Pérégrinations d’une paria/I/VIII. Aréquipa

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Arthus Bertrand (Tome 1p. 276-400).


VIII.

ARÉQUIPA.


Je me trouvais donc dans la maison où était né mon père ! maison dans laquelle mes rêves d’enfance m’avaient si souvent transportée, que le pressentiment que je la verrais un jour s’était implanté dans mon âme, et ne l’avait jamais abandonnée. Ce pressentiment tenait à l’amour d’idolâtrie avec lequel j’avais aimé mon père, amour qui conserve son image vivante dans ma pensée.

Quand la petite négresse fut endormie, je cédai à l’impulsion qui me portait à examiner les deux salles voûtées où l’on m’avait logée. Peut-être mon père a demeuré ici, me disais-je ? et cette idée prêtait tout le charme du toit paternel à des lieux dont l’aspect, sombre et froid dès l’entrée, glaçait le cœur. L’ameublement de la première pièce se composait d’une grande commode en bois de chêne, qui devait avoir suivi de près au Pérou l’expédition de Pizarro, et datait, par sa forme, du règne de Ferdinand et Isabelle ; d’une table et de chaises plus modernes, dans le goût que le duc d’Anjou, Philippe IV, introduisit en Espagne ; enfin d’un grand tapis anglais qui couvrait presque toute la pièce. Les murs étaient blanchis à la chaux et tapissés de cartes géographiques. Cette salle, d’au moins vingt-cinq pieds de long sur vingt de large, n’était éclairée que par une petite croisée de quatre carreaux percée tout en haut. La seconde pièce prenait jour sur la première, dont elle était séparée par une cloison qui ne montait pas jusqu’à la voûte ; beaucoup plus petite que l’autre, son ameublement consistait dans un petit lit en fer garni de rideaux en mousseline blanche, une table en chêne, quatre vieilles chaises, et, sur le plancher, un vieux tapis des Gobelins. Le soleil ne pénètre jamais dans cette immense pièce, qui ne ressemble pas mal, par sa forme, son atmosphère et son obscurité, à un caveau souterrain. L’examen des lieux que, dans ma famille, on me donnait pour appartement fit passer dans mon âme une profonde impression de tristesse. L’avarice de mon oncle, tout ce que j’en avais redouté s’offrit à ma pensée. Il est facile de juger du maître de la maison par la façon d’agir de ceux qui le représentent. Si dòna Carmen m’avait donné un tel gîte en l’absence de mon oncle, c’est qu’elle était bien sûre que lui-même ne m’en eût pas assigné d’autre. Afin de ne me laisser aucun doute à cet égard, elle m’avait dit, en m’y conduisant, que ce logement, bien que peu convenable, était cependant le seul disponible dans la maison pour recevoir les parents et les amis. Ce trait peint mon oncle. Chef d’une très nombreuse famille, en rapport, par ses hautes fonctions, son mérite personnel, avec tout ce que le pays renfermé de plus distingué, don Pio, qui jouit d’une fortune colossale, ne peut offrir pour logement à ses parents et à ses amis qu’une froide cave, ou il faut, pour lire, de la lumière en plein midi ! Cette idée me faisait rougir de honte. Eh quoi ! m’écriais-je involontairement, est-il donc dans ma destinée d’être alliée à des personnes dont l’âme dure est inaccessible aux sentiments élevés ? Puis après je songeais à ma grand-mère, si noble en tout, si charitable ! à mon pauvre père, qui avait tant de générosité ! au bon Emmanuel, à son excellente mère, et j’éprouvais une douce consolation à voir, dans cette famille, quelques individus que je pouvais avouer pour mes parents. Mes réflexions m’agitèrent tellement, qu’il était presque jour quand je m’endormis.

Le lendemain, ma cousine me dit que les principales personnes de la ville viendraient me rendre visite, comme c’est l’usage, et qu’il serait convenable que je fusse de bonne heure dans le salon. Souffrante et attristée, je n’étais guère disposée à recevoir tout ce monde, et, pour dire la vérité tout entière, une raison de coquetterie fut le motif déterminant de mon refus. Pendant la traversée du désert, l’ardeur du soleil, la poussière et l’âcreté du vent qui souffle de la mer m’avaient brûlé la figure et les mains. La pommade que je tenais de la bonté de madame Najarra commençait à diminuer la rougeur, à me faire revenir la peau dans son état naturel et je désirais attendre quatre ou cinq jours encore avant de me présenter. Les deux premiers jours, on accepta l’excuse d’indisposition mais, le troisième, cela fit rumeur dans la ville et M. Durand, qui connaissait très bien l’esprit des Aréquipéniens, me conseilla de paraître si je ne voulais risquer de m’aliéner la bienveillance que les habitants montraient pour moi. C’est ainsi que sont les peuples dans l’enfance ; leur hospitalité a quelque chose de tyrannique. À Islay, il m’avait fallu, excédée de fatigue, rester au bal jusqu’à minuit. À Aréquipa, malgré mes souffrances de voyage et la douleur que je ressentais de la mort de ma grand-mère, il me fallait recevoir toute la ville le troisième jour après mon arrivée. On me fit à la hâte une robe noire. Je parus dans le vaste salon de mon oncle, couverte d’habits de deuil comme toute ma famille, et la tristesse de mon âme surpassait celle de mes vêtements.

Il est d’usage au Pérou, parmi les femmes de la haute classe, lorsqu’elles arrivent dans une ville où elles sont étrangères, de rester chez elles sans sortir pendant tout le premier mois, afin d’y attendre les visites. Ce temps écoulé, elles sortent pour rendre à leur tour les visites qu’elles ont reçues. Ma cousine Carmen, qui est stricte pour les régies de l’étiquette, m’en instruisit avec exactitude, croyant que j’y attachais la même importance, et que, sans rien omettre, j’allais m’y conformer ; mais, dans cette circonstance, le joug de la coutume me parut trop lourd ; je pris sur moi de m’en affranchir. Ma cousine, qui n’aimait pas plus que moi à recevoir des visites, applaudit à la façon leste dont je m’en dispensais, quoiqu’elle n’eût pas été capable d’une semblable hardiesse. Avant de poursuivre mon récit, il est nécessaire que je fasse connaître au lecteur ma cousine dona Carmen.

C’est à regret que je me vois forcée, pour être fidèle à la vérité, de dire que ma pauvre cousine Carmen Pierola de Florez est d’une laideur qui va jusqu’à la difformité. Victime de la petite-vérole, cette affreuse maladie a exercé sur elle ses plus cruels ravages. Elle pouvait avoir alors de trente-huit à quarante ans.

Mais Dieu n’a pas voulu que ses créatures les plus mal partagées fussent entièrement privées de charme. Ma cousine Carmen a le plus joli pied, non seulement d’Aréquipa, mais peut-être de tout le Pérou. Son pied est une miniature, un amour de pied, l’idéal qu’on rêve et que je me plais encore à contempler. Qu’on imagine un pied long de six pouces seulement, étroit en proportion, d’une forme parfaite, le cou-de-pied bombé, la jambe fine, déliée dans le bas, et, ce qui est extraordinaire, vu l’extrême maigreur de dona Carmen, son pied et sa jambe sont gras et potelés. Ce joli petit pied, plein de grâce et de physionomie, est toujours chaussé d’un beau bas de soie rosé gris ou blanc avec un élégant soulier en satin de toutes couleurs. Dona Carmen porte ses robes très courtes ; elle a raison, son pied est trop admirable pour qu’elle cache ce petit chef-d’œuvre de la nature. Elle est très coquette, et se met avec goût ; sa mise cependant est plus jeune que son âge ne le comporte.

Ma cousine est d’un caractère très remarquable ; elle n’a point reçu d’éducation, mais s’en est donné elle-même et comprend tout avec une admirable intelligence. La pauvre femme perdit sa mère dans son enfance, et, dès lors, le malheur commença pour elle. Élevée par une tante dure et altière, sa vie devint si misérable, que, voulant se soustraire au joug, et n’ayant d’autre alternative que le mariage ou le cloître, pour lequel elle ne se sentait aucune vocation, elle se décida à épouser le fils d’une sœur de mon père ; celui-ci avait demandé sa main, attiré par l’appât d’une riche dot. Mon cousin était un superbe homme, très aimable ; mais joueur et libertin, il gaspilla sa fortune et celle de sa femme en débauches de toute espèce. Dona Carmen, orgueilleuse et fière, eut à souffrir toutes les tortures imaginables, pendant dix ans que dura cette union. Elle aimait son mari ; et cet homme, qui ne vivait que par les sens, repoussait son amour avec brutalité, l’humiliait par sa conduite et l’outrageait par les motifs qu’il lui en donnait. À plusieurs reprises, il la quitta pour vivre publiquement avec des maîtresses : ces femmes venaient passer sous les fenêtres de dona Carmen, la regardaient avec effronterie en lui ricanant l’insulte. Lorsque, dans les premiers temps de son mariage, la jeune femme essaya de faire entendre quelques plaintes, soit à la famille de son mari ou à des amis communs, on lui répondit qu’elle devait s’estimer heureuse d’avoir un bel homme pour mari, et qu’elle devait souffrir sa conduite sans se plaindre, ces personnes trouvant, dans la laideur de la femme et la beauté du mari, des raisons suffisantes pour justifier la spoliation de fortune et les continuels outrages dont la malheureuse était victime. Telle est la morale qui résulte de l’indissolubilité du mariage. Ensuite je ne sais par quelle horrible disposition d’esprit il est des hommes qui, plus cruels que la nature, se croient tout permis envers la difformité et lui prodiguent les sarcasmes et l’insulte. Leur conduite est aussi impie qu’elle est méchante et insensée. Les défauts dont la correction est en notre pouvoir doivent seuls être l’objet du ridicule. Il n’y a pas de monstres aux yeux de Dieu : l’arbre droit comme l’arbre tortu ont leur raison d’être. Ésope, aussi bien qu’Alcibiade, fut doté, par la Providence, des formes les plus convenables à la destinée qui lui était réservée. Blâmer l’œuvre du Créateur, c’est mettre notre intelligence au-dessus de la sienne. L’homme en démence, qui, à l’aspect de la société, pousse un rire convulsif, est moins insensé que l’individu qui voit, dans la configuration d’une plante, d’un homme, d’un être quelconque, sortis de la main de Dieu, un sujet de moqueries et d’outrages. Après cette tentative infructueuse, dona Carmen ne proféra plus une plainte, ne fit jamais entendre un murmure, et, s’exagérant la perversité humaine, elle bannit dès lors toute affection de son cœur pour n’y laisser place qu’à des sentiments de mépris ou de haine. Ma cousine, afin de s’étourdir, se répandit dans le monde ; et, quoique privée de fortune et de beauté, son esprit fixait toujours autour d’elle un cercle d’adorateurs. Dona Carmen avait trop de discernement pour ne pas pénétrer la cause des flatteries qui lui étaient adressées, et apprenait ainsi dans le cours de ses coquetteries, à connaître le cœur humain ; plus elle avançait dans cette connaissance, plus augmentait son mépris pour la race humaine. Si ma cousine avait eu le moindre sentiment religieux, au lieu d’épier les vices des hommes dans le but d’en alimenter sa haine, elle aurait cherché à découvrir leurs penchants au bien, et se fût efforcée à les rendre meilleurs ; mais Dieu n’entrait pas dans ses pensées, elle avait besoin de la société de ces mêmes hommes qu’elle méprisait, et leur prodiguait des flatteries pour en être flattée à son tour.

