même ! La nature du principe raisonnable qui nous dirige est de se suffire à soi-même en agissant conformément à la justice, et d’y trouver la tranquillité[41].

29

Efface tes impressions, contiens l’agitation de ton âme[42]. Circonscris dans la durée le moment présent[43]. Connais les événements de la vie, de la tienne comme de celle d’autrui[44]. Divise et partage tout objet[45] en principe efficient et en matière[46]. Pense à ta dernière heure. Si l’on a commis une faute envers toi, laisse cette faute à son auteur.

30

Il faut suivre ce qu’on nous dit en y appliquant fortement notre pensée ; il faut que notre esprit[47] pénètre dans les choses et dans leurs causes.

31

Éclaire-toi de simplicité, de pudeur, d’indifférence pour tout ce qui est entre la vertu et le vice[48]. Aime le genre humain. Suis Dieu[49]. Voici un poète[50] qui dit : « Tout est réglé par des lois. » On dit aussi[51] que les éléments seuls existent. Il suffit de se rappeler que tout est réglé par des lois[52].

32

Sur la mort. S’il n’y a que des atomes[53], elle n’est qu’une dispersion ; si le monde est un tout[54], elle n’est qu’extinction ou déplacement[55].

33

Sur la douleur. Si elle est intolérable, elle nous emporte ; si elle dure, c’est qu’elle est supportable ; la pensée peut, d’ailleurs, en s’isolant[56], assurer sa tranquillité, et le principe dirigeant demeure intact. C’est aux parties maltraitées par la douleur de dire, si elles le peuvent[57], ce qu’elles ont à dire.

34

Sur la gloire. Vois leurs[58] pensées ; vois ce qu’elles fuient et ce qu’elles poursuivent. Vois aussi comment les couches supérieures d’un tas de sable accumulées sur les inférieures les cachent successivement. De même, dans la vie, ce qui s’élève en dernier lieu cache bien vite ce qui l’avait précédé.

35

Pensée de Platon. « Penses-tu qu’une vaste intelligence capable d’embrasser toute la durée et toute la substance considère la vie humaine comme quelque chose de grand ? — C’est impossible, dit-il. — Cet homme ne regardera donc pas non plus la mort comme quelque chose d’extraordinaire ? — Certes non[59]. »

36

Pensée d’Antisthène. « C’est le rôle d’un roi de faire du bien pendant qu’on dit du mal de lui[60]. »

37

Il est honteux que le visage obéisse à la pensée, se compose et s’arrange comme elle le veut, tandis qu’elle ne peut pas se composer et s’arranger elle-même.

38

« Il ne faut pas s’irriter contre les choses, car elles s’en soucient fort peu[61]. »

39

« Donne de la joie aux Dieux immortels et à nous[62]. »

40

« Il faut moissonner la vie comme les épis féconds ; il faut que les uns mûrissent et les autres non[63]. »

41

« Si mes deux enfants et moi nous avons été négligés par les Dieux, cela même a une raison[64]. »

42

« Le bien et la justice sont avec moi[65]. »

43

Il ne faut ni se lamenter avec personne ni s’agiter.

44

Pensées de Platon. « Et moi je lui répondrais justement en ces termes : « Tu as tort, mon ami, de croire qu’un homme de quelque valeur doive calculer la chance qu’il a de vivre ou de mourir, au lieu d’examiner seulement si chacune de ses actions est juste ou injuste, digne d’un homme de bien » ou d’un méchant. »

45

« Oui, Athéniens, en vérité, je suis d’avis que tout homme doit affronter le danger au poste qu’il s’est assigné lui-même, le jugeant le meilleur, ou que lui a assigné son chef. Il ne doit tenir compte ni de la mort ni de quoi que ce soit, au prix de la honte[66]. »

46

« Mais prends garde, mon ami, que le courage et la vertu ne soient tout autre chose que de conserver la vie aux autres et à soi-même : n’est-il pas vrai que l’homme véritablement digne de ce nom doit laisser de côté tout souci de la durée de son existence, ne point s’attacher à la vie, mais s’en remettre à Dieu de ce soin, et, se fiant à cet adage des femmes, que personne ne peut éviter le destin, chercher, en outre, de quelle manière il usera le mieux possible du temps qu’il doit vivre[67] ? »

47–48

« Considère les mouvements des astres comme si tu les suivais dans leur course, et réfléchis aux changements réciproques des éléments. De telles idées nous purifient des souillures de la vie terrestre. »

Cette pensée de Platon est belle. Ainsi[68], quand on discourt sur les hommes, il faut considérer comme d’un lieu élevé[69] [toutes] les choses de la terre, troupeaux, armées, labours, mariages, divorces, naissances, morts, agitation des tribunaux, contrées désertes, races variées et barbares, fêtes, lamentations, places publiques, tout ce mélange, tout cet ordre fait d’éléments contraires.

49

Remonte dans ta contemplation jusqu’aux événements passés. Que de changements d’hégémonies ! Tu peux aussi prévoir l’avenir. Il sera tout pareil au passé. Nous ne pouvons pas sortir du rythme des choses qui se passent présentement. Observer quarante ans de la vie humaine[70] est donc la même chose que d’en observer dix mille. En effet, que verras-tu de plus ?

50

Autre pensée :

« Ce qui est issu de la terre rentre dans la terre ; ce qui est né de l’éther retourne à l’espace céleste[71]. »

Sinon[72], ce sont des combinaisons d’atomes qui se désagrègent ; de même ensuite se dispersent ces éléments insensibles.

51

Encore :

« Par des mets, des boissons et des sortilèges, ils essaient de détourner la marche de la destinée, et d’éviter la mort. Il faut supporter le vent qui souffle, envoyé par les Dieux, et souffrir des maux lamentables[73]. »

52

Que l’on soit[74] plus habile lutteur[75] que toi, mais non plus dévoué au bien commun, ni plus modeste, ni plus intrépide[76] en face des événements, ni plus indulgent pour l’aveuglement du prochain.

53

Quand on peut accomplir un acte conforme à la raison commune aux Dieux et aux hommes, on n’a rien à craindre : car on ne doit appréhender aucun dommage, dès qu’on peut trouver profit à diriger[77] son énergie dans la bonne voie, celle que marque[78] la constitution.

54

Partout et toujours il dépend de toi de te contenter pieusement des conjonctures présentes, de traiter avec justice les hommes avec lesquels tu es présentement en rapport, de mettre tout ton art à éclaircir l’idée présente en ce moment à ton esprit, afin qu’il ne s’y glisse rien dont tu ne sois parfaitement sûr[79].

55

Ne regarde pas autour de toi dans le principe directeur d’autrui[80] ; mais regarde en face de toi où te conduit la nature, la nature universelle par ce qui t’arrive, ta nature propre par ce que tu as à faire[81]. Chacun doit agir suivant sa constitution[82] ; or tout le reste a été fait pour les êtres raisonnables, puisque partout l’inférieur a été fait pour le supérieur ; quant aux êtres raisonnables, ils ont été faits les uns pour les autres. Ce qui est supérieur dans la constitution de l’homme, c’est donc le sentiment de la solidarité. En second lieu, vient la résistance aux ébranlements que subit le[83] corps, car c’est le propre de la raison et de la pensée, dans leurs mouvements, de s’enfermer dans leur domaine et de ne se laisser vaincre ni par les mouvements de la sensation ni par ceux des tendances, qui tous les deux appartiennent à la vie animale. Le mouvement de la pensée veut la prééminence ; il ne consent pas à obéir. Cela est juste, puisque la pensée est faite pour se servir des autres forces. En troisième lieu, il est dans la constitution de l’être raisonnable[84] de réfléchir et de ne pas se laisser tromper. Que le principe dirigeant s’attache à ces règles et poursuive tout droit sa route ; il aura ainsi ce qui est à lui[85].

56

Il faut, comme si l’on était mort, ou comme si l’on n’avait dû vivre que jusqu’au moment présent, vivre toujours le reste de notre existence comme par surcroît et conformément à la nature.

57

Aime uniquement ce qui t’arrive, la destinée qui a été faite pour toi ! Que peut-il y avoir de mieux réglé[86] ?

58

À propos de chaque événement de ta vie, aie devant les yeux ceux à qui pareille chose est arrivée, et qui en ont été affligés, surpris, et se sont plaints. Où sont-ils maintenant ? Ils ont disparu. Pourquoi donc veux-tu les imiter ? Pourquoi, laissant ces agitations contraires à la nature à ceux qui les provoquent et les subissent, ne t’appliques-tu pas de toute ta force à tirer parti des événements[87] ? Ils te seront utiles, en effet, en devenant la matière de ton effort[88]. Mets seulement ton attention et ta volonté à conserver dans toutes tes actions ta beauté morale, et souviens-toi[89] [en outre] que l’objet même de l’action est indifférent.

59

Regarde au dedans de toi-même ! C’est au dedans qu’est la source du bien ; elle peut [toujours] en jaillir, pourvu que tu fouilles toujours.

60

Il faut que le corps lui-même ait une attitude ferme et ne s’abandonne ni dans ses mouvements ni dans son maintien. La pensée se manifeste sur le visage et y fait régner l’expression de l’intelligence et de la modestie ; il faut aussi demander au corps tout entier quelque chose d’analogue. Mais que ce soit toujours sans affectation.

61

L’art de vivre ressemble à celui de la lutte plus qu’à celui de la danse ; il faut y être prêt aux coups imprévus et les attendre debout, sans tomber.

