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Pensées sur le Gouvernement/Édition Garnier

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PENSÉES
SUR
LE GOUVERNEMENT[1]
(1752)

I.

Puffendorf, et ceux qui écrivent comme lui sur les intérêts des princes, font des almanachs défectueux pour l’année courante, et qui ne valent absolument rien pour l’année d’après.

II.

Qui eût dit, à la paix de Nimègue, qu’un jour l’Espagne, le Mexique, le Pérou, Naples, Sicile, Parme, appartiendraient à la maison de France ?

III.

Prévoyait-on, lorsque Charles XII gouvernait despotiquement la Suède, que ses successeurs n’auraient pas plus d’autorité que les rois n’en ont en Pologne[2] ?

IV.

Les rois de Danemark étaient des doges il y a un siècle ; ils sont à présent absolus.

V.

Autrefois les Russes se vendaient eux-mêmes comme les Nègres : à présent ils s’estiment assez pour ne pas recevoir dans leurs troupes des soldats étrangers, et ils ont pour point d’honneur de ne déserter jamais ; mais il leur faut encore des officiers étrangers, parce que la nation n’a pas acquis autant d’habileté que de courage, et qu’elle ne sait encore qu’obéir.

VI.

Les animaux accoutumés au joug s’y présentent eux-mêmes. Je ne sais quel compilateur[3] des Lettres de la reine Christine a fait au genre humain l’outrage de justifier le meurtre de Monaldeschi, assassiné à Fontainebleau par l’ordre d’une Suédoise, sous prétexte que cette Suédoise avait été reine. Il n’y avait au monde que les assassins employés par elle qui pussent prétendre qu’il était permis à cette princesse de faire à Fontainebleau ce qui aurait été un crime dans Stockholm[4]

VII. (V en 1752 et 1754.)

La liberté consiste à ne dépendre que des lois. Sur ce pied, chaque homme est libre aujourd’hui en Suède, en Angleterre, en Hollande, en Suisse, à Genève, à Hambourg ; on l’est même à Venise et à Gênes, quoique ce qui n’est pas du corps des souverains y soit avili[5], Mais il y a encore des provinces et de vastes royaumes chrétiens où la plus grande partie des hommes est esclave.

VIII. (VI.)

Un temps viendra dans ces pays où quelque prince plus habile que les autres fera comprendre aux cultivateurs des terres qu’il n’est pas tout à fait à leur avantage qu’un homme qui a un cheval ou plusieurs chevaux, c’est-à-dire un noble, ait le droit de tuer un paysan en mettant dix écus sur sa fosse. Il est vrai que dix écus sont beaucoup pour un homme né dans un certain climat ; mais ils démêleront dans la suite des siècles que c’est fort peu pour un mort. Alors il pourra se faire que les communes aient part au gouvernement, et que l’administration anglaise et suédoise s’établisse dans le voisinage de la Turquie.

IX. (VII.)

Un citoyen d’Amsterdam est un homme ; un citoyen à quelques degrés de longitude par delà est un animal de service.

X. (VIII.)

Tous les hommes sont nés égaux ; mais un bourgeois de Maroc ne soupçonne pas que cette vérité existe.

XI.

Cette égalité n’est pas l’anéantissement de la subordination : nous sommes tous également hommes, mais non membres égaux de la société. Tous les droits naturels appartiennent également au sultan et au bostangi : l’un et l’autre doivent disposer avec le même pouvoir de leurs personnes, de leurs familles, de leurs biens. Les hommes sont donc égaux dans l’essentiel, quoiqu’ils jouent sur la scène des rôles différents.

XII. (IX.)

On demande toujours quel gouvernement est préférable. Si on fait cette question à un ministre ou à son commis, ils seront sans doute pour le pouvoir absolu ; si c’est à un baron, il voudra que le baronnage partage le pouvoir législatif. Les évêques en diront autant ; le citoyen voudra, comme de raison, être consulté, et le cultivateur ne voudra pas être oublié. Le meilleur gouvernement semble être celui où toutes les conditions sont également protégées par les lois.

XIII. (XI.)

Un républicain est toujours plus attaché à sa patrie qu’un sujet à la sienne, par la raison qu’on aime mieux son bien que celui de son maître.