Au bout de dix ans de mariage, son mari, qui en avait trente alors revint chez elle. Il avait dissipé toute la fortune qu’ils possédaient à eux deux, était endetté partout et en proie à une maladie horrible qu’aucun médecin ne put connaître. Tant qu’il avait eu de l’or, les courtisanes, et même les belles dames, s’étaient disputé ce joli garçon ; mais, quand il ne lui resta plus une piastre, ces femmes éhontées le repoussèrent du pied avec mépris, lui adressant des rires moqueurs et blâmant tout haut sa conduite. L’infortuné put apprendre alors à apprécier les êtres immondes auxquels il avait prodigué ses richesses. Sans ressource, abandonné de tous, il revint, par instinct, auprès de sa femme, qu’il avait humiliée et délaissée, lui demander un asile. Elle le reçut, non avec affection, ce sentiment ne pouvait renaître dans son cœur, mais avec ce secret plaisir qu’éprouvent les personnes de son caractère à exercer une vengeance noble, qui exalte leur supériorité. Le malheureux paya cher les désordres de sa vie : il fut seize mois au lit, souffrant les plus cruelles tortures. Pendant ces seize mois sa femme ne le quitta pas un instant : elle fut tout à la fois sa garde-malade, son médecin, son prêtre. Elle avait fait placer un sopha près du lit de douleur, et, la nuit comme le jour, elle était là, prête à l’assister en tout. Quel spectacle pour elle ! Comme elle en nourrissait son aversion et son mépris pour l’espèce humaine ! Ce jeune homme, qu’elle avait aimé, elle le voyait mourir à la fleur de l’âge, dans un état de décrépitude, tant il était vieilli par suite de la débauche, et le voyait mourir avec lâcheté. Dans cette circonstance, dona Carmen, montrant une force de caractère qui ne se démentit pas une seule fois, souffrit, avec une patience admirable, les caprices, les rebuffades et les accès de désespoir du moribond. Cette longue maladie épuisa les dernières ressources de ma malheureuse cousine. Après la mort de son mari elle fut réduite à aller vivre de nouveau chez sa tante avec sa fille, le seul enfant qu’elle eût.

Depuis lors, sa vie n’avait plus été qu’un supplice de tous les moments. Sans fortune, voulant toujours paraître dans le monde, tenir un rang, obligée sans cesse d’avoir recours à une tante dure et avare, la pauvre Carmen avait à peine de quoi suffire à ses besoins, quoiqu’elle affectât des apparences de luxe. Quand j’arrivai à Aréquipa, il y avait douze ans qu’elle était veuve et douze ans qu’elle végétait, cachant sa misère réelle sous les dehors de l’opulence. Chaque année elle allait passer six mois chez sa tante, dans une sucrerie située à Camana, prés de celle de mon oncle Pio. Elle n’aimait point le séjour de la campagne, auquel la nécessité la contraignait d’aller ; et, à l’époque de mon arrivée, une cause inattendue l’avait, pour la première fois, fait rester à la ville. Nous vîmes, elle et moi, dans cette circonstance, le doigté de la Providence ; car, si par une occurrence fortuite, ma cousine n’était demeurée à Aréquipa, je ne trouvais personne pour me recevoir dans la maison de mon oncle.

Si d’abord la sécheresse et la laideur de ma pauvre parente produisirent sur moi un effet désagréable, bientôt je découvris au fond de cette ame un genre de noblesse et de supériorité pour lequel j’eus de la sympathie. Dés mon arrivée, ma cousine me témoigna beaucoup d’affection, eut pour moi toutes les complaisances imaginables et s’offrit d’être ma maîtresse de langue. C’est à elle que je dus d’apprendre l’espagnol en peu de temps. Elle avait, pour m’enseigner et me reprendre lorsque je me trompais, une patience admirable. Sa maison était située vis à vis de celle de mon oncle, de manière que nous étions toujours l’une chez l’autre. Le matin elle m’envoyait à déjeuner, et, vers trois heures, j’allais dîner chez elle. Toujours dona Carmen avait l’attention d’inviter quelques amis, afin que j’eusse de la compagnie pour me distraire ; mais je préférais rester seule avec elle, trouvant sans cesse, dans sa conversation, à m’instruire sur les personnes et sur les choses du pays.

Dès le lendemain de mon arrivée à Aréquipa, j’avais écrit à mon oncle que j’étais chez lui, que ma santé ne me permettait pas de l’aller trouver à Camana et que j’attendais son retour avec la plus vive impatience.

Quinze jours se passèrent sans réponse de don Pio. J’étais inquiète, et ma cousine au moins autant. Elle craignait mon oncle et appréhendait que son silence n’indiquât sa désapprobation de la conduite qu’elle avait tenue envers moi. La manière d’agir de mon oncle à mon égard renouvelait l’agitation que mon arrivée avait produite parmi ses ennemis et ses amis : les uns disaient qu’il avait peur de moi ; les autres pensaient qu’il machinait quelque tour de sa façon, quelque piège pour me prendre ; les alarmistes allaient même jusqu’à dire qu’il pourrait bien me faire arrêter. Ma chambre ne désemplissait pas du matin au soir, de ces officieux amis, qui venaient me communiquer leurs craintes, leurs conseils, leurs extravagants projets. J’écrivais lettre sur lettre ; ma cousine, M. de Goyenèche et d’autres personnes écrivaient aussi. Don Pio ne faisait aucune réponse. Il était, dans ce moment, totalement en discrédit : cette circonstance, heureuse pour moi, me donnait tout le monde. Enfin, le vingt et unième jour après mon arrivée, chacun de nous eut une réponse ; et toutes ces missives étaient écrites avec tant d’art, que l’illustre Talleyrand aurait pu revendiquer le mérite d’avoir conçu ces petits chefs-d’œuvre de diplomatie. Mon oncle était fait pour devenir le premier ministre d’une monarchie absolue. Dans les temps difficiles, il eût laissé loin derrière lui, par la supériorité de son savoir-faire, les hommes d’État les plus renommés : les Nesselrode et les Metternich eussent pâli à côté de lui. Aussi se plaignait-il souvent du destin qui le réduisait à intriguer sourdement, afin d’arriver à la direction des affaires d’une misérable petite république, lorsqu’il se sentait les talents nécessaires pour diriger celles d’une grande monarchie. Il me disait quelquefois « Si je n’avais que quarante ou cinquante ans, je partirais sur-le-champ pour Madrid, je ne demanderais que deux mois pour détrôner les grands faiseurs de Saint-Ildefonse, de telle sorte que je tiendrais tous les ressorts du gouvernement dans mes mains. »

Cette première lettre de mon oncle eut le résultat que probablement il en attendait. Il m’y témoignait tant de bienveillance, rappelait les services que mon père lui avait rendus avec tant de reconnaissance, que je crus son cœur ouvert à toute mon affection, et pouvoir compter sur sa justice. Il fallait être aussi ignorante du monde que je l’étais pour me laisser prendre aux belles paroles de don Pio. Hélas ! j’avais besoin d’affection, je croyais à la probité, à la reconnaissance ; et si, par instants, il me venait des idées de défiance contre mon oncle, je les repoussais de toutes mes forces, m’obstinant à nier le mal qu’en m’en disait. Toute sa correspondance, pendant les trois mois que je restai à l’attendre, fut sur le même ton affectueux, bon et loyal. À la fin, je compris que j’étais sa dupe ; ses actions n’avaient aucun rapport avec ses lettres, et cette contradiction me fit découvrir ce qu’il se donnait tant de peine à me cacher. La correspondance des autres membres de ma famille était très amicale, et, je crois, un peu plus franche.

Pendant que je restai seule dans la maison de mon oncle, je n’eus guère le temps de m’ennuyer : j’étais tellement occupée à recevoir ou à faire des visites, à écrire ou à voir tout ce qu’il y avait de curieux dans le pays que mon temps s’écoulait très rapidement.

J’étais arrivée à Aréquipa le 13 septembre ; le 18 du même mois, je ressentis, pour la première fois de ma vie, un tremblement de terre. Ce fut celui si fameux par ses désastres, qui renversa Tacna et Arica de fond en comble. La première secousse eut lieu vers six heures du matin : elle dura deux minutes. Je fus réveillée en sursaut et presque jetée hors de mon lit. Je croyais être encore à bord, balancée par les vagues, et n’eus point peur ; mais aussitôt ma négresse se leva en criant : « Senora ! temblor ! temblor ! » Elle ouvrit la porte et sortit dans la cour où je m’élançai après elle, tout en jetant mon peignoir sur mes épaules. Les mouvements étaient si violents, que nous étions obligées de nous jeter à terre pour ne pas tomber. Le plus brave eût été saisi d’effroi à sentir le sol s’agiter ainsi, à voir les oscillations des maisons. Tous les esclaves étaient dans la cour, à genoux, en prières, pétrifiés et comme résignés à mourir.

Je rentrai me coucher ; ma cousine vint aussitôt. La terreur avait bouleversé ses traits. — Ah ! Florita ! me dit-elle, quel horrible terremato ! Je suis sûre qu’une partie de la ville est renversée. Il m’arrivera un jour de rester ensevelie sous les ruines de ma vieille masure. Vous, ma chère amie, qui n’êtes pas habituée à de pareilles convulsions, quel effet en avez-vous éprouvé ?

— Cousine, j’ai cru être encore sur un navire : c’est ainsi qu’on ressent le mouvement des vagues, et je n’ai eu peur que lorsque, me trouvant dans la cour, j’ai vu les maisons se pencher vers moi, les pavés remuer, le ciel vaciller comme quand on est en mer. Alors j’ai compris toute l’épouvanté dont le cœur de l’homme est saisi en présence d’un fléau qui lui fait si profondément sentir son impuissance. Ces tremblements de terre sont-ils fréquents dans ce pays ?

— Il y en a parfois trois ou quatre dans la même journée, et il est rare qu’il se passe une semaine sans que nous en éprouvions un plus ou moins fort. Nous devons cela au voisinage du volcan.

Dona Carmen resta à parler avec moi : assise sur mon lit, fumant ses cigaritos, elle me racontait les malheurs sans nombre qu’à diverses fois les tremblements de terre avaient causés au pays.

Vers sept heures, un bruit sourd, qui paraissait venir des entrailles de la terre, se fit entendre : c’était sa voix ! Ma cousine poussa un cri d’effroi et se précipita hors de la pièce. J’avais les yeux fixés, en ce moment, sur une crevasse assez légère qui existait dans le milieu de la voûte ; je vis cette crevasse s’entr’ouvrir tout à coup, les énormes pierres de la voûte se déboîter. Je crus que toute cette masse allait s’écrouler sur ma tête, et m’enfuis épouvantée. Cette secousse fut moins forte que la première ; nous rentrâmes, et je me remis, toute transie, dans mon lit. J’avoue que j’étais bouleversée. Ma cousine se rassit prés de moi ; l’expression de sa figure me fit peur. – Exécrable pays ! s’écria-t-elle avec un accent de fureur concentrée ; et dire que je suis condamnée à y demeurer !

— Ma cousine, s’il vous est aussi exécrable, pourquoi y restez-vous ?