62

Examine sans cesse ce que valent ceux dont tu voudrais invoquer le témoignage, et ce qu’est leur principe dirigeant. Tu ne blâmeras plus les erreurs involontaires[90] et tu n’auras plus besoin de leur témoignage, quand tu auras été jusqu’à la source de leurs opinions et de leurs tendances.

63

C’est malgré elle, dit le philosophe[91], qu’une âme, quelle qu’elle soit, est privée de la vérité. Il en est donc de même de la justice, de la tempérance, de la bienveillance et de toute vertu semblable. Il est tout à fait nécessaire de ne jamais l’oublier ; tu seras alors plus doux pour tout le monde.

64

À propos de toute douleur, rappelle-toi qu’elle n’a rien de honteux, et qu’elle n’altère pas ton intelligence, à qui tu obéis. Elle ne lui porte, en effet, aucune atteinte en tant que raisonnable[92] et sociable. Dans la plupart de tes douleurs, appelle aussi à ton aide cette maxime d’Épicure, qu’aucune souffrance n’est ni insupportable ni éternelle, pour peu que l’on réfléchisse à ses limites, et qu’on n’y ajoute pas par l’opinion qu’on s’en fait[93]. Souviens-toi encore que beaucoup de nos sensations, de même nature que la douleur, nous tourmentent sans qu’on s’en aperçoive, par exemple l’envie de dormir, l’extrême chaleur, le manque d’appétit. Lorsque tu es gêné par quelqu’une de ces incommodités, dis-toi donc à toi-même : je m’abandonne à la douleur.

65

Prends garde d’avoir pour « les hommes indignes de ce nom » les sentiments que « les hommes » ont pour « les hommes »[94].

66

D’où savons-nous que Télaugès[95] ne valût pas [moralement][96] mieux que Socrate ? Il ne suffit pas, en effet, que Socrate ait eu une mort plus glorieuse, qu’il fût plus habile à discuter avec les sophistes, plus courageux à supporter le froid pendant la nuit, qu’invité à conduire en prison le Salaminien[97], il ait généreusement refusé d’obéir, ni enfin qu’il marchât la tête haute dans les rues[98]. C’est à cela surtout que l’on peut faire attention, si encore cela est vrai[99]. Mais ce qu’il faudrait examiner, c’est quelle âme avait Socrate, s’il savait se contenter d’être juste avec les hommes, pieux à l’égard des Dieux, sans s’indigner contre la méchanceté des uns, sans s’asservir à l’ignorance de personne ; s’il n’accueillait point comme n’étant pas faits pour lui les événements que lui réservait l’univers, ou s’il ne les subissait pas comme un fardeau intolérable ; si son esprit ne sympathisait pas avec les ébranlements de sa chair [passive][100].

67

La nature ne t’a pas tellement mêlé[101] au composé dont tu fais partie, que tu ne puisses te renfermer en toi-même et rester maître de ce qui est à toi. Il est très possible d’être un homme divin sans être connu de personne. Souviens-toi toujours de cela ; rappelle-toi aussi qu’il faut bien peu de chose pour vivre[102] heureux. Si tu désespères d’exceller dans la dialectique ou dans la physique[103], ne renonce pas pour cela à être libre, modeste, animé du sentiment de la solidarité et obéissant aux Dieux[104].

68

Tu peux vivre à l’abri de toute violence, dans le plus parfait contentement de l’âme, quand même tous les hommes crieraient contre toi à l’envi, quand même les bêtes sauvages déchireraient tes membres, matière mêlée qui s’épaissit autour de toi[105]. Qu’est-ce qui empêche ta pensée, parmi ces accidents, de garder sa sérénité, par le jugement véridique qu’elle porte sur ce qui l’entoure, et par l’usage qu’elle est prête à faire de tout ce qui survient ? Le jugement[106] dirait ainsi à l’objet qui s’offre à lui : « Voici tout ce que tu es dans ton fond matériel[107], bien que, d’après l’opinion, tu sembles être autre chose. » Et le pouvoir d’en faire usage lui dirait : « Je te cherchais ; tout ce qui s’offre à moi m’est une matière[108] à exercer la vertu d’un être raisonnable et citoyen du monde, l’art propre à l’homme ou à Dieu. Tout événement m’unit plus intimément à Dieu ou à l’homme[109], aucun n’est pour moi ni nouveau ni intraitable ; tous, au contraire, me sont connus[110] et d’un maniement facile. »

69

Vivre chaque jour comme s’il était le dernier, sans agitation, sans torpeur, sans dissimulation, voilà en quoi consiste la perfection morale.

70

Les Dieux, qui sont immortels, ne s’indignent pas à l’idée d’avoir à supporter pendant [tous les instants d’]une telle durée tant d’êtres méprisables [et à quel degré !] ; que dis-je ? ils leur donnent tous leurs soins. Et toi, tu t’y refuses, toi qui es sur le point de disparaître, toi qui es un de ces êtres méprisables.

71

Combien il est ridicule de ne point chercher à éviter sa propre méchanceté, ce qui est possible, et de vouloir éviter celle des autres, ce qui ne l’est pas !

72

La puissance de raison et de solidarité qui est en nous considère justement comme indigne d’elle tout ce qui n’est ni intelligent ni conforme au bien universel.

73

Quand tu as fait le bien et qu’un autre en a profité, pourquoi rechercher, en outre, comme un insensé, une troisième satisfaction, celle de paraître avoir fait le bien, ou d’être payé de retour ?

74

Personne ne se lasse de ce qui lui est utile. Or, agir conformément à la nature nous est utile. Ne te lasse donc pas de t’être utile à toi-même, en étant utile aux autres[111].

75

La nature universelle s’est mise à créer le monde, et maintenant, ou bien tout ce qui se produit est la lointaine conséquence de son acte initial, ou bien il n’y a pas de raison dans les êtres, même supérieurs, que le principe dirigeant du monde se met à créer individuellement. Rappelle-toi cette vérité ; elle te rendra plus patient à l’égard de bien des choses[112].

  1. [Var. : « la méchanceté. »]
  2. [Lieu commun de la doctrine stoïcienne. Cf. IX, 28 ; IX, 14 ; XI, 1 ; V, 13, note finale, etc.]
  3. [Couat : « Comment les croyances pourraient-elles mourir, si les idées correspondantes… » — M. Couat traduit ainsi la leçon traditionnelle, que M. Stich, a, d’ailleurs, conservée dans son édition : τὰ δόγματα πῶς ἄλλως κτλ. Or, ce texte est suspect. Dans le manuscrit A, il comprend deux mots de plus, d’ailleurs inintelligibles, dont je crains qu’on n’ait trop aisément accepté la suppression : en tête de la phrase, et γὰρ entre πῶς et ἄλλως. La conjecture que M. Stich a trop modestement reléguée parmi ses notes (ζῇ τὰ δόγματα· πῶς γὰρ…) me semble très heureuse : elle respecte scrupuleusement les indications de A, et réduit l’erreur initiale à la chute d’une simple lettre. C’est elle que j’ai traduite ci-dessus. — J’ai, en outre, pour δόγματα et φαντασίαι, conformé la traduction de cette phrase à celle des autres Pensées où l’on peut retrouver les mêmes mots avec le même sens. Pour δόγματα, cf., par exemple, IV, 49, note finale, et la fin de la dernière note à l’article III, 16 ; pour φαντασίαι, la 5e note au même article. La définition qui a été donnée de ce dernier mot (τύπωσις ἐν ἡγεμονικῷ) ne concerne, d’ailleurs, que la « représentation » qui achève la sensation, ce que les psychologues appelleraient l’état fort. Nous voyons ici que l’état faible, c’est-à-dire la représentation que « ranime » la mémoire en l’absence de son objet, ou celle que combine l’imagination d’après nos souvenirs, peut être aussi désigné par φαντασία.]
  4. [Δύναμαι περὶ τούτου ὂ δεῖ ὑπολαμϐάνειν. Marc-Aurèle se sert volontiers du neutre τοῦτο pour exprimer, en l’absence de toute désignation antérieure, l’objet présent de sa pensée, même — et surtout — un objet indéterminé. Cf. supra IV, 9, et, un peu plus bas, le début de l’article 5 de ce même livre VII. On rapprochera cet usage de l’emploi des masculins pluriels αὐτῶν, αὐτοῖς (par exemple IV, 16 ; IV, 38 ; cf. la note à l’article VI, 6) pour désigner telles personnes qu’il est inutile de dénommer plus précisément. — Il était peut-être encore plus nécessaire ici qu’ailleurs de laisser dans l’indétermination l’objet que représente τοῦτο. Toute la suite de la pensée (cf. la 4e et la 5e notes), en effet, oppose à la raison immuable et sûre de ses démarches les choses, sans cesse renouvelées et indifférentes à ses yeux, dont elle tire les jugements et les dogmes. On eût presque pu traduire ici περὶ τούτου par : « n’importe quoi. » ]
  5. [Couat : « concevoir ce qu’il faut. » — En d’autres passages, M. Couat lui-même a traduit ὑπολαμϐάνειν par « juger » (IV, 11), et ὑπόληψις (IV, 7) par « jugement ». Il fallait reprendre ici cette traduction, d’abord parce que le « jugement » est l’acte propre de la « pensée » (διάνοια), ensuite parce que les « dogmes » sont non seulement des concepts, mais bien des « jugements ».]
  6. [Couat : « n’existe pas pour ma pensée. » — Le mot « pour », qui semble répondre exactement au grec πρός, est, en réalité, de sens ambigu. Tout naturellement, la phrase du traducteur nous laisse entendre que « la pensée ne fait nul cas de ce qui est en dehors d’elle ». Or, en grec, la locution οὐδὲν εἷναί πρὸς… ne permet pas une telle équivoque ; elle marque ici le rapport réel, ou plutôt l’absence de tout rapport réel entre le monde extérieur et la pensée, non le jugement de la pensée sur les choses qu’elle veut ignorer. Ici, Marc-Aurèle ne fait que rééditer, sous une forme nouvelle, l’un de ses « dogmes » familiers : « Les choses extérieures ne touchent pas le moins du monde l’âme » (V, 19). Nous avons dit déjà (supra V, 19, voir aux Addenda ; VI, 11, note finale) dans quelles limites son dogme était valable : certes, le psychologue ne peut accepter sans réserves une proposition qui, prise à la lettre, ruinerait les fondements de toute connaissance ; même le moraliste est contraint d’observer qu’en fait il nous arrive souvent, et même malgré nous, d’être ébranlés par le choc des impressions sensibles, et de perdre le rythme « de notre vie morale ». Mais, en droit, le moraliste peut affirmer résolument cet axiome, dans lequel se résume la théorie de la liberté (infra XI, 20, note finale), et sur lequel, par suite, s’appuie toute la morale. Ici, d’ailleurs, Marc-Aurèle en a très nettement apprécié la portée en rappelant que tout jugement se tire des représentations ; quelque forme qu’il donne au dogme, il sera toujours aisé de le comprendre ainsi : « Les choses ne peuvent rien sur l’âme, que la solliciter à les connaître. »

