Pensées pour moi-même/Livre VI

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Traduction par Jules Barthélemy-Saint-Hilaire.
Germer-Baillière (p. 163-209).

LIVRE VI


I

La substance de l’univers est docile et maniable. L’intelligence qui la gouverne[1] ne peut trouver en soi aucun motif de mal faire[2], attendu qu’elle n’a aucun vice qui l’y pousse ; elle ne fait rien d’une façon mauvaise ; et rien ne peut éprouver d’elle le moindre dommage, puisque c’est grâce à elle que toute chose se produit ou s’achève.

II

Ne t’inquiète pas de savoir si tu as chaud, ou froid, quand tu fais ce que tu dois[3] ; si tu as besoin de sommeil, ou si tu as suffisamment dormi ; si l’on te blâme, ou si l’on te loue[4] ; si tu t’exposes à la mort, ou à toute autre épreuve ; car le fait même de mourir n’est qu’une des fonctions de la vie ; et, dans ce cas comme dans tous les autres, il suffit que tu disposes bien du moment où tu es.

III

Regarde le dedans des choses[5] ; et ne te laisse jamais abuser, ni sur leur qualité, ni sur leur mérite.

IV

Toutes les choses de ce monde sont sujettes aux plus rapides changements. Ou elles s’évaporent, si leur substance est uniforme ; ou elles se dissolvent en éléments divers.

V

L’intelligence qui régit l’univers[6] connaît les conditions où elle opère[7], les choses qu’elle fait, et la matière sur laquelle elle agit.

VI

Le meilleur moyen de se défendre contre eux[8], c’est de ne pas leur ressembler.

VII

Que ton seul plaisir, que ton unique délassement soit de passer, en te souvenant toujours de Dieu[9], d’un acte d’utilité générale et commune à un autre acte qui soit également utile à la communauté[10].

VIII

Le principe intelligent qui nous gouverne est le principe qui se donne comme il veut l’éveil et le mouvement[11], qui se fait lui-même ce qu’il est et ce qu’il veut être, et qui fait aussi que tous les événements de la vie lui apparaissent sous les couleurs qu’il veut leur donner[12].

IX

Tout s’accomplit conformément aux lois de la nature universelle, et non pas suivant une autre nature[13] qui envelopperait celle-là extérieurement, ou qui serait renfermée au dedans d’elle, ou qui serait suspendue en dehors d’elle.

X

Ou le monde est un chaos, un pêle-mêle, une infinie dispersion ; ou il y a en lui, unité, ordre, providence[14]. Dans le premier cas, comment puis-je désirer de rester dans cette confusion pitoyable, dans cet affreux cloaque ? À quoi puis-je songer si ce n’est à savoir comment un jour je deviendrai cendre et poussière ? Pourquoi donc irais-je me troubler ? Car j’aurai beau faire ; la dispersion finira bien par m’atteindre moi-même. Dans le second cas, j’adore[15] ; et je m’assure, en mettant ma ferme confiance[16] dans l’être qui ordonne tout.

XI

Quand, par suite de circonstances inévitables, tu te sens profondément troublé, reviens à toi le plus vite que tu peux[17], et ne reste hors de mesure que le temps absolument nécessaire ; tu seras plus certain de retrouver l’équilibre et l’harmonie[18], en t’efforçant sans cesse d’y revenir.

XII

Entre ta belle-mère et ta mère[19], si tu les possèdes toutes deux à la fois, tu n’hésites pas ; tu as des soins pour la première ; mais c’est cependant à ta mère que ton cœur revient sans cesse. Eh bien ! c’est là ce que sont pour toi la cour et la philosophie[20]. Reviens souvent à la dernière ; et cherches-y ton repos ; car c’est elle qui te rend supportable ce que tu vois à la cour, et c’est elle aussi qui est cause que tu t’y fais supporter toi-même[21].

XIII

Quand on veut se faire une juste idée des mets et des plats[22] qu’on a devant soi, on se dit : « Ceci est le corps d’un poisson ; ceci est le corps d’un oiseau ou d’un porc. Ou bien encore, on se dit : Le Falerne est le jus du raisin ; cette robe de pourpre est la laine d’un mouton, teinte avec la couleur sanguine d’un coquillage. » Quand on veut définir les plaisirs du sexe, on dit que c’est une excitation de l’organe suivie d’une excrétion et d’une sorte de spasme. Voilà les idées qu’on se forme de tous ces faits, en suivant à la trace les réalités mêmes, et en les observant à fond pour savoir au juste ce qu’elles sont en soi[23]. C’est avec la même franchise qu’il faut agir durant toute sa vie. Pour toutes les choses qui nous semblent dignes de notre attention et de notre confiance, il faut les mettre à nu[24], et les considérer dans toute leur simplicité et leur faiblesse, en les dépouillant du prestige vain dont les entoure tout ce qu’on en dit. Ce faste orgueilleux[25] est un imposteur bien dangereux ; et le piège est d’autant plus redoutable que les objets paraissent davantage mériter notre recherche. Enfin rappelle-toi ce que Cratès dit de Xénocrate[26] lui-même.

XIV

Les objets qu’admire la foule[27] sont en général tout ce qu’il y a de plus commun dans le monde, c’est-à-dire des objets qui n’ont pour eux que leur seule façon d’être et ce que les fait la nature, comme par exemple, les pierres, les bois, le figuier, la vigne, l’olivier. Les gens un peu plus relevés admirent les êtres doués de vie, comme les troupeaux, le bétail. D’autres encore plus cultivés admirent les êtres doués d’une âme raisonnable, non pas d’une âme prise dans toute la généralité de ce terme, mais de celle qui rend un être habile dans un art quelconque, ou qui le rend capable par son application d’acquérir peu à peu ce qu’il désire, comme par exemple un grand nombre d’esclaves. Mais quand on s’élève jusqu’à honorer l’âme raisonnable, universelle et sociable[28], alors on ne se soucie plus en rien d’aucune des âmes d’une autre espèce[29]. Par-dessus tout, on s’efforce de maintenir personnellement son âme dans un état constant de raison et de dévouement à l’ordre commun, dans une perpétuelle activité ; et l’on concourt avec ses semblables à atteindre ce but.

XV

Il y a des êtres qui tendent à exister ; d’autres tendent à n’exister plus. Même ce qui existe a déjà perdu une partie de son être. Des écoulements et des altérations successives rajeunissent sans cesse le monde, de même que le cours indéfectible du temps présente la durée infinie des siècles sous un aspect toujours nouveau. Sur ce fleuve[30], où tant d’objets courent en passant devant nos yeux, quel est celui qu’on devrait choisir en se flattant de pouvoir s’y arrêter ? Autant vaut se mettre à aimer un de ces passereaux[31] qui voltigent près de nous, et qui disparaissent déjà quand on les a aperçus à peine. Même pour chacun de nous, l’existence n’est guère autre chose[32] que la vapeur sortie du sang et la respiration puisée dans l’air. Aspirer l’air à un certain moment, puis le rendre un moment après, c’est ce que nous faisons continuellement ; et cette fonction peut nous donner une idée assez exacte de ce que nous ferons un jour en rendant la totalité de cette faculté respiratrice, et en la restituant à la source[33] d’où nous l’avons tirée pour la première fois, il n’y a qu’un instant.