— Pourquoi Florita ! par l’ordre de la plus dure des lois, celle de la nécessité. Tout être privé de fortune dépend d’autrui, est esclave, et doit vivre où son maître l’attache.

Et ma cousine grinça des dents avec un mouvement de révolte qui me prouva qu’elle n’était pas organisée pour l’esclavage.

Je la regardai et lui dis, avec un sentiment de supériorité dont je ne pus comprimer l’expression : — Cousine, j’ai moins de fortune que vous : j’ai voulu venir à Aréquipa, et m’y voici !

— Et qu’en concluez-vous ? me demanda-t-elle avec un mouvement de jalousie.

– Que la liberté n’existe réellement que dans la volonté. Ceux qui ont reçu de Dieu cette volonté forte qui fait surmonter tout obstacle sont libres ; tandis que ceux dont le faible vouloir se lasse ou cède devant les contrariétés sont esclaves, et le seraient lors même que la bizarre fortune les placerait sur le trône.

Ma cousine ne sut que répondre : elle sentait instinctivement que j’avais raison. Cependant elle ne pouvait s’expliquer ce qui me donnait la force de tenir un pareil langage. Elle me regarda longtemps en silence, soufflant la fumée de son cigare en festons et dessins fantastiques, que je suivais machinalement de l’œil. Tout à coup, se levant brusquement, elle dit avec humeur : – Dieu me pardonne, Florita, vous aussi vous me faites peur. Où donc irai-je me réfugier ? Je n’ose rentrer chez moi, de crainte que ma maison ne me tombe sur la tête ; et, par la sainte Vierge, je n’ose rester assise auprès de vous à vous entendre prononcer, d’un air calme, des paroles dont frémirait un moine, et qui vous feraient prendre pour folle…

– Vraiment chère cousine ? Ah ! n’ayez point peur : venez vous asseoir là, tout auprès de moi, que je puisse me cacher sous votre mantille, et puis dites-moi donc pourquoi vous me prenez pour une folle ?

– Mais, chère Florita, vous prétendez qu’il suffit d’avoir une ferme volonté pour être libre ; et c’est vous, chétive femme, esclave des lois, des préjugés, sujette à mille infirmités, d’une faiblesse physique qui vous rend incapable de lutter contre le moindre obstacle, c’est vous qui osez avancer un semblable paradoxe ! Ah ! Fiorita ! on voit bien que vous n’avez pas été soumise au joug humiliant d’un mari dur, tyrannique, obligée de fléchir devant ses capricieuses volontés, de supporter ses injustices, ses dédains, ses outrages ; que vous n’avez pas non plus été dominée par une famille hautaine, puissante, ni exposée à la noire méchanceté des hommes. Demoiselle, sans famille, vous avez été libre dans toutes vos actions, maîtresse absolue de vous-même, n’étant tenue à aucun devoir, vous étiez sans obligation envers le monde, et sa calomnie ne pouvait vous atteindre. Florita, il y a bien peu de femmes dans votre heureuse position : presque toutes, mariées très jeunes, ony eu leurs facultés flétries, altérées par l’oppression plus ou moins forte que leurs maîtres ont fait peser sur elles. Vous ne savez pas combien ces longues souffrances qu’on est obligé de cacher aux yeux du monde, de dissimuler même jusque dans son intérieur, affaiblissent et paralysent le moral de l’être le plus heureusement doué ; du moins, tels sont les effets que ces souffrances produisent sur nous, femmes peu avancées en civilisation. En serait-il autrement chez vos femmes d’Europe ?

— Cousine, il y a souffrance partout où il y a oppression, et oppression partout où le pouvoir de l’exercer existe. En Europe, comme ici, les femmes sont asservies aux hommes et ont encore plus à souffrir de leur tyrannie. Mais en Europe il se rencontre plus qu’ici des femmes auxquelles Dieu a départi assez de forces morales pour se soustraire au joug.

En disant ces mots, emportée par le sentiment dont j’étais inspirée, l’éclat que prit ma voix, l’expression de mon regard excitèrent la surprise de ma cousine.

– Pour le coup, Florita, je vous admire, vous êtes superbe ainsi ! De ma vie je n’ai vu une créature qui exprimât ses sentiments avec autant de chaleur. Vous êtes bien bonne de prendre feu pour le sort des femmes ; elles sont en effet bien malheureuses, et cependant, chère amie, vous n’en pouvez encore juger qu’imparfaitement. Pour avoir une juste idée de l’abîme de douleur dans lequel la femme est condamnée à vivre, il faut être ou avoir été mariée. Oh ! Florita ! le mariage est le seul enfer que je reconnaisse.

Me sentant devenir pourpre par l’indignation que cette conversation réveillait dans mon ame, je m’étais caché la figure avec l’un des bouts de la mantille de dona Carmen ; et, tandis qu’elle continuait, je n’étais attentive qu’à me calmer.

Cette première conversation me suffit pour deviner tout ce que cette femme avait eu à souffrir pendant la vie de mon cousin. Les femmes, ici, pensai-je, sont donc, par le mariage, aussi malheureuses qu’en France ; elles rencontrent également l’oppression dans ce lien, et l’intelligence dont Dieu les a douées reste inerte et stérile.

Le lendemain du tremblement de terre, je reçus une foule de visites : tous ces bons Aréquipéniens étaient très curieux de connaître l’impression qu’il avait produite sur moi : beaucoup d’entre eux semblaient me dire par leur air : Vous n’avez pas de ces jolies choses en France.

Ce tremblement de terre détruisit entièrement la ville de Tacna, située sur la côte ; toutes les maisons en furent renversées ; l’église, qu’on venait de terminer et d’ouvrir au public depuis quinze jours, s’écroula ; dix-huit personnes y périrent, vingt-cinq y furent grièvement blessées. La ville d’Arica souffrit presque autant. La contrée de Sama, les départements de Moquegua et de Torata furent bouleversés. À Locumba, la terre s’entr’ouvrit et engloutit des maisons tout entières. Dans tous ces lieux, beaucoup de personnes périrent ou furent plus ou moins blessées. Aréquipa eut peu à souffrir ; les maisons de cette ville sont si solidement bâties, que, pour les renverser, il faudrait un tremblement qui labourât tout le Pérou. Cette secousse se fit également sentir à Lima et à Valparaiso ; mais, très amortie, elle n’y causa aucun désastre. Il faut avoir habité les pays où ces tremblements sont fréquents, pour se faire une juste idée de la terreur qu’ils inspirent, des malheurs qui en résultent, lorsque ces affreuses convulsions remuent la terre en tous sens, la font onduler comme les vagues, ou l’entr’ouvrent en abîmes.

Le 24 septembre, pour fêter la Notre-Dame, la ville fut parcourue par une grande procession, une de celles dans lesquelles le clergé du pays déploie le plus d’ostentation. Ces processions sont les seuls amusements du peuple. Les fêtes de l’église péruvienne donnent une idée de ce que devaient être les Bacchanales et les Saturnales du paganisme. La religion catholique, dans les temps de la plus profonde ignorance, n’a jamais exposé au grand jour d’aussi indécentes bouffonneries, des parades plus scandaleusement impies. En tête de la procession marchaient des bandes de musiciens et de danseurs, tous déguisés. Des nègres et des sambos[1] se louent un réal pour jouer leur rôle dans cette farce religieuse. L’église les affuble des vêtements les plus burlesques ; elle les habille en pierrots, en arlequins, en benêts ou en d’autres caractères du même genre, et leur donne, pour se couvrir la figure, de mauvais masques de toutes couleurs. Les quarante ou cinquante danseurs faisaient des gestes et des contorsions d’une cynique impudence, agaçaient les négresses et les filles de couleur qui formaient la haie, leur adressaient toutes sortes de propos obscènes. Celles-ci, se mêlant de la partie, cherchaient, de leur côté, à reconnaître les masques. C’était un pêle-mêle grotesque d’où l’on entendait partir des cris, des rires convulsifs, et duquel je détournais la vue avec dégoût. Après les danseurs paraissait la Vierge vêtue avec magnificence ; sa robe en velours était garnie de perles ; elle avait des diamants sur la tête, au cou et aux mains. Vingt ou trente nègres portaient cette Vierge, derrière laquelle marchait l’évêque suivi de tout le clergé. Ensuite venaient les moines de tous les couvents, qui se rassemblent ce jour-là pour marcher ensemble dans la sainte promenade. Les autorités terminaient la file officielle que suivait sans ordre la masse du peuple riant, criant et n’étant rien moins qu’en prières.

Ces fêtes et la magnificence qui les distingue font le bonheur des habitants du Pérou. Je doute qu’il soit de longtemps possible de spiritualiser leur culte.

Le soir, on représenta un Mystère, sur la place de la Mercede, en plein air. Je regrette bien de n’avoir pu me procurer le manuscrit de ce drame religieux : si j’en puis juger par le peu que j’en ai vu et entendu raconter, ce doit être un modèle du genre. Dona Carmen est folle de tout spectacle ; je me laissai entraîner par elle à la représentation ; mais il nous fut impossible d’approcher de la scène ; les premières places étaient prises par des femmes du peuple, qui attendaient là depuis le matin. On se battait pour avoir un petit coin d’où l’on pût voir. Jamais je n’avais été témoin de tant d’enthousiasme. Avec l’aide des messieurs qui nous accompagnaient, je parvins à monter sur une borne, et, de mon piédestal, je vis tout à mon aise le magnifique tableau qu’offrait la place. On avait élevé, sous le porche de l’église, une espèce de théâtre au moyen de planches posées sur des tonneaux ; quelques décorations empruntées au théâtre de la ville formaient la scène, que quatre ou cinq quinquets étaient censés éclairer ; mais les rayons argentés de la lune suppléaient à l’économie des entrepreneurs, et, sous le beau ciel d’Aréquipa la lune répand de brillantes clartés. C’était chose neuve pour moi, enfant du XIXe siècle, arrivant de Paris, que la représentation d’un mystère joué sous le porche d’une église, en présence d’une foule immense de peuple ; mais le spectacle, plein d’enseignements, était la brutalité, les vêtements grossiers, les haillons de ce même peuple, dont l’extrême ignorance, la stupide superstition reportaient mon imagination au moyen-âge. Toutes ces figures blanches, noires ou cuivrées, exprimaient une férocité sauvage, un fanatisme exalté. Le Mystère ressemblait assez, par le fond (je ne dirai rien des beautés du dialogue, les paroles n’étant qu’imparfaitement parvenues à mon oreille), à ceux qu’au xve siècle on représentait, avec une grande pompe, à la salle du Palais de Justice, pour l’édification du bon peuple de Paris, représentation à laquelle Victor Hugo nous fait assister dans sa Notre-Dame. À l’aide de quelques mots saisis au vol, de quelques explications qui me furent données par les initiés des coulisses, et, enfin, par la pantomime des acteurs, je réussis à comprendre l’ensemble.