XIV. (XII.)

Qu’est-ce que l’amour de la patrie ? Un composé d’amour-propre et de préjugés, dont le bien de la société fait la plus grande des vertus. Il importe que ce mot vague, le public, fasse une impression profonde.

XV. (XIII.)

Quand le seigneur d’un château ou l’habitant d’une ville accusent le pouvoir absolu, et plaignent le paysan accablé, ne les croyez pas. On ne plaint guère les maux qu’on ne sent point. Les citoyens, les gentilshommes, haïssent encore très-rarement la personne du souverain, à moins que ce ne soit dans les guerres civiles. Ce qu’on hait, c’est le pouvoir absolu dans la quatrième ou cinquième main : c’est l’antichambre d’un commis, ou d’un secrétaire d’un intendant, qui cause les murmures ; c’est parce qu’on a reçu dans un palais la rebuffade d’un valet insolent qu’on gémit sur les campagnes désolées.

XVI. (XIV.)

Les Anglais reprochent aux Français de servir leurs maîtres gaiement. Voici ce qu’on a écrit en Angleterre de plus beau sur cette matière :

A nation here I pity and admire[6],
Whom noblest sentiments of glory fire;
Yet taught by custom’s force, and bigot fear,
To serve with pride, and boast the yoke they bear;
Whose nobles born to cringe and to command,
In courts a mean, in camps a gen’rous band,
From priests and stock-jobbers content receive
Those laws their dreaded arms to Europe give:
Whose people vain in want, in bondage blest;
Tho’ plunder’d, gay ; industrious, tho’ opprest;
With happy follies rise above their fate;
The jest and envy of a wiser state.

On pourrait rendre ainsi le sens de ces vers :

Tel est l’esprit français ; je l’admire et le plains.
Dans son abaissement quel excès de courage !
La tête sous le joug, les lauriers dans les mains,
Il chérit à la fois la gloire et l’esclavage.
Ses exploits et sa honte ont rempli l’univers :
Vainqueur dans les combats, enchaîné par ses maîtres,
Pillé par des traitants, aveuglé par des prêtres ;
Dans la disette il chante : il danse avec ses fers.
Fier dans la servitude, heureux dans sa folie,
De l’Anglais libre et sage il est encor l’envie.

Voici la réponse à toutes ces déclamations dont les poésies anglaises, les brochures et les sermons, sont remplis. Il est très-naturel d’aimer une maison qui règne depuis près de huit cents années. Plusieurs étrangers, et même des Anglais, sont venus s’établir en France uniquement pour y vivre heureux.

XVII. (V.)

Un roi qui n’est point contredit ne peut guère être méchant.

XVIII. (XVI.)

Quelques Anglais de province, qui n’ont voyagé qu’à Londres, s’imaginent que le roi de France, quand il est de loisir, envoie chercher un président, et, pour s’amuser, donne son bien à un valet de garde-robe.

XIX. (XVII.)

Il n’y a guère de pays au monde où les fortunes des particuliers soient plus assurées qu’en France. Le comte Maurice de Nassau, en partant de la Haye pour aller commander l’infanterie hollandaise, me demanda si on lui confisquerait les rentes qu’il avait sur l’Hôtel de Ville de Paris. « On vous payera, lui dis-je, précisément le même jour que le comte Maurice de Saxe[7], qui commande l’armée française ; » et cela était vrai à la lettre[8].

XX. (XVIII.)

Louis XI, pendant son règne, fit passer par la main du bourreau environ quatre mille citoyens : c’est qu’il n’était pas absolu, et qu’il voulait l’être. Louis XIV[9], depuis l’aventure du duc de Lauzun, n’exerça aucune rigueur contre personne de sa cour : c’est qu’il était absolu. Sous Charles II il y eut plus de cinquante têtes considérables coupées à Londres.

XXI. (XIX.)

Du temps de Louis XIII, il n’y eut pas une année sans faction. Louis le Juste était cruel. Il avait commencé à seize ans par faire assassiner son premier ministre. Il souffrit que le cardinal de Richelieu, plus cruel que lui, fît couler le sang sur les échafauds.