    Son jugement étant toujours libre, et uniforme lorsqu’il est raisonnable, c’est-à-dire vraiment libre, il est certain que « les dogmes — et toute la morale — ne périssent pas ».]

  7. [Couat : « Revois les choses comme tu les voyais. » — Cet imparfait traduit littéralement l’imparfait grec ὡς ἑώρας : mais, au moins en français, il ne désigne pas assez précisément la portion du passé qu’il faut « revivre ». Cf. la fin de la pensée VI, 31, et la note qui la commente.]
  8. [Cf. Sénèque, de Tranq. an., 12 : Inconsultus illis vanusque cursus est ; qualis formicis per arbusta repentibus.]
  9. [Couat : « des contorsions de marionnettes. » — Le verbe νευροσπαστεῖν exprime ordinairement dans les Pensées l’action du désir ou de l’instinct (ὀρμὴ) qui nous mène aveuglément. Ici seulement, il est employé au sens propre. Il y avait quelque intérêt à en donner une traduction littérale : on n’en comprendra que mieux l’acception dérivée.]
  10. [Cf. supra V, 16.]
  11. [Var. : « Il faut suivre mot par mot ce qui se dit et mouvement par mouvement ce qui se fait, » — ces derniers mots effacés au crayon : sans doute ont-ils paru trop vagues à M. Couat. Sa seconde version, que j’ai imprimée ci-dessus, est plus précise que le texte même : ce dont je me garde, d’ailleurs, de lui faire un mérite. Pourtant, il me semble qu’en regard de τοῖς λεγομένοις et à côté de καθ´ ὁρμήν, le sens de τοῖς γινομένοις n’est pas douteux, et qu’on ne court pas grand risque à l’affirmer.]
  12. [Il y a dans le texte, entre les mots σκοπὸν et ἀναφορά, un léger pléonasme que la traduction dissimule. Les trois mots τίς ἡ ἀναφορὰ eussent suffi à exprimer la pensée de l’auteur. Littéralement, ἀναφορὰ signifie « rapport » ; plus spécialement, par opposition à ὔλη et αἰτία, « rapport de finalité, — cause finale, — fin. » C’est le sens qu’il aura constamment au livre XII (10, 18, 20), où nous trouverons (XII, 8) l’expression ἀναφορὰ τῶν πράξεων.]
  13. [Couat : « à moins que mon devoir ne soit de faire autrement ; ou bien j’agis, etc. » Var. : « ou bien je cède la place au plus capable d’accomplir le travail ; ou bien, si mon devoir ne me prescrit pas de faire autrement, j’agis… » — Ces deux versions traduisent l’une la vulgate, l’autre le texte de Reiske, qui a fait passer après la conjonction , c’est-à-dire dans la seconde alternative, la proposition ἐὰν ἄλλως τοῦτο μὴ καθήκῃ. Toutes deux restituent dans la phrase grecque à laquelle elles correspondent un infinitif πράσσειν à côté de τοῦτο ; or, au moins dans la première alternative, avant ἣ πράσσω, cet infinitif n’aurait pu être sous-entendu et ne serait donc tombé que par une faute de copiste ; d’autre part, le texte de Reiske n’est qu’une conjecture, même une conjecture illogique, que condamnera Marc-Aurèle lui-même à l’article VII, 7.

    Il n’était pas nécessaire de toucher à la vulgate. Pour l’entendre, il suffit d’y atténuer, d’y presque annuler le sens d’ἄλλως, en traduisant ἐὰν ἄλλως par « si d’ailleurs… »

  14. [Cet article exprime la même idée que la partie importante de la pensée VII, 5, où nous relevons le verbe καθήκειν (voir la note précédente). Il ne semble pas qu’il y ait une différence de sens appréciable entre les mots τὸ ἐπιϐάλλον ἐνεργεῖν que nous trouvons ici et l’expression τὸ καθῆκον ποιεῖν de la pensée IV, 22. Nous avons signalé ou signalerons à l’occasion (VI, 19 ; VII, 13, en notes) d’autres synonymes possibles de τὸ καθῆκον. — Comme τὸ ἐπιϐάλλον, ὠφελούμενος a ici un sens moral. Voir infra VII, 74, en note, la définition stoïcienne de l’ὠφέλεια.]
  15. [Var. : « muni de cette même doctrine. » — Cf. la note à la pensée IV, 30.]
  16. [Couat : « une seule loi, une seule raison commune… » — Il faut voir dans les mots λόγος κοινὸς πάντων τῶν νοερῶν ζῷων la définition même de la loi. Cf. supra IV, 4.]
  17. [Cf. IV, 21, note finale. Nous avons rencontré à la pensée IV, 14, les deux verbes ἐναφανίζεσθαι et ἀναλαμϐάνεσθαι employés dans le même sens qu’ici.]
  18. ὀρθὸς ἣ ὀρθούμενος. J’ai traduit comme s’il y avait μή, au lieu de . Bien que Marc-Aurèle ait à plusieurs reprises, et même dans le livre VII (§ 7), accordé que l’homme pouvait et devait profiter des conseils et des secours d’autrui pour arriver à la vertu, il me semble qu’il n’aurait pas exprimé cette idée sous la forme de maxime impérative qu’il lui a donnée ici. Il a, d’ailleurs, formulé l’idée contraire, presque dans les mêmes termes, à la fin de l’article 5 du livre III : « ὀρθὸν οὖν εἶναι χρή, οὐχὶ ὀρθούμενον. » Cette maxime, conforme à la doctrine stoïcienne, et écrite avec la concision qui convient à une recommandation de ce genre, n’a sans doute pas été retournée en sens contraire, dans les mêmes termes, par Marc-Aurèle. Il est bien plus probable qu’il l’a seulement répétée.
  19. [Couat : « De même que, chez les individus, les membres sont unis dans le corps, d’après les mêmes principes les êtres raisonnables, quoique séparés, ont été créés pour une action commune. » — Les Stoïciens distinguaient trois types de l’unité. Ils appelaient ἡνωμένα les êtres ou les choses que définit une détermination première ou qualité essentielle : ἡνωμένα… τὰ ύπὸ μιᾶς ἔξεως κρατούμενα, καθάπερ φυτὰ καὶ ζῷα (Sextus Empiricus, adv. Mathem., IX, 78). L’unité collective, formée de l’arrangement ou du groupement des ἡνωμένα, était celle des συναπτόμενα (tels un navire, une maison, une chaîne) et des ἐκ διεστώτων (comme une flotte, une armée, un troupeau). — Cf. Simplicius, 55, ε, et les autres textes cités dans Zeller (Phil. der Gr., III3, p. 97). — Marc-Aurèle ne distingue ici que pour les mieux identifier l’unité de la première et celle de la troisième espèces.

    Nous nous sommes expliqué précédemment sur le sens du mot « constitution » (V, 16, 3e note ; VI, 44, 2e note) et sur les « causes coopérantes » (συναίτια et συνεργά : VI, 42, notes 1 et 2).]