Les Chrétiens vont, sur la terre de l’islamisme, combattre les Turcs et les Sarrasins, pour les ramener à la vraie foi. Les Musulmans se défendent avec opiniâtreté : ils ont, pour eux, l’avantage du nombre ; les Chrétiens font le signe de la croix, et n’en vont pas moins succomber, quand madame la Vierge, donnant le bras à saint Joseph, et accompagnée d’une longue suite de jeunes filles des cieux, arrive dans l’armée chrétienne. Cette céleste apparition ranime l’enthousiasme des Chrétiens : aussitôt ils se ruent sur les Musulmans en criant : Miracle ! miracle ! L’occasion est belle ; car ceux-ci, pétrifiés, semblent avoir oublié l’usage de leurs armes, et leur étonnement est assez motivé par la vue de cette foule de jolies filles, de toutes les nuances de couleurs, la tête ceinte d’une auréole de papier jaune, se mêlant parmi les soldats. Les Musulmans craignent de blesser ces houris du paradis, et il y a, ce me semble, déloyauté de la part des Chrétiens à profiter de cette circonstance pour leur tomber dessus. Bref, le sultan et l’empereur des Sarrasins sont battus et dépouillés, avec outrage, des insignes de leur pouvoir. Dans cet état de dénuement, ils préfèrent être rois chrétiens que monarques détrônés, implorent la miséricorde de madame la Vierge, et se font baptiser ainsi que tous leurs soldats. Je crus m’apercevoir que la gloire de cette grande conversion appartenait beaucoup plus aux compagnes de la sainte Vierge qu’aux soldats de son fils. Quoiqu’il en soit, la Vierge paraît enchantée de cette conversion en masse ; elle fait beaucoup de politesses au sultan et à l’empereur ; nomme le premier patriarche de Constantinople et le second archiprêtre de Mauritanie, en leur conservant leur pouvoir temporel. L’un et l’autre jurent, sur le crucifix, qu’on apporte dans un plat d’argent, de faire payer annuellement la dîme au clergé catholique dans leurs vastes États, et le denier de saint Pierre au pape de Rome. Sur le signal donné par la sainte Vierge, le chœur des jeunes filles chante des hymnes, des cantiques auxquels répondent, de leurs grosses voix et à tue-tête, les soldats turcs, chrétiens et sarrasins. Ensuite on se met à houspiller les Juifs, qui se trouvent en grand nombre dans l’armée musulmane, où ils sont accourus de toutes parts pour acheter les dépouilles des Chrétiens : comme ils ne veulent pas se convertir, les Chrétiens et les nouveaux convertis les battent, prennent leur argent, s’emparent de leurs vêtements en leur donnant des haillons en échange. Ces scènes burlesques furent couvertes d’applaudissements. Puis, après, recommencent les cantiques, pendant qu’on ôte à l’empereur et au sultan leurs costumés impies, et que la Vierge les revêt, en grande cérémonie, des habillements sacerdotaux de leurs nouvelles dignités. Alors Jésus-Christ arrive, venant au devant de sa mère, et accompagné de saint Mathieu ; il donne sa bénédiction aux deux armées confondues. On dresse une table autour de laquelle viennent s’asseoir, hiérarchiquement, Jésus-Christ, la sainte Vierge, saint Joseph, saint Mathieu, les généraux chrétiens, l’empereur des Sarrasins et le sultan. Il y a treize couverts, et un Juif, pour profiter du dîner, se glisse furtivement à la treizième place, restée inoccupée. Jésus a rompu le pain et fait passer sa coupe aux convives, quand on s’aperçoit de la fraude. Aussitôt le Juif est arraché de sa place et pendu (du moins son effigie) par les soldats. Cependant le dîner continue, et l’attention est captivée par l’action de Jésus-Christ, qui renouvelant le miracle des noces de Cana, change l’eau en vin des Canaries : à la vérité, un négrillon, caché sous la table, substitue assez adroitement au vase d’eau un autre rempli de vin. Pendant le repas, le chœur des vierges chante seul des hymnes. C’est ainsi que se termina la farce dont je viens, imparfaitement sans doute, de crayonner l’esquisse.

Le peuple était dans l’ivresse ; il battait des mains, sautait de joie, et criait de toute sa force : Vive Jésus-Christ ! vive la sainte Vierge ! vive notre seigneur don José ! vive notre seigneurissime le pape ! Viva ! viva ! viva !

C’est par de pareils moyens que les peuples de l’Amérique du sud sont entretenus dans leurs préjugés. Le clergé a aidé à la révolution, mais il n’a pas entendu perdre pouvoir, et il le conservera longtemps encore.

Dona Carmen, dont la passion pour les spectacles de toute nature est telle, qu’elle serait de force à aller, dans la même soirée, voir crucifier Jésus-Christ, représentation qu’on donne dans les églises d’Amérique pendant la semaine sainte, ensuite au théâtre admirer les danseurs de corde, puis aux combats de coqs ; ma chère cousine, tout en regardant dédaigneusement la populace qui se trouvait réunie sur la place de la Mercede, n’en avait pas moins pris sa bonne part du plaisir qu’éprouvait la multitude à voir manœuvrer la Vierge et ses soldats, mais elle se garda bien de nous l’avouer. Elle critiqua hautement cette bêtise, et fut, au fond, très contrariée que j’en eusse été témoin.

Les Français qui étaient avec nous à la représentation du Mystère se contentèrent de s’en moquer, d’en rire et n’en furent autrement affectés. Autant que je pus le voir, je fus la seule qui revins tout attristée de ce spectacle. Je me suis toujours vivement intéressée au bien-être des sociétés au milieu desquelles le destin m’a transportée, et je ressentais un vrai chagrin de l’abrutissement de ce peuple. Son bonheur, me disais-je, n’est jamais entré pour rien dans les combinaisons des gouvernants. S’ils avaient voulu réellement organiser une république, ils auraient cherché à faire éclore, par l’instruction, les vertus civiques jusque dans les dernières classes de la société ; mais comme le pouvoir, et non la liberté est le but de cette foule d’intrigants qui se succèdent à la direction des affaires, ils continuent l’œuvre du despotisme, et, pour s’assurer de l’obéissance du peuple qu’ils exploitent, ils s’associent aux prêtres pour le maintenir dans tous les préjugés de la superstition. Ce pays, déchiré par vingt ans de guerres civiles, est dans un état déplorable, et l’on cherche vainement, dans la classe qui, par sa fortune, occupe le premier rang, l’espoir d’un meilleur avenir : on n’y rencontre que la plus orgueilleuse présomption, jointe à la plus profonde ignorance, et un langage de forfanterie dont sourit de pitié le dernier matelot européen. Il y a, sans doute, parmi les Péruviens, des exceptions à faire, mais ces personnes gémissent sur la situation de leur pays, et, dès qu’elles peuvent le quitter, s’empressent de le faire. Le vrai patriotisme, le dévouement n’existent nulle part ; ce ne sera que par de plus grandes calamités que se fera l’éducation politique et morale de ce peuple. Peut-être la misère, qui s’accroît tous les jours, fera-t-elle naître l’amour du travail et les vertus sociales qui en découlent ; peut-être encore la Providence suscitera-t-elle à ce peuple un homme au bras de fer qui le mènera à la liberté comme Bolivar avait commencé à le faire.

Chaque dimanche, il fallait que, dès les dix heures du matin, je fusse en grande toilette dans le salon pour recevoir des visites jusqu’à trois heures, moment où l’on se mettait à table pour dîner, et, ensuite, depuis cinq heures jusqu’à onze heures du soir. Jamais je n’ai eu de corvée plus fatigante. Les dames y venaient montrer leur parure, les hommes par désœuvrement, et tous portaient, sur leur physionomie, l’expression d’un ennui permanent. Comme le pays n’offre aucune ressource pour alimenter les causeries, il en résulte que la conversation est toujours froide, guindée, monotone. On en est réduit à médire de l’un et de l’autre, à parler de sa santé ou de la température. L’ennui rend curieux ; il me fut facile de voir que tous mes visiteurs auraient bien voulu connaître quel pouvait être le but de mon voyage ; mais leur caractère politique et réservé fit que je m’observais, à mon tour, avec plus de soin que je ne m’en croyais capable : nul ne sut un mot de mes affaires, pas même ma cousine, la personne avec laquelle j’avais le plus d’abandon.

Le 28 octobre, M. Viollier, Français employé dans la maison de M. Le Bris, vint m’annoncer l’arrivée du Mexicain à Islay, m’informant qu’il s’y rendait sur-le-champ, et serait de retour le lendemain ou le jour suivant avec M. Chabrié, qui voulait venir à Aréquipa. Depuis mon départ de Valparaiso, j’avais à peine hasardé d’arrêter ma pensée sur M. Chabrié. Son amour, auquel je ne pouvais répondre, la promesse qu’il m’avait arrachée et que je savais ne pouvoir tenir, pesaient sur mon cœur. Je craignais d’en envisager les suites : j’en ressentais une douleur si profonde, que, n’osant m’avouer que Chabrié existait encore, j’aurais presque désiré qu’une mort funeste me permît de verser sur lui de douces larmes. Combien de fois la nuit, lorsque le sommeil fuyait mes paupières, avais-je fait de vains efforts pour assoupir ma mémoire ! malgré moi mes souvenirs me reportaient sur le Mexicain ; je voyais Chabrié appuyé sur le bord de mon lit, me parlant de ses espérances de bonheur, me peignant la félicité dont nous jouirions dans cette belle Californie. Ces tableaux ravissants d’amour et de repos m’apparaissaient dans tout leur charme ; un pouvoir invisible semblait en réaliser la peinture pour exciter mes regrets, alors se renouvelaient en moi les combats que j’avais éprouvés à Valparaiso. L’intérêt personnel luttait avec opiniâtreté contre les inspirations généreuses ; un esprit de ténèbres et un ange agitaient mon ame ; mais la puissance céleste l’emportait toujours.

Quand M. Viollier m’annonça cette nouvelle, je devins rouge et tremblante, puis après tellement pâle, qu’il ne put s’empêcher de me demander si j’en étais contrariée. — Non du tout, lui dis-je ; j’aime beaucoup ce brave capitaine. Il est un peu brusque ; mais il m’a témoigné tant d’intérêt pendant mes cinq mois de souffrances, que je lui suis sincèrement attachée. Malgré l’émotion que je ne pouvais cacher, M. Viollier n’eut aucun soupçon : personne, en effet, n’aurait pu croire que je songeasse à M. Chabrié, et que je consentisse à passer par dessus les énormes défauts de son caractère, en faveur des qualités de son cœur.

La nuit et le jour suivants, mon agitation fut extrême. J’invoquais Dieu, car je sentais faiblir mon courage. M. Chabrié ne vint pas le lendemain, j’eus donc une nuit et un jour de plus pour raffermir ma résolution et me préparer à le recevoir. Le samedi, vers huit heures du soir, comme j’étais à me promener dans le salon de ma cousine, tout en causant philosophie avec elle, selon notre habitude, je vis entrer Chabrié !… Il vint à moi, me prit les mains, qu’il serra et baisa avec tendresse, tandis que de grosses larmes tombaient dessus à gouttes précipitées. Heureusement qu’il faisait nuit : ma cousine, placée à l’extrémité du salon, pouvait voir ses gestes, mais non ses pleurs. Je l’emmenai à mon appartement : là il fut incapable de contenir sa joie, et, chez lui, la joie, comme la douleur, se manifestait par des larmes. Il était assis près de moi, me serrait les mains, jetait sa tête sur mes genoux, touchait mes cheveux et répétait avec un accent d’amour qui faisait vibrer jusqu’à ma dernière fibre :

— Oh ! ma Flora ! ma chère Flora ! je vous revois donc enfin ! Mon Dieu, que j’avais soif de vous voir ! Ma chérie, parlez-moi, je veux entendre votre voix. Dites-moi que vous m’aimez, que je ne suis pas la dupe d’un songe. Oh ! dites-le-moi, laissez-moi l’entendre ! Ah ! j’étouffe !…

Et moi je ne pouvais respirer. Une chaîne de fer me serrait la poitrine. Je pressais sa tête contre moi, mais ne pouvais trouver une parole à lui dire.

