Pérégrinations d’une paria/I/II. La Praya

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Arthus Bertrand (Tome 1p. 25-78).


II.

LA PRAYA.


Aussitôt que nous eûmes jeté l’ancre, nous vîmes qu’il se faisait beaucoup de mouvement dans la batterie. Peu d’instants après, un petit canot se dirigea vers nous ; il avait quatre rameurs nègres presque entièrement nus. Sur l’arrière du canot, tenant la barre, était fièrement assis un petit homme aux énormes favoris, dont la peau cuivrée, les cheveux crépus nous indiquaient assez qu’il n’appartenait pas à la race caucasienne. La mise de ce personnage était des plus grotesques. Son pantalon de nankin datait de 1800, et devait avoir eu successivement des fortunes bien diverses avant d’arriver jusqu’à lui. Il avait un gilet de piqué blanc, une redingote de bouracan vert-pomme ; un immense foulard rouge à pois noirs lui servait de cravate, et les bouts en flottaient gracieusement au gré des vents ; pour compléter dignement sa toilette, il portait un grand chapeau de paille, des gants qui jadis avaient été blancs, et tenait à la main un beau foulard jaune qui lui servait d’éventail ; il s’ombrageait, contre l’ardeur du soleil, avec un grand parapluie à raies bleu de ciel et rose, tel qu’on les faisait il y a trente ans. Arrivé auprès de notre bâtiment, ce personnage nous déclina, avec des gestes non moins ridicules que sa mise, ses titres : c’était tout à la fois le capitaine du port de la Praya et le secrétaire du gouverneur ; de plus, il était négociant en gros et en détail, etc. On voit que la loi contre le cumul n’a point pénétré jusqu’à la côte d’Afrique. Ce capitaine de port était Portugais ; il nous dit que l’île appartenait à don Miguel, son illustre maître ; et, en prononçant ce nom, le burlesque individu ôtait son chapeau. Il parla beaucoup de politique, essayant de nous faire causer sur ce sujet. Il accepta notre eau de vie et nos biscuits, me fit de pompeux compliments en portugais, et, après être resté très longtemps à notre bord à faire plutôt le métier d’espion qu’à remplir les devoirs de sa charge, il se remit dans son canot, où il prit l’attitude altière d’un capitan-pacha sortant d’Alexandrie avec toute sa flotte.

Pendant que ce petit Portugais nous parlait des hauts-faits de son illustre maître, vinrent à notre bord deux autres personnages non moins remarquables soit par leur toilette ou leurs manières. L’un était capitaine d’un brick américain ; l’autre commandait une petite goêlette de Sierra-Leone. Ce dernier était Italien ; et en montant à bord, il nous dit qu’il était marié à une Parisienne de la rue Saint-Denis. Le brave capitaine Brandisco (c’était son nom) citait le nom de cette rue avec autant d’emphase que, du temps de César, en eût mis un patricien en disant qu’il demeurait sur la place du Capitole.

Notre capitaine, le second, et M. David jugèrent convenable de descendre à terre en même temps que le capitaine de port, afin d’aller chez le gouverneur faire mettre en règle les papiers de bord et de se procurer au plus tôt des ouvriers capables d’aider notre charpentier dans les réparations à faire au navire.

Puisque je me suis promis de dire toute la vérité, j’avouerai le mouvement d’orgueil que je ressentis en comparant notre canot et les hommes qui le montaient aux trois autres misérables petits canots montés par des nègres ou de pauvres matelots américains ! Quelle immense différence ! Comme il était joli et coquet, notre canot ! comme ils avaient bonne mine nos marins ! M. Briet tenait la barre : la noblesse de son maintien représentait dignement la marine française, et notre capitaine, avec ses bottes bien cirées, son pantalon de coutil blanc, son habit bleu foncé, sa cravate de pou-de-soie noir, son beau chapeau en paille orné d’un velours noir passé dans une petite boucle, représentait aussi fidèlement le marin commerçant. Quant à l’aimable M. David, c’était le fashionable dans toute sa pureté. Il avait des bottes en daim gris, un pantalon en coutil gris formant la guêtre, une petite veste en drap vert russe avec beaucoup de brandebourgs ; il était sans gilet et avait un madras à petits carreaux, noué négligemment autour du cou ; sur la tête, une petite toque en velours violet ne lui couvrait que l’oreille gauche. Il se tenait debout au milieu du canot, me saluant du geste et riant aux éclats, probablement de la tournure grotesque des personnages du port de la Praya. En 1833, j’étais encore bien loin d’avoir les idées qui, depuis, se sont développées dans mon esprit. À cette époque, j’étais très exclusive : mon pays occupait plus de place dans ma pensée que tout le reste du monde ; c’était avec les opinions et les usages de ma patrie que je jugeais des opinions et des usages des autres contrées. Le nom de la France et tout ce qui s’y rattachait produisaient sur moi des effets presque magiques. Alors je considérais un Anglais, un Allemand, un Italien comme autant d’étrangers : je ne voyais pas que tous les hommes sont frères et que le monde est leur commune patrie. J’étais donc bien loin encore de reconnaître la solidarité des nations entre elles, d’où résulte que le corps humanitaire en entier ressent le bien et le mal de chacune d’elles. Mais je retrace mes impressions telles que je les ai éprouvées à la vue de notre supériorité sur les individus des autres nations qui se trouvaient à la Praya.

Ces messieurs restèrent longtemps à terre ; ils ne revinrent qu’au moment du dîner, vers cinq heures. Pendant leur absence, nous nous perdions en conjectures sur les agréments que pourrait offrir la ville de la Praya. M. Miota voulait aller prendre gîte dans un hôtel, afin de se soustraire, pendant la relâche, à la vie de bord. Cesario et Fernando projetaient, pour chaque jour, de partir avec le lieutenant et notre cuisinier, qui devaient aller tous les matins à la ville faire la provision. Ces deux jeunes Espagnols se faisaient une grande fête d’aller chasser, courir dans la plaine, manger des fruits, monter à cheval, prendre enfin l’exercice si nécessaire à leur âge, et dont leurs membres engourdis sentaient le besoin. Moi aussi je me dessinais un plan de vie pour le temps de notre séjour ; je voulais aller demeurer dans une maison portugaise, afin d’être bien à même d’étudier les mœurs ainsi que les usages du pays, de tout voir et de prendre des notes exactes sur les choses qui me paraîtraient en valoir la peine. Tous ces beaux projets se faisaient sur le pont, tandis que le vieux don José, qui enfin pouvait se promener à son aise, maintenant que la maison flottante était en repos, jouissait, avec un air de délices, du bonheur inexprimable de pouvoir faire douze pas de suite sans risque de tomber. Le vieillard ne s’arrêtait que pour faire ses petits cigaritos en papier : de temps en temps il souriait en nous écoutant. Je m’aperçus de son sourire ; et, désirant connaître le fond de sa pensée, je lui demandai ce qu’il comptait faire à la ville.

— Mademoiselle, me répondit-il avec ce calme espagnol qu’il avait au plus haut degré, je me garderai bien d’y aller.

— Quelle indifférence ! don José ; vous êtes donc bien satisfait d’être à bord de ce navire où l’on n’a qu’un si petit espace pour se promener ?

— Non, mademoiselle ; je ne suis pas plus indifférent que vous à la vue de la terre ; mais seulement j’ai sur vous l’avantage de ma longue expérience, et je sais à quoi m’en tenir sur les agréments que présentent ces côtes et beaucoup d’autres où nous pourrons aborder avant d’arriver à Lima : je pense que ce n’est pas la peine de quitter le bord afin d’être beaucoup plus mal à terre : c’est ce qui va vous arriver ; mais les enfants ont besoin de voir par leurs yeux. Eh bien ! voyez, et après vous me direz si j’avais raison.