Le cardinal Mazarin, dans les mêmes circonstances, ne fit périr personne. Étranger qu’il était, il n’eût pu se soutenir par la cruauté. Il était fourbe, et non méchant. Si Richelieu n’eût pas eu de factions à combattre, il eût mis le royaume au plus haut point de splendeur, parce que sa cruauté, qui tenait à la hauteur de son caractère, n’ayant pas de quoi s’exercer, eût laissé agir la noblesse de son génie dans toute son étendue.

XXII. (XX.)

Dans un livre[10] rempli d’idées profondes et de saillies ingénieuses, on a compté le despotisme parmi les formes naturelles de gouvernement. L’auteur, qui est fort bon plaisant[11], a voulu railler.

Il n’y a point d’État despotique par sa nature. Il n’y a point de pays où une nation ait dit à un homme : « Sire, nous donnons à Votre gracieuse Majesté le pouvoir de prendre nos femmes, nos enfants, nos biens et nos vies, et de nous faire empaler selon votre bon plaisir et votre adorable caprice. »

Le Grand Seigneur jure sur l’Alcoran d’observer les lois. Il ne peut faire mourir personne sans un arrêt du divan et un fetfa du muphti. Il est si peu despotique qu’il ne peut ni changer le prix des monnaies, ni casser les janissaires. Il est faux qu’il soit le maître du bien de ses sujets. Il donne des terres qu’on appelle des timariots, comme on donnait anciennement des fiefs.

XXIII. (XXI.)

Le despotisme est l’abus de la royauté, comme l’anarchie est l’abus de la république. Un prince qui, sans forme de justice et sans justice, emprisonne ou fait périr des citoyens, est un voleur de grand chemin qu’on appelle Votre Majesté[12].

XXIV. (XXII.)

Un auteur moderne[13] a dit qu’il y a plus de vertu dans les républiques et plus d’honneur dans les monarchies.

L’honneur est le désir d’être honoré ; avoir de l’honneur, c’est

ne rien faire qui soit indigne des honneurs. On ne dira point qu’un solitaire a de l’honneur. Cela est réservé pour ce degré d’estime que dans la société chacun veut attacher à sa personne, Il est bon de convenir des termes, sans quoi bientôt on ne s’entendra plus.

Or, du temps de la république romaine, ce désir d’être honoré par des statues, des couronnes de laurier et des triomphes, rendit les Romains vainqueurs d’une grande partie du monde. L’honneur subsistait d’une cérémonie ou d’une feuille de laurier ou de persil.

Dès qu’il n’y eut plus de république, il n’y eut plus de cette espèce d’honneur.

XXV.

Une république n’est point fondée sur la vertu : elle l’est sur l’ambition de chaque citoyen, qui contient l’ambition des autres ; sur l’orgueil qui réprime l’orgueil, sur le désir de dominer qui ne souffre pas qu’un autre domine. De là se forment des lois qui conservent l’égalité autant qu’il est possible : c’est une société où des convives, d’un appétit égal, mangent à la même table, jusqu’à ce qu’il vienne un homme vorace et vigoureux qui prenne tout pour lui et leur laisse les miettes[14].

XXVI.

Les petites machines ne réussissent point en grand, parce que les frottements les dérangent : il en est de même des États ; la Chine ne peut se gouverner comme la république de Lucques.

XXVII. (XXV.)

Le calvinisme et le luthéranisme sont en danger dans l’Allemagne : ce pays est plein de grands évêchés, d’abbayes souveraines, de canonicats, tous propres à faire des conversions. Un prince protestant se fait catholique pour être évêque ou roi d’un certain pays, comme une princesse pour se marier.

XXVIII. (XXVI.)

Si la religion romaine reprend le dessus, ce sera par l’appât des gros bénéfices, et par le moyen des moines. Les moines sont des troupes qui combattent sans cesse ; les protestants n’ont point de troupes.

XXIX. (XXVII.)

On a prétendu[15] que les religions sont faites pour les climats ; mais le christianisme a régné longtemps dans l’Asie. Il commença dans la Palestine, et il est venu en Norvége. L’Anglais qui a dit que les religions étaient nées en Asie, et trouvaient leur tombeau en Angleterre, a mieux rencontré.

XXX. (XXVIII.)

Il faut avouer qu’il y a des cérémonies, des mystères, qui ne peuvent avoir lieu que dans certains climats. On se baigne dans le Gange aux nouvelles lunes : s’il fallait se baigner en janvier dans la Vistule, cet acte de religion ne serait pas longtemps en vigueur, etc.