XVI

C’est assez peu de chose d’estimable que de transpirer comme le font les plantes[34] ; de respirer comme le font les animaux domestiques ou sauvages ; ce n’est pas beaucoup plus de pouvoir imprimer en son esprit les images des choses, et de pouvoir faire obéir ses nerfs à ses instincts ; ce n’est pas non plus merveille de vivre en société ni de préparer ses aliments ; car tout cela vaut à peu près la fonction du corps qui excrète le résidu de la nourriture qu’on a prise. Qu’y a-t-il donc au monde qui mérite notre estime ? Est-ce d’être loué et applaudi[35] ? Pas du tout. Par conséquent, les acclamations et les cris d’enthousiasme[36] n’ont guère plus de prix ; et les félicitations de la foule ne sont qu’un vain tapage de voix. Ainsi, tu ferais bien de laisser là cette prétendue gloire. Que reste-t-il donc qui soit digne de ton estime ? Je te le dis : c’est, à mon sens, d’agir suivant l’organisation qu’on a[37] et de tendre sans cesse au but que les études les plus attentives et la science nous indiquent. La science[38] en effet ne s’applique tout entière qu’à ce point unique, de faire en sorte que le moyen employé par nous s’adapte le plus convenablement possible à l’objet pour lequel il est préparé. Le vigneron n’a pas d’autres vues dans les soins qu’il donne à la vigne, tout comme le palefrenier en dressant les chevaux, le veneur en instruisant les chiens, de même aussi que les précepteurs et les maîtres[39] en donnant des leçons aux enfants. Voilà ce qui a sérieusement du prix ; et quand une fois tu auras réglé ce point essentiel, tu feras bien peu de cas de tout le reste[40]. Ne sera-ce pas même là un motif pour que tu cesses d’estimer tant d’autres choses ? Sans cela, tu ne seras jamais ni libre, ni indépendant, ni maître de tes passions. Il te faudra haïr, jalouser, soupçonner ceux qui sont en mesure de t’enlever ce que tu as ; ou il te faudra combattre ceux qui ont ce que tu désires si ardemment. En un mot, quand on éprouve de ces misérables besoins, on en est réduit à vivre dans un trouble profond[41], et l’on élève à tout instant ses plaintes, même contre les Dieux[42]. Au contraire, en respectant et en honorant la pensée qui est en toi, tu te rendras aimable à tes propres yeux[43] ; tu te mettras en harmonie avec tes compagnons[44], et en accord avec les Dieux, c’est-à-dire que tu les remercieras[45] de tous leurs dons et de tous leurs décrets[46].

XVII

En haut, en bas, en cercle, tels sont les mouvements auxquels les éléments sont soumis[47] ; mais le mouvement de la vertu ne rentre dans aucune de ces classes ; elle a quelque chose de plus divin, et elle accomplit sa noble route, s’avançant par un âpre sentier[48].

XVIII

Quelle singulière contradiction[49] ! On a grand’peine à louer les gens de son temps et les personnes qui vivent avec nous ; et quant à soi, on désire ardemment être loué par la dernière postérité, c’est-à-dire par des gens qu’on n’a jamais vus, et qui ne vous verront jamais. Autant vaudrait se désoler[50] de n’avoir point obtenu les louanges flatteuses qu’auraient pu nous donner les siècles précédents.

XIX

Parce qu’une chose offre une difficulté énorme, ne va pas croire que ce soit chose impossible[51] aux forces humaines ; et si c’est quelque chose de possible et même de naturel à l’homme, pense que toi aussi tu es en état de le faire.

XX

Quelqu’un, dans les exercices du gymnase[52], nous a égratignés avec ses ongles, ou nous a fait une contusion en nous frappant d’un coup de tête ; nous ne paraissons même pas nous en apercevoir ; surtout nous n’en sommes point offensés, et nous ne le prendrons pas plus tard pour un homme que nous devions soupçonner de nous tendre des pièges. Toutefois nous nous en méfions ; mais ce n’est pas comme d’un ennemi ; ce n’est pas une méfiance hostile ; et si nous l’évitons, c’est avec bienveillance[53]. Sachons en faire autant dans tous les autres détails de la vie. Il y a bien des choses que nous pouvons garder pour nous comme si nous nous exercions encore au gymnase ; car il est toujours loisible, ainsi que je viens de le dire, d’éviter les gens[54] sans avoir contre eux ni soupçon ni haine.

XXI

Si quelqu’un veut bien me convaincre[55] et s’il m’arrête en me prouvant que ma pensée n’est pas juste, ou que mon action n’est pas bonne, je suis à la joie de mon cœur de me redresser[56] ; car je ne cherche que la vérité[57], qui n’a jamais nui à personne, tandis qu’on se fait le plus grand tort en persévérant dans son erreur et dans son ignorance.

XXII

En ce qui me concerne, j’accomplis le devoir qui m’est imposé ; et quant au reste des êtres, ils ne me préoccupent point[58] ; car, ou bien ce sont des choses sans vie et des êtres qui ne sont pas doués de raison ; ou bien, ce sont des hommes qui s’égarent et méconnaissent la voie qu’il faut suivre.

XXIII

À l’égard des êtres qui n’ont pas la raison en partage, et d’une manière générale à l’égard des choses et des simples objets, sache en user comme un être doué de raison doit le faire à l’égard des êtres qui n’ont pas de raison, c’est-à-dire, avec une certaine hauteur d’âme et avec liberté. Dans tes rapports avec les hommes que la raison éclaire, conduis-toi comme faisant partie avec eux d’une société commune. Dans tous les cas, appelle-s-en aux Dieux en les invoquant, et ne t’inquiète guère de savoir combien de temps tu auras à te conduire de la sorte ; car trois heures suffisent[59], employées de cette façon.

XXIV

Alexandre de Macédoine et le muletier qui le servait[60], une fois morts, en sont au même point. Tous deux également ont été, ou repris dans les mêmes raisons séminales de l’univers, ou également dissous dans les atomes.

XXV

Essaie de calculer le nombre énorme de choses[61], corporelles ou morales, qui se passent en chacun de nous, pendant un seul et même instant imperceptible ; alors tu ne seras plus surpris qu’un nombre encore beaucoup plus grand de choses, ou pour mieux dire que tout ce qui se produit dans cette unité et cette totalité qui se nomme le monde, puisse y tenir et y exister simultanément.

XXVI

Si l’on te demandait comment s’écrit le mot d’Antonin[62], aurais-tu donc grands efforts à faire pour en épeler toutes les lettres une à une ? Et si par hasard quelqu’un se mettait en colère contre toi en te les entendant prononcer, est-ce que tu croirais devoir montrer colère pour colère ? Ne pourrais-tu pas continuer doucement à énumérer les lettres l’une après l’autre ? De même aussi dans la vie, il faut bien te dire que tout ce que nous avons à faire s’accomplit également, au fur et à mesure, par nombre de choses[63]. Ce sont donc ces proportions nécessaires qu’il te faut observer avec soin ; et sans te troubler, sans rendre à qui que ce soit reproches pour reproches, tu dois marcher tout droit au but que tu t’es proposé.

XXVII

Quelle cruauté de ne pas laisser les hommes prendre les moyens qu’ils jugent les plus convenables pour servir leur intérêt, tel qu’ils l’entendent ! Eh bien ! c’est là pourtant ce que tu les empêches de faire[64] en quelque façon, quand tu t’emportes contre eux pour les fautes qu’ils commettent ; car toujours ils suivent absolument leurs propres habitudes, ou ce qui leur semble leur intérêt. — « Mais, dis-tu, ils se trompent du tout au tout ! » — Soit ; mais redresse-les, et montre-leur qu’ils se trompent, sans pour cela te courroucer contre eux.

XXVIII

La mort, c’est le repos pour notre sensibilité, qui ne peut plus imprimer en nous les objets du dehors ; pour nos désirs, qui ne peuvent plus épuiser nos nerfs ; pour notre intelligence, qui sort d’esclavage[65] et qui se soustrait à la servitude de la chair[66].

XXIX

C’est une honte que, dans cette existence où ton corps ne t’a point manqué et ne t’a point refusé son service, ton âme ait été la première à te manquer[67].

XXX

Veille à ne pas tomber au nombre des Césars[68], à ne pas t’empreindre de leur couleur[69], comme cela s’est vu. Tâche donc de rester simple, honnête, intègre, digne, sans faste, ami de la justice, plein de piété envers les Dieux, bienveillant, dévoué à ceux que tu aimes, toujours prêt à remplir les devoirs qui sont les tiens. Combats sans cesse, pour demeurer tel que la philosophie a voulu te rendre[70]. Adore les Dieux ; protège les hommes. La vie est courte ; et l’unique fruit de la vie que nous menons sur terre, c’est une disposition sainte de notre cœur[71] ; ce sont des actes utiles à la communauté[72].