  20. Les deux substantifs μέρος et μέλος (membre et partie) sont opposés de manière à former un jeu de mots intraduisible en français. C’est pour cela que j’ai supprimé dans ma traduction la parenthèse διὰ τοῦ ῥῶ στοιχείου, qui n’aurait aucun sens. [Elle fait, d’ailleurs, si gauchement valoir le jeu de mots de Marc-Aurèle qu’il est presque impossible de ne pas la traiter comme une glose.]
  21. [Couat : « le plaisir de faire du bien ne te donne pas encore une joie absolue ; tu le regardes encore comme un simple devoir de convenance, et pas encore comme un bien que tu te fais à toi-même ; » — et, en note :

    « J’ai adopté, avec Gataker, la leçon καταληκτικῶς au lieu de καταληπτικῶς, qui ne se comprend pas. »

    Je crois, pour ma part, qu’on peut la comprendre. On connaît l’expression stoïcienne φαντασία καταληπτική (supra, p. 17, n. 2 ; Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 82, notes) : est-il impossible de supposer une locution verbale φαντάζεσθαι καταληπτικῶς ? puis d’autres locutions verbales où entrerait le même adverbe, pris toujours dans le même sens ? Nous en trouverons une précisément au livre XI des Pensées, dans le cinquième des dix préceptes qui constituent l’article 18 ; bien que Reiske ait, en ce passage, corrigé, devant ἀποφαίνεσται, καταληπτικῶς en καταλεκτικῶς, la leçon des manuscrits n’est pas douteuse, étant garantie en quelque sorte par la correspondance du verbe καταλαμϐάνειν dans une proposition parallèle. — Or, des textes sûrs cités par Zeller (l. l.) nous apprennent que, pour les Stoïciens, καταληπτικὸς est plus significatif même qu’ἀληθής, et que le premier de ces deux adjectifs distingue parmi les représentations non seulement celles qui ne nous trompent pas, mais celles par lesquelles nous avons la certitude de n’être pas trompés. Dans toutes les locutions verbales que j’imagine, et dont deux au moins se rencontrent dans les Pensées, il est donc permis de traduire l’adverbe grec par les mots : « avec certitude et vérité. » C’est ce que je ferai à l’article XI, 18. Ici, je l’entends de même, si je ne puis pas exprimer de même ce que j’entends. La joie qu’on éprouve à bien faire est, nous dit Marc-Aurèle en un seul mot, une joie « légitime : et, de plus, on a conscience qu’elle l’est ». La fin de la pensée me semble garantir cette interprétation.]

  22. [Tous les traducteurs français de Marc-Aurèle, et parmi eux M. Couat (voir le début de la note précédente), écrivent ici « convenance » ou « bienséance » pour rendre le grec πρέπον. Or, le sens très ample qu’ont primitivement en grec πρέπειν et καθήκειν, et que déjà notre verbe français « convenir » ne retrouve pas tout entier, s’est tout autant restreint et déformé pour devenir ce qu’exprime ordinairement — surtout au pluriel, et en particulier dans les traductions de MM. Couat et Michaud — le mot « convenance », que pour aboutir à l’acception constante de καθῆκον dans les Pensées. Si, comme le reconnaît M. Couat (supra III, 16, note finale), καθῆκον pour Marc-Aurèle (au moins lorsqu’il parle en son nom) ne signifie jamais que le « devoir », et si πρέπον peut signifier « les convenances », l’intervalle de sens serait parfois si considérable entre καθῆκον et πρέπον qu’on pourrait presque les opposer dans une antithèse. Cela ne peut paraître vraisemblable à qui considère d’abord que, dans les Pensées, τὸ καθῆκον admet presque comme synonymes des mots qu’il n’est pas d’usage en grec de faire aller, comme τὸ πρέπον, de pair avec lui : τὸ οἰκεῖον (supra VI, 19), et τὸ ἐπιϐάλλον (supra VII, 7) ; ensuite, que personne, en d’autres passages (VI, 2 ; VI, 30), n’hésite à traduire πρέπον par devoir.

    Ici, — et c’est pour cela que je n’ai pas écrit ci-dessus le mot « devoir », — le contexte me semble marquer pourtant entre καθῆκον et πρέπον une légère nuance de sens et justifier une opinion que j’avais avancée précédemment (III, 16, note finale) : à savoir que καθῆκον a toujours pour Marc-Aurèle la valeur de κατόρθωμα. On se souvient peut-être (cf. ibid.) de la distinction que faisaient les Stoïciens entre les καθήκοντα moyens et les καθήκοντα parfaits, et de la définition du κατόρθωμα (rectum) que donne Cicéron (supra, 1re note du livre III) : ce serait un καθῆκον parfait ; et l’auteur latin ajoute une expression presque intraduisible en français : officium, quod… omnes numeros habet. Il me semble que la présente pensée nous indique précisément le dernier numerus (ἀριθμὸς συμπληρωτικός, dirait Marc-Aurèle) qui doit achever (ἀκριϐοῦν, III, 1) le καθῆκον (ou ἐπιϐάλλον, ou οἰκεῖον, ou πρέπον), et en faire ce que les Stoïciens appelaient le κατόρθωμα et qui, pour Marc-Aurèle, est simplement le seul et le vrai καθῆκον. Le « devoir » ne lui paraît vraiment digne de ce nom que s’il est accompli en connaissance de cause et avec la claire notion de sa raison d’être (cf. la note précédente).]

  23. οὐ φοϐεῖ ἑαυτὸ εἰς ἐπιθυμίαν. Il est évident que cette proposition est incomplète et que le texte est altéré. On a proposé plusieurs corrections, entre autres οὐ λυπεῖ ἑαυτό, justifié par φοϐῆσαι ἢ λυπῆσαι, qui se trouvent à la ligne suivante. On voit, d’ailleurs, qu’il y a opposition entre φοϐεῖ et le verbe qui suit. Je ne vois pas pourquoi l’on ne conserverait pas ἐπιθυμίαν. La crainte et le désir sont toujours associés dans la morale stoïcienne. Je suppose donc que plusieurs mots sont tombés, tels que οὐκ ἄγει ἑαυτό.
  24. [Couat : « il ne s’abandonne pas à de telles impulsions. » — L’expression ἀγαθαὶ τροπαί, à la dernière ligne du livre V, l’emploi de τραπόμενος à la pensée III, 6 (ἐπ´ ἐκεῖνο ἐξ ὅλης τῆς ψυχῆς τραπόμενος), témoignent que τρέπεσθαι et τροπὴ peuvent exprimer l’état d’une âme tournée vers le bien. Cependant il est incontestable que, dans les Pensées, les orientations ou les directions de l’âme que désigne le mot τροπαὶ ne sont en général pas bonnes ; ce sont surtout des « déviations » de la droite ligne, et τροπή, à l’usage, est presque synonyme d’ἀπορτροφή. Par exemple, à la fin de l’article III, 7, où Marc-Aurèle nous recommande de ne pas « donner à nos pensées le tour qui n’est pas celui de la pensée d’un être raisonnable et sociable », par suite, comme j’ai cru pouvoir l’écrire, « de ne pas nous égarer en des pensées étrangères à l’être raisonnable ; » de même, à l’article VII, 58, où M. Couat entendait par ἀλλοτρίας τροπὰς les « agitations contraires à la nature » ; de même encore, au début de la pensée XI, 19, où sont énumérées les τροπαὶ dont il faut se garder.

    L’adverbe ὑποληπτικῶς, que je rencontre ici à côté de τρέπειν, s’explique aussi aisément qu’un peu plus haut (VII, 13) l’adverbe καταληπτικῶς à côté d’εὐφραίνει. Il suffit, de part et d’autre, de convertir la locution verbale en locution substantive (ici : ὑποληπτικὴ τροπή).]