XXXI. (XXIX.)

On a prétendu[16] que la loi de Mahomet qui défend de boire du vin est la loi du climat d’Arabie, parce que le vin y coagulerait le sang, et que l’eau est rafraîchissante. J’aimerais autant qu’on eût fait un onzième commandement en Espagne et en Italie de boire à la glace. Mahomet ne défendit pas le vin parce que les Arabes aiment l’eau : il est dit dans la Sonna qu’il le défendit parce qu’il fut témoin des excès que l’ivrognerie fait commettre.

XXXII. (XXX.)

Toutes les lois religieuses ne sont pas une suite de la nature du climat.

Manger debout un agneau cuit avec des laitues, jeter ce qui en reste dans le feu ; ne point manger de lièvre, parce qu’il est dit qu’il n’a pas le pied fendu[17] et qu’il rumine ; se mettre du sang d’un animal à l’oreille gauche[18] : toutes ces cérémonies n’ont guère de rapport avec la température d’un pays.

XXXIII. (XXXI.)

Si Léon X avait donné des indulgences à vendre aux moines augustins, qui étaient en possession du débit de cette marchandise, il n’y aurait point de protestants. Si Anne de Boulen n’avait pas été folle, l’Angleterre serait romaine[19]. À quoi a-t-il tenu que l’Espagne n’ait été tout arienne, et ensuite toute mahométane ? À quoi a-t-il tenu que Carthage n’ait détruit Rome[20] ?

XXXIV. (XXXII.)

D’un événement donné déduire tous les événements de l’univers est un beau problème à résoudre ; mais c’est au maître de l’univers qu’il appartient de le faire.

FIN DES PENSÉES SUR LE GOUVERNEMENT.
  1. Ce titre est celui qu’avait cet écrit dans les éditions de 1752 et 1754. En le donnant en 1756, comme chapitre second des Mélanges, l’auteur retrancha sept articles, en ajouta neuf (les i, ii, iii, iv, v, vi, xi, xxv et xxvi), fit quelques changements que je rétablirai ou indiquerai en notes, et intitula ce morceau Pensées sur l’administration publique. J’ai rétabli le titre primitif dans lequel on ne voit plus aujourd’hui rien d’offensant. Voici les articles de 1752 et 1754, qui furent supprimés en 1750 :

    I.

    « J’ai eu bien raison d’avancer, il y a vingt ans, qu’il faut dire d’un peuple, non pas quelle est la nature de son gouvernement et de ses intérêts, mais ce que sont ses intérêts et son gouvernement en telle année. Machiavel prétendait que la force des rois de France était dans leurs parlements. S’il vivait de nos jours, il dirait : La force des rois de France est dans une armée de deux cent mille hommes.

    II.

    « Ceux qui ont écrit, il y a cinquante ans, que la maison de Prusse devait être toujours attachée à celle d’Autriche seraient aujourd’hui un peu confondus.

    III.

    Qui eût dit dans le siècle passé que les Russes feraient trembler l’empire ottoman, et qu’ils enverraient une armée de quarante mille hommes contre la France ? Ils étaient soumis aux Tartares, il y a trois siècles ; et si jamais l’empire de Constantinople tombe, ce sera par leurs mains. Les Russes disciplinés vaincront les janissaires indisciplinables, qui les méprisent.

    IV.

    Lorsqu’en Russie des czars effrayaient la nature par tant de supplices épouvantables, dont ils étaient autrefois les exécuteurs, prévoyait-on qu’il viendrait une impératrice qui ferait vœu de ne condamner personne à la mort, et qui serait fidèle à ce serment ?

    X.

    Tout ce qu’on a écrit pour et contre [quel est le gouvernement préférable] se réduit à ceci : que, dans les États mixtes, la confusion est à craindre ; dans les États monarchiques, l’abus du pouvoir.

    XXIII.

    Le gouvernement républicain subsistera-t-il en Suède ? Oui, oui, jusqu’à ce qu’il naisse un Gustave-Adolphe.

    XXIV.

    La religion luthérienne y subsistera plus longtemps, parce que personne n’a intérêt à la changer. »

    Dans le paragraphe ier, Voltaire rappelle ce qu’il avait dit en 1731 ; voyez tome XVI, page 133.