Nous nous récriâmes tous contre la froideur de don José : son espiègle neveu entreprit de lui monter la tête pour la Praya ; mais le vieil Espagnol, qui était en tout homme de sa nation, fut inébranlable. Il se contentait de nous répéter : — Allez, allez ; puis, quand vous reviendrez, vous me direz si j’avais raison.

Mais la jeunesse, impatiente d’obstacles, n’a guère foi qu’en ses désirs, n’est convaincue que par sa propre expérience : nous montrions du dédain pour celle de don José.

Quand nous vîmes revenir le canot, notre curiosité se ranima ; à peine ces messieurs furent-ils à bord, que nous nous mîmes à les assaillir de questions ; mais le moment n’était pas bien choisi pour qu’ils pussent satisfaire à nos demandes. M. Chabrié était occupé avec M. Briet à expliquer, aux ouvriers qu’ils avaient amenés, l’ouvrage à faire, et M. David, anglomane par excellence, s’appliquait tout entier à parler la belle langue de lord Byron, avec le jeune et très élégant consul américain, dont il venait de faire la connaissance et qu’il amenait dîner à notre bord.

Le lendemain, après déjeûner, les trois jeunes Espagnols, M. David, le capitaine et moi, allâmes à terre.

Il n’y a pas, à la Praya, de mole qui puisse faciliter le débarquement : les abords sont hérissés de roches plus ou moins grosses, contre lesquelles la mer vient se briser avec une violence qui mettrait en pièces les plus fortes embarcations, si l’on ne prenait les plus grandes précautions pour s’en garer. Il faut qu’un matelot hale le canot en sautant de roche en roche, jusqu’à ce qu’il trouve une ouverture convenable à le faire entrer, et, pendant cette manœuvre, les matelots restés dans le canot sont occupés, avec leurs avirons, à empêcher que la vague ne le brise contre les roches. Il est très difficile de débarquer sans se mouiller, le matin surtout, où la mer est toujours plus agitée. Cependant, grâce aux précautions que prirent ces messieurs, je ne fus pas mouillée ; un matelot m’enleva dans ses bras vigoureux et me déposa à terre, en lieu sec. Un petit sentier, tracé sur les rochers qui bordent la mer, conduit à la Praya : cette route n’est pas sans péril ; le sable noir qui recouvre le rocher s’éboule sous les pieds, et, au moindre faux-pas, on court le risque de rouler, de rocher en rocher, jusqu’à la mer. En quittant le sentier, on arrive au sable uni et doux de la plage, sur laquelle les vagues viennent courir en festons argentés. On se sent délassé à marcher sur ce sable ferme, que la mer rafraîchit continuellement ; mais à peine y a-t-on fait deux ou trois cents pas, qu’il faut l’abandonner et suivre un chemin rocailleux des plus pénibles : ce chemin, qui est en forme d’échelle, a été pratiqué dans la masse de rochers sur laquelle est située la ville. Il faut au moins un quart d’heure pour le gravir. J’étais si faible, que je fus obligée de me reposer à trois fois différentes. Je pouvais à peine marcher ; le bon M. Chabrié me portait presque ; M. Miota m’ombrageait avec un parapluie, car mon ombrelle ne m’eût que faiblement garantie, tandis que, leste comme un daim, M. David allait devant en éclaireur, afin de nous indiquer les passages les moins mauvais. Le soleil des tropiques dardait, verticalement sur nous, ses rayons brûlants ; pas le plus léger souffle de zéphyr ne venait sécher nos fronts baignés de sueur : une soif ardente nous desséchait le gosier. Enfin nous arrivâmes sur la plate-forme. M. David prit les devants et alla prévenir le consul de notre venue, afin de nous faire disposer des rafraîchissements. Nous traversâmes la ville, que nous trouvâmes presque entièrement déserte : il était midi ; c’est le moment du jour, jusqu’à trois heures, où la chaleur est la plus forte ; les habitants ne s’y exposent pas : enfermés chez eux, ils passent leur temps à dormir. La réverbération des rayons du soleil était si ardente, qu’elle nous aveuglait. M. Chabrié se désespérait de m’avoir amenée dans cette fournaise, cela le rendait d’une humeur détestable. Les trois jeunes gens commençaient déjà à regretter leurs petites cabanes, et moi, j’étais horriblement contrariée de me sentir si mal à mon aise, craignant que cela ne m’empéchât de visiter ce qu’il pouvait y avoir de curieux dans la ville. Ce fut dans ces dispositions que nous arrivâmes à la maison du consul, que nous trouvâmes avec M. David, assis auprès d’une petite table, buvant du grog et fumant d’excellents cigares de la Havane. Le consul américain avait transporté, dans ce triste lieu, tout le confortable auquel sa nation attache tant de prix. Cet homme, d’une trentaine d’années, habitait depuis quatre ans cette résidence. Sa maison était vaste, bien distribuée et tenue avec l’ordre le plus minutieux. Il nous fit servir une très jolie collation, composée de jambon, de beurre, de fromage, de gâteaux et de beaucoup d’autres choses, le tout venant de New-York. Il y avait aussi du poisson frais, et une grande abondance de fruits de toute espèce provenant du pays.

Le salon dans lequel on nous servit ce repas était entièrement meublé à l’anglaise ; un joli tapis en couvrait le plancher ; les croisées étaient garnies de stores représentant des vues de divers ports ; de belles gravures ornaient les murs ; dans les unes on voyait des chasses, des départs de diligence, des enfants jouant avec des chiens ; dans d’autres, on admirait ces vaporeuses têtes de femmes qui ont si fort illustré le burin anglais.

Notre table était servie aussi selon les usages de l’Angleterre et de l’Amérique du nord. Nous mangions dans de grandes assiettes à dessins bleus, nous buvions l’ale dans de grands verres à patte et le porto dans de plus petits. Nos grands couteaux et nos grandes fourchettes en acier étaient polis comme s’ils eussent été neufs ; enfin nous n’avions pas de serviette, et chacun la remplaçait avec le pan de la nappe qui était devant lui. Le consul paraissait au comble de la joie d’avoir rencontré, dans M. David, un anglomane qui parlât si bien la langue de sa chère patrie ; aussi ne cessait-il de causer avec lui. Il parlait également anglais aux deux nègres qui nous servaient, en sorte que moi, silencieuse observatrice, je me figurais, par moments, tant l’influence des objets qui frappent nos sens a de puissance sur notre imagination, que j’étais dans une maison de campagne des environs de New-York.

Après le repas, le capitaine Brandisco vint nous prendre pour nous mener chez une dame qui se disait quasi-Française, parce qu’elle avait été mariée avec un Français, M. Watrin, de Bordeaux.

M. David resta à parler anglais et à boire du thé, pendant que nous allâmes visiter madame Watrin.

Cette dame est la plus riche de toutes celles de la ville. C’est une femme de cinquante à cinquante-quatre ans ; grande, très grasse, ayant la peau couleur d’un café au lait foncé, des cheveux légèrement crépus et des traits assez réguliers. L’expression de sa physionomie est douce, ses manières sont celles d’une personne bien élevée ; elle parle un peu de français, le lit et l’écrit assez passablement ; son mari lui a appris ce qu’elle en sait. Elle regrettait beaucoup ce cher mari, mort depuis quatre ans.