  25. [Cf. VII, 14 ; VIII, 28 ; XII, 1, des expressions analogues. Toutes sont ironiques, puisqu’il est entendu (supra VI, 32) que « le corps ne peut s’intéresser à rien ». On a reconnu le même accent de défi ironique dans la seconde phrase du présent article.]
  26. οὺ γὰρ ἄξεις. Cette seconde personne est suspecte. Le texte des manuscrits donne ἔξεις, qui est évidemment altéré. On a corrigé ce mot de différentes manières. Je traduis comme s’il y avait εἰ μὴ μαράξει ἑαυτό, déjà proposé par Coraï.
  27. J’ai écrit en italique les mots qui traduisent ἢ ἀγαθόν. L’absence d’article prouve qu’ἀγαθὸν n’est pas employé comme un substantif, et que cet adjectif se rapporte à un nom qui a disparu. Ce ne peut être qu’ἡγεμονικόν, [qui a été conjecturé par Gataker et que M. Stich a admis dans son texte. Sur l’identité du « génie » et du « principe directeur », cf. supra V, 27, et la note.]
  28. [Cf. supra IV, 36.]
  29. [M. Couat ne dit pas s’il préfère ici la leçon des manuscrits d’extraits de Marc-Aurèle, μεταϐάλῃς, ou celle de la vulgate, μεταϐάλῃ. Les deux, l’actif et le moyen, peuvent, en effet, s’admettre également. Le tour même de la phrase, qui commence par σὺ δὲ αὐτός, témoigne d’ailleurs que nous avons affaire ici à une seconde personne ; par suite, que μεταϐάλῃ n’est pas pris intransitivement avec τὰ ξύλα pour sujet. C’est sans doute pour affirmer ce sens que M. Couat a ajouté ici un ou deux mots qui manquent au texte grec.]
  30. [Couat : « ils sont de même nature qu’elle. » Var. : « ils font corps avec elle. » — Cette seconde version, qui est celle du second manuscrit, me paraît seule traduire exactement συμφυἢ. Je l’ai modifiée pour éviter la fâcheuse répétition du mot « corps ».]
  31. τὰ ἡμέτερα μέρη. Le texte de l’article 13 du même livre : οἶον… τὰ μέλη κτλ., nous autorise à lire ici μέλη, plutôt que μέρη.
  32. [Zeller (Phil. der Gr., III3, p. 155, en note) rapproche ce passage de l’article XI, 1, où est affirmée la « renaissance périodique » (περιοδικὴ παλιγγενεσία) de l’univers : les Socrates, les Chrysippes et les Épictètes dont nous parle ici Marc-Aurèle ne seraient en réalité qu’un Socrate, un Chrysippe, un Épictète, qui aurait revécu — qui peut dire combien de fois ? — la même vie au retour du même moment de chaque « grande année » (supra V, 13, note finale). À ce compte, ce texte ne prouverait pas, comme l’a cru Pierron, qu’Épictète fût mort à l’époque où son admirateur écrivait les Pensées.]
  33. [Mêmes idées, II, 1 ; un peu partout, dans les Pensées, revient le précepte socratique que « nul n’est méchant volontairement ».]
  34. [C’est à lui seul que le méchant fait tort (IV, 26 ; IX, 4 ; V, 22 : voir la note rectifiée aux Addenda), de même que l’homme de bien « s’oblige tout le premier » (VII, 13).]
  35. [Voici encore un texte qui nous démontre l’équivalence parfaite des mots οὑσια et ὕλη) (« substance » et « matière ») dans la langue du Portique. Ils se présentent ici à deux lignes d’intervalle, et pourraient permuter sans inconvénient. Pour éviter au lecteur toute méprise sur le sens du mot « substance », j’ai constamment traduit οὑσια comme ὕλη) par « matière ». Cf. IV, 21, note finale ; et, un peu plus haut, la pensée VII, 10.]
  36. [Après avoir rappelé la démonstration (cf. supra IV, 14, note finale) par laquelle Posidonius établit que l’« individu » ne se distingue pas de sa « matière », Stobée (Ecl., I, 436), voulant prouver que l’« individu » est pourtant autre chose que sa « matière », emprunte à Mnésarque une série de comparaisons analogues à celles qu’apporte Marc-Aurèle en ce passage. « Si l’on modèle un cheval, par exemple, » dit Mnésarque, « puis qu’on le brise sous nos yeux et qu’on en fasse un chien, ne pourrons-nous pas dire que quelque chose est qui n’était pas ? » En définitive, tout change pour les Stoïciens, sauf deux choses : la somme totale de matière dans le monde, et, dans l’individu, pendant le temps qu’il vit ou dure, le principe formel qui le définit.]
  37. [Sur la traduction d’ὑπέστη), cf. supra IV, 14, note 1.]
  38. [J’ai traduit le plus littéralement possible cette pensée, qui manque dans le manuscrit d’Aug. Couat. Le texte en est profondément altéré. Pour éviter des restitutions arbitraires, je me suis borné à des corrections très simples, permettant de construire la phrase la plus difficile. Au lieu de « ὅταν πολλάκις ἐναποθνῄσκειν ᾐ πρόσχημα », j’ai lu « ὅταν πολλάκις ἐναποθνῄσκει τὸ πρόσχημα ». Ces corrections suffisent à assurer la suite des idées. Il me semble, en effet, que la pensée se partage en deux démonstrations parallèles dont les termes importants se correspondent de l’une à l’autre : παρὰ φύσιν et παρὰ τὸν λόγονἐναποθνῄσκει et τίς τοῦ ζῆν αἰτία ; — enfin τὸ ἐπίκοτον τοῦ προσώπου et αὐτῷ τοὑτῳ (qu’on pourrait corriger en αὐτὸ τοῦτο, c’est-à-dire αὐτὸ τὸ ἐπίκοτον). Le nœud de la pensée est, à mon sens, dans ces mots αὐτὸ τοῦτο ou αὐτῷ τοὑτῳ, qui opposeraient la colère à l’expression de la colère. Ceux qui ont traduit αὐτῷ τοὑτῳ παρακολουθεῖν πειρῶ par « Tâche de comprendre par là » ou « de conclure de là » n’ont pas rendu compte d’αὐτῷ, et ont dû imaginer, devant l’expression παρὰ τὸν λόγον (ἐστί), un sujet nouveau qui permît d’entendre la dernière phrase.

    Si l’on admet les explications qui précèdent, on verra dans cette dernière phrase le développement non des mots παρακολουθεῖν πειρῶ (« tâche de comprendre »), mais bien de : ὅτι παρὰ τὸν λόγον (« la colère est contre la raison »). La colère nous enlève la conscience de notre faute, comme l’expression de la colère détruit l’harmonie des traits.]

  39. [Couat : « substance. » — Cf. VII, 23, et la 1re note.]
  40. [Couat : « comme si elles étaient agréables, » — et, en note : « ὡς ἤδη ὅντα a été ingénieusement corrigé en ἡδέα ὅντα par Schultz. » — Cette conjecture a été parachevée par Rendall, qui a lu ἡδίω ὅντα, et permis ainsi de comprendre (en l’imputant à l’iotacisme) l’erreur des scribes.]
  41. [Cf. passim, et notamment VI, 8, et la note.]
  42. [Cf. supra VI, 28, et autres textes cités en note.]
  43. [Couat : « circonscris le temps à mesure qu’il s’avance. » — Cf. VI, 36, 1re note.]
  44. [Couat : « observe ce qui arrive à toi ou à un autre. » — Γνωρίζω ne signifie pas « observer », mais « connaître », — soit « savoir », soit « comprendre ». Je préciserai le sens de τὸ συμϐαῖνον lorsque, à l’article VIII, 7, nous rencontrerons ce mot ou plutôt son dérivé (σύμϐασις), dans une énumération où figurent encore, comme ici, le temps, le principe efficient et la matière. La proposition tout entière est aisément expliquée par la dernière phrase de la pensée IV, 33, et la première de la pensée IV, 44. Nous y retrouvons, en effet, le mot τὸ συμϐαῖνον, à côté de l’adjectif γνώριμον. Marc-Aurèle a voulu dire ici : « Fais que tous les événements de la vie te soient connus lorsqu’ils t’arriveront ; — ne sois pas surpris de ce qui peut t’arriver. »]
  45. [Cf. supra VI, 3 et 4, en notes.]
  46. [Couat : « en matière et en forme. » — Cf. IV, 21, note finale.]
  47. [Aristote distingue très nettement la νόησις du νοῦς : l’une est la pensée en acte, l’autre la pensée en puissance. La théorie de la puissance et de l’acte n’est pas stoïcienne ; et ici, en particulier, on ne saurait voir une antithèse entre νόησις et νοῦς sans la chercher aussi entre τοῖς λεγομένοις et τὰ γινόμενα. Or, il est évident que les deux phrases qui constituent cette pensée se complètent et ne s’opposent pas. Même elles échangeraient sans inconvénient leurs premières moitiés : en effet, on ne s’étonnerait pas de lire τοῖς γινομένοις au lieu de τοῖς λεγομένοις ; et nous avons rencontré à l’article VI, 53, les mots : ἐν τῇ ψυχῇ τοῦ λέγοντος γένου. — S’il y a pour Marc-Aurèle une différence de νοῦς à νόησις, c’est simplement celle que marque le suffixe —σις ; comme ποίησις est l’action de ποιεῖν, νόησις est l’action de νοεῖν, ou l’action du νοῦς. Dès lors, les substantifs employés s’expliquent aisément par les verbes qui les précèdent ; et il est, en effet, presque indifférent de dire : « Faire entrer sa pensée dans… » ou « appliquer l’action de sa pensée à… »]
  48. [C’est-à-dire « pour tout ce qui n’est ni la vertu ni le vice », et non, comme le laisse entendre un mot que j’ai dû supprimer dans la traduction de M. Couat, « pour tout ce qui est intermédiaire entre la vertu et le vice. » Il n’y a pas de passage de l’un à l’autre, donc pas de milieu entre eux, bien que, pour les Stoïciens et Marc-Aurèle en particulier, les choses indifférentes s’appellent aussi bien τὰ μέσα que τὰ ἀδιάφορα.]
  49. [C’est-à-dire : « sois libre. » — Cf. III, 9, et VII, 67, derniers mots.]
  50. [D’ailleurs inconnu : les mots cités sont une fin d’hexamètre.]
  51. Voici encore un passage inintelligible. Les manuscrits donnent ἕτι εἰ δαίμονα τὰ στοιχεῖα. Ces mots n’offrent aucun sens. La phrase qui suit immédiatement indique que deux opinions viennent d’être produites, dont une seulement doit être retenue. La première de ces opinions : « πάντα νομιστί, » est empruntée par Marc-Aurèle à un poète. La seconde se trouve donc dans les mots ἕτι εἰ δαίμονα τὰ στοιχεῖα. Partant de là, on est conduit à lire ἕτι δέ, ou ἕτι δὲ καί, ὅτι δέ, ou ὅτι δὲ καί, ἕνιοι δέ, ou ἕνιοι δὲ καί. Ces mots, opposés à ἐκεῖνος μέν φυσιν, annoncent la seconde maxime qui va suivre. Cette maxime se cache sous les mots δαίμονα τὰ στοιχεῖα, qui n’ont pas de sens, et elle appartient soit au poète déjà cité, soit à un autre auteur. Que peuvent être, d’ailleurs, les mots représentés par δαίμονα τὰ στοιχεῖα ? Si on lit, comme nous l’avons fait, ἕτι δὲ καί, ou ἕνιοι δέ, il ne reste plus que μόνα τὰ στοιχεῖα. Mais ces mots peuvent être conservés et l’on arrive au sens que j’ai donné : « on dit aussi que les éléments seuls existent. » Cette affirmation contredit la précédente ; elle n’est donc pas du même auteur, et c’est pour cela que j’ai écrit les mots « on dit », qui interprètent le texte. Nous nous trouvons ainsi en présence d’une idée fréquente dans Marc-Aurèle. Il répète plusieurs fois qu’il y a, pour expliquer le monde, deux hypothèses possibles : Dieu, c’est-à-dire la raison universelle, ou les atomes ; l’ordre ou le hasard. Dans les deux hypothèses, le sage doit être tranquille ; mais la plus vraisemblable des deux est la première. Marc-Aurèle dirait donc, en somme, dans le passage qui nous occupe : « L’un prétend que tout est réglé par des lois, l’autre qu’il n’y a que des éléments. Il suffit, pour la conduite de la vie, de se rappeler la première de ces affirmations. » Ainsi le texte peut s’expliquer aisément, si, en touchant à peine au texte donné par les manuscrits, on sous-entend φασὶν ou φησὶν dans la seconde proposition.
  52. Ἤδη λίαν ὀλίγα. J’ai supprimé dans ma traduction ces trois mots par lesquels se termine la pensée ; je n’ai pu arriver à leur trouver aucun sens satisfaisant. — [On pourrait les entendre, à la rigueur, en donnant à λίαν un sens qu’il a assez souvent dans les Pensées (X, 7, dernière phrase ; VII, 67, seconde phrase ; VII, 24, première phrase), non celui de « trop », mais celui de « tout à fait ». « Je pense, aurait dit Marc-Aurèle, que ces préceptes sont assez peu nombreux ; » en d’autres termes : « Est-ce trop te demander ? » — Avec M. Stich, je considère comme une glose cette phrase pénible et dépourvue d’intérêt ; c’est pourquoi je ne l’ai point admise dans la traduction.]
  53. [Var. : « Si nous sommes faits d’atomes… ; » — plus loin : « si nous sommes un tout. »]
  54. J’ai suivi la correction nécessaire indiquée par Casaubon : εἰ δ´ ἔνωσις, au lieu de ἢ ἔνωσις. Il est facile de voir, d’après la construction de la phrase, comment le copiste a été conduit [l’iotacisme aidant] à écrire , au lieu de εἰ.
  55. [Cf. supra IV, 21, 1re et dernière notes.]
  56. [On peut, ce me semble, admettre cette traduction de κατ´ ἀπόληψιν. Mais j’aimerais mieux, pour ma part, lire κατ´ ἀνάληψιν, qui serait beaucoup plus clair. — Rapprocher de cette phrase le début de l’article IV, 3, et tout l’article VII, 28.]
  57. [Cf. VII, 16, 3e note.]
  58. [Sur ce mot « leurs » (en grec αὐτῶν), cf. IV, 16 ; IV, 38 ; VI, 6, et les notes.]
  59. [République, VI, 486.]
  60. [Épictète, IV, 6 : Βασιλικόν, ὠ Κῦρε, πράττειν μὲν εὗ, κακῶς δ´ ἀκούειν.]
  61. Euripide, Bellérophon.
  62. Origine inconnue.
  63. [Euripide, Hypsipyle.]
  64. Origine inconnue.
  65. Aristophane, Acharniens, 661.
  66. [Apologie, 28, comme la citation précédente.]
  67. [Gorgias, 512.]
  68. [Var. : « Voici une belle pensée de Platon : quand on discourt… » — Cette version est la première de M. Couat. Il n’avait pas pensé d’abord à réunir les articles 47 et 48 que les manuscrits et, d’après eux, les divers éditeurs ou traducteurs de Marc-Aurèle s’accordent à séparer.