Nous restâmes longtemps ainsi fascinés l’un par l’autre, en muette contemplation, Chabrié, le premier, rompit le silence, ce fut pour me dire : — Et vous, Flora, vous ne pleurez pas !…

Cette question me fit sentir que Chabrié ne pourrait jamais comprendre l’étendue de mes sentiments. Mon silence, mon expression prouvaient mon amour bien plus éloquemment que mes larmes… Son ame m’aimait autant qu’elle pouvait m’aimer ; mais, hélas ! elle était loin de la mienne. Je soupirai douloureusement et pensai avec amertume qu’il ne m’avait pas été réservé de rencontrer sur la terre une affection en sympathie avec celle que je sentais pouvoir donner en échange.

Nous ne restâmes pas longtemps à causer : M. Viollier vint chercher Chabrié, qui habita chez M. Le Bris pendant les six jours qu’il fut à Aréquipa. Tous les deux se retirèrent ; ils étaient excédés de fatigue ; ayant fait le voyage à toute bride. M. Miota et Fernando, qui n’avaient pu les suivre, étaient restés à Congata.

Le lendemain dimanche, je ne pus dire un mot à M. Chabrié ; je fus continuellement entourée de monde jusqu’à minuit. Le lundi, il vint me voir ; je le laissai m’exposer ses projets : c’étaient les mêmes qu’à Valparaiso. Il désirait le plus que je l’épousasse de suite, afin qu’on fût bien convaincu qu’il se mariait avec moi par amour, puisqu’il le faisait avant que je n’eusse aucun espoir du côté de mon oncle. Je n’avais pas prévu cette nouvelle exigence, elle augmentait l’embarras de ma position : je ne savais que lui dire, et j’étais tourmentée à perdre la tête.

Le soir, voulant éviter de me trouver seule avec lui, je le conduisis dans une maison où l’on faisait de la musique : il chanta, par complaisance pour moi ; mais sa mauvaise humeur fut telle, que tout le monde s’en aperçut. Le mardi, il vint m’accabler de reproches de lui avoir ainsi fait perdre une soirée, lorsque nous avions à peine assez de temps pour nous occuper de nos affaires. Les frais du Mexicain s’élevaient chaque jour à 110 ou 120 francs, dont Chabrié supportait le tiers. M. David m’écrivait lettre sur lettre, en me priant de renvoyer Chabrié tout de suite, et ce dernier me déclarait formellement qu’il ne partirait point que notre mariage ne fût fait.

De ma vie je ne m’étais trouvée dans une position aussi cruelle que celle où me mettait l’obstination de Chabrié. Je lui dis tout ce que je pus imaginer pour lui faire entendre raison ; il répondait à tout ce perpétuel refrain : — Si vous m’aimez, donnez-m’en la preuve ; si vous êtes heureuse de l’union que je vous propose, pourquoi la retarder ? Je vais être encore forcé de vous quitter ; mon état m’expose à périr à chaque instant, peut-être ne vous reverrai-je jamais ; pourquoi donc ne pas profiter de la vie pendant que nous en jouissons encore ?…

On peut bien croire qu’en cette circonstance j’usai de toute mon influence sur Chabrié, afin de lui faire sentir qu’il y allait de notre intérêt, de notre bonheur, d’attendre avant de conclure ce mariage, qu’il eût terminé ses affaires et moi les miennes. Mais je ne sais quel démon s’était emparé de son esprit ; mes paroles, mes prières, mes plus vives instances restèrent sans succès. Chabrié avait été cruellement trompé à plusieurs reprises, il en était devenu défiant ; de plus, la jalousie le privait de la faculté de raisonner.

Je passai la nuit du mercredi au jeudi dans une perplexité des plus pénibles, non que j’hésitasse à sacrifier au bonheur de Chabrié l’affection qu’il m’inspirait ; mais j’étais embarrassée et inquiète de savoir quelle raison je lui donnerais pour motiver mon refus de l’épouser. J’avais la ferme conviction qu’en lui disant la vérité il s’en saisirait avec empressement et y verrait un motif de plus pour hâter notre union, afin de pouvoir me protéger et m’assurer un repos dont j’avais tant besoin. À bord j’avais pensé autrement ; j’avais cru que, si je lui apprenais que j’étais mariée, je l’éloignerais de moi, et peut-être qu’alors cette révélation eût produit cet effet ; depuis, son amour avait pris sur lui un empire qui dominait tout son être. Chabrié respectait les préjugés, puisque, pour les braver, il me proposait de vivre hors de France ; religieux observateur des lois dans tout ce qui regarde la propriété, il croyait bien qu’il leur appartenait de régler la possession des choses, mais ne leur accordait pas le pouvoir d’asservir les inclinations du cœur ; et, loin de son pays, il aurait également, j’en suis convaincue, secoué le joug de cette tyrannie. Si je me trompais dans cette supposition, si mon mariage eût été un obstacle qu’il n’eût pas osé franchir, je ne pouvais, dans ce cas, le lui confier sans compromettre un secret qu’il m’importait de ne pas divulguer ; car son indignation contre moin pour lui avoir fait accroire que j’étais demoiselle, n’aurait pas connu de bornes, comme plus tard j’en ai eu la preuve.

L’idée qu’en acceptant l’amour de Chabrié j’allais le réduire à la misère et aux regrets éternels d’avoir quitté son pays, sa famille, pour se reléguer avec moi sur les côtes de la Californie, cette idée me rendit tout mon courage et me fit chercher dans ma tête un moyen de le détacher de moi à jamais. Je le connaissais intègre et d’une rigoureuse probité, je conçus la pensée de l’attaquer sur ce point. Ah ! il me fallut l’aide de Dieu dans la poursuite d’un projet dont l’exécution dépassait toute force humaine ; en entreprenant de faire renoncer Chabrié à son amour, je courais le risque de perdre aussi son estime, son estime et son amour qui, depuis huit mois, avaient été les seules et douces consolations de mon ame. Eh bien ! j’eus ce courage ! !! Dieu seul a compris l’étendue de mon sacrifice.

Le jeudi soir, Chabrié arriva chez moi avec empressement. Je lui avais promis la veille que, le lendemain, je lui donnerais une réponse définitive.

— Quelle est donc votre détermination ? m’a dit-il, en entrant, avec l’expressive émotion d’un homme impatient de connaître son sort.

— Ma détermination, monsieur Chabrié, la voici si vous m’aimez autant que vous me l’assurez, donnez-moi la preuve en me servant comme je vais vous l’indiquer :

Vous savez que mon acte de baptême ne suffit pas pour me faire reconnaître comme enfant légitime ; il me faut un autre acte qui constate le mariage de ma mère avec mon père ; si je ne puis le produire, je ne dois pas compter sur une piastre, mon oncle ne me donnera rien. Eh bien ! vous pouvez me donner un million. Chargez-vous de me faire faire cet acte de mariage par quelque vieux missionnaire de la Californie : on l’antidatera, et pour cent piastres nous aurons un million. Telle est, Chabrié, la condition dont je fais dépendre mon amour et ma main.

— Le malheureux resta anéanti, le coude appuyé sur la table, il me regardait sans parler et, comme un homme innocent qu’un funeste arrêt serait venu frapper d’une condamnation à mort. Je me promenais de long en large dans la chambre, évitant de rencontrer ses regards, souffrant mille morts de la douleur atroce que je causais à un homme que j’aimais de la plus tendre affection. Enfin il me dit avec l’accent d’une profonde indignation :

— Ainsi, lorsque je veux vous épouser sans fortune, dans la position où vous êtes, avec un enfant ; lorsque je suis prêt à vous sacrifier tout, tout…, vous mettez des conditions à votre amour. Et quelles conditions !…

— Monsieur Chabrié, est-ce que vous hésiteriez ?

— Hésiter, mademoiselle ; oh ! non ; tant que ce vieux cœur battra dans ma poitrine, je n’hésiterai jamais entre l’honneur et l’infamie.

— Où donc est l’infamie de ma proposition, lorsque je vous demande, monsieur, de m’aider à me faire rendre ce qui m’appartient en toute équité ?

— Je ne suis pas juge de vos droits. Vous voulez faire de moi un instrument, me faire servir à vos projets d’ambition ; c’est ainsi que vous répondez à mon amour…

— Si vous m’aimiez, monsieur Chabrié, vous ne balanceriez pas un instant à me rendre le service que je vous demande, et vous me le refusez.

– Mais, Flora, ma chère Flora, êtes-vous bien éveillée ? La fièvre ne brûle-elle pas votre cerveau ? L’ambition vous fait-elle tout oublier ? Eh quoi ! vous exigez que je me déshonore ! Ah ! Flora, je vous aime assez pour vous sacrifier ma vie : avec vous, je supporterais la misère, je la souffrirais sans me plaindre ; mais ne me demandez point de m’avilir, car, par l’amour que j’ai pour vous je n’y consentirai jamais.

Cette réponse de Chabrié était telle que je l’attendais ! Avec un pareil homme, j’aurais pu vivre dans le fond d’un désert et y jouir de moments délectables. Que de délicatesse ! que d’amour ! Je sentis encore mes forces chanceler ; je fis un dernier effort, et, prenant un ton ironique et âpre, je continuai la conversation de manière à torturer un amour-propre que ma proposition avait déjà blessé si vivement. L’exaspération de Chabrié devint telle, qu’il m’accabla des reproches les plus amers, des malédictions les plus affreuses, et se laissa aller, avec un tel emportement, à la violence de la douleur que lui causait cette dernière déception, que je crus un moment qu’il allait se porter à quelque voie de fait contre moi.

Enfin il se retira, et moi je tombai épuisée ; ce fut la dernière fois que je le vis. Voici les derniers mots qu’il m’adressa : — « Je vous hais autant que je vous ai aimée ! ».

Il était devenu tellement urgent de faire cesser les poursuites de Chabrié, de mettre un terme à son amour, qu’à défaut de tout autre, je lui fis mon étrange proposition sans trop envisager ce qu’elle avait d’invraisemblable pour pouvoir espérer que Chabrié la prît au sérieux. Comment put-il me croire, ai-je pensé depuis, dépourvue de sens au point de songer tout de bon à faire régulariser le mariage de ma mère, au moyen d’un acte fabriqué en Californie. Si j’avais été capable d’avoir recours au faux, n’était-ce pas en Europe et non à Aréquipa que j’en aurais accueilli l’idée ? L’exécution n’en était-elle pas de toute impossibilité ? Où trouver, sur la côte de Californie, un prêtre qui eût été attaché, en cette qualité, à une église des villes de la frontière espagnole, qu’avait habitées ma mère avant son mariage ? Comment remplacer les formalités de législation, de timbre, etc., etc. ? En Espagne seulement, eût pu se rencontrer quelque chance de réussir dans un pareil dessein. Si Chabrié avait eu assez de sang-froid pour y réfléchir seulement dix minutes, il se serait aisément convaincu que ce n’était de ma part qu’un subterfuge, un prétexte pour rompre ; mais il était si violemment agité, que la raison n’eut aucun accès chez lui. Ma proposition blessait profondément son amour-propre, aussi allait-il me répétant : – « Vous me mettez des conditions ! à moi, Chabrié ! qui n’en ai jamais subi de personne ; vous voulez faire de moi un instrument au service de votre ambition ! Lorsque je veux vous épouser sans rien ; après tant de preuves de mon entier dévouement, vous ne m’aimez que par intérêt !… » La pensée d’avoir été ma dupe, comme cela lui était arrivé de plusieurs autres femmes, le rendit fou ; la jalousie, l’orgueil le dominèrent, et la violence de sa douleur l’emporta ; c’est ainsi que, lorsque nous agissons sous l’influence d’une passion quelconque, nous sommes exposés à devenir dupes, non seulement des autres, mais encore de nous-mêmes.