Elle nous reçut dans une grande pièce sombre, mal carrelée et d’un aspect triste ; c’est ce qu’elle nomme son salon. L’ameublement avait quelque chose de bizarre ; aussitôt que nous entrâmes, il attira notre attention. Il était facile de reconnaître que cette pièce avait été habitée par un Français : les murs étaient tapissés de mauvaises gravures représentant Bonaparte dans quatre ou cinq situations différentes ; tous les généraux de l’empire et les principales batailles y étaient symétriquement placés. Au fond de ce salon était une bibliothèque grillée, au-dessus le buste de l’empereur, couvert d’un voile noir. Cette bibliothèque renfermait quelques ouvrages de Voltaire et de Rousseau, les contes de La Fontaine, Télémaque, Robinson Crusoé : tous ces livres étaient pêle-mêle sur les rayons. Il y avait, sur un meuble, deux sphères et un bocal contenant deux fœtus dans de l’esprit de vin. On voyait çà et là des objets venus de France ; une petite table à ouvrage en acajou, une lampe, deux fauteuils en crin noir, des cages où étaient des oiseaux ; le beau tapis qui recouvrait la grande table placée au milieu du salon, et une foule d’autres petites choses. Quand nous entrâmes, madame Watrin vint au devant de moi, me prit par la main et me fit asseoir sur un des deux fauteuils. Cette dame avait fait, pour me recevoir, une grande toilette et réuni chez elle plusieurs de ses amies très curieuses de voir une jeune étrangère. Nos Parisiennes ne seront peut-être pas fâchées de connaître le costume de grande tenue des dames de la Praya. La toilette de madame Watrin contrastait d’une manière choquante avec l’ensemble de toute sa personne. Elle avait une robe en Florence, de couleur cerise : cette robe était courte, étroite, très décolletée et à manches courtes ; une énorme écharpe de crêpe de Chine, bleu de ciel, sur laquelle ressortaient de belles roses blanches en broderie, lui servait, tout à la fois, de châle et de coiffure, car elle se drapait grotesquement dans cet ample mantelet, s’en couvrant tout le derrière de la tête. Ses gros bras étaient garnis de bracelets de toutes les couleurs ; des bagues de toute espèce surchargeaient ses doigts, de grandes boucles pendaient à ses oreilles, et un collier en corail à sept ou huit rangs entourait son cou ; elle avait des bas de soie blanche et des souliers de satin bleu. Les autres dames n’approchaient pas du luxe de madame Watrin : leurs vêtements étaient simplement en toile de coton, bleue, rouge ou blanche, mais les formes de leurs robes et de leurs écharpes étaient en tout semblables.

Madame Watrin me fit beaucoup de questions sur Bordeaux, dont son mari lui avait parlé tant de fois, et ensuite se prêta, avec une affabilité bien rare chez les gens de ce pays, à satisfaire ma curiosité sur tout ce que je désirais savoir.

Elle me fit visiter sa maison, qui consiste en trois pièces au rez-de-chaussée et deux mansardes. Cette maison se trouve située sur le bord de la plate-forme opposée à la mer ; la vue en est magnifique. Au bas de la plate-forme, se trouvent cinq ou six beaux jardins très bien cultivés. Le plus vaste appartient à madame Watrin ; on y descend de sa maison par un escalier pratiqué dans le roc. Après ces jardins vient une étendue de sable entièrement déserte : au delà, on découvre des arbres formant des bosquets de verdure.

Madame Watrin m’invita à demeurer chez elle pendant le temps que notre bâtiment resterait mouillé dans le port. Je fus sensible à cette politesse, mais j’avoue que je ne fus pas tentée d’accepter. La terre, dont la vue fait battre le cœur d’allégresse lorsqu’on la découvre en mer, a bientôt perdu tout son charme quand on se trouve sans ami au milieu d’un peuple encore très éloigné de la civilisation à laquelle on est habitué. À l’offre que me fit madame Watrin, M. Chabrié devint rouge ; ses yeux se fixèrent sur moi avec une expression de douloureuse anxiété. Je refusai, et nous prîmes congé de cette aimable femme en lui promettant de revenir le surlendemain.

Nous fîmes le tour de la ville : il était alors six heures du soir. Le soleil baissait et une légère brise aidait à supporter le déclin de la chaleur du jour.

Toute la population était dans les rues, respirant le frais devant les portes des maisons ; nous fûmes alors assaillis par l’odeur de nègre, on ne saurait la comparer à rien, elle soulève le cœur, elle vous poursuit partout. Entre-t-on dans une maison, on est à l’instant saisi par cette émanation fétide. Si l’on s’approche de quelques enfants pour voir leurs jeux, vite on s’éloigne, tant l’odeur qui s’en exhale est repoussante. Moi, dont les sens sont très susceptibles, à qui la moindre senteur porte à la tête ou à l’estomac, j’éprouvais un malaise tellement insupportable, que nous fûmes forcés de précipiter notre marche afin de nous trouver hors d’atteinte de ces exhalaisons africaines.

Descendus au bas du rocher, je m’assis pour me reposer. M. Chabrié se plaça à mon côté, tandis que les trois jeunes gens erraient sur la plage en cherchant des coquilles. M. Chabrié me prit la main, la pressa affectueusement contre sa poitrine et me dit avec un accent que je ne lui connaissais pas encore :

– Oh ! mademoiselle Flora, que je vous remercie de n’avoir pas accepté l’offre de cette dame ! quelle douleur cela m’eût fait ! Me séparer de vous qui m’êtes confiée, lorsque vous êtes si souffrante ; vous laisser seule sur ce rocher infect, entourée de ces horreurs de nègres que vous voyez avec tant de répugnance ! Oh ! je n’y aurais pas consenti, et puis, qui vous soignerait si je n’étais plus là ?

L’expression passionnée avec laquelle M. Chabrié prononça ces paroles produisit sur moi un effet difficile à décrire. Je me sentis pénétrée pour lui d’un sentiment tout à la fois de reconnaissance, d’attachement et de terreur.

Depuis mon départ de Bordeaux, j’avais entièrement perdu de vue ce que ma position pouvait avoir d’extraordinaire aux yeux de M. Chabrié. Mon état de souffrance m’avait empêchée d’y penser ; j’attribuais à la bonté naturelle de notre capitaine les complaisances qu’il avait pour moi, les attentions dont il m’environnait ; je n’avais jamais songé qu’il pût éprouver un autre sentiment que celui de l’affection compatissante, que ma position inspirait généralement.

Aux êtres doués d’une ame aimante, dont l’organisation est à la fois délicate et magnétique, il suffit d’un seul regard pour leur faire pénétrer le secret de l’individu auquel ils parlent. Le regard de M. Chabrié me laissa lire clairement sa pensée ; il lut aussi la mienne. Je lui serrai la main ; il me dit alors avec un accent de profonde tristesse :

– Mademoiselle Flora, je n’espère pas me faire aimer de vous. Je demande seulement à vous aider à supporter vos chagrins. Je le remerciai par un sourire, et lui montrant la mer : Mon cœur, lui dis-je, ressemble à cet Océan ; le malheur y a creusé de profonds abîmes ; il n’est pas de pouvoir humain qui puisse les combler.

– Accordez-vous donc plus de puissance au malheur qu’à l’amour ?…

Cette réponse me fit tressaillir ; c’est qu’alors je ne pouvais entendre prononcer le mot amour sans que les larmes me vinssent aux yeux. M. Chabrié cacha sa tête dans ses mains. Pour la première fois, je le regardai ; je ne connaissais pas encore ses traits : il pleurait ; je l’examinais attentivement et me laissais aller avec délices aux pensées les plus mélancoliques.

On nous appela : le canot nous attendait ; nous nous y rendîmes lentement. Je m’appuyais sur le bras de M. Chabrié ; nous étions absorbés dans nos pensées, et ni l’un ni l’autre ne songeaient à rompre le silence. Nous trouvâmes à bord M. David avec son consul et deux musiciens qu’il avait amenés pour me faire connaître la musique du pays. Nous nous rassemblâmes tous sur le pont : je m’étendis sur un double tapis ; ces messieurs prirent place autour de moi, et chacun, selon l’ordre d’idées qu’il avait dans la tête, prêta plus ou moins d’attention à la monotone musique des deux Africains.

Le concert se serait prolongé fort avant dans la nuit, si l’un des musiciens n’eût été pris du mal de mer, quoique le bâtiment ne fit aucun mouvement. Cette circonstance obligea le consul de retourner à la ville ; je fus ainsi délivrée de l’ennui, que son parler anglais et ses musiciens me donnaient. Nous restâmes très tard à causer sur le pont : les nuits des tropiques sont si belles !