    De toute façon, l’une au moins des deux pensées — ou des deux parties de la pensée unique — doit être attribuée à Platon : la première, si l’on rapporte à ce qui précède les mots καλὸν τὸ τοῦ Πλάτωνος, — la seconde, si on les rapporte à ce qui suit et si l’on considère que les mots καὶ δὴ) appartiennent déjà à la citation ainsi annoncée ; — toutes les deux, si l’on ouvre les guillemets après καί δή, qu’on traduirait par : « Et encore. » Dans ce cas, les mots τὸ τοῦ Πλάτωνος désigneraient l’article 47 ; les mots καί δὴ annonceraient l’article 48. Mais il faut reconnaître que καὶ δὴ καὶ et surtout καὶ δὴ καὶ τὸ introduiraient beaucoup mieux que καὶ δὴ une citation nouvelle ; aussi aucun éditeur ni traducteur ne s’est-il arrêté à la troisième hypothèse.

    Si donc il faut choisir entre les deux pensées 47 et 48 celle qui peut être de Platon, — ni l’une ni l’autre n’appartenant aux œuvres conservées du philosophe, — voici trois motifs de se décider pour la première : 1o Elle achèverait naturellement, au lieu de l’interrompre, la série des citations de Platon qui commence à l’article 44. — 2o Elle semble justifier l’étude de l’astronomie ; or les sciences n’attiraient pas Marc-Aurèle (voir, un peu plus bas, la 3e note à la pensée 67), tandis que « nul n’entrait chez Platon s’il n’était géomètre ». — 3o Les deux articles que distinguent dans les textes les numéros 47 et 48 ont exactement le même objet : il y a donc ici soit une citation suivie d’un commentaire, soit une pensée de notre auteur justifiée par une citation qui la suit. La copule καὶ δὴ relie naturellement ces deux parties d’un même tout ; mais, dans la seconde hypothèse, ne devrait-elle pas être placée avant καλὸν τὸ τοῦ Πλάτωνος ? — Je pourrais, enfin, tirer argument du style des deux articles, au moins de celui du second, où l’accumulation de treize substantifs énumérés sans l’aide d’une particule intermédiaire, et l’antithèse finale de παμμιγὲς à συγκοσμούμενον décèlent la manière de Marc-Aurèle ; pour l’article 47, si l’expression τὸν ῥύπον τοῦ χαμαὶ βίου est platonicienne, les verbes à deux préfixes συμπεριθέοντα et ἀποκαθαίρουσι et le tour même des phrases infinitives me laisseraient incertain.

    En ce qui concerne tout le passage, je crois donc très solides les dernières conclusions de M. Couat, qui contredit ici tous les autres traducteurs français. Elles étaient déjà indiquées par la ponctuation du texte de M. Stich, qui n’est pourtant pas allé jusqu’à réunir en une seule les deux pensées.]

  69. ἅνωθεν κατὰ ἀγέλας : κατά, corrigé en κάτω par Casaubon, paraît, en effet, fautif. Un lien semble nécessaire entre ἐπισκοπεῖν ἅνωθεν et l’énumération qui commence par ἀγέλας. Il est donc possible que le texte soit altéré, mais le sens n’est pas douteux.

    [Pour ma part, je lirais volontiers πάντα, au lieu de κατὰ ou de κάτω, et je ponctuerais ainsi : ἐπισκοπεῖν δεῖ καὶ τὰ ἐπίγεια, ὤσπερ ποθὲν ἅνωθεν, πάντα· ἀγέλας κτλ.]

  70. [Cf. XI, 1 : « Un homme de quarante ans… a vu tout ce qui fut et tout ce qui sera. »]
  71. Euripide, Chrysippe.
  72. [Couat : « En d’autres termes, les atomes entrelacés se désagrègent, et de même les éléments insensibles se dispersent, » et, en note :

    « ἢ τοῦτο… καὶ τοιοῦτος. Gataker a cru que et καὶ étaient corrélatifs et qu’il fallait répéter au lieu de καὶ. Mais il n’y a point, à mon avis, d’opposition entre les deux membres de phrase. Marc-Aurèle n’oppose pas, comme il l’a fait ailleurs, les atomes et l’unité de l’univers ; il interprète seulement la pensée d’Euripide qu’il vient de citer, et la traduit dans le langage philosophique. Le premier signifie : « ou si l’on veut s’exprimer autrement, » ce que j’ai traduit par la locution française : « en d’autres termes ; » le καὶ qui précède τοιοῦτος marque simplement la continuation de la même idée. »

    On peut garder de cette note toute la critique de la conjecture de Gataker ; il est certain, en effet, que les « éléments insensibles » dont parle Marc-Aurèle sont les atomes eux-mêmes, dont la dispersion suit naturellement la dissolution de tous les corps qu’ils avaient formés. Encore faudrait-il expliquer les deux mots τοιοῦτός τις, après la conjonction καί. Marc-Aurèle veut-il dire que la « dispersion » est comme la « dissolution », également fatale ou aveugle ? C’est ce que j’ai cru pouvoir comprendre. — Manque-t-il dans nos manuscrits, à côté de διάλυσις, une épithète signifiant « fatale » ou « aveugle », qui rendait clair τοιοῦτός τις ? — Ou bien, τοιοῦτός τις est-il substitué ici à ποιός τις ? — Ou bien est-ce une glose ?

    Quoi qu’il en soit, toute la partie de la pensée qui suit la citation d’Euripide nous place incontestablement dans l’hypothèse atomiste. Dès lors est-il possible de voir en elle la suite et le développement naturel de la citation ? Les vers d’Euripide demandent à être rapprochés de telle pensée (supra IV, 4, 2e note) où Marc-Aurèle, cette fois un peu trop absolu et téméraire, affirme expressément que chaque élément retourne d’où il vient, — et aussi de celle (infra X, 7, depuis les mots : ἢ τροπή, τοῦ μὲν στερεμνίου εἰς τὸ γεῶδες jusqu’à la fin) où il se corrige et déclare avec plus de précision que chaque élément s’en va vers son semblable. Ce sont déjà des vers stoïciens.

    La présente pensée est donc un dilemme, le même que nous avons rencontré un peu plus haut (VII, 32) et que nous retrouverons à l’article X, 7. Le mot ἢ) en sépare les deux alternatives.]