Il partit le lendemain pour Islay. Avant de quitter Aréquipa, il m’envoya la lettre suivante :


« A mademoiselle Flora de Tristan, à Aréquipa.


« Mademoiselle,

« Au moment de vous quitter, probablement pour toujours, je viens vous dire adieu… Je sens combien vous allez rester seule et malheureuse après l’amour vrai et dévoué que vous venez de perdre… Je n’ai pas besoin de vous dire tout ce que votre étonnante conduite… a de poignant, d’affreux pour moi. Je vous quitte pour toujours… Ah ! Flora, je ne souhaite pas que vous compreniez ce qu’il y a de douleur dans ce mot toujours !

Comme les faibles services que je pourrais vous rendre n’auront lieu que dans le cas où il vous arriverait un événement funeste, je ne vous les offre pas pour vous ; mais je vous le répète, que votre dernière heure soit douce, votre fille trouvera en moi un ami qui lui fera aimer la mémoire de sa mère.

Adieu !… adieu pour toujours !

« Z. Ch. »
Ce 29 octobre 1833.


Cette lettre dont la lecture me fit éprouver une vive peine, me prouvait que j’avais complètement atteint mon but. Chabrié avait arraché de son cœur l’amour que je lui inspirais ; dès lors, il pourrait faire un mariage de convenance, être heureux peut-être, car, avec la bonté de son cœur, un intérieur de famille et des enfants pouvaient suffire à son bonheur. J’éprouvai un grand soulagement à mes maux lorsque je fus assurée que l’avenir d’un homme que j’aimais réellement n’était plus enchaîné à ma cruelle destinée. Je lui avais recommandé ma fille ; j’étais persuadée qu’il veillerait sur elle si je venais à mourir, et cette assurance me donnait une grande sécurité. Oh ! qu’on ne s’étonne pas de ne rencontrer qu’un si petit nombre de gens vertueux ; je sentis encore, dans cette circonstance, que pour être vertueux, il faut une force plus que surhumaine !

Les lettres que j’écrivis à Chabrié après notre rupture le maintinrent dans les mêmes dispositions. Six semaines après son départ d’Aréquipa, il quitta Lima pour aller en Californie, et je n’eus plus de ses nouvelles que lors de son retour en France, ou je l’avais précédé de trois mois.

Je vais placer, sous les yeux du lecteur, un petit nombre de passages des lettres de M. David et de quelques unes des personnes dont j’ai parlé dans le cours de ma narration : ces extraits de correspondance serviront de complément à la peinture que j’en ai faite.


« A mademoiselle Flora de Tristan, à Aréquipa.


Islay, 24 octobre 1833.

« Je ne saurais vous dire, mademoiselle, combien votre lettre m’a fait de peine. J’avais, d’après des rapports infidèles, cru que votre réception avait été plus favorable, que votre position, votre avenir étaient plus riants ; j’avais même été assez loin, en idée, pour anticiper déjà votre retour en Europe, lorsque le courrier est arrivé et a dissipé une des dernières illusions que je m’étais faites ; car, vous ne l’ignorez pas, mademoiselle, ce n’est pas impunément que l’on a partagé avec vous les beaux jours des tropiques et les sombres nuits du cap Horn, ce voyage, tout triste, tout ennuyeux qu’il a été, a encore vu sous plus d’un aspect, son beau côté, et, pour moi, les moments de bonne humeur que je vous ai surpris, ainsi que vos aimables conversations, lorsque les nausées du mal de mer étaient passées, m’ont laissé aussi un grand vide ; et rarement je vais dans votre chambre, que j’occupe maintenant, sans évoquer l’ombre de celle qui l’a habitée. Me rappelant de vous, je ne puis séparer du souvenir la crainte du présent, et alors je suis fâché, très fâché de vous avoir connue, puisque mes souhaits sont stériles, et que, tout en désirant votre bonheur, je ne puis même l’entrevoir. J’étais léger, disiez-vous, lorsque je jugeais qu’il n’y avait pas de vertu sur cette terre inhospitalière ; cependant le jugement que je portais était fondé.   .   .   .   .   .   .

« Vous aviez pensé sagement qu’on pourrait chercher à savoir quelques circonstances de votre existence, de vos relations et de vos projets. Des questions en apparence dictées par l’intérêt qu’offre une jeune dame voyageuse m’ont été adressées. Dire que j’ai répondu à votre avantage, c’est dire que j’ai simplement lu quelques pages de votre histoire. Comme je ne fais pas l’honneur aux habitants de les abhorrer, mais seulement de les mépriser, je n’ai pas cru devoir répondre à des demandes dont le sens n’était que trop clair. On a vu qu’on ne gagnait rien, dès lors votre éloge a couru de bouche en bouche. Ceci est encore une leçon, car à quoi ressemble un éloge, lorsqu’il n’est précédé d’aucune action connue qui puisse lui donner naissance ? Ces courtes conversations, ces phrases détournées doivent plus que jamais vous fortifier dans la résolution que vous avez prise de marcher avec prudence. Il n’y a peut-être pas de pays au monde où elle soit plus nécessaire, et où il faille conserver un visage plus égal. Là, peut-être, manquerez-vous de talent ; car, si je me le rappelle bien, le joli front et les beaux yeux qui exprimaient ce que le cœur sentait pourront difficilement se faire à une dissimulation qui leur est étrangère et qui est cependant si utile.

« Le jugement des hommes est tout en votre faveur ; mais les femmes, tout en jurant par le grand Dieu que vous êtes charmante, pincent leurs lèvres ; c’est un commencement de civilisation…

« Il m’est bien pénible de terminer aussi vite un entretien que j’aime ; mais la douane, les manifestes et les visites féminines qui pleuvent à bord du Mexicain privé de son cuisinier[2] m’arrachent au peu de loisir que je me promettais. Je termine en vous assurant de remplir le plus tôt et le mieux possible vos intentions, non comme pour une bonne et charmante sœur, ce qui me serait difficile, n’ayant jamais eu le bonheur d’en avoir une, mais comme pour une personne que j’aime autant que je respecte et dont l’amitié me rend orgueilleux.

« Don Justo est une pauvre bête : je ne suis pas étonné que votre voyage ait été si sottement conduit. J’ose croire que, si nous eussions été ici, vous eussiez eu moins d’inconvénients à passer.

« M. Briet a reçu votre lettre, en a été touché, et vous répondra par le courrier. Vous rappelez-vous, mademoiselle, que vous me disiez : Tant de mauvaise humeur que vous soyez, je vous ferais revenir sur-le-champ si je voulais m’en donner la peine. » Eh bien ! oui, et moi, et bien d’autres…

Du droit qu’un esprit vaste et ferme en ses desseins
A sur l’esprit grossier des vulgaires humains.

« Telle est la distance que je me plais à reconnaître.

« Agréez, mademoiselle, etc.


« A. David. »


Deuxième lettre.


Islay, 4 novembre.


« Mademoiselle,

« Toute pénible que soit l’idée de juger en mal, il le faut souvent ; et, malgré une très grande propension au contraire, j’ai fini par être assuré que c’était la base la plus sûre, et que sur celle-là seulement il fallait s’appuyer. J’ai reconnu avec épouvante, dans le temps où je pensais à une fin sérieuse, que, de tous les points du globe, aucun n’était si dépourvu des éléments qui constituent le bonheur intérieur que celui-ci, et quoiqu’il m’en ait coûté bien des peines et des pertes, je bénis le jour où j’ai été tout à fait désabusé. Mes conversations et mes conséquences générales avaient, comme vous vous en êtes convaincue, des antécédents : elles ne se présentent aujourd’hui qu’avec plus de force, depuis que je sais que vous êtes à même d’éprouver, sous des formes différentes, des désagréments et des souffrances semblables aux miens. Je regrette bien vivement et du plus profond du cœur, que ma carrière aventureuse m’éloigne de vous, mademoiselle, et, des lieux où j’eusse pu, peut-être, vous être utile à quelque chose. Votre dernière lettre m’a fait connaître ce que je n’avais pas éprouvé depuis bien du temps, et j’ai senti que tout sentiment vif n’était pas éteint en moi, puisque peine d’autrui m’était si amère. Je dois vous remercier de la nouvelle opinion que je vous ai, en quelque sorte soustraite. Quelquefois je puis être meilleur que mes paroles ; mais en général, ma conduite est à l’unisson. Trop d’années passées dans l’absence de tous les liens aimables m’ont rendu bien froid, bien égoïste, et peut-être que le malheur seul a des droits à ma sympathie.

Je ne vous l’ai pas caché, mademoiselle, reçue à bras ouverts, réintégrée dans vos droits paternels, l’aimable et bonne passagère du Mexicain n’eût été pour moi qu’une passagère : triste, abandonnée, elle est devenue une véritable sœur, une tendre amie à laquelle je trouve une douceur bien grande de pouvoir confier aussi des chagrins et les craintes de l’avenir. Pour un homme, il existe des consolations dans des occupations fortes et variées ; pour la pauvre femme, les pleurs et les regrets ! Le partage est si triste, que je m’estimerais bien heureux de pouvoir, comme véritable ami, prendre la partie la plus pesante des chagrins qui vous accablent ; mais ma position s’y refuse, et, tout en vous plaignant, tout en vous admirant, je n’ai, comme autrefois, que des conseils à vous donner.

« Toujours même langage ici touchant l’étrangère, sa fortune promise et sa résidence présumée. C’est vous dire, trop bonne et trop crédule Flora, de ne pas vous confier à votre ombre, et d’user plus que jamais de précaution. Je ne me fais pas plus d’illusion maintenant qu’avant votre arrivée. Je crains pour vous des difficultés, de la mauvaise foi et peut-être spoliation presque entière de votre héritage paternel. Ce sont les véritables maux que vous avez à combattre, dont peut-être beaucoup de persévérance et de la fermeté vous feront triompher ; mais, auparavant, que de chagrins, que de souffrances, que de larmes !… Je vous plains, et vous plains d’autant plus que je ne puis vous être d’aucun secours : mille lieues vont nous séparer, et, plus que la distance, la nécessité…. »


Troisième lettre.


Lima, 1er décembre 1833.