Le lendemain matin M. David et M. Miota quittèrent le bord avec le projet de faire une petite incursion dans l’intérieur de l’île. Ils allaient chez un Français qui cultivait un champ à dix-huit lieues de la ville, autant dans le dessein de lui acheter des provisions que pour voir le pays.

Deux jours se passèrent pendant lesquels il me parut que M. Chabrié éprouvait de l’embarras avec moi : son air contraint, qui n’était pas dans ses habitudes, me gênait ; il augmentait encore les inquiétudes et la tristesse des pensées que la conversation du rocher avait fait naître en moi.

À cette époque, j’étais encore sous l’influence de toutes les illusions d’une jeune fille qui a peu connu le monde, quoique j’eusse déjà éprouvé les plus cruelles peines ; mais, élevée au milieu des champs, dans le plus complet isolement de la société, ayant vécu depuis dans la retraite, j’avais traversé dix ans de malheurs et de déceptions sans devenir plus clairvoyante. Je croyais toujours à la bienveillance, à la bonne foi ; je supposais que la méchanceté et la perfidie ne se montraient que par exception. La profonde solitude dans laquelle je m’étais retirée m’avait laissé ignorer le monde et tout ce qui s’y passait. Je m’étais repliée sur moi-même et ne pouvais soupçonner dans autrui l’existence de vices dont je ne découvrais en moi aucune trace, ou qui soulevaient d’indignation la générosité de mon cœur.

O précieuse ignorance qui fait croire à la bonne foi et à la bienveillance ! pourquoi t’ai-je perdue ? ou pourquoi la société est-elle si peu avancée encore, qu’il faille remplacer la franchise par la défiance, l’abandon par la retenue ? Oh ! que le cœur est blessé par ce cruel désenchantement ! Sous l’empire de la violence, les âmes aimantes se retiraient dans la Thébaïde : c’est encore au désert qu’elles devront habiter tant que la ruse et le mensonge gouverneront la société ; c’est dans la solitude que les ames pénétrées de l’esprit de Dieu reçoivent ces inspirations qui préparent le monde au règne de la vérité.

En 1833, l’amour était pour moi une religion ; depuis l’âge de quatorze ans, mon âme ardente l’avait déifié. Je considérais l’amour comme le souffle de Dieu, sa pensée vivifiante, celle qui produit le grand et le beau. Lui seul avait ma foi, je n’aurais guère mis au-dessus des autres animaux de la création la créature humaine qui aurait pu vivre sans un de ces grands amours purs, dévoués, éternels. J’aimais mon pays, je désirais pouvoir faire du bien à mes semblables, j’admirais les merveilles de la nature, mais rien de tout cela ne remplissait mon âme. La seule affection qui aurait pu alors me rendre heureuse eût été un amour passionné et exclusif pour un de ces hommes auxquels de grands dévouements attirent de grandes infortunes, qui souffrent d’un de ces malheurs qui grandissent et ennoblissent la victime qu’ils frappent.

J’avais aimé deux fois : la première, j’étais encore enfant. Le jeune homme pour qui j’éprouvais ce sentiment le méritait sous tous les rapports ; mais, privé de l’énergie de l’âme, il mourut plutôt que de désobéir à son père qui, dans la cruauté de son orgueil, m’avait repoussée. La seconde fois, le jeune homme qui avait été l’objet de mon entière affection, bien qu’irréprochable dans tout ce qui a trait à la délicatesse et à l’honneur de ses procédés avec moi, était un de ces êtres froids, calculateurs, aux yeux desquels une grande passion a l’apparence de la folie : il eut peur de mon amour, il craignit que je ne l’aimasse trop. Cette seconde déception m’avait déchiré le cœur, j’en avais horriblement souffert mais, loin de se laisser abattre, mon ame, s’agrandissant par la douleur, n’en était devenue que plus aimante et plus ferme dans sa foi. À toute ame ardente, il faut un Dieu qu’elle puisse encenser, un temple où elle puisse verser de douces larmes et pressentir, dans le recueillement, l’avenir que sa foi lui promet.

Mes souffrances m’avaient révélé toute la puissance d’aimer dont Dieu m’a douée ; et, après ces deux déceptions, il n’entrait pas dans ma pensée que la grandeur de mon amour pût être comprise par un homme qui n’eût pas été lui-même susceptible de ces actes de dévouement que la race moutonnière traite de folies parce qu’elle n’y voit aucun intérêt personnel, mais que transmet aux races futures le souvenir des hommes de cœur, comme les plus honorables titres de l’humanité et comme ceux qui constatent le plus beau de ses progrès.

Dans tous les temps, dans tous les pays, il s’est constamment rencontré des hommes qui se sont imposé les plus pénibles travaux à qui rien n’a coûté, qui n’ont reculé devant aucun sacrifice, aucun dévouement, afin d’atteindre le but qu’ils se proposaient. Ces êtres sont tellement au-dessus du commun des hommes, que toujours ils en ont été méconnus et souvent la grandeur de leurs actes n’a été appréciée que plusieurs siècles après eux. L’antiquité n’en offre pas un plus grand nombre d’exemples que n’en présente l’histoire moderne dans l’établissement des religions et dans les révolutions politiques des peuples. Aux yeux du sceptique et de l’égoïste, les dévouements de Jeanne d’Arc, de Charlotte Corday, des martyrs de toutes les révolutions, de toutes les sectes religieuses paraissent des actes de démence ; mais ces âmes héroïques suivaient l’impulsion qu’elles avaient reçue de Dieu et, quoiqu’elles désirassent le succès de leurs actes, ce n’était pas des hommes qu’elles en attendaient la récompense.

Je savais par expérience tout ce qu’il y a d’affreux à aimer un être qui ne peut nous comprendre, dont l’amour ne s’harmonise pas avec la grandeur du sentiment qu’on ressent pour lui. Aussi je m’étais bien promis de mettre tous mes soins à n’être jamais la cause d’une pareille douleur, et d’éviter, autant que cela dépendrait de moi, d’inspirer un sentiment que je n’eusse pu partager. Je n’ai jamais compris le bonheur qu’on trouve à faire naître un amour auquel soi-même on ne peut répondre. C’est une jouissance d’amour-propre à laquelle les êtres qui ne vivent que par le cœur sont insensibles.

Je n’étais pas sûre que M. Chabrié m’aimât ; mais, dans la crainte que cela n’arrivât, je crus qu’il allait de ma délicatesse de prévenir la naissance d’un amour que je ne pouvais ressentir.

L’absence de messieurs David et Miota me donnait un peu plus de liberté : les trois autres passagers ne comprenaient pas un mot de français, je pouvais m’entretenir avec M. Chabrié sans courir le risque d’être entendue.

Le soir, je montai sur le pont ; et, après m’être arrangé un divan sur une des cages à poules, je me mis à causer avec M. Chabrié.

– Cette nuit est bien belle, lui dis-je ; admirez la magnificence de la voûte étincelante qui couvre nos têtes. Aidez-moi donc à classer toutes ces brillantes étoiles que je vois pour la première fois.

– Mes connaissances en astronomie ne sont pas assez étendues pour que je puisse vous faire l’énumération des milliers d’étoiles qui scintillent dans ce beau ciel. J’aime de prédilection cette croix du sud, formée par ces quatre étoiles, dont une est plus petite.

— Et les deux que je vois, à côté, brillant d’un si vif éclat ?

— Ce sont les jumeaux.

— En effet, elles se ressemblent ; et ces innombrables petites étoiles formant comme un nuage resplendissant de lumière, comment les nommez-vous ?

— Que vous êtes heureuse, mademoiselle Flora, d’attacher de l’intérêt à tout ! J’admire en vous cette curiosité d’enfant ! Quel bonheur d’avoir des illusions ! La vie est bien terne quand on n’en a plus.

— Mais j’espère, monsieur Chabrié, que vous n’en êtes pas là ; avec une belle âme comme la vôtre, on est jeune longtemps.