Tout cela, c’est l’enseignement qui convient à l’élève d’Antonin[73]. Souviens-toi de tout ce qu’il était ; rappelle-toi sa fermeté dans l’exécution des actes qu’inspirait la raison, son égalité d’humeur dans toutes les conjonctures, sa sainteté, la sérénité de son visage, sa douceur, son dédain de la vaine opinion ; son amour-propre à bien saisir le sens des choses, son habitude de ne jamais en laisser une seule sans l’avoir approfondie et parfaitement comprise ; de supporter avec patience les reproches injustes, sans jamais s’oublier à les rendre ; de ne jamais rien précipiter ; de ne pas accueillir les calomnies ; de scruter avec le plus scrupuleux examen les caractères et les actes des gens ; de ne jamais se permettre contre personne des injures, de mauvais propos, des soupçons, des sophismes. Rappelle-toi sa simplicité à se contenter de peu pour son logis, pour son vêtement, pour sa table, pour son service personnel ; son amour du travail ; sa longanimité ; sa sobriété, qui, grâce à la régularité de sa vie, lui permettait de travailler jusqu’au soir, sans même éprouver aucune nécessité en dehors de l’heure accoutumée ; la sûreté et la parfaite égalité de son commerce avec ses amis ; sa patience à supporter les contradictions qu’on opposait à ses idées ; sa satisfaction quand on lui montrait une idée meilleure ; enfin sa dévotion sincère sans superstition.

N’oublie jamais tant de vertus, afin que l’heure suprême te trouve comme elle l’a trouvé, avec la conscience du bien que tu auras tâché de faire.

XXXI

Dissipe ton ivresse, rappelle ta raison ; et quand tu auras secoué ton sommeil et que tu seras convaincu que c’étaient des rêves qui t’abusaient[74], alors considère la réalité que tu vois, pleinement éveillé, ainsi que tu regardais naguère les fausses apparences qui te trompaient.

XXXII

Je suis composé d’un corps et d’une âme[75]. Pour le corps, toutes choses sont indistinctes et sans différence entre elles, parce que le corps n’a pas le pouvoir de rien discerner[76]. Pour la pensée, il n’y a d’indistinctes que les choses qui ne sont pas ses actes propres ; mais tout ce qui est vraiment un de ses actes particuliers dépend absolument d’elle seule. Et même encore parmi ces actes, ne faut-il compter que ceux qui se rapportent exclusivement au présent[77] ; car les actes futurs et les actes passés, s’ils sont d’elle encore, sont aujourd’hui indistincts pour elle.

XXXIII

Ce n’est pas pour la main, ou pour le pied, une fatigue contre nature tant que le pied ne fait que ce que le pied doit faire, tant que la main ne fait que ce que doit faire la main. De même, ce n’est pas un labeur contre nature pour l’homme en tant qu’homme, toutes les fois qu’il ne fait que ce que l’homme doit faire[78]. Et si la chose n’est pas pour lui contre nature, elle n’est pas non plus un mal pour lui[79].

XXXIV

Quels plaisirs n’ont pas goûtés des brigands[80], des débauchés infâmes, des parricides, des tyrans[81] !

XXXV

Ne remarques-tu pas que les gens qui exercent des professions salariées s’accommodent jusqu’à un certain point à l’humeur de leurs clients, mais que toutefois ils se gardent bien de sacrifier les règles de leur art, et qu’ils ne s’en laissent point écarter ? N’est-il pas étrange que l’architecte et le médecin fassent plus de compte des principes de leur art spécial, que l’homme n’en fait de la loi qui est la sienne[82] et qui lui est commune avec les Dieux[83] ?

XXXVI

L’Asie et l’Europe sont perdues dans un des coins du monde[84] ; la mer entière n’est dans le monde qu’une goutte d’eau ; le mont Athos n’y est qu’une motte de terre. Toute cette partie du temps que nous pouvons mesurer n’est qu’un instant de l’éternité. Tout est mesquin, changeant, périssable. Mais toutes choses viennent de ce principe commun qui conduit l’univers[85], et duquel tout sort, soit directement, soit comme conséquence. L’effroyable gueule du lion, les poisons qui nous tuent, en un mot tout ce qui est mauvais pour nous, ici une épine, là de la boue, ne sont que les suites et les dérivés des choses les plus nobles et les plus belles. Ne t’imagine donc pas que tout cela soit étranger au principe que tu adores[86] ; mais sache reconnaître en lui la source universelle des choses, quelles qu’elles soient.

XXXVII

Celui qui a vu le temps où il vit a tout vu[87], et tout ce qui a été dans toute l’éternité, et tout ce qui sera dans un avenir également infini ; car tout en général se ressemble, et tout est uniforme.

XXXVIII

Applique-toi à réfléchir souvent à l’étroit enchaînement de toutes les choses de ce monde et à leur corrélation. Elles sont toutes en quelque manière entrelacées les unes aux autres ; et en ce sens, elles ont entre elles une sorte d’intimité ; car l’une vient à la suite de l’autre ; et cette connexion tient, soit à la fonction qu’elles remplissent dans le lieu où elles sont placées[88], soit au but commun pour lequel elles conspirent, soit à l’unité de la substance universelle.

XXXIX

Pour les choses que le sort te répartit, sache t’y plier et t’en accommoder ; et quant aux hommes[89], avec qui tu dois vivre, aime-les ; mais que ce soit en toute sincérité.

XL

Un instrument, un outil, un appareil quelconque, quand il remplit la fonction pour laquelle il a été conçu, est parfait ; et cependant celui qui l’a fabriqué en est absent. Mais pour les choses qu’a créées la nature et qu’elle renferme, la force ordonnatrice est à leur intérieur, et elle y persiste. C’est là pour toi un motif de l’adorer encore davantage, en reconnaissant que, si tu vis et te conduis conformément à sa volonté, tout alors se règle en toi sur l’intelligence. Or, il en est de même pour l’univers[90] ; et tout ce qui s’y passe se règle sur l’intelligence qui l’anime.

XLI

Quand pour des choses qui ne relèvent pas de ta libre préférence[91], tu t’imagines qu’elles sont ou un bien ou un mal pour toi, il faut nécessairement, lorsque ce mal vient à te frapper ou lorsque ce bien t’échappe, que tu t’en prennes aux Dieux, ou que tu détestes les hommes, qui sont les auteurs réels, ou que tu soupçonnes d’être les auteurs, de tes mécomptes ou de ta souffrance. Dans tout cela, nous ne sommes si souvent injustes qu’à cause de l’importance que nous y attachons. Si les choses qui ne dépendent que de nous étaient les seules qui nous parussent bonnes ou mauvaises, il ne nous resterait plus le moindre prétexte, ni d’accuser Dieu[92], ni de faire à l’homme la guerre acharnée d’un ennemi.

XLII

Nous concourons tous[93] à l’accomplissement d’une seule et même œuvre, les uns avec pleine connaissance et avec pleine docilité ; les autres, dans une ignorance absolue[94]. C’est ainsi que, même en dormant, comme le disait, je crois, Héraclite[95], on travaille et l’on coopère à ce qui se passe dans le monde. Chacun y concourt dans une sphère différente ; et par surcroît, celui-là même y concourt qui critique le plus amèrement les choses, et qui essaye de remonter le courant et d’anéantir la réalité. C’est que le monde avait besoin de cette résistance même. Comprends donc enfin dans quels rangs tu veux te placer ; car Celui qui ordonne toutes choses se servira toujours de toi admirablement bien, et il t’accueillera dans le nombre de ceux qui travaillent à son œuvre et qui le secondent. Seulement, toi, ne va pas te faire une partie de l’ensemble analogue à ce vers plat et ridicule qui, dans la pièce, tient la place dont Chrysippe a parlé[96].

XLIII

Est-ce que le soleil veut jouer le rôle de la pluie ? Est-ce le rôle de la Terre, « mère des fruits, » que prétend jouer Esculape ? Est-ce que chacun des astres, tout différents qu’ils sont entre eux, ne concourent pas tous au même but ?