.   .   .   .   .   .   . Lima, à dater de ce voyage, a perdu tous ses charmes pour moi. Le voyage d’Europe a ranimé le goût éteint que j’avais pour le beau, le bon, et dorénavant cette ville ne peut m’offrir d’autre intérêt que celui des affaires qui m’y retiennent. Tout ici a changé de couleur et de figure : je crois rêver quand je revois mes anciens camarades et mes passagères connaissances du pays. Il est probable que je passerai encore deux ou trois ans au Pérou, ou, pour mieux dire en Amérique, et je vous assure que je ne puis penser à ce sacrifice, qui n’en était pas un en sortant de France, sans trembler. Peut-être que les mœurs patriarcales de la Californie me réconcilieront avec l’exil et la solitude.

« Notre avenir n’est point à nous, comme on l’a dit ; il dépend de tout et quelquefois de rien. Le vôtre mademoiselle, n’est guère plus riant que le mien : même peine demande même remède ; remettons à l’appliquer au retour en France, et là, si vous l’exigez encore, je dirai adieu, mot affreux lorsqu’on aime bien, délicieux lorsqu’on quitte des importuns, des ennuyeux, des Péruviens enfin… »


Quatrième lettre.


Guayemas, 2 décembre 1834.


« .  .  .  .  .  .  .  . Je n’avais nul besoin d’un témoignage de plus pour conserver mes premières et constantes impressions sur le Pérou et l’Amérique en général. Chacun, dans ce monde, a la prétention de se croire meilleur que son voisin : moi, sans fatuité et sans orgueil aucun, je crois que je puis pousser cette prétention aussi loin que qui que ce soit jamais venu à Lima. J’assurerais à mon grand regret, que jamais avant, les idées de fausseté et de duplicité n’étaient entrées dans ma tête, et que sûrement mes pertes continuelles en commerce en étaient la suite. Depuis que, dans la bienheureuse Lima, j’ai été chaque jour en butte à tout ce que la bassesse, le mensonge et la lâcheté ont de plus hideux, mes idées ont changé, et dès ce temps je ne puis plus dater de véritables beaux jours, parce que j’ai perdu de ce qui les fait, ces beaux jours, une opinion favorable de nos semblables. Quand vous m’avez entendu fronder en Aristarque nos républicains, nos commerçants (classe dont je fais, hélas ! partie) et tant d’autres, je ne le faisais qu’à contre-cœur ; car enfin, en perdant l’idée du bien, on est toujours dans le vague, on craint de s’arrêter, de parler, d’épancher son cœur ; on croit toujours rencontrer un faux ami, un marchand fripon, un militaire lâche, enfin toujours le contraire du bien. Cette connaissance est triste : quand on la possède, on n’a plus d’illusions, et, sans illusions, la vie n’a plus de soleil. Eh bien ! tout ce savoir si nécessaire pour bien gouverner sa barque dans ce monde, c’est à Lima que je l’ai acquis ; aussi, en récompense, ai-je su apprécier ses habitants, et ai-je pu vous mettre en garde contre leurs attaques en grand.

« Tout en poursuivant la carrière du commerce, je l’abhorre, et suis si malheureux à Guayemas, loin de tout ce qui peut me plaire, que, sans la force de l’engagement qui me lie à Chabrié et sans la crainte de perdre en un mois le fruit de plusieurs années de travaux, j’aurais déjà abandonné une terre bien plus inhospitalière encore que l’aride Pérou. J’ai aujourd’hui atteint le comble de vœux en fait de fortune. Je supplie mon ami de ne pas entreprendre d’opération en grand qui pourrait entraîner notre ruine, et de se contenter de venir me retrouver, simple capitaine, et laissant le titre solennel, trop chèrement acheté, d’armateur. C’est le commencement, la fin et toujours le but de toutes mes longues lettres. S’il ne dépendait que de moi, je voudrais dès aujourd’hui, dire adieu à tout genre de trafic, non pas dans des principes d’aristocratie, mais seulement d’honnêteté ; car, sans parler des mensonges à la journée, on est obligé de voir et de faire en commerce des choses licites suivant la loi, mais bien repoussées par un cœur droit. Voilà le point où j’en suis ma bonne sœur, satisfait comme toujours avec rien sous le rapport de la fortune, et misérable au-delà de l’imagination, par suite de mon séjour indéfini au plus indigne lieu d’exil.


« A. David. »


Lettre de M. Briet.


Islay, 25 octobre 1833.


« Mademoiselle Flora Tristan,

« J’ai reçu votre aimable avec infiniment de plaisir, et m’empresse de vous en témoigner ma reconnaissance, en vous assurant que mes intentions n’ont jamais eu pour objet d’en vouloir à une aussi aimable personne que vous.

« Quant à la petite moue en question, avec franchise je vous dirai que, si je n’ai continué à votre égard les attentions que l’on doit à une passagère aussi accomplie que respectable, c’est que j’ai aussi cru qu’elles vous étaient aussi inutiles qu’à charge, et comme mon caractère est de ne gêner personne, j’ai pris le parti du silence convenable, je crois, à la circonstance.

« Je vous suis reconnaissant de l’intérêt que vous prenez à nos affaires, et vous prie de croire que j’apprendrai toujours avec infiniment de plaisir de vos nouvelles ainsi que votre heureux retour en France, faisant les vœux les plus sincères pour la réussite de vos projets dans ce pays.

« Agréez mes salutations respectueuses


« L. Briet. »

« Don José me charge de le rappeler à votre souvenir, en vous désirant bonheur et fortune. »


Lettre de M. de Castellac.


Cuzco 6 décembre 1833.


« Mademoiselle Flora de Tristan y Moscosô.


« Ma chère et bonne compatriote,

« M. Miota m’a remis votre aimable lettre un peu tard ; car j’avais été à Brumbanha voir un malade. Vous me marquez que votre santé s’est rétablie, et que vous commencez à vous habituer dans ce nouveau pays. Je suis vraiment charmé que vous preniez une bonne dose de philosophie pour calmer cette effervescence européenne ; mais je crois que le volcan d’Aréquipa viendra tôt ou tard réchauffer votre imagination vagabonde, et que vous finirez par prendre ce pays en horreur. Il faut, charmante et aimable Flora, oublier, si vous voulez être heureuse, les illusions et les plaisirs de notre belle France. C’est fort difficile, il est vrai ; mais enfin, ne serait-ce que pour quelques années. Vous me marquez que vos affaires restent dans le statu quo : je désire que M. votre oncle vous apprécie et vous traite comme vous le méritez.

« Je suis ici très bien : mes affaires vont de l’avant, Dieu veuille que cela continue. J’ai été nommé chirurgien d’un régiment sans aucune obligation ; c’est à dire que, s’il venait à partir d’ici, je ne suis aucunement forcé de le suivre. J’aurai l’hôpital dans quelques jours. Communiquez-moi vos projets, ce que vous comptez faire. Vous savez et vous devez croire que personne ne prend plus d’intérêt à vous que moi. Je désire vous voir heureuse et contente. Vous savez combien je vous aime, et tout ce qui vous touche de près m’intéresse peut-être plus que vous. Tâchez d’être aimable et prévenante envers votre oncle ; cela vous sera très facile, vous l’êtes naturellement. Les environs de Cuzco sont charmants : vous ne pouvez vous faire une idée de la richesse et du tempérament de ces pays. Nous avons les fruits d’Europe et d’Amérique. Chaque pays a un climat différent. Cette capitale est triste et sale ; mais il n’y pleut pas tant comme on dit ! nous avons de très beaux jours. J’ai été très bien reçu. On a pour moi les plus grandes attentions. Des chevaux et les bons repas ne manquent pas. Trois ou quatre bonnes cures m’ont mis en réputation.

« J’espère que, dans votre première lettre, comme vous me marquez, vous me mettrez au courant de vos affaires Je désire de tout mon cœur que ce griffonnage vous trouve en bonne santé. Écrivez-moi souvent ; j’aurai toujours un nouveau plaisir à recevoir et à lire votre aimable écriture.

« Votre affectionné compatriote,
« Victor de Castellac. »


Lettre de M. Miota.


Cuzco, 9 janvier 1834.


« Ma chère demoiselle,

« C’est avec raison que vous devez m’accuser d’ingratitude, parce que j’ai manqué à la reconnaissance que je vous dois et aux devoirs sacrés de l’amitié, en restant si longtemps sans vous écrire ; mais ce serait me connaître bien mal que de me juger ainsi, car, sans les nombreuses occupations dont j’ai été accablé dès mon arrivée en cette ville, il y a longtemps que je me serais acquitté de ces devoirs si sacrés ; mais votre habituelle indulgence pour moi me fera obtenir mon pardon sans aucune difficulté.

« .   .   .   .   .   .   . J’ai été très sincèrement affecté lorsque le docteur m’a appris que votre santé était un peu altérée, et que vos affaires n’allaient point tout à fait selon vos désirs. Il faut avoir de la patience, et vous servir, dans ces cas orageux, de votre puissante philosophie. Quant à moi, je fais des souhaits pour que vous soyez heureuse, et tout mon désir est de vous servir en tout ce qui me sera possible. Ne doutez point de ma sincérité.

« .  .  .  .  .  .  .

« Votre plus sincère ami,
« F. Miota. »


M. Miota et son cousin restèrent quinze jours à Aréquipa ; ils partirent ensuite pour le Cuzco, où le docteur de Castellac était arrivé depuis longtemps.

À cette même époque, mon oncle m’envoya M. Crévoisier, Français, qui, depuis vingt-cinq ans, administrait sa sucrerie à Camana, et qui comptait trente-deux ans de séjour dans le pays. Il venait me chercher pour m’emmener à Camana, et aussi par le désir de me connaître. M. Crévoisier est le même Français dont parle le général Miller dans son ouvrage sur le Pérou : le général nous représente M. Crévoisier comme une espèce d’orang-outang, ne sachant plus parler français, ne pouvant pas se faire comprendre en espagnol ; en un mot, le portrait qu’il en fait n’a pas la moindre ressemblance, et M. Crévoisier aurait droit de s’en plaindre ; mais, ce qu’il y a de plus plaisant, c’est que le général Miller parle lui-même très mal le français et pas mieux l’espagnol.

M. Crévoisier est le type du Français d’avant la révolution ; sa politesse recherchée, sa gaîté, son ton léger et badin, son bon cœur, sa mauvaise tête, toute sa personne enfin, ainsi que ses manières, retracent parfaitement ce qu’étaient nos grands-pères ; mais, sous cette frivole enveloppe du siècle passé, M, Crévoisier possède les qualités les plus essentielles aux hommes réunis en société ; c’est l’être le plus loyal, le plus laborieux, le plus ponctuel que j’aie jamais rencontré. Il jouît, à juste titre, de l’estime, de l’affection de tous ceux qui ont eu des rapports avec lui. Il est marié, depuis vingt-cinq ans, à une parente de ma cousine Carmen, il en a eu deux fils, dont l’aîné était un jeune homme charmant. M. Crévoisier est aimé dans notre famille, qui le considère comme en faisant partie, et il est le seul qui échappe à l’envieuse médisance de nos aimables Français résidant au Pérou. Le cher papa Crévoisier (c’est ainsi que nous l’appelions) m’aimait à la folie. Il resta dix jours auprès de moi sans pouvoir me décider à l’accompagner à Camana ; heureux de se trouver avec sa charmante compatriote, il m’en témoignait toute sa satisfaction par son inépuisable gaîté, et je dois dire que, pendant son séjour à Aréquipa, je ne m’ennuyai pas un seul instant. Il fallut enfin qu’il partît, les travaux de la sucrerie réclamaient ses soins. Il retourna à Camana, emportant avec lui ma sincère affection. Voici quelques passages des lettres qu’il m’écrivit.