— Mademoiselle, on est jeune tant qu’on aime d’amour un être dont on est aimé mais l’homme de vingt ans qui a le cœur vide est vieux.

— Vous croyez donc qu’on ne peut vivre sans cette condition d’aimer ?

— J’en suis convaincu, à moins qu’on appelle vivre boire, manger et dormir comme font les animaux. Mais je présume mademoiselle, que vous comprenez trop bien l’amour pour donner le nom de vie à une pareille existence. Cependant c’est ainsi que vivent la plupart des hommes. En songeant à cela, n’éprouvez-vous pas comme moi un sentiment de honte d’appartenir à la race humaine ?

— Non. La race humaine souffre et n’est pas méprisable ; je la plains du malheur qu’elle s’est fait, et je l’aime parce qu’elle est malheureuse.

— Et vous ne ressentez jamais le besoin de vous en venger ?

— Jamais.

— Mais peut-être aussi n’avez-vous jamais eu à vous plaindre de personne : vous n’avez rencontré, il est probable, que des gens qui vous aimaient ; et vous ignorez l’affreux, le poignant d’une lâche perfidie.

— Cela est vrai ; mais je connais quelque chose de plus affreux que la perfidie, c’est l’insensibilité. Oui, l’être froid inaccessible à l’enthousiasme, qui répond avec sa raison aux sentiments du cœur, et prétend mesurer les élans de l’âme, oui, cet automate que le souffle de Dieu n’a pas animé, qui, incapable de ressentir la beauté sublime du dévouement, dédaigne l’amour qu’il a inspiré, est pire que le perfide. Oui, l’être qui craignant d’être trop aimé, voit souffrir avec la plus sèche indifférence celle qui l’aime est pire que le perfide. Ce dernier, monsieur Chabrié, a toujours l’amour pour mobile ; l’autre, mu par le dégoûtant égoïsme, réfléchit toutes ses affections sur lui-même.

En prononçant ces mots, échappés presqu’à mon insu, j’avais oublié la réserve que, jusqu’alors, j’avais scrupuleusement observée ; tous mes traits, l’accent de ma voix devaient exprimer une douleur surhumaine ; celle dont le souvenir animait mes paroles avait été, comme l’amour qui l’avait causée, un sentiment inconnu sur la terre. M. Chabrié fut frappé de mon expression et me dit, en me regardant avec anxiété :

— Grand Dieu ! auriez-vous aimé un homme d’une nature aussi atroce ? Ah ! dites, dites-moi si une semblable douleur pèserait sur vous ?

Je ne pouvais parler : je lui fis un signe de tête qui disait oui. Je regardai le ciel comme pour implorer son secours ; puis, tendant la main à M. Chabrié, je ne pus qu’articuler ces mots :

— Que je souffre ! oh ! mon Dieu ! que je souffre !

Après ce cri d’une douleur que tous mes efforts n’avaient encore pu vaincre, je laissai retomber ma tête sur mon oreiller. Les objets extérieurs me fatiguaient, mes yeux se fermèrent ; et, plongée dans une confusion de souvenirs, je goûtai un charme indéfinissable de l’excès même de ma douleur. Je fus plusieurs heures dans la même attitude, pendant lesquelles l’agitation convulsive de mon cerveau surmontait la puissance de mon âme.

M. Chabrié était allé chercher mon manteau, m’en avait couverte, et avait garanti ma tête de l’humidité de la nuit avec un foulard. Je le sentais assis à mes côtés ; de temps en temps, il soupirait comme un homme oppressé par le spasme. Parfois il se levait, faisait quelques tours de promenade et revenait s’asseoir.

Quand je sortis de cette espèce de songe, la lune éclairait la baie de la Praya. La lueur pâle et blafarde de ses rayons donnait l’apparence d’une morne tristesse à tous les objets qui nous environnaient : pas le plus léger bruit n’arrivait de la ville ; les hautes masses de rochers qui se trouvaient dans l’ombre rappelaient les descriptions que le paganisme nous a laissées de son enfer. La mer était calme ; les trois navires mouillés dans la rade n’éprouvaient aucune oscillation perceptible ; tandis que M. Chabrié, assis au bout de la cage sur laquelle j’étais étendue, la tête appuyée sur une de ses mains, dans une attitude mélancolique qui s’harmonisait avec tout cet ensemble, regardait le ciel avec une expression de douleur.

Je restai longtemps en muette contemplation de cette scène. Dans ces belles nuits, les êtres de la création, privés du mouvement, semblent exprimer un bonheur sans mélange : l’accent de la douleur ne se fait pas entendre, et ce silence est, pour le cœur torturé, la plus persuasive des consolations. Peu à peu je sentis la douce influence qu’exerce la lune sur toute la nature ; le calme rentra dans mon âme, et je retrouvai mes sens pour admirer la beauté majestueuse du ciel.

Je n’osais parler à M. Chabrié par crainte de troubler sa rêverie. Je fis un léger mouvement ; il se retourna aussitôt, et, me voyant les yeux ouverts, se leva précipitamment ; puis, s’approchant tout auprès de moi, il s’informa si je voulais quelque chose. — Je désire savoir, lui dis-je, l’heure qu’il est.

— Minuit passé.

— Si tard ! Pourquoi donc ne vous êtes-vous pas couché ? vous qui projetiez de passer de bonnes nuits à dormir, quand vous n’auriez plus de quart à faire.

— Comme vous, mademoiselle Flora, je me plais à contempler les belles nuits des tropiques ; et puis maintenant je suis votre ami, votre vieil ami, qui vous aime trop pour vous laisser dormir sur une cage à poules, sans veiller auprès de vous.

Je pris une de ses mains, que je pressai fortement entre les miennes. — Merci, lui dis-je, oh ! merci ! Que je vous suis reconnaissante de votre bonne amitié ! qu’elle me fait de bien ! et comme j’en ai besoin ! Vous aussi, vous avez eu des chagrins, je vous aiderai à vous consoler de la perfidie dont vous avez été victime, et vos douleurs vous paraîtront légères en les comparant aux miennes.

— Vous m’acceptez donc pour ami ?…

— Oh ! si je vous accepte !…

Et je baisai son front avec un mouvement de reconnaissance qui fit couler mes larmes.

Il était près de deux heures du matin quand je descendis me coucher. Je dormis jusqu’à dix heures de la matinée. Je fus réveillée par la voix harmonieuse de M. Chabrié, qui chantait une vieille romance sur l’amitié. Je me levai : tout le monde avait déjeuné ; le mousse me servit. M. Chabrié vint me tenir compagnie, pela mes oranges et mes bananes, en causant avec un abandon et une franchise qui, à chaque instant, me faisaient l’aimer davantage.

Vers trois heures, M. David et M. Miota reparurent, amenant avec eux le Français de chez lequel ils venaient. M. Miota, excédé de fatigue, se coucha : quant à M. David, il ne se plaignait pas de la lassitude ; mais il était très en colère, parce qu’il n’avait pas fait sa barbe depuis trois jours, et que sa toilette était un peu en désordre.

Il fallut lui céder la chambre tout entière, afin qu’il pût y refaire sa toilette en grand ; ce qui ne fut, au surplus, une privation pour aucun de nous, parce que le pont était devenu un salon fort agréable, au moyen de la tente qui nous abritait du soleil.

Le peu de mots que M. David m’avait dits sur le compte du Français, propriétaire dans cette île du Cap-Vert, me donnait envie de causer avec lui. C’était un petit homme aux membres trapus, aux traits anguleux, au teint basané, aux cheveux noirs, épais et tombant lisses sur les tempes. Sa mise ressemblait à celle d’un de nos paysans endimanchés. Je l’abordai avec des paroles affables, comme on est porté d’en adresser à un compatriote que l’on rencontre loin de son pays.

M. Tappe (c’était son nom) se montra sensible à ces marques d’intérêt, et, quoiqu’il ne fût pas d’un naturel très causeur, je vis qu’il se laisserait aller volontiers à me raconter son histoire.