XLIV

Si les Dieux ont décrété ce que je dois être et tout ce qui doit m’arriver dans cette vie, leurs décrets sont admirables ; car un Dieu sans sagesse, ce n’est pas même chose facile à se figurer. Et par quel motif imaginable les Dieux pourraient-ils jamais songer à me faire du mal ? Que pourrait-il leur en revenir, soit pour eux d’abord, soit pour cette universelle communauté des choses, qui est le plus cher objet de leur providence ? Si l’on me dit qu’ils ne se sont pas occupés de moi en particulier, du moins ils se sont occupés bien certainement de l’ordre général, lequel doit me faire accueillir et aimer tout ce qui m’arrive comme sa conséquence nécessaire. Croire que les Dieux ne s’occupent en rien de nous[97], c’est une impiété ; car alors nous n’avons plus à leur offrir ni sacrifices, ni prières, ni serments ; il n’y a plus aucun sens à tant d’autres actes que nous faisons, et qui supposent toujours que les Dieux sont présents et qu’ils partagent notre vie. Mais, que si à toute force les Dieux ne s’occupent en rien de ce qui nous regarde, il m’est du moins permis de m’occuper de moi-même[98] ; je puis réfléchir à ce qui importe à chacun de nous. Or ce qui importe à chacun de nous, c’est de se conduire selon son organisation et sa nature. Mais ma nature est essentiellement raisonnable et sociable[99]. La cité, la patrie, pour moi comme pour Antonin[100], c’est Rome[101] ; mais en tant que je suis un être humain, ma patrie, c’est le monde ; il n’y a de choses bonnes pour moi que celles qui sont utiles aux cités diverses[102] dont je fais partie.

XLV

Ce qui nous arrive est toujours pour le bien de l’ensemble. Il ne nous en faudrait pas déjà davantage. Mais en y regardant de plus près, tu verras que le plus généralement ce qui est utile à un individu l’est en même temps à bien d’autres. Et ici l’utile s’étend d’autant plus loin qu’il concerne les choses indifférentes et moyennes[103] de la vie.

XLVI

C’est comme les spectacles de l’amphithéâtre et les autres amusements de cette sorte, dont on se dégoûte à force de voir toujours les mêmes choses[104], et où l’uniformité rend la répétition des mêmes objets intolérable. On éprouve aussi une répugnance analogue durant le cours de la vie ; car, du haut jusqu’en bas, les choses sont les mêmes, et elles ont les mêmes causes. Ainsi donc, jusques à quand[105] ?

XLVII

Songe sans cesse à cette prodigieuse diversité d’hommes qui sont morts dès longtemps, de mœurs si différentes, de peuples si divers ; et descends, si tu le veux, jusqu’à un Philistion, un Phœbus, un Origanion[106]. Passe ensuite à d’autres classes de gens ; et dis-toi que c’est là qu’il faut un jour aussi nous rendre, là où sont déjà tant d’habiles orateurs, tant de graves philosophes, Héraclite, Pythagore, Socrate ; tant de héros des âges antérieurs, tant d’hommes de guerre venus après eux, tant de tyrans. Ajoute à tous ces noms un Eudoxe[107], un Hipparque, un Archimède, et une foule de tant d’autres natures d’esprits, ceux-ci pénétrants, magnanimes, laborieux, ceux-là capables de tout, égoïstes, railleurs impitoyables de la vie même de l’homme, si mêlée, si éphémère, un Ménippe[108] par exemple, et tous ceux de son espèce. Compte un peu depuis combien de temps ils gisent en terre. Qu’y a-t-il donc là de si terrible pour eux ? À plus forte raison, quel malheur est-ce donc pour ceux dont le nom n’a pas même survécu ? Ainsi, il n’y a vraiment qu’une seule chose qui soit digne du plus grand prix : c’est de traverser la vie, dévoué à la vérité et à la justice, et doux envers les hommes[109], bien qu’ils soient trompeurs et méchants.

XLVIII

Quand tu veux te ménager quelque joie[110], tu n’as qu’à songer aux qualités éminentes de ceux qui vivent avec toi, à l’activité de l’un, à la modestie de l’autre ; à la générosité d’un troisième, et à tant d’autres perfections que plusieurs possèdent. Il n’est pas de plus grand plaisir[111] que de contempler ces images de la vertu, brillant dans le caractère ou la conduite de nos amis, multipliées et se répétant aussi souvent qu’il le faut. C’est ainsi qu’on peut les avoir présentes à l’esprit toutes les fois qu’on le veut.

XLIX

Est-ce que tu t’affliges de ne peser que tant de livres et de n’en point peser trois cents ? Ne t’afflige donc pas non plus de n’avoir à vivre que tant d’années et non davantage. Et de même que tu te contentes du poids qui a été assigné à ton corps, de même aussi sache te contenter du temps qui t’est accordé.

L

Efforçons-nous de persuader les gens ; mais, s’ils ne t’écoutent pas, n’en agis pas moins selon les lois de la justice, qui doit seule te conduire. Que si quelqu’un arrête ton action en t’opposant la force, tâche alors de bien prendre la chose et de ne pas t’en chagriner. Que l’obstacle même qui te gêne soit l’occasion pour toi de t’exercer à une autre vertu[112]. Souviens-toi que ton désir ne pouvait être que conditionnel, et que tu ne peux désirer rien d’impossible. Que voulais-tu donc en effet ? Rien que de former en toi ce même désir[113] ; or, tu as atteint ce but ; et ainsi le résultat que nous poursuivions est obtenu.

LI

Quand on aime la gloire, on fait consister son propre bien dans l’acte d’autrui[114] ; quand on aime son plaisir, on place son bien dans sa satisfaction propre ; mais, si l’on est vraiment intelligent, on ne place jamais son bien que dans l’acte qu’on accomplit soi-même

LII

Il m’est possible de m’abstenir de tout jugement[115] sur une chose, et de faire qu’elle ne trouble point mon âme ; car les choses ne sont pas par elles-mêmes de nature à pouvoir former nos jugements.

LIII

Accoutume-toi à écouter sans distraction[116] intérieure ce qu’un autre te dit ; et, autant qu’il est possible, entre dans la pensée[117] de la personne qui te parle.

LIV

Ce qui n’est pas utile à l’essaim[118] ne peut pas non plus être utile à l’abeille.

LV

Si les passagers injuriaient le pilote, si les malades injuriaient le médecin qui les soigne, pourraient-ils avoir une autre intention que de pousser le pilote à sauver l’équipage, ou le médecin à guérir ses malades ?

LVI

Combien de ceux avec qui je suis entré dans le monde en sont déjà partis[119] !

LVII

Quand on a la jaunisse, le miel paraît amer ; l’homme qu’a mordu un chien enragé a horreur de l’eau ; les enfants trouvent que leur balle est la plus belle du monde. Pourquoi donc est-ce que je m’emporte[120] ? Crois-tu qu’une idée fausse[121] agisse moins vivement sur les esprits que la bile sur le malade atteint de la jaunisse, ou que le virus, sur le malade atteint de la rage ?

LVIII

Personne au monde ne peut t’empêcher[122] de vivre selon la loi raisonnable de ta nature propre ; et rien ne peut t’arriver jamais contre la loi de la commune nature.

LIX

Qu’est-ce que sont les gens[123] auxquels on s’efforce de plaire ! Et pour quels résultats ! Et par quels moyens ! Avec quelle rapidité le temps effacera tout cela[124] ! Et combien de choses n’a-t-il pas déjà effacées !