    Sur les Russes envoyés contre la France, dont il est question dans le paragraphe iii, voyez, tome XV, le chapitre xxvi du Précis du Siècle de Louis XV. Il était nécessaire de rétablir ce paragraphe iii, pour l’intelligence d’un passage de la lettre de Voltaire à Catherine II, du 21 septembre 1770.

    C’est de l’impératrice Élisabeth qu’il est question dans le paragraphe iv ; voyez plus loin le paragraphe x du Commentaire sur le traité Des Délits et des Peines. (B.)

  2. Ils sont revenus depuis à peu près au même point que les princes de la maison de Vasa. (K.) — En 1772.
  3. Arckenholtz, page xv du tome Ier, et pages 9 et suivantes du tome II de ses Mémoires concernant Christine reine de Suède, quatre volumes in-4o, dont les deux premiers sont de 1751. (B.)
  4. 1. Dans l’édition de 1756, entre ce paragraphe et le suivant, il y avait les treize suivants que je rétablis :
    VII.

    « Ce gouvernement serait digne des Hottentots, dans lequel il serait permis à un certain nombre d’hommes de dire : C’est à ceux qui travaillent à payer ; nous ne devons rien parce que nous sommes oisifs.

    VIII.

    « Ce gouvernement outragerait Dieu et les hommes, dans lequel des citoyens pourraient dire : « L’État nous a tout donné, et nous ne lui devons que des prières. »

    IX.

    « La raison, en se perfectionnant, détruit le germe des guerres de religion. C’est l’esprit philosophique qui a banni cette peste du monde.

    X.

    « Si Luther et Calvin revenaient au monde, ils ne feraient pas plus de bruit que les scotistes et les thomistes. Pourquoi ? parce qu’ils naîtraient dans un temps où les hommes commencent à être éclairés.

    XI.

    « Ce n’est que dans des temps de barbarie qu’on voit des sorciers, des possédés, des rois excommuniés, des sujets déliés de leur serment de fidélité par des docteurs.

    XII.

    « Il y a tel couvent, inutile au monde à tous égards, qui jouit de deux cent mille livres de rente. La raison démontre que si on donnait ces deux cent mille livres à cent officiers, qu’on marierait, il y aurait cent bons citoyens récompensés, cent filles pourvues, quatre cents personnes au moins de plus dans l’État au bout de dix ans au lieu de cinquante fainéants. Elle démontre que ces cinquante fainéants, rendus à la patrie, cultiveraient la terre, la peupleraient, et qu’il y aurait plus de laboureurs et plus de soldats. Voilà ce que tout le monde désire, depuis le prince du sang jusqu’au vigneron. La superstition seule s’y opposait autrefois ; mais la raison, soumise à la foi, doit écraser la superstition.

    XIII.

    « Le prince peut, d’un seul mot, empêcher au moins qu’on ne fasse des vœux avant l’âge de vingt-cinq ans ; et si quelqu’un dit au souverain : « Que deviendront les filles de condition, que nous sacrifions d’ordinaire aux aînés de nos familles ? » le prince répondra : « Elles deviendront ce qu’elles deviennent en Suède, en Danemark, en Prusse, en Angleterre, en Hollande ; elles feront des citoyens ; elles sont nées pour la propagation, et non pour réciter du latin, qu’elles n’entendent pas. Une femme qui nourrit deux enfants, et qui file, rend plus de service à la patrie que tous les couvents n’en peuvent jamais rendre. »

    XIV.

    « C’est un très-grand bonheur pour le prince et pour l’État qu’il y ait beaucoup de philosophes qui impriment toutes ces maximes dans la tête des hommes.

    XV.

    « Les philosophes, n’ayant aucun intérêt particulier, ne peuvent parler qu’en faveur de la raison et de l’intérêt public.

    XVI.

    » Les philosophes aiment la religion ; et ils rendent service aux princes en détruisant la superstition, qui est toujours l’ennemie des princes.

    XVII.

    « C’est la superstition qui a fait assassiner Henri III, Henri IV. Guillaume prince d’Orange, et tant d’autres. C’est elle qui a fait couler des rivières de sang depuis Constantin.

    XVIII.