Il y avait quatorze ans que M. Tappe était établi aux îles du Cap-Vert.

Je lui demandai comment il avait choisi une terre aussi aride.

— Mademoiselle, me répondit-il, ce n’est pas moi qui l’ai choisie ; mais Dieu, dans ses incompréhensibles décrets, a voulu que je demeurasse sur cette terre de misère et d’aridité. Dès mon enfance, mes parents me destinèrent au saint ministère des autels ; je fus élevé au séminaire de la Passe, auprès de Bayonne ; le zèle religieux dont mon âme était embrasée me fit distinguer de mes chefs. Par la chute de l’usurpateur et le rétablissement de la royauté, notre sainte religion avait repris sa toute-puissance, et en 1819, il fut décidé qu’on choisirait, dans tous les séminaires de France, les sujets qui montreraient le plus de dévouement pour la propagation de la foi, afin de les envoyer en mission sur différents points du globe y convertir les peuplades sauvages vouées à l’idolâtrie. Je fus un de ceux désignés, et nous partîmes pour nous rendre où notre apostolat nous appelait. Notre bâtiment ayant eu, ainsi que le vôtre, besoin de réparations, nous relâchâmes dans le port de la Praya.

Pendant que nous étions mouillés en rade, j’allai à terre, où je me liai avec un vieux Portugais ; celui-ci me mit au courant de toutes les ressources que pouvait offrir le pays. Je vis qu’avec très peu d’argent il était possible d’y faire une fortune rapide. Je pris, d’après cela, le parti de changer ma destination, et me décidai à rester sur cette côte. Mais, hélas ! Dieu, dont je respecte les décrets, n’a pas permis que mes espérances se réalisassent, et depuis quatorze ans je végète de la manière la plus pénible.

M. Tappe, en achevant son histoire, se croisa les mains sur sa poitrine, leva ses petits yeux gris vers le ciel, et récita à mi-voix deux ou trois phrases latines que je ne rapporte point, parce que je ne comprends pas le latin.

J’étais curieuse de savoir quel genre d’affaires avait déterminé M. Tappe à abandonner l’apostolat pour les chances de la fortune : je lui demandai quel pouvait donc être le moyen de fortune rapide qui l’avait séduit.

— Mon Dieu, mademoiselle, il n’y a sur cette côte qu’un seul genre de commerce, c’est la traite des nègres. Quand je vins m’établir dans cette île, ho ! alors, c’était le bon temps ! il y avait de l’argent à gagner, et sans se donner beaucoup de peine. Pendant deux ans, ce fut un beau commerce ; la prohibition même de la traite faisait qu’on vendait les nègres tout ce que l’on voulait ; mais, depuis lors, ces maudits Anglais ont tant insisté pour l’exécution rigoureuse des traités, que les dangers et les dépenses qu’occasionne le transport des nègres ont ruiné entièrement le plus avantageux commerce qu’il y eût ; ensuite cette industrie est maintenant exploitée par tout le monde, et on n’y gagne pas plus qu’à vendre des ballots de laine ou de coton.

M. Tappe me parlait de tout ce que je viens succinctement de raconter avec une simplicité, une bonhomie qui me laissaient tout ébahie. Je regardais cet homme, cherchant à deviner dans ses traits quelle pouvait être sa pensée ; mais, pendant tout le temps qu’il causa avec moi, sa figure n’exprima aucune émotion : il resta calme et impassible.

Je ne trouvai pas un mot à répondre à M. Tappe ; j’éprouvais, à sa vue, une de ces répugnances instinctives, et, ne pouvant m’en débarrasser autrement, je descendis dans la chambre : j’y trouvai M. David en grande tenue de négligé, à table avec son consul qui, décidément, ne pouvait plus le quitter. Quand j’entrai, il jeta son cigare et me dit :

— Eh bien ! mademoiselle, que dites-vous de l’aimable compatriote que je vous ai amené ? J’espère, et vous en conviendrez, qu’il se trouve aux îles du Cap-Vert des Français un peu soignés. Voilà un homme qui parle latin mieux que Cicéron. Ce gaillard vous cite Horace, Juvénal ou Virgile à propos de citrons verts ou de choux mal venus, sans compter les passages des Saintes Écritures ; il connaît aussi l’hébreu. Je suis sûr, mademoiselle, que vous êtes flattée de voir, à la côte d’Afrique, notre belle France aussi bien représentée.

— Monsieur David, je trouve qu’en ce moment vos plaisanteries sont très mal placées. Vous devriez voir, à l’expression de ma figure, que cet homme m’inspire le plus profond dégoût.

— Comment ! mademoiselle, vous si grande admiratrice des Français, vous éprouvez du dégoût pour un apôtre français, un saint ministre des autels ?

— Brisons sur ce chapitre, monsieur ; cet homme-là n’est pas un Français ; c’est un anthropophage sous la forme d’un mouton.

— Oh ! que c’est bien ! Ah ! mademoiselle, voilà qui est charmant de vérité ! Il faut que je traduise cela au consul.

Et, de ce moment, M. Tappe fut surnommé le mouton anthropophage.

— En vérité, repris-je, je ne puis deviner, monsieur David, dans quel but vous avez amené cet homme à bord ? Quant à moi, je donnerais beaucoup pour ne l’avoir pas vu.

— Regardez, mademoiselle, comme vous êtes ingrate envers les amis sincères qui vous veulent du bien ! c’est cependant pour vous, pour vous seule que j’ai amené M. Tappe ici.

— Eh pourquoi, je vous prie, monsieur ? Quel droit vous arrogez-vous d’exposer à mes yeux des créatures immondes.

— Afin, mademoiselle, que vous acquériez vous-même la preuve que, parmi les hommes, il y a des créatures immondes.

— Et, en supposant que cela fût vrai, pourriez-vous me dire ce que je gagnerais à le savoir ?

— Ce que vous gagneriez, mademoiselle ! mais ce que l’on gagne à connaître ses ennemis, vous apprendriez à vous en défier.

— Oh ! cette science coûte trop cher ! le peu que je viens d’en voir a glacé tout mon sang d’horreur. Serait-il donc vrai qu’il se trouve dans le monde beaucoup d’hommes de l’espèce de celui avec lequel je viens de causer !

— Malheureusement oui, mademoiselle. Et puisque nous sommes dans un moment de franchise, j’oserai même vous affirmer que la majorité de la race humaine est, en tout point, semblable à l’honorable M. Tappe.

— Si cela était vrai, monsieur, j’irais de suite me jeter à la mer ; mais heureusement je lis dans les yeux de M. Chabrié un démenti formel à ce que votre misanthropie vous fait avancer plus que légèrement.

— Que vous conte encore ce David, mademoiselle Flora : dit M. Chabrié en entrant : que les hommes sont méchants, je parie ? c’est son refrain continuel, il n’en sort pas.

— Cette fois, je fais plus que le dire, je le prouve et c’est pour convaincre notre aimable passagère que je vous ai amené de Saint-Martin le très saint et très vertueux M. Tappe, qui dînera avec nous, si vous voulez bien le permettre.

— En cela encore, David, vous avez fait une bêtise, comme d’ordinaire vous ne laissez jamais échapper l’occasion d’en faire. Votre M. Tappe me fait l’effet d’un gros crapaud dont le venin jaillit sur ceux qui l’approchent : qu’aviez-vous donc besoin de m’amener un jésuite de cette trempe, quand vous savez que c’est l’engeance que j’ai surtout en horreur et méprise le plus ?

— Eh ! mon cher, je ne l’ai pas amené pour vous ; j’ai voulu le faire voir à mademoiselle. Il m’a paru une pièce assez curieuse pour mériter d’être couchée tout au long sur le calepin d’une voyageuse observatrice.

La conversation commençait à prendre un ton d’aigreur ; elle aurait fini comme de coutume, entre M. David et son ami par quelques vives boutades, si nous n’en avions été distraits ; le mousse venant annoncer le dîner.