  1. L’intelligence qui la gouverne. Ici Marc-Aurèle distingue Dieu et le monde aussi nettement que possible, évitant la confusion qu’il a semblé parfois commettre, bien qu’elle ne soit pas le fond de sa pensée. Voir plus haut, liv. V., § 8.
  2. Ne peut trouver en soi aucun motif de mal faire. Dans le Timée, Platon exprime la même pensée : « Disons la cause qui a porté le suprême ordonnateur à produire et à composer cet univers. Il était bon ; et celui qui est bon n’a aucune espèce d’envie… Celui qui est parfait en bonté n’a pu et ne peut rien faire qui ne soit très-bon. » P. 119, traduction de M. V. Cousin. La Bible dit aussi, Genèse, ch. i, verset 31 : « Dieu vit que tout ce qu’il avait fait était excellent. » Cette perfection de Dieu, s’étendant à ses œuvres, est le solide fondement de l’optimisme.
  3. Quand tu fais ce que tu dois. Il me semble que tout ceci est comme un écho du Criton de Platon. « Il faut souffrir sans murmurer tout ce que la patrie nous commande de souffrir, fût-ce d’être battu ou chargé de chaînes ; si elle nous envoie à la guerre pour y être blessés ou tués, il faut y aller ; le devoir est là, et il n’est permis ni de reculer, ni de lâcher pied, ni de quitter son poste. » Criton, p. 148, traduction de M. V. Cousin.
  4. Si l’on te blâme, ou si l’on te loue. Dans le Criton, Socrate ne fait pas plus de compte de l’opinion vulgaire, quand il s’agit du devoir, Ibid., p. 140.
  5. Le dedans des choses. C’est l’expression même du texte. Cette pensée a été développée tout au long plus haut, liv. III, § 11. Le précepte donné ici est plein de sagesse pratique ; mais on a beau se mettre en garde contre l’apparence, elle a toujours bien des séductions. — Sénèque a dit : « Souvenez-vous principalement de séparer les choses du bruit qu’elles font et de les considérer seulement en elles-mêmes. Vous trouverez qu’elles n’ont rien de terrible que la peur qu’on en a. » Épître XXIV, à Lucilius.
  6. L’intelligence qui régit l’univers. La doctrine est ici toute spiritualiste, comme plus haut, liv. V, § 30 ; et l’intelligence divine est profondément distinguée du monde, qu’elle gouverne avec une puissance et une bonté infinies.
  7. Connaît les conditions où elle opère. On pourrait comprendre aussi comme l’ont fait quelques traducteurs : « Connaît ce qu’elle est ». Bossuet, en terminant le Discours sur l’histoire universelle, a dit : « Ne parlons plus de hasard ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard à l’égard de nos conseils incertains est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c’est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre. De cette sorte, tout concourt à la même fin ; et c’est faute d’entendre le tout que nous trouvons du hasard et de l’irrégularité dans les rencontres particulières. »
  8. Contre eux. Eux signifie ici : Les méchants. Mais le texte est encore plus vague que la traduction. Il dit simplement : « Le meilleur moyen de se défendre, c’est de ne pas ressembler. » La pensée d’ailleurs ne peut faire le moindre doute.
  9. En te souvenant toujours de Dieu. C’est le fondement d’une piété raisonnable et solide.
  10. À la communauté. Dans ce passage, le mot de communauté doit s’entendre dans le sens le plus large, ainsi qu’on l’a vu plus haut, liv. V, § 35. C’est la société de l’homme, d’abord avec ses semblables, puis avec les choses, et enfin, avec Dieu ; c’est la société universelle, dont nous sommes une partie, laquelle doit toujours s’efforcer d’être en harmonie avec le tout.
  11. Qui se donne comme il veut l’éveil et le mouvement. C’est le libre arbitre de l’homme ; le stoïcisme y a cru avec une énergie qui a fait sa principale grandeur, et qu’aucune autre doctrine n’a surpassée. Il est impossible d’être, sous ce rapport, plus spiritualiste qu’il ne l’a été.
  12. Sous les couleurs qu’il veut leur donner. Non pas de manière à changer les choses elles-mêmes, mais à régler, avec pleine indépendance, les impressions qu’elles nous donnent.
  13. Et non pas suivant une autre nature. La pensée n’est pas très-nettement exprimée ; et l’on peut y voir tout à la fois l’affirmation de l’unité de Dieu, et aussi une sorte de panthéisme qui l’identifierait avec le monde.
  14. Unité, ordre, providence. C’est ce que nous atteste la raison aidée de la science ; c’est aussi ce que nous attestent notre instinct et l’observation la plus superficielle.
  15. J’adore. Sentiment d’une parfaite piété, qui se retrouve dans toutes les pensées de Marc-Aurèle, qu’il a exprimé plus vivement peut-être qu’aucun stoïcien, mais qui appartenait aussi à toute l’école.
  16. Ma ferme confiance. C’est la foi de Socrate, que Platon a exprimée dans le Criton et dans le Phédon. Il faut aussi, sur tous ces grands sujets, lire Sénèque et le méditer.
  17. Reviens à toi le plus vite que tu peux. Excellent conseil, qui devient facile à pratiquer quand on s’habitue à cet examen de soi-même et à cette surveillance constante. Pour retrouver et reconnaître l’équilibre, il faut d’abord l’avoir connu et senti. On le rétablit plus vite dès qu’une fois on sait bien ce qu’il est.
  18. L’équilibre et l’harmonie. Il n’y a que ce dernier et unique mot dans le texte.
  19. Entre ta belle-mère et ta mère. Il peut sembler, au premier coup d’œil, qu’il y a là quelque recherche ; mais cette comparaison prend beaucoup de réalité et de grandeur par l’application qu’en fait Marc-Aurèle.
  20. La cour et la philosophie. Par la Cour, il faut entendre ici le maniement des affaires et l’administration ; et, pour un empereur romain, c’était le gouvernement du monde. C’est uniquement sous ce rapport que Marc-Aurèle met la cour à côté de la philosophie, dont autrement elle serait manifestement trop loin.
  21. Qui te rend supportable ce que tu vois… tu t’y fais supporter toi-même. Ce dernier trait est touchant ; et il y a bien peu de cœurs qui, dans une situation si haute, se diraient à eux-mêmes de telles vérités.
  22. Des mets et des plats. Le choix de ces exemples peut sembler assez singulier ; celui qui suit sur les plaisirs du sexe l’est peut-être encore davantage. L’idée, sans doute, est juste ; mais il était possible de recourir à d’autres images, celles-là n’étant pas nécessaires. La dernière surtout est rendue avec une crudité étonnante, que j’ai adoucie, mais que je ne pouvais faire disparaître.
  23. Savoir au juste ce qu’elles sont en soi. C’est la même pensée que plus haut, § 3, et dans le liv. III, § 11.
  24. Les mettre à nu. C’est l’expression même du texte ; et, dans ce qui précède, Marc-Aurèle vient de le faire comme il le recommande.
  25. Ce faste orgueilleux. Il ne faut pas perdre de vue que c’est un empereur qui parle.
  26. Ce que Cratès dit de Xénocrate. On ne sait pas à quoi ceci peut faire allusion.
  27. Les objets qu’admire la foule. Marc-Aurèle distingue trois degrés successifs dans l’admiration que les hommes peuvent ressentir pour les objets dont ils sont entourés ou qu’ils observent. Leur admiration peut s’adresser d’abord à des choses inanimées dans la nature, puis à des êtres animés. Des êtres animés, mais qui ne sont que des brutes, on peut passer aux êtres intelligents, appliquant leurs facultés à leurs besoins ou à leurs désirs.
  28. L’âme raisonnable, universelle et sociable. C’est le degré le plus élevé de l’âme ; elle est douée de raison, elle comprend tout, elle se soumet à toutes les lois de la société où elle vit.
  29. D’aucune des âmes d’une autre espèce. C’est ainsi qu’il faut restreindre, à ce qu’il semble, l’expression un peu vague du texte. Il ne s’agit pas d’arriver à la conception de l’âme divine, mais seulement à la conception de l’âme douée de raison et capable de vertu, que l’homme porte en lui-même. La fin du paragraphe me semble le prouver.
  30. Sur ce fleuve. Voir plus haut, liv. II, § 17, des idées et des expressions analogues. Cette métaphore est une des plus naturelles du monde ; et c’est ainsi que Lamartine a dit : « Ne pourrons-nous jamais sur l’Océan des âges, Jeter l’ancre un seul jour ? »