  73. Euripide, Suppliantes, 1111. [Var : « et souffrir sans se lamenter. »]
  74. [Var. : « on peut être plus habile… » — Cette traduction semble justifiée par l’emploi constant dans le texte grec de la négation οὺ ; mais la pensée, ainsi entendue, manque de modestie. Rapprocher l’article V, 5. Je crois qu’il faut sous-entendre ici, au début de la pensée, qui est à peine rédigée, un ou deux mots qui signifieraient : « Puisse-t-on dire de toi : Un tel est plus habile, etc.… » ]
  75. J’ai adopté la leçon καϐϐαλικώτερος, admise par les éditeurs, et la seule intelligible.
  76. Peut-être, au lieu de εὐτακτότερος, faut-il lire ἀταρακτότερος ; le manuscrit A donne ἀτακτότερος.
  77. [Couat : « dès qu’il est possible d’atteindre un but utile en dirigeant… » — Les Stoïciens ne considèrent comme « profit » (ὠφέλεια) que le profit moral, et ils disent (cf. XI, 4) qu’on s’oblige soi-même en obligeant les autres. Cf. infra VII, 74, et la note ; IX, 12, en note.]
  78. [Couat : « dans le sens que marque… » — De cette façon, εὐοδούσης n’est pas traduit.]
  79. [Couat : « d’inintelligible. » — La φαντασία καταληπτική — dont nous avons donné la définition un peu plus haut (VII, 13, avant-dernière note) — est pour les Stoïciens le criterium de la vérité.]
  80. [Couat : « comment se conduisent les autres. » — Cf. supra VI, 18.]
  81. [Ces deux natures sont, d’ailleurs, d’accord entre elles. Cf. supra, p. 80, note finale.]
  82. [Nous voyons une fois de plus ici combien sont parentes, pour Marc-Aurèle, les notions de « constitution » et de « nature ». Ce qui suit va nous montrer l’idée de finalité inséparable de celle de la « constitution ». Cf. supra VI, 44, note finale.]
  83. [Couat : « aux penchants du corps. » — Cf. supra III, 6, 4e note ; V, 26, 2e et 6e notes, etc.]
  84. [Couat : « la nature de la raison est de… »]
  85. [Var. : « tout ce qu’il lui faut. » ]
  86. [Var. : « Quoi de plus en harmonie avec les choses ? »]
  87. [Couat : « à en faire ton profit. » — Αὐτοῖς ne peut représenter ici que le neutre τὰ αὐτὰ de la première phrase. — Théorie de l’ὑπεξαίρεσις : supra IV, 1, dernières lignes et note finale.]
  88. ὕλη σου ἕσται. Gataker a corrigé avec raison σου et substitué σοι.
  89. μέμνησο ἀμφοτέρων ὄτι καὶ διάφορον. Le mot διάφορον est évidemment altéré, et il faut lire, avec Gataker, ἀδιάφορον. Marc-Aurèle veut dire que toute action est par elle-même indifférente et peut être une occasion de vertu.

    Le mot ἀμφοτέρων, dans cette même phrase, ne se comprend pas seul. Gataker a proposé ἐπ´ ἀμφοτέρων, qui ne me paraît guère meilleur. Les deux alternatives indiquées par ce mot ne sont pas suggérées par ce qui précède. Il est probable qu’il y a une lacune après ὄτι et qu’il faut traduire : souviens-toi de deux choses… et que, etc. Le premier membre de la proposition a été omis.

    [Les mots qui manquent ne seraient-ils pas simplement ὲκείνου τε, rappelant ce qui précède ? Je lirais volontiers : καὶ μέμνησο ἀμφοτέρων, ὲκείνου τε καὶ ὄτι ἀδιάφορον κτλ.]

  90. [Involontaires, parce que « nul n’est méchant volontairement ». Cf. supra, p. 48, note 2 ; cf. surtout la pensée suivante.]
  91. [Platon, dans Épictète, Dissert., II, 22.]
  92. ὐλικὴ a été remplacé par λογική. Cette correction, proposée par Casaubon, est certaine : λογικὴ est ici, comme en bien d’autres cas, rapproché de κοινωνική).

    [Malgré le matérialisme absolu des Stoïciens, ὐλική, qualifiant la raison, ne me semble, en effet, pas défendable, surtout chez Marc-Aurèle (cf. IV, 4, et XI, 20, notes finales). Ὕλη lui-même ne s’emploie, au moins chez lui, que par opposition à αἰτία ou à l’idée d’αἰτία ; quand un Stoïcien veut parler de la « matière » du « principe efficient », c’est οὐσία qu’il écrit ; ainsi Chrysippe, définissant la « raison séminale » πνεῦμα κα´ οὐσίαν (supra IV, 14, dernière note). Nous avons dit et répété qu’ὕλη) et οὐσία — « matière » et « substance » — étaient synonymes dans l’école ; peut-être conviendrait-il maintenant d’observer qu’il y avait pourtant des cas où l’on admettait οὐσία, et où ὕλη ne pouvait passer.]

  93. [Couat : « par l’imagination. » — Cf. les derniers mots de la pensée V, 26.]
  94. [C’est-à-dire : « Prends garde de traiter ceux que tu juges indignes du nom d’hommes comme des hommes qui ne s’en jugent pas indignes traitent d’autres hommes qu’ils n’en jugent pas indignes. » Ou encore : « L’homme ne traite pas l’homme comme son semblable ; tâche de voir ton semblable même en celui qui se met hors de l’humanité. » La pensée VII, 70, aide à comprendre celle-ci. À la vérité, nous avons dû non seulement traduire, mais interpréter le texte, qui eût été beaucoup plus clair si, au lieu de τοὺς ἀνθρώπους, τοὺς ἀπανθρώπους et οί ἄνθρωποι, Marc-Aurèle avait écrit τοὺς λεγομένους ἀπανθρώπους ou ἀνθρώπους et οί λεγόμενοι ἄνθρωποι. Mais ces participes λεγομένους et λεγόμενοι ne peuvent-ils pas être suppléés par le ton dont on prononce, ou par les guillemets dont on entoure, ou par l’écriture dont on écrit les noms devant lesquels on les supprime ? N’oublions pas, enfin, que Marc-Aurèle, se parlant à lui-même, ne rédige pas toujours ce qu’il écrit.

    Il ne semble donc pas qu’il y ait lieu ici de modifier le texte. Gataker, au lieu d’οί ἄνθρωποι, avait lu οί ἀπάνθρωποι (traduction : « ne traite pas les inhumains comme ceux-ci traitent les hommes »), ce qui donne, il faut l’avouer, une pensée parfaitement claire. M. Polak (Hermès, XXI, p. 331) regrette que M. Stich ait négligé cette conjecture « élégante ». M. Stich, peut-être trop docile, l’a introduite dans le texte de sa seconde édition. — C’est celui de la première qui est traduit ci-dessus.

    J’ai ajouté les guillemets qui manquaient à la version de M. Couat.]

  95. [Philosophe peu connu, dont Eschine le Socratique avait donné le nom à un de ses dialogues.]
  96. [J’ajoute cet adverbe pour traduire τὴν διάθεσις. Littéralement : « par la disposition, » c’est-à-dire « par la disposition morale », ou (supra, p. 92, note 2) « par la vertu ». La façon même dont nous entendons (voir trois notes plus bas) la phrase la moins certaine de la présente pensée implique la nécessité de ce mot.]
  97. [L’histoire de Léon de Salamine, que les Trente voulaient faire arrêter par Socrate, est racontée dans l’Apologie.]
  98. [Marc-Aurèle reprend ici l’expression même d’Aristophane. « Nous t’aimons, disent les Nuées à Socrate, parce que tu vas dans les rues la tête haute, le regard assuré, les pieds nus… »

    ὄτι βρενθύει τ´ ἐν ταῖσις ὁδοῖς καὶ τὠφθαλμὼ παραϐάλλεις
    κἀνυπόδητος κτλ.(Nuées, 362.)

    Il est possible que ce maintien en ait imposé à la foule ; que ce qui, pour Aristophane, était motif de raillerie, ait été, pour d’autres, motif de respectueux étonnement ; que, d’ailleurs, Socrate n’ait point affecté cette allure. Au fond (voir la note suivante), il n’en valait ni plus ni moins.]

  99. [Couat : « C’est à tous ces points que l’on s’arrête le plus volontiers pour en contrôler l’exactitude, » et, en note :

    « περὶ οὗ καὶ μάλιστ´ ἅν τις ἐπιστήσειεν, εἳπερ ἀληθὲς ἦν. Ménage a proposé, à tort selon moi, ἀπιστήσειεν. Il rapporte περὶ οὗ au dernier membre de phrase seul, où il est fait allusion à la démarche de Socrate dans les rues. Traduction : « on peut douter de la vérité de ce fait. » Mais, à mon avis, περὶ οὗ se rapporte à tout ce qui précède, à l’ensemble des faits énumérés dans la phrase. Marc-Aurèle ajoute que tous ces faits sont ce dont on s’occupe le plus volontiers à propos de Socrate, tandis qu’il faudrait surtout connaître le fond de son âme.