    « La superstition est le plus horrible ennemi du genre humain. Quand elle domine le prince, elle l’empêche de faire le bien de son peuple ; quand elle domine le peuple, elle le soulève contre son prince.

    XIX.

    « Il n’y a pas un seul exemple sur la terre de philosophes qui se soient opposés aux lois du prince. Il n’y a pas un seul siècle où la superstition et l’enthousiasme n’aient causé des troubles qui font horreur. »

    Des éditeurs de Kehl ont supprimé ces treize paragraphes comme répétition de ce qu’on lit dans la Voix du Sage, etc. (Voyez pages 468-469.) (B.)

  5. Dans les éditions de 1752 et 1754, on lisait de plus cette phrase : « On est libre dans quelques villes impériales d’Allemagne. » (B.)
  6. Ces vers sont de Middleton ; voyez, plus loin, la vingt-sixième des Honnêtetés littéraires.
  7. Les rentes se payaient suivant l’ordre alphabétique des prénoms ou noms de baptême. (B.)
  8. Les Anglais instruits avouent que la France est celui des grands États de l’Europe, après l’Angleterre, où les propriétés sont le plus assurées ; et c’est par cette raison qu’elle est, après l’Angleterre, le pays le plus florissant. Ils pouvaient ajouter que c’est beaucoup moins à la constitution de l’Angleterre qu’ils doivent l’avantage d’une sûreté plus grande dans les propriétés, qu’à la vigueur avec laquelle les lois y sont exécutées. Si les propriétés sont moins assurées en France, ce n’est point parce que le gouvernement y est absolu ; c’est parce qu’il n’a pas toujours veillé avec exactitude au maintien des lois, qu’il ne les a pas défendues toujours avec assez de vigueur contre les prétentions ou les entreprises des corps puissants, qu’il ne s’est point assez occupé de perfectionner les lois. (K.)
  9. Dans les éditions de 1752 et 1754, on lisait : « Louis XIV, depuis l’aventure du marquis de Vardes, n’exila pas seulement une personne de sa cour : c’est qu’il était absolu. » L’aventure de Vardes était de 1669 ; celle de Lauzun, de 1669. (B.)
  10. L’Esprit des lois, par Montesquieu, liv. II, chap. i.
  11. Voltaire fait ici allusion aux Lettres persanes, du même auteur.
  12. J’ai suivi ici le texte de 1752 et 1754. Toutes les autres éditions portaient ; un sultan, et Votre Hautesse. (B.)
  13. Montesquieu, Esprit des lois, livre III, chap. iii et vi.
  14. L’intérêt est le mobile général des actions des hommes, non-seulement dans ce sens que celui même qui agit d’après les motifs les plus purs est déterminé par le plaisir qu’il trouve à remplir ses devoirs, mais dans ce sens moins métaphysique que, si on en excepte certains moments d’enthousiasme, l’intérêt de notre conservation, de notre fortune, de nos plaisirs, de nos affections, de notre repos, de notre réputation, de la paix de notre conscience, de notre salut, nous détermine toujours. Il peut arriver que, dans une nation, la plus grande partie des hommes soit conduite principalement par l’un de ces intérêts dans leurs actions relatives à l’ordre de la société. Ainsi, dans un pays comme l’Angleterre par exemple, la jouissance des droits des hommes, que les Anglais font consister dans la sûreté personnelle de n’être jugés que par des jurés, et de ne pouvoir être gardés en prison en vertu d’ordres arbitraires ; dans la sûreté des propriétés, le droit de s’assembler paisiblement et de prendre des résolutions en commun ; dans la liberté de la presse, la tolérance, le droit de n’être imposés que par l’aveu d’un corps dont la nation choisit les membres ; cette jouissance, dis-je, est l’intérêt dominant de tout Anglais. À Genève, où tous les citoyens sont rassemblés dans une seule ville, l’égalité est le grand intérêt qui les anime. Sous un sénat aristocratique, si l’égalité entre les membres et le maintien de l’autorité du corps est l’intérêt général qui meut les sénateurs, la conservation de leurs biens et la sûreté de leurs personnes est celui qui anime les citoyens.