  31. Aimer un de ces passereaux. Image frappante et douce. Ceci, d’ailleurs, ne veut pas dire qu’il ne faut rien aimer, ni ne s’attacher à rien. Mais il faut connaître la valeur des choses et ne pas les estimer plus que leur prix, quelque chères qu’elles puissent être.
  32. L’existence n’est guère autre chose. Il n’est question ici que de l’existence matérielle, et elle n’est guère, en effet, que ce que dit Marc-Aurèle.
  33. En la restituant à la source. Ceci n’implique pas nécessairement la destruction de l’âme ; mais c’est bien, en effet, la destruction de notre corps.
  34. Transpirer comme le font les plantes. C’est peut-être l’observation la plus ancienne qu’on puisse citer de la respiration des plantes. Il est clair, d’ailleurs, que cette opinion devait être fort répandue parmi les savants pour que Marc-Aurèle l’eût recueillie.
  35. Est-ce d’être loué et applaudi ? Un empereur sait mieux que personne ce que valent les louanges du vulgaire et la gloire humaine.
  36. Les acclamations, les cris d’enthousiasme. Comme ceux que les empereurs pouvaient entendre au Colisée ou au Grand Cirque.
  37. L’organisation qu’on a. Voir plus haut, liv. V, § 16, et plus loin, liv. VII, § 55.
  38. La science. Le texte dit précisément : L’art.
  39. Les précepteurs et les maîtres. On a pu voir, par le premier livre tout entier, quelle reconnaissance profonde Marc-Aurèle avait vouée aux maîtres qui avaient fait son éducation. Il leur attribue à peu près tout ce qu’il vaut.
  40. Tu feras bien peu de cas de tout le reste. Marc-Aurèle pouvait citer son propre exemple ; et il avait été le premier à profiter des conseils qu’il donne aux autres.
  41. Vivre dans un trouble profond. Ce qui est absolument contraire à cette tranquillité d’âme si expressément recommandée par le Stoïcisme. En supprimant une foule de besoins du genre de ceux dont parle ici Marc-Aurèle, on supprime du même coup une foule d’occasions de chute et de faute pour l’âme. On la calme en la laissant vis-à-vis d’elle-même, sans qu’elle cherche à se porter au dehors plus qu’il ne convient.
  42. Ses plaintes, même contre les Dieux. S’il est une vertu que le Stoïcisme ait apprise à l’homme, c’est bien la soumission à la volonté divine et la résignation. Marc-Aurèle a montré, par sa propre vie, ce que cette résignation devait être.
  43. Tu te rendras aimable à tes propres yeux. En d’autres termes : Tu seras bien avec toi-même et en repos vis-à-vis de ta propre conscience.
  44. En harmonie avec tes compagnons. Les termes du texte ont peut-être un sens plus général.
  45. Tu les remercieras. Ce sont là les sentiments communs que l’instinct inspire à tous les hommes, et que la raison confirme dans les plus sages.
  46. Leurs dons… leurs décrets. Voir plus haut, liv. III, § 4, et liv. V, § 8. Sénèque a dit : « Ne crois pas que l’adulation d’autrui nous soit plus mortelle que la nôtre. Quel homme a osé dire la vérité ? Quel homme, entouré d’un troupeau de flatteurs et de panégyristes, ne s’est pas plus encore applaudi à lui-même ? » Traité De la tranquillité de l’âme, ch. i.
  47. Les éléments sont soumis. Cette observation est profondément spiritualiste ; et il est parfaitement vrai que le mouvement de l’âme n’a absolument rien de commun avec celui de la matière.
  48. Par un âpre sentier. Ou : Par un sentier difficile à comprendre. Ceci peut se rapporter aux études attentives que la science exige et dont il a été question au paragraphe précédent.
  49. Quelle singulière contradiction ! Toutes les réflexions qui remplissent ce paragraphe sont de celles où se complaît et triomphe le génie de Pascal : « Nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente. » Pensées, article 2, § 5, édition Havet.
  50. Autant vaudrait se désoler. Critique piquante et juste.
  51. Ne va pas croire que ce soit chose impossible. Ne jamais désespérer de rien est un des conseils les plus pratiques que la philosophie et la religion puissent donner à l’homme. La valeur de ce conseil résulte de la mobilité incontestable de toutes choses, surtout des choses humaines. Il faut conserver bon espoir dans les plus grands revers, de même qu’il faut n’être pas sans quelque crainte dans les plus brillantes fortunes et sur les sommets les plus élevés. Voir livre IV, § 3.
  52. Dans les exercices du gymnase. Toute cette comparaison est d’une justesse frappante ; et, quand cette leçon est bien comprise et bien appliquée, elle peut être d’un grand secours dans la vie.
  53. C’est avec bienveillance. C’est là, en effet, le sentiment qu’il faut s’efforcer de toujours garder envers ses semblables, et il suffirait à adoucir bien des griefs.
  54. Éviter les gens. Bien souvent on n’aurait rien de plus ni de mieux à faire ; mais on n’est pas toujours assez maître de soi. On se sent blessé, et l’on se plaint, au lieu de rester impassible et muet.
  55. Si quelqu’un veut bien me convaincre. Il faut beaucoup d’humilité et d’amour de la justice pour supporter ainsi la contradiction, et même pour en savoir gré.
  56. Je suis à la joie de mon cœur de me redresser. Ceci est de la vertu la plus sincère et la plus rare. Cette abnégation de son sens propre est plus remarquable chez un empereur que chez qui que ce soit.
  57. Je ne cherche que la vérité. Voilà, en effet, le grand ressort de la conscience humaine : Aimer la vérité par-dessus tout, même quand elle vous est contraire et vous condamne. Voir plus loin, liv. VIII. § 16, l’explication dont Marc-Aurèle fortifie encore ce conseil ; voir aussi plus haut, liv. IV, § 12.
  58. Ils ne me préoccupent point. Voir plus haut, liv. IV, § 18, la réflexion sur le temps considérable qu’on gagne en ne se préoccupant point de ce que fait autrui, et en s’appliquant exclusivement à ce qu’on fait soi-même.
  59. Trois heures suffisent. Il n’est pas probable qu’il y ait une intention particulière dans le choix de ce nombre. C’était, sans doute, une locution proverbiale ; et Marc-Aurèle s’en sert sans y attacher aucune importance, pour indiquer simplement un temps très-court.
  60. Et le muletier qui le servait. Il est possible que le nom de ce muletier fût très-connu dans l’antiquité, et qu’on eût conservé son souvenir, comme de nos jours on a conservé celui de quelques domestiques fidèles, qui ont servi de grands personnages. Mais aujourd’hui le nom du muletier a disparu, tandis que celui d’Alexandre vit encore parmi nous et n’est pas près de disparaître. C’est une différence dont Marc-Aurèle ne tient peut-être pas assez de compte, bien que, d’ailleurs, sa réflexion soit très-juste. Devant l’infini, la mort de l’un ne pèse pas plus que la mort de l’autre.
  61. Le nombre énorme de choses. En effet, les phénomènes qui se passent dans notre corps, dont les fonctions ne cessent pas un instant, sont excessivement nombreux. Nous n’en avons pas conscience ; mais nous savons avec pleine certitude qu’ils y ont lieu, bien qu’à notre insu. Quant aux phénomènes qui sont ceux de notre esprit, ils sont en moins grand nombre ; mais ils sont encore plus merveilleux, ne serait-ce que par l’intuition intime que nous en avons.
  62. Comment s’écrit le mot d’Antonin. L’exemple peut paraître d’abord un peu singulier ; mais il n’a pas d’autre objet que de choisir une action indifférente entre mille autres. Il est vrai que tout dans la vie n’a pas ce caractère d’indifférence absolue ; mais, même en face des choses les plus blâmables et les plus révoltantes, il est bon de rester de sang-froid, pour donner des conseils que la douceur peut rendre plus efficaces.
  63. Par nombre de choses. Le texte dit précisément : « Par certains nombres », expression qui n’est pas très-claire et que j’ai dû paraphraser.