M. David s’approcha alors de moi et me dit : — Maintenant, mademoiselle, je ne plaisante plus ; je vous engage à étudier cet homme. Je vais le placer à côté de vous : surmontez un peu vos répugnances. Je crois que pour un voyageur cette rencontre est une bonne fortune.

Pendant le premier service, l’ancien séminariste mangea et but ; son avidité était telle qu’elle ne lui laissa pas le temps de prononcer une parole : toutes les facultés de son être étaient absorbées par son assiette et son verre. Je ne mangeais jamais du premier service, j’avais ainsi tout loisir pour examiner cet homme remarquable, dans son genre, comme le disait M. David. Je pus saisir à l’expression de ses traits la passion dominante chez lui ; c’était la gourmandise. Comme ses petits yeux brillaient à la vue de l’énorme gigot et des autres pièces de viande qu’on nous servit ! Ses narines s’ouvraient ; il passait sa langue sur ses lèvres minces et pâles ; la sueur courait sur son front ; il paraissait être dans un de ces moments où la jouissance, que nous ne pouvons contenir, sort par tous nos pores. Cet homme me représentait une bête fauve. Quand il se fut bien gorgé, ses traits reprirent peu à peu leur expression ordinaire, qui était de n’en avoir aucune, et il recommença à me parler sur le même ton qu’avant le dîner.

— Votre capitaine, mademoiselle, vient de nous donner un bien bon dîner. Manger, voilà la vie : et moi, dans cette île de misère, je suis privé de cette vie-là.

— Vous n’avez donc rien à manger dans cette île ?

— Nous n’avons que du mouton, de la volaille, des légumes, du poisson frais et des fruits.

— Mais il me semble qu’avec toutes ces choses ; on doit avoir un ordinaire très convenable.

— Oui, si l’on avait un cuisinier et tout ce qu’il faut pour préparer les mets ; mais on n’a rien de tout cela.

— Pourquoi ne dressez-vous pas une de vos négresses à faire la cuisine.

— Ah ! mademoiselle, on voit bien que vous ne connaissez pas la race noire. Ces misérables créatures sont si méchantes, qu’il m’est impossible de confier à aucune d’elles ce soin sans courir le risque d’être empoisonné.

— Vous les traitez donc bien durement pour qu’elles ressentent autant de haine et nourrissent une pareille animosité contre leur maître.

— Je les traite comme il faut traiter les nègres, si l’on veut s’en faire obéir, à coups de fouet. Je vous assure, mademoiselle, que ces coquins-là vous donnent plus de peine à mener que des animaux.

— Combien en avez-vous actuellement ?

— J’ai dix-huit nègres, vingt-huit négresses et trente-sept négrillons. Depuis deux ans, les négrillons se vendent très bien, mais on a beaucoup de peine à se défaire des nègres.

— À quoi occupez-vous, tout ce monde ?

— À cultiver ma ferme, à soigner ma maison ; tout est très bien tenu, demandez à ces messieurs.

M. David m’a dit que vous étiez marié : êtes-vous heureux en ménage ?

— J’ai été obligé de me marier avec une de ces négresses, afin d’assurer ma vie : j’avais déjà été empoisonné trois fois, je craignais d’y passer, et j’ai pensé qu’en me mariant avec une de ces femmes, elle prendrait intérêt à moi, surtout en lui faisant croire que tout ce qui était à moi lui appartenait aussi. Ensuite je lui fais faire la cuisine et l’oblige à goûter, devant moi, ce qu’elle me sert avant d’en manger. Je trouve dans cette précaution une très grande sécurité. J’ai trois enfants de cette fille elle les aime beaucoup.

— Alors, vous ne pouvez plus songer à retourner en France, car vous voilà attaché dans ce pays.

— Pourquoi donc ? serait-ce à cause de cette femme ? Oh ! cela ne m’inquiète pas. Dès que j’aurai réalisé ma petite fortune, j’amènerai cette négresse ici un jour que la mer sera très agitée je lui dirai : Je retourne dans mon pays ; veux-tu me suivre ?… Comme toutes ces femmes ont grand’peur de la mer, je suis sûr qu’elle me refusera ; alors je lui dirai : Ma chère amie, tu vois que je fais mon devoir ; je te propose de t’emmener : tu refuses d’obéir à ton mari, je suis trop bon pour t’y contraindre par la force, je te souhaite toutes sortes de bonheurs, et je m’en vais.

— Et que deviendra cette pauvre femme ?…

— Oh ! ne craignez rien ; elle ne sera pas à plaindre : elle vendra ses enfants dont elle aura un bon prix ; et puis elle pourra trouver un autre mari qu’elle servira pour la nourriture ; c’est une superbe fille qui n’a que vingt-six ans.

— Mais, monsieur Tappe, cette fille est votre femme devant Dieu : elle est mère de vos enfants et vous laisserez tous ces êtres à la merci de qui voudra les acheter sur la place publique ?… c’est une action atroce !!!…

— Mademoiselle, c’est une action comme il s’en commet de semblables chaque jour dans notre société.

J’étais devenue pourpre, tant l’indignation me suffoquait. M. Tappe s’en aperçut ; il me regarda avec étonnement, marmota encore quelques phrases latines, et me dit, avec un sourire méchant :

— Mademoiselle, vous êtes encore bien jeune ; je crois m’apercevoir que vous avez peu vu le monde, je vous engage à le voir davantage, car il est bon de savoir avec quels gens on vit, autrement on est la dupe de tous.

Après le dîner, M. Tappe retourna à la ville : quand je me retrouvai seule avec M. David, il me dit : — Hé bien ! que pensez-vous de l’élève de ces messieurs, du célèbre séminaire de la Passe ?

M. David, je vous le répète, j’aurais préféré ne pas avoir vu cet homme.

— Mademoiselle, je vous prie de m’excuser si, en voulant vous servir, je vous ai occasionné quelques moments désagréables ; vous êtes cependant trop raisonnable pour ne pas sentir que, tôt ou tard, il faudra pourtant bien vous résoudre à connaître le monde au milieu duquel vous êtes destinée à vivre. La société, j’en conviens, n’est pas belle à voir de près, mais il est important de la connaître telle qu’elle est.

Il s’était écoulé une semaine sans que je fusse retournée à la ville, mon aversion pour l’odeur des nègres m’en avait empêchée : la politesse néanmoins me fit surmonter ma répugnance, et je me résolus à aller faire des visites d’adieux à madame Watrin et au consul.

Chez le consul m’attendait le spectacle d’une de ces scènes repoussantes d’atrocité, et si fréquentes dans les pays où subsiste encore ce monstrueux outrage à l’humanité, l’esclavage.

Ce jeune consul, représentant d’une république, cet élégant Américain, si gracieux avec moi, si aimable avec M. David, ne paraissait plus qu’un maître barbare. Nous le trouvâmes dans la salle basse, frappant de coups de bâton un grand nègre étendu à ses pieds, et dont le visage était tout en sang. Je fis un mouvement pour aller défendre, contre son oppresseur, ce nègre dont l’esclavage paralysait les forces.

Le consul chargea M. David de nous expliquer pourquoi il battait son esclave : le nègre était voleur, menteur, etc., etc. ; comme si le plus énorme des vols n’est pas celui dont l’esclave est victime ! comme s’il pouvait exister une vertu pour qui ne peut avoir une volonté ! comme si l’esclave devait rien à son maître et n’était pas, au contraire, en droit de tout entreprendre contre lui !