    « Cette phrase, ajoute M. Couat, a été mal comprise parce qu’on a voulu y voir un éloge de Socrate qui n’y était pas. Marc-Aurèle veut montrer, par l’exemple du plus réputé des sages, que la valeur morale consiste non dans l’acte, mais dans l’intention et dans l’effort. Or, cette intention, cet effort ne sont pour ainsi dire connus que de leur auteur. On peut constater les effets de la vertu de Socrate, mais non cette vertu elle-même. L’allusion à la manière dont Socrate portait haut la tête surprend tout d’abord à la fin de la phrase. Marc-Aurèle a terminé par ce détail anecdotique pour mieux faire voir combien le jugement des hommes s’attache à de petites choses. »

    On peut admettre, au début de cette phrase, les mots περὶ οὗ et les comprendre comme M. Couat, encore que le pluriel περὶ ὧν eût été moins équivoque. Mais, dans la dernière proposition, tout étonne : le temps employé (l’imparfait ἦν), et même l’emploi d’un verbe ; puis le doute même que semblerait concevoir Marc-Aurèle sur le courage de Socrate devant la mort, sur son habileté dans la discussion, sur son rôle dans l’affaire de Léon de Salamine. Cette fin de phrase ne se comprend que si on ne l’applique qu’à ce qui est rapporté du maintien et de l’allure de Socrate ; mais alors περὶ οὗ n’a plus le sens que lui donne M. Couat ; il n’en a plus aucun, car c’est la phrase entière qui ne s’explique plus. Cette contradiction de ses deux parties dénote une glose : elle condamne sinon la ligne tout entière, que M. Slich admet difficilement, du moins les trois mots : εἳπερ ἀληθὲς ἦν. L’addition de ceux-ci s’expliquera aisément par une méprise d’un lecteur ou d’un scribe sur le sens d’ἐϐρενθύετο et la portée de περὶ οὗ ; dans une certaine mesure, elle garantit ce singulier.

    J’ai exprimé ci-dessus mon doute en écrivant en italiques la traduction d’εἳπερ ἀληθὲς ἦν.]

  100. [Couat : « avec les impressions de sa chair. » — Cf. supra III, 6, 4e note. — Sur les deux sens possibles des mots « sympathie » et « sympathiser » chez Marc-Aurèle, cf. supra V, 26, 4e et 6e notes. Les Stoïciens n’ont pas toujours dû faire ce distinguo ; ceux-là seuls s’y sont contraints qui, sacrifiant la vérité psychologique à l’idéal moral, ont admis comme un dogme que « les choses extérieures ne touchaient point l’âme ». Nous avons vu que, pour Marc-Aurèle lui-même (V, 19 : note rectifiée aux Addenda ; VI, 11, et la note), ce dogme n’était ni absolu ni intangible. Au temps de Cléanthe, il n’existait pas encore, comme en témoigne une phrase de ce philosophe rapportée par saint Grégoire de Nysse, qui contredit formellement le μὴ… ἐμπαρέχων συμπαθῆ de Marc-Aurèle : Συμπάσχει γὰρ ἡ ψυχὴ τῷ σώματι νοσοῦντι καὶ τρεμομένῳ, καὶ τὸ σῶμα τῇ ψυχῇ.]
  101. οὐχ οὔτως συνεκέρασε. Avec Gataker, j’ai ajouté σε.
  102. [En grec, βιῶσαι, plus précis (supra VI, 15, note 3) que διαζῆσαι, qui va être, d’ailleurs, employé dans le même sens au début de la pensée suivante.]
  103. [Marc-Aurèle nous a déjà fait le même aveu aux dernières lignes du livre I. Là, il rend grâces aux dieux de ne s’être pas « appesanti… à décomposer des syllogismes, à étudier les phénomènes célestes ». — Au livre II, il se donne plusieurs fois le conseil de « laisser là les livres ».]
  104. [C’est précisément cette obéissance qui définit la « liberté » (cf. III, 9 ; VII, 31 ; XI, 20, note finale, etc.).]
  105. [Couat : « les membres de ce composé de matières qui t’enveloppe. »]
  106. [Couat (1er manuscrit) : « En tant que juge, elle peut dire… » Plus bas : « En tant qu’apte à utiliser les choses… » — Le texte grec est autrement hardi que cette traduction. Il donne la parole — comme j’ai dû essayer de le faire en français — non seulement à l’âme, mais aux pouvoirs de l’âme.

    Variante (2e manuscrit) : « Elle peut dire à l’accident comment elle le juge… » Plus bas : « Elle peut lui dire aussi comment elle utilise ce qui se présente à elle… » — Κρίσιν et χρῆσιν ont été pris cette fois pour les régimes et non pour les sujets du verbe λέγειν. Du coup, le texte grec perd la hardiesse dont nous le parions ; je n’ai pas trouvé que cette seconde interprétation en fût plus naturelle.]

  107. [Cf. supra III, 11, 2e note.]
  108. [Cf. la fin de la pensée IV, 1.]
  109. [Var. : « me rend plus dieu ou plus homme. »]
  110. [Cf. supra IV, 33 et IV, 44, dernières lignes ; VII, 29, 3e note.]
  111. [Cette pensée doit être rapprochée du texte suivant, que nous aurons, d’ailleurs, l’occasion (IX, 12, en note) d’expliquer lui-même : « Les Stoïciens, dit Stobée (Ecl., II, 188), pensent que quiconque oblige autrui s’oblige autant par cela même, et que seuls les gens de bien peuvent être utiles ou être aidés : car être utile, c’est retenir dans la vertu ; être aidé, c’est être mû par la vertu. »

    Πάντα τὸν ὁντινοῦν ὠφελοῦντα ἴσην ὠφέλειαν ἀπολαμϐάνειν νομίζουσι παρ´ αὐτὸ τοῦτο, μηδένα δὲ φαῦλον μήτε ὠφελεῖσθαι μήτε ὠφελεῖν· εἷναι γὰρ τὸ ὠφελεῖν ἴσχειν κατ´ ἀρετήν, καὶ τὸ ὠφελεῖσθαι κινεῖσθαι κατ´ ἀρετήν.]

  112. [Cette pensée, dont le texte, d’ailleurs, est bien établi, n’est pas, comme on pourrait le croire, en contradiction avec la plupart de celles où Marc-Aurèle explique l’origine et l’histoire du monde, mais en progrès sur elles. Sa doctrine sur la cosmogonie et la Providence a évolué. Trois séries de textes en marquent les divers moments :

    D’abord, si l’on met à part la conception atomiste, à laquelle il ne s’est jamais arrêté longtemps, il semble admettre également deux hypothèses (VI, 44 ; IX, 28 ; XII, 14) : ou bien le monde a été créé une fois pour toutes (les mots ἅπαξ et πάντως, qui ne sont pas exprimés ici, se trouvent respectivement dans les pensées VI, 44, et IX, 28) ; ou bien les êtres sont créés individuellement, successivement et comme au jour le jour. L’idée de ces créations successives est rendue par les mots ἐφ´ ἔκαστον ὁρμᾷ à la pensée IX, 28 ; ici, par les mots presque identiques ἐφ´ ἂ ποιεῖται ἰδίαν ὁρμήν. Dans le premier cas, tout ce qui existe actuellement résulte de l’évolution logique de la première forme du monde, et était déjà impliqué en elle ; tout a dû être réglé d’avance. C’est ce que Marc-Aurèle exprime en quatre passages (VI, 36 et 44 ; IX, 28, et ici) par les mots κατ´ ἐπακολούθησιν.

    Il y a des moments où l’auteur des Pensées est si indifférent entre ces deux hypothèses que non seulement il nous les présente en même temps, mais les oppose toutes deux — comme également plausibles — à une troisième qu’il réfute aussitôt ; il serait absurde de supposer, dit-il, qu’il y a des Dieux et qu’ils ne s’occupent pas du monde (VI, 44) ; autant vaut (IX, 28) admettre, au lieu de la Providence, le hasard et les atomes. — Or, ici, Marc-Aurèle fait une simplification nouvelle. Il choisit entre les deux hypothèses qui lui restaient ouvertes ; et c’est la seconde qu’il sacrifie. À l’article X, 5, il ne nous proposera plus qu’une seule explication du monde : ce sera le dernier mot de sa doctrine.

    Il paraît pourtant possible de sauver l’hypothèse d’une divinité s’intéressant directement à nous ; même de la concilier avec la doctrine d’un monde déterminé, où notre place et notre rôle sont fixés d’avance. Il est sûr que jamais la divinité ne saurait intervenir dans les affaires du monde pour en transgresser les lois et bouleverser l’ordre établi (c’est ce que signifient ici les mots ἀλόγιστα καὶ τὰ κυριώτατα) ; on peut même dire que Dieu ne s’intéresse à nous que parce qu’il s’occupe de l’univers dont nous faisons partie. Et néanmoins, en se réservant de redresser notre action ou ses suites et de nous faire coopérer, bon gré mal gré (VI, 42), à son œuvre, il a pu nous laisser (supra II, 11, note 2) la liberté de lui désobéir, c’est-à-dire de nous enchaîner (VII, 67, note finale). Ainsi, d’une part, nos écarts n’importent guère à sa Providence, qui les avait prévus, comme tout le reste : et c’est en ce sens qu’un Stoïcien peut dire dans Cicéron : magna Dü curant, parva negligunt (Nat. Deor., II, 66, 167) ; — d’autre part, Dieu peut nous donner ou nous rendre, et jamais il ne nous refusera, si nous voulons seulement le lui demander, le seul bien qui soit pour l’homme, une âme libre : et c’est cette idée qui justifie les actes de la piété humaine, les actions de grâces et même les prières, — du moins les prières « simples et libres », comme celle des Athéniens (supra V, 7 : voir la note rectifiée aux Addenda), — mieux encore, comme celle de Marc-Aurèle (infra IX, 40).

    Sur les rapports des Dieux et de l’homme dans le Stoïcisme, cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 163.]