  64. C’est là pourtant ce que tu les empêches de faire. Observation très-fine et très-juste. Il y a telle manière de reprendre les gens qui les blesse et les cabre. La plupart des choses de la vie ordinaire ne méritent pas les emportements qu’elles suscitent en nous ; et c’est habituellement contre nos familiers et nos domestiques que nous nous laissons aller à une irritation qui a bien rarement une cause suffisante. C’est autant pour nous que pour eux que nous devons chercher à nous dompter.
  65. Qui sort d’esclavage. L’expression du texte n’est pas tout-à-fait aussi formelle ; mais le sens qu’elle offre est bien celui que je donne.
  66. À la servitude de la chair. Ici, au contraire, je ne fais que traduire littéralement. L’expression a une apparence chrétienne ; mais je crois que Marc-Aurèle n’a pas eu besoin de l’emprunter à une autre source que celle du Stoïcisme. Avant Marc-Aurèle, Sénèque s’en sert fréquemment ; et même il n’est pas probable que Sénèque l’eût inventée. Voir plus haut, liv. IV, § 41, et livre V, §§ 5 et 26.
  67. Ton âme ait été la première à te manquer. L’expression de la pensée n’est pas assez complète peut-être ; il est évident que l’âme a fait défaut à l’homme en succombant au vice ; mais encore eût-il été bon de le dire un peu plus précisément qu’on ne le fait ici.
  68. Tomber au nombre des Césars. L’expression ne semblera pas trop dure si l’on se rappelle quelques noms, Tibère, Claude, Caligula, Néron, Vitellius, Domitien, et tant d’autres que l’on pourrait citer, moins illustres, mais tout aussi vicieux. Marc-Aurèle a raison de s’éloigner avec une sorte d’horreur de semblables modèles. Mais il fallait beaucoup de franchise et de courage pour le dire si hautement.
  69. De t’empreindre de leur couleur. L’expression grecque est peut-être encore plus énergique.
  70. Tel que la philosophie a voulu te rendre. On a vu par le premier livre quels maîtres la philosophie avait donnés à Marc-Aurèle, et la reconnaissance profonde qu’il gardait de leurs leçons.
  71. C’est une disposition sainte de notre cœur. On ne saurait assigner à la vie un but plus élevé, ni plus vrai.
  72. À la communauté. On a déjà indiqué plus haut, liv. II, § 13, et liv. VI, § 7, dans quel sens il fallait entendre ce mot de Communauté, et pourquoi il faut le préférer à celui de Société, qui serait un peu trop étroit.
  73. L’élève d’Antonin. On se rappelle que Marc-Aurèle avait été adopté par Antonin le Pieux. Le fils adoptif a déjà tracé le portrait de son père vénéré, plus haut, liv. I, § 16 ; et il l’a présenté sous les couleurs les plus favorables, et à la fois les plus vraies. Mais cet unique témoignage d’admiration et de gratitude ne lui a pas suffi ; et le second éloge complète heureusement le premier. On peut remarquer aussi qu’il a grande importance pour l’histoire en ce qu’il fait pénétrer intimement dans l’étude de l’administration de l’Empire. On voit pleinement à quels devoirs s’astreignaient les Empereurs qui prenaient leurs fonctions au sérieux ; et l’exemple d’Antonin pourrait guider encore aujourd’hui tous les souverains et tous les hommes d’État.
  74. Des rêves qui t’abusaient. Ce sont les illusions des passions et des intérêts, qui nous font juger les choses autrement qu’elles ne sont. Mais il faut toujours, même à l’âme la plus sincère, beaucoup de temps pour dissiper les fausses apparences que la vie nous offre à ses débuts. Seulement, on se mûrit plus vite quand on a été à l’école où Marc-Aurèle s’est formé.
  75. Je suis composé d’un corps et d’une âme. Depuis Socrate et Platon, la distinction était faite ; et le Stoïcisme n’a eu qu’à la recueillir. Le grand point pour chacun de nous, c’est de voir quelles sont les conséquences pratiques que cette distinction doit nous imposer dans toute la conduite de la vie. La raison doit l’emporter sans cesse sur toutes les inspirations de l’instinct et de la bête. Mais cette domination absolue de la raison est bien rare.
  76. N’a pas le pouvoir de rien discerner. Voilà la partie essentielle de tout ce paragraphe, qui n’a pas été toujours bien compris. Le corps sent, mais ne discerne rien ; il n’y a que l’âme qui discerne les choses et qui les comprenne.
  77. Au présent. Voir plus haut, liv. II, § 14. Le présent seul nous appartient, et encore nous échappe-t-il dès que nous voulons le saisir ; le passé nous a échappé pour toujours. Quant à l’avenir, nous ne pouvons jamais savoir si nous l’atteindrons, ni ce qu’il sera. En tous cas, il ne peut être à nous que dans les limites les plus étroites. Telle est la position vraie de l’homme durant sa courte existence.
  78. Ce que l’homme doit faire. Le devoir de l’homme se réduit à suivre la raison et à vivre selon la nature, comme le disent les stoïciens.
  79. Elle n’est pas non plus un mal pour lui. Distinction des vrais et des faux biens
  80. Quels plaisirs n’ont pas goûtés des brigands. Le philosophe ne doit donc faire aucun cas des plaisirs dont il partagerait la jouissance avec ces êtres dégradés. Les seuls plaisirs qu’il doit goûter sont ceux de la raison et de la vertu.
  81. Des tyrans. Il est clair que Marc-Aurèle fait ici allusion à plus d’un empereur, parmi tous ceux qui l’avaient précédé.
  82. La loi qui est la sienne. La grande difficulté, c’est d’arriver à pratiquer cette loi ; la philosophie et la raison nous l’enseignent. Mais qu’il y a toujours peu de cœurs ouverts et dociles à leurs leçons !
  83. Qui lui est commune avec les Dieux. C’est la vraie grandeur de l’homme que Dieu s’en soit fait en quelque sorte un associé pour l’accomplissement du bien. Voir plus haut, liv. III, § 4.
  84. Perdues dans un des coins du monde. Marc-Aurèle ne pouvait pas encore savoir de son temps combien il avait raison. Aujourd’hui nous le savons mieux, parce que nous connaissons mieux la terre et la place qu’elle tient dans l’ordre universel des choses. Mais nous n’avons point à tirer de cette considération plus complète d’autres conséquences que ne le fait Marc-Aurèle.
  85. De ce principe commun qui conduit l’univers. En d’autres termes, de Dieu.
  86. Au principe que tu adores. Même remarque. Voir plus haut, liv. III, § 2, des réflexions analogues sur la valeur des choses, quelles qu’elles puissent être.
  87. a tout vu. L’expression dépasse sans doute la pensée véritable de Marc-Aurèle. Les choses ne sont pas aussi parfaitement uniformes. Il avait pu voir par lui-même que le règne d’Antonin le Pieux, et le sien propre, différaient beaucoup des règnes précédents. Si le fond est essentiellement le même, les formes du moins varient sans cesse.
  88. Dans le lieu où elles sont placées. Le texte est altéré en cet endroit, et les manuscrits ne fournissent aucun moyen de le rectifier d’une manière satisfaisante. La pensée générale ne peut d’ailleurs faire de doute.
  89. Pour les choses… Quant aux hommes. Le précepte est excellent ; et si l’on savait le pratiquer dans ses deux parties, les individus seraient beaucoup plus heureux, en même temps que la société serait beaucoup plus régulière. Ce sont d’ailleurs des conseils qu’avaient déjà donnés le Platonisme, et que la foi chrétienne a sanctionnés aussi bien que le Stoïcisme.
  90. Il en est de même pour l’univers. Le vrai moyen qu’ait l’homme de comprendre le vaste ensemble des choses qu’il a été admis à contempler, c’est de s’étudier lui-même, et de transporter dans l’étude de l’univers les données essentielles que lui a fournies sa propre étude. Tout se règle dans l’être doué de raison sur l’intelligence ; dans l’univers aussi tout doit se régler sur une intelligence infinie.
  91. De ta libre préférence. J’ai pris cette expression plutôt que celle de Libre arbitre, qui aurait le même sens, parce qu’elle se rapproche davantage de l’étymologie grecque. Le Manuel d’Épictète commence par cette distinction fondamentale des choses qui dépendent de nous et des choses qui n’en dépendent pas. Ici, Marc-Aurèle tire des conséquences très-pratiques de cette maxime aussi simple que profonde.