Non, je ne saurais dépeindre quelle douloureuse impression cette vue hideuse produisit sur moi. Je m’imaginais voir ce misérable Tappe au milieu de ses nègres. Mon Dieu ! pensai-je, M. David aurait-il raison ! les hommes seraient-ils tous méchants ? Ces réflexions bouleversaient mes idées morales, et me plongeaient dans une noire mélancolie. La défiance, cette réaction des maux que nous avons soufferts ou dont nous avons été témoins, ce fruit âcre de la vie, naissait en moi, et je commençais à craindre que la bonté ne fût pas aussi générale que je l’avais pensé jusqu’alors. En allant chez madame Watrin, j’examinai avec beaucoup d’attention toutes les figures noires et basanées qui se présentaient à moi ; tous ces êtres, à peine vêtus, offraient un aspect repoussant : les hommes avaient une expression de dureté, souvent même de férocité, et les femmes d’effronterie et de bêtise. Quant aux enfants, ils étaient horribles de laideur, entièrement nus, maigres, chétifs ; on les eût pris pour des petits singes. En passant devant la maison de ville, nous vîmes des soldats occupés à battre des nègres par ordre des maîtres auxquels ceux-ci appartenaient. Cette cruauté, dans les usages habituels de cette population, redoubla l’humeur sombre que la scène du consulat m’avait donnée. Arrivée chez madame Watrin, je me plaignis à cette dame, qui paraissait si bonne, de tous les actes de barbarie que j’avais vu commettre dans la ville. Elle se mit à sourire, et me répondit avec sa douce voix :

— Je conçois que pour vous, nourrie dans d’autres mœurs, ces coutumes paraissent étranges ; mais vous ne seriez pas ici huit jours, que vous n’y songeriez plus.

Cette sécheresse, cette dureté me révoltaient. Il me tardait d’être loin de tout ce monde.

La veille de notre départ, cédant aux importunités du capitaine Brandisco, j’allai lui faire une visite à bord de sa goélette. J’étais accompagnée par MM. David et Briet, car M. Chabrié ne se sentait aucune sympathie pour le pauvre capitaine vénitien.

Ce Brandisco était encore un original dans son genre : il posait pour moi, et je ne crus pas devoir en dédaigner l’esquisse. C’était un homme de cinquante ans, maigre et chétif, né à Venise. Depuis l’âge de six ans, il parcourait toutes les mers : il avait été mousse, matelot, capitaine et propriétaire de navire. Longtemps serviteur de l’épouse du doge, il s’était lancé ensuite dans le grand Océan, et avait éprouvé des fortunes diverses. Il parlait toutes les langues, mais toutes si mal, qu’à peine s’il pouvait se faire comprendre dans aucune, et néanmoins c’était un bavard intarissable. Il nous avait pris en grande amitié, moi surtout, parce que, disait-il, j’étais la compatriote de sa petite femme, c’est ainsi qu’il la nommait. Ce capitaine Brandisco nous avait raconté son histoire : de simple gondolier, il était parvenu à acquérir de la fortune ; devenu riche, il avait voulu l’être plus encore, et avait été ruiné.

— Oui ! nous dit-il un jour, j’ai eu à moi un beau trois-mâts de huit cents tonneaux ; tellement chargé, que les chaînes de haubans entraient dans l’eau : mais j’ai été volé par ces chiens d’Anglais. Ces pirates m’ont dévalisé.

— Dans quels parages ? demanda M. Ghabrié ; et de quoi donc étiez-vous chargé ?

— J’avais toute ma fortune à bord, reprit-il, évitant de répondre à la question ; c’était mon dernier voyage. Ah ! les chenapans d’Anglais ! je les vois encore avec leurs habits rouges. Ces faquins-là sont bien les plus impudents coquins que Satan ait mis au monde : non contents de me voler, les scélérats m’ont garrotté et emmené en Angleterre.

— Diable m’emporte si je vous comprends, avec votre parler barroque, reprit M. Chabrié. Ce que je crois deviner, capitaine Brandisco, c’est que votre beau trois-mâts était tout bonnement un négrier, et le pirate qui vous a volé, une frégate anglaise qui vous aura pincé, n’est-ce pas cela ?

— Comme vous le dites, capitaine. Cet infernal gouvernement anglais m’a tenu pendant deux ans en prison. Ils m’ont relâché enfin, mais ces voleurs m’ont gardé mon trois-mâts et tous mes nègres ; c’est une infamie !

Et Brandisco se mit à pleurer.

— Après être sorti des prisons d’Angleterre, j’ai fait un petit héritage ; je suis allé à Paris, où j’ai rencontré ma jolie petite femme de la rue Saint-Denis. Je me suis marié, et mon épouse m’a conseillé de venir faire le commerce à Sierra-Leone. Depuis que je suis dans ce pays, j’ai éprouvé encore beaucoup de malheurs, aussi j’ai presque entièrement abandonné la traite ; le bon Dieu ne veut pas que je réussisse à vendre ces chiens de noirs. Maintenant je fais mon petit commerce, un peu de contrebande ; ma petite femme a une jolie boutique, beaucoup d’ordre, et je pourrai peut-être, dans quatre ou cinq ans, retourner à ma belle Venise.

La goélette de Brandisco était du port de trente à quarante tonneaux ; j’eus beaucoup de peine à y monter : le grand nègre qui me reçut était effrayant par les proportions herculéennes jointes à un air de férocité. J’éprouvai aussi des difficultés à descendre dans la chambre : à l’entrée, qui était un trou carré, s’appliquait une petite échelle placée perpendiculairement. M. Briet descendit le premier, et facilita mon introduction dans cette cage : elle ne pouvait contenir que trois personnes, et M. Briet n’y pouvait rester debout.

Le capitaine Brandisco était au comble de la joie : il nous reçut de son mieux, nous offrit du très bon rhum, de l’excellent café, des biscuits ; il avait de tout en abondance. Il voulait absolument que j’acceptasse des petits colliers en verroteries, que les négriers ont toujours en quantité à leur bord ; car des ornements de cette valeur sont aussi reçus par l’Afrique en échange de ses enfants. Je me contentai de lui prendre un verre de Bohême, afin de ne pas le désobliger. Après nous avoir parlé de sa petite femme, de son ancienne richesse, il en vint à faire l’article.

— Tenez, nous dit-il, j’ai là deux jolis petits nègres qui feraient bien votre affaire : ils sont bons, honnêtes, bien dressés, forts et sains. Cok ! cria-t-il : aussitôt un jeune nègre de quinze à seize ans sauta dans la chambre et resta devant nous immobile. Le misérable Brandisco se mit à vanter sa marchandise, retournant de tout côté cet être humain, comme un maquignon eût pu faire d’un jeune poulain. Cet acte de barbarie rendit présents à mon esprit tous les maux de l’esclavage dont la Praya m’avait offert l’odieux tableau. Je priai M. David de me ramener.

Avant de quitter son bord, M. Briet pria le capitaine Brandisco de faire venir tout son monde sur le pont, afin que je visse de quels hommes se composait son équipage. Il avait huit nègres, tous grands, forts, et qui, d’un seul coup de poing, auraient assommé leur maitre. En nous éloignant de cette chétive barque, je dis à M. David

— Ce que je ne peux m’expliquer dans cet homme, c’est ce mélange de hardiesse et de bassesse. Savez-vous qu’il lui faut du courage pour vivre à bord avec huit nègres qu’il maltraite et qui pourraient bien, si la vengeance les y portait, lui tordre le cou et le jeter à la mer.

— Oui, sans doute, il lui faut un certain courage : je conviens qu’à sa place je ne dormirais pas tranquille ; mais la cupidité est un moteur si puissant, que les hommes exposent, journellement, leur vie dans l’espoir d’acquérir de l’or.

La Praya contient environ quatre mille habitants dans la saison des pluies ; pendant juin, juillet et août, cette population diminue, à cause de l’insalubrité du climat.

Le seul commerce qu’on y fasse est la traite ; il n’y existe aucun produit pour l’exportation. Les habitants de la Praya échangent des nègres contre de la farine, du vin, de l’huile, du riz, du sucre et autres denrées, ainsi qu’objets manufacturés dont ils ont besoin. Cette population est pauvre, se nourrit très mal, et la mortalité y est très considérable, par les nombreuses maladies auxquelles les habitants sont exposés.

Enfin, après être restés dix jours à la Praya, pour réparer notre navire, nous reprîmes la mer.