    Dans un pays soumis au gouvernement d’un seul, si la nation est éclairée, et s’il n’y a point trop de distinctions héréditaires, d’autorités intermédiaires opposées au monarque et pesant sur le peuple, l’intérêt général est encore la conservation de la sûreté de la propriété, de la liberté de disposer de la personne et des biens. Mais s’il y existe de ces distinctions, de ces pouvoirs, alors l’intérêt de chacun est de chercher à sortir de la classe du peuple que toutes les autres oppriment ; l’ambition, la vanité devient donc alors le principe dominant.

    Si le peuple est ignorant, alors la sûreté personnelle, la propriété des biens, le maintien de ses usages, sont les seules choses qui lui sont chères ; il ne diffère des habitants d’un autre pays que parce qu’il a de ses droits une idée moins étendue, moins complète.

    L’intérêt de tout gouvernement est d’avoir l’autorité entière et d’être paisible et assuré. Il ne doit donc pas choquer ce principe d’intérêt qui est le mobile de la nation ; au contraire, il le respectera et cherchera à en faire l’instrument de ses projets. Ainsi, par exemple, dans un gouvernement comme l’Angleterre, les lois s’occuperont du maintien des droits des hommes ; il en sera de même dans une monarchie, d’autant plus que la nation sera plus éclairée, et qu’il y aura moins de distinction entre les hommes, que le ressort de la vanité sera plus affaibli.

    Dans les aristocraties on veillera à maintenir l’égalité entre les membres du souverain, et en même temps à les empêcher d’opprimer chacun en particulier ; on affectera d’autant plus la justice qu’on sera plus souvent obligé de la violer pour affermir le pouvoir du sénat. On donnera à l’oppression l’apparence de la règle ; on évitera surtout de laisser prendre aux hommes la connaissance de leurs droits. Dans la démocratie, le gouvernement tendra à conserver l’égalité entre les citoyens ; il évitera ce qui la blesserait de droit, ou ne la violera que par des formes qui paraissent la conserver. Le monarque d’une nation ignorante, qu’on appelle despote, respectera les usages et les préjugés, sera sévère contre les subalternes qui abusent de leur pouvoir, contre ceux qui troublent l’ordre. Dans une monarchie où il y a beaucoup de distinctions, on les emploiera pour attacher tous les hommes riches au gouvernement, et l’on fera tomber sur le peuple tout le poids de l’autorité et du pouvoir ; on ménagera plus les fantômes de l’orgueil que les droits réels des citoyens. Le principe est toujours le même, l’intérêt, qui force à respecter l’opinion générale, qui produit un gouvernement plus ou moins sage à mesure que le peuple est plus éclairé et a moins de préjugés. Mais, dans tous les gouvernements, c’est la crainte qui contient le peuple ; c’est l’honneur qui est le principal mobile des actions de ceux qui, n’étant point occupés de leur subsistance, le sont davantage de leur vanité ; c’est la vertu qui inspire un très-petit nombre d’hommes, très-rares dans tous les pays et dans tous les siècles.

    Ce que nous venons de dire nous paraît propre à faire entendre ce qui a pu donner à Montesquieu l’idée de ses trois principes, et à montrer en même temps que cette distinction est inutile et peu fondée. (K.)

  15. Voltaire avait d’abord mis (en 1752 et 1754) : « Dans un livre si bien intitulé : De l’Esprit sur les lois, on prétend que les religions, etc. » Il changea (en 1756, après la mort de Montesquieu) cette phrase inconvenante et injuste ; car Montesquieu (livre XXIV, chapitre xxv) dit seulement « qu’il y a très-souvent beaucoup d’inconvénients à transporter une religion d’un pays dans un autre ». (B.)
  16. Esprit, des lois, livre XIV, chapitre x.
  17. Lévit., XI, 6 ; Deut., xiv, 7.
  18. Lévit., VIII, 23. Mais c’est l’oreille droite.
  19. Voyez tome XII, pages 311 et suivantes.
  20. Dans les éditions de 1752 et 1754 l’article xxxi (remplacé en 1756 par ce qui forme aujourd’hui l’article xxxiii) était ainsi conçu : « Les grands changements dans les gouvernements, dans les religions, tiennent d’ordinaire à peu de chose : combien peu s’en est-il fallu que l’Angleterre ne soit restée soumise au pape ? que l’Espagne n’ait été tout arienne, et ensuite toute mahométane ? À quoi a-t-il tenu que Carthage n’ait détruit Rome. » Le texte actuel est de 1756.