  92. Ni d’accuser Dieu. Le singulier est dans le texte, tandis qu’un peu plus haut c’est le pluriel qui a été employé. Dans la langue de Marc-Aurèle, les deux expressions ont la même valeur. — Bossuet a dit : « Si nous désirions les vrais biens comme il faut, il n’y aurait point d’inimitiés dans le monde. Ce qui fait les inimitiés, c’est le partage des biens que nous poursuivons. Il semble que nos rivaux nous ôtent ce qu’ils prennent pour eux. Or les biens éternels se communiquent sans se partager. Ils ne souffrent ni ennemis ni envieux, à cause qu’ils sont capables de satisfaire tous ceux qui ont le courage de les espérer. C’est là le vrai remède contre les inimitiés et la haine. » Sermon sur la Réconciliation.
  93. Nous concourons tous. La pensée est profondément vraie, et personne ne l’a plus vivement rendue. L’homme n’est pas isolé dans le monde ; et à moins de soutenir que l’ensemble des choses n’a aucun sens, il est clair que chaque objet, chaque être, chaque homme surtout y a sa place et y joue son rôle. Avoir cette idée de notre destin ici-bas, ce n’est pas le surfaire ; c’est simplement en montrer la grandeur.
  94. Les autres, dans une ignorance absolue. C’est la presque unanimité des hommes ; mais, à défaut de la philosophie, ils ont les religions, qui leur expliquent suffisamment, quelles qu’elles soient, d’où ils viennent et où ils vont.
  95. Comme le disait, je crois, Héraclite. Cette pensée ne se retrouve pas précisément dans les fragments qui nous restent d’Héraclite ; mais on peut en trouver cependant quelques traces. Voir les Fragments d’Héraclite, de M. Müllach, 19, 37, 46, etc., édit. Firmin Didot, pp. 317 et suiv. Héraclite est un des premiers qui aient reconnu et proclamé l’harmonie de l’univers et son unité admirable.
  96. Dont Chrysippe a parlé. Ce passage serait un peu obscur à cause de sa concision, si Plutarque ne nous avait pas conservé d’une manière plus complète la pensée de Chrysippe : « Comme les comédies renferment nombre d’épigrammes destinées à frapper le ridicule et qui mauvaises en soi répandent de l’agrément sur la pièce entière, de même vous pouvez bien blâmer le vice en tant que vice ; mais, sous d’autres rapports, il n’est pas inutile. » Traduction de M. Bétolaud, Des notions communes rapprochées des maximes stoïciennes, tome IV, p. 488 ; et édit. Firmin Didot, Moralia, tome II, p. 1303.
  97. Croire que les Dieux ne s’occupent en rien de nous. Il faut lire dans le Xe livre des Lois les admirables démonstrations de Platon sur ce point spécial, pp. 252 et suiv., traduction de M. V. Cousin.
  98. Il m’est du moins permis de m’occuper de moi-même. Cette seconde partie de l’alternative est absolument évidente et peut braver toute contradiction.
  99. Raisonnable et sociable. Ce sont les deux caractères essentiels de la nature humaine et que toute l’antiquité lui avait reconnus.
  100. Comme pour Antonin. Souvenir pieux de Marc-Aurèle pour son père adoptif.
  101. C’est Rome. Pour les modernes, c’est Paris, Londres, etc. ; mais chacun de nous n’en a pas moins en outre la cité universelle, dont il est membre, comme Marc-Aurèle se faisait gloire de l’être.
  102. Aux cités diverses. La société particulière et la patrie, où l’on est né ; et le monde, dont on fait partie.
  103. Indifférentes et moyennes. Il n’y a que ce dernier mot dans le texte. L’expression n’est pas très-claire ; elle était probablement familière et spéciale à la doctrine stoïcienne ; mais elle reste obscure pour nous.
  104. Voir toujours les mêmes choses. Voir plus haut dans ce livre, § 37.
  105. Jusques à quand ? Formule qui a été répétée bien souvent depuis Marc-Aurèle, mais qu’il a été peut-être le premier à trouver.
  106. Philistion… Phœbus… Origanion. Noms qui sont tout-à-fait inconnus pour nous, et que Marc-Aurèle ne paraît pas tenir en grande estime.
  107. Un Eudoxe. Sans doute le disciple de Platon.
  108. Un Ménippe. C’est le philosophe cynique si fameux par ses satires, et dont le souvenir a fourni chez nous le titre de la Satire Ménippée.
  109. Doux envers les hommes. Voir plus haut dans ce liv. § 20, et liv. II, § 1.
  110. Quand tu veux te ménager quelque joie. C’est la joie que le cœur affectueux et reconnaissant de Marc-Aurèle s’est ménagée dans le premier livre de ses Pensées, en rappelant tous les exemples fructueux que lui avaient donnés ses parents et ses maîtres, par leurs qualités éminentes et diverses.
  111. Il n’est pas de plus grand plaisir. On pourrait ajouter : « Ni de plus réelle utilité. » Sénèque a dit : « Pourquoi ne garderions-nous pas les portraits de ces grands hommes, et n’honorerions-nous pas le jour de leur naissance, afin de nous exciter à la vertu ? Ne les nommons jamais sans quelque éloge ; car le respect que nous devons à nos précepteurs, nous le devons aussi à ces précepteurs du genre humain, qui nous ont découvert les sources de tant de choses utiles. » Épître LXIV, à Lucilius.
  112. L’occasion pour toi de t’exercer à une autre vertu. Il n’y a guère de cas dans la vie où l’on ne puisse appliquer ce conseil. C’est prendre les choses du bon côté ; et le Stoïcisme a raison quand il croit que la misère et la douleur ne sont pas des maux véritables, si l’âme est assez forte pour les tourner au bien. Mais ces transformations morales ne sont qu’à l’usage des plus forts et des plus exercés.
  113. Ce même désir. De ne jamais vouloir l’impossible et de se résigner, en face d’obstacles insurmontables. Voir plus haut, liv. V, § 20, une réflexion presque semblable.
  114. Dans l’acte d’autrui. La gloire résulte de l’approbation plus ou moins fondée des autres hommes ; et, en ce sens, celui qui recherche la gloire dépend nécessairement de ceux qui la lui donnent par leurs louanges.
  115. M’abstenir de tout jugement. C’est une des grandes maximes du Stoïcisme. La suspension du jugement est chose fort difficile, à cause de la connexion si étroite de la sensibilité et de l’intelligence. La sensation violente le plus souvent notre jugement, et il faut beaucoup d’habitude et de domination de soi pour ne pas se laisser aller instinctivement à ce penchant presque irrésistible de notre nature.
  116. Écouter sans distraction. Les hommes d’État ont plus de peine que d’autres, mais aussi plus d’avantage, à prêter une attention complète à ce qu’on leur dit. La multiplicité des affaires est une cause de distraction à peu près inévitable ; et quand on a trop de choses à écouter, on les écoute assez mal.
  117. Dans la pensée. Le texte dit positivement : « Sois dans l’âme de celui qui te parle. »
  118. Ce qui n’est pas utile à l’essaim. Comparaison délicate du genre de celles que l’on a déjà vues plus haut, liv. III, §§ 4 et 13; liv. IV, §§ 15, 44 et 48, et liv. V, § 8.
  119. Sont déjà partis. Pour peu qu’on vive, c’est une triste observation qu’on peut faire de très-bonne heure, et qui se multiplie d’autant plus qu’on vit davantage. Ce sont autant d’avertissements.
  120. Pourquoi donc est-ce que je m’emporte ? Cette tournure a quelque chose de piquant dans sa brusquerie, parce que le motif qui l’explique et l’éclaircit ne vient qu’à la suite.
  121. Une idée fausse. Il y a peut-être quelque exagération à comparer une idée fausse à la rage que le chien vous inocule, ou à l’illusion que vous cause la jaunisse sur le goût réel des choses.
  122. Personne au monde ne peut t’empêcher. Voir la même pensée plus haut, liv. II, § 9, et liv. V, § 10.
  123. Qu’est-ce que sont les gens. Autre expression du dédain de la gloire. En elle-même, elle n’est qu’un bruit ; et la foule qui la distribue si arbitrairement est composée presque entièrement de gens sans réelle valeur.
  124. Le temps effacera tout cela. Avec quelques différences cependant ; ainsi la juste gloire de Marc-Aurèle est venue jusqu’à nous et n’est pas près de s’éteindre. Pascal a médit aussi de la gloire : « La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire ; mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait s’il n’est dans l’estime des hommes. » Pensées, art. 1, § 5, édit. Havet, pg. 20. Et ailleurs : « La douceur de la gloire est si grande qu’à quelque chose qu’on l’attache, même à la mort, on l’aime. » Art. 2, § 1.