Camana, 15 octobre 1833.


« Charmante et belle demoiselle,

« J’ai l’honneur de vous annoncer mon retour dans ce pays après trois jours de marche, lesquels m’ont bien dérangé, par l’extrême chaleur dont j’ai souffert, et surtout par le cruel souvenir de la séparation de ma bonne et chère compatriote, et des beaux jours dont je jouissais auprès d’elle : mais enfin il faut savoir se résoudre à tout et disposer avec plaisir d’un beau moment quand il se présente, comme aussi se conformer avec résignation quand les jours infortunés viennent nous surprendre. C’est positivement ce qui m’est arrivé. J’ai eu l’honneur de vous connaître, j’ai éprouvé des jours délicieux auprès de vous : ils n’ont pas duré longtemps ; donc je ne suis pas des plus heureux. Patience !

« J’ai vu avec plaisir toute ma famille, qui se porte bien ainsi que M. Tristan et son aimable épouse, lesquels se sont empressés à me venir voir aussitôt mon arrivée. Ils m’ont demandé de vos nouvelles, et toute la famille a été au désespoir de ne vous avoir pas vue venir avec moi. Je leur ai fait comprendre que ç’a été pour vous chose impossible, vu la crainte où vous étiez d’attraper ici les tercianas, (fièvres), d’après tout ce qu’on vous en disait du risque que l’on court par l’approche de la saison étouffante que nous éprouvons dès à présent. Enfin je leur ai fait voir que, quoique vous soupiriez du désir de les connaitre, vous préférez attendre un mois de plus pour jouir, bien portante, de leur société et n’avoir pas le désagrément d’être au lit malade et privée de leurs belles réunions. Ils en sont convaincus, et plusieurs ont dit que vous aviez raison, excepté M. Tristan qui absolument aurait désiré vous voir et vous embrasser.

« J’ai été interrogé sur le motif de votre arrivée au Pérou, et j’ai répondu que vous étiez si réservée qu’il m’a été impossible de rien savoir de vous ; mais que vous m’avez fait entendre que vous n’aviez d’autre désir que celui d’être auprès de votre oncle et de conserver sa tendresse et son amitié ; mais que j’ai compris aussi, par quelques paroles qui vous sont échappées, que vous veniez avec quelques prétentions sur des affaires d’intérêt, mais que je n’en savais pas davantage.

« À cela M. Tristan m’a répondu que, lorsque l’occasion s’en présentera, il vous répondra par vos propres lettres, c’est à dire qu’il croit que vous n’avez pas des droits à la légitimité ; mais qu’il suspend toute pensée jusqu’à ce qu’il ait parlé avec vous.

« Le conducteur me presse, et je n’ai autre chose à vous dire sinon que je vous aime de cœur, et que je suis et serai pour toujours votre plus fidèle, dévoué et très passionné serviteur,

« J. de Crévoisier. »


Deuxième lettre.


Camana, 3 décembre 1833.


« Charmante et précieuse demoiselle,

« Je vous parle franchement. Comme les Français passent, parmi les autres nations, pour être inconstants, et vu que vous ne m’écriviez pas, je vous ai appelée ingrate. Je m’en repens et vous prie de me pardonner cette légèreté de ma part, que vous ne méritez pas. Dès l’instant que l’on confesse ses péchés de bon cœur, on mérite le pardon. Vous avez de l’indulgence ; c’est encore une de vos vertus. Ainsi donc faisons la paix, aimable Florita, et dès ici je vous embrasse tendrement.

« Mais cependant j’ai encore envie de me repentir pour vous avoir traitée d’indulgente, puisque je me souviens que vous prétendez m’aimer plus dans un jour que moi je ne puis vous aimer dans un mois. J’oserai vous assurer que c’est tout au rebours ; car je crois qu’il vous est impossible de me surpasser en amitié. Enfin, c’est toujours une chose bien flatteuse pour moi de recevoir un compliment si cher et si tendre d’une personne aussi aimable que vous. Je vous en remercie du profond de mon cœur, en vous assurant que tout mon désir est de trouver une occasion de vous prouver toute l’estime et l’amitié sincère que je vous porte.

« Je souhaite que vous vous voyiez le plus tôt possible avec M. votre oncle, et que toutes les choses aillent bien ; mais je crains des discussions qui pourront vous chagriner, non tant à cause de lui, car il a de bonnes intentions à votre égard, mais à cause des autres héritiers, car ils auront beaucoup de peine d’être obligés de rendre. Enfin daignez, je vous prie, m’écrire souvent, et surtout racontez-moi vos affaires lorsqu’elles seront favorables. Quel que soit votre sort, je vous répète encore ce que je vous ai promis au moment de vous dire adieu : ma maison et le peu que je possède seront toujours à votre service. Si je n’avais qu’un morceau de pain, ma plus grande joie serait de le partager avec vous. Comptez toujours sur ma sincère amitié.

« .   .   .   .   .   .   . Ayez un peu de patience ; et souffrez pour quelques jours le bavardage de ces imprudents et imbéciles paresseux. À l’arrivée de votre oncle, tout finira. Je conçois qu’il est bien chagrinant de se voir entourée de gens si ridicules et si méprisables ; mais enfin, je vous le répète encore, souffrez pour quelques jours.

« J. de Crévoisier. »


Après le départ de tous ces amis, je me trouvai bien seule. Je n’avais pas arrangé ma vie à la monotonie de l’existence du pays, et j’avoue que je commençais à en être bien lasse.

J’ai dit quelques mots des Français de Valparaiso. Je vais parler maintenant de ceux qui vivent à Aréquipa, comme, plus tard, je parlerai de ceux qui habitent Lima.

Aréquipa ville d’intérieur, n’offre au commerce que des ressources limitées. Le nombre des étrangers y est aussi très restreint. La seule maison française est celle de M. Le Bris. Elle existe, au Pérou, depuis dix ans, et ses affaires sont montées sur la plus grande échelle. Avant que le Pérou ne fût exploré par la concurrence, et ruiné par les guerres civiles, M. Le Bris gagna une fortune de plusieurs millions ; mais ses maisons de Valparaiso et de Lima, par trop de laisser-aller dans les affaires, éprouvèrent des pertes énormes. Il fallut que la maison centrale d’Aréquipa vînt au secours des deux autres. M. Le Bris, qui est un habile négociant, alla, successivement, se mettre à la tête de chacune des deux maisons correspondantes, et, dans peu de mois, tout fut rétabli sur l’ancien pied.

M. Le Bris est de Brest : il a trente-six ans. Sa santé frêle, délicate, a été entièrement détruite par la tourmente des affaires et l’air volcanisé d’Aréquipa. Il soufre d’une affection nerveuse qui irrite son caractère, amaigrit son corps et mine son organisation. M. Le Bris est instruit, ses manières sont celles d’un homme distingué dont l’éducation a été soignée. Son esprit fin, légèrement sardonique, donne beaucoup de piquant à sa conversation. La bonté de son cœur, la générosité de son ame sont admirables et surpassent tout ce qu’on pourrait en dire.

M. Le Bris réalise ce que je désignerais volontiers par le beau idéal du négociant. Arrivé au Pérou, dans un temps où les affaires étaient faciles, il avait pu donner un libre essor à ses vues d’ensemble, à ses idées larges et grandioses. Son génie conçoit de vastes opérations, en embrasse les détails et en confie l’exécution avec une intelligence et un discernement remarquables. Il organise le travail, le répartit entre ses nombreux commis, selon les capacités qu’il a su leur découvrir, et sa justesse de tact, de jugement est presque infaillible. Sa hardiesse dans les affaires n’est pas celle du joueur ; elle résulte de sa confiance dans l’exactitude de ses combinaisons. Très laborieux, sa régularité en tout peut servir de modèle ; et ce négociant apporte, dans ses relations commerciales, tant d’intégrité, de ponctualité, que sa parole vaut un écrit. Il est exempt de toutes ces lésineries, ces petitesses dont il semblerait que le commerce français ne peut jamais entièrement se dépouiller. M. Le Bris, en toutes circonstances, est d’une obligeance inépuisable ; mais son désintéressement, sa générosité envers ceux de ses commis qui, par leur intelligence, répondent à ses vues, peuvent, en France, être offerts en exemple. A-t-il envoyé l’un d’eux dans un département éloigné, si l’agent fait réussir l’opération qui lui est confiée, M. Le Bris lui alloue une portion des bénéfices à titre de gratification. Lorsqu’un petit marchand vient lui demander du crédit, il ne s’informe pas, avant de lui en accorder, si le petit marchand est pauvre ou riche, mais s’il est laborieux et probe ; et quand, sur ce point, les renseignements sont favorables, M. Le Bris fait des avances pour des sommes considérables.

La maison de ce respectable négociant ne présente pas ce luxe excessif que les Anglais étalent avec ostentation dans les leurs : tout y est convenable et d’une propreté recherchée. M. Le Bris reçoit beaucoup de monde : consignataire d’un grand nombre de bâtiments, les capitaines et subrécargues qui viennent à Aréquipa n’ont pas d’autre maison que la sienne. Il invite constamment chez lui les officiers de la marine royale, ainsi que tous les voyageurs de distinction qui viennent visiter le pays. On disait, lors de mon départ d’Aréquipa, que M. Le Bris allait y être nommé vice-consul, afin que le commerce français eût un représentant dans cette ville. Il ne se souciait pas d’abord d’accepter, tant l’indépendance de son caractère répugne aux fonctions publiques ; mais par intérêt pour le commerce national, il a promis d’adhérer à sa nomination.

M. Viollier, premier commis de la maison, qui représente M. Le Bris lorsque celui-ci est absent, est un jeune Suisse de trente ans, élevé à Bordeaux, et résidant au Pérou depuis dix ans. Les autres employés de la maison sont des jeunes gens de diverses parties de la France. J’y ai connu M. Delor, de Bordeaux et M. Jacquet, de la même ville ; tous les deux travaillent maintenant pour leur compte.

Il n’y a, au total, que huit à dix Français à Aréquipa ; ce sont, avec ceux que je viens de nommer, M. Poncignon, de Bordeaux, dont le magasin de nouveautés est le plus beau de la ville, MM. Cerf, Juifs de Brest, qui vendent dans leur magasin toutes sortes d’objets. Plusieurs autres Français ont également leur domicile à Aréquipa, mais n’y résident pas habituellement, les affaires de courtage dont ils s’occupent spécialement les appelant sur tous les points du Pérou. Au collège, est attaché un Français, en qualité de professeur : il se nomme M. Morinière. C’est donc, en tout, huit à dix Français résidant dans une ville de trente mille ames. On imaginerait naturellement que ces messieurs, parlant la même langue, originaires du même pays, ayant les mêmes habitudes, devraient, à une si grande distance de leur patrie, rechercher la société les uns des autres, vivre entre eux dans des relations d’amitié. Eh bien ! il n’en est rien. Ces hommes se détestent, se déchirent à l’envi. Pendant les sept mois que j’ai passés à Aréquipa, j’ai eu le temps de juger jusqu’à quel point peut aller la haine des hommes lorsqu’elle est excitée par la rivalité et la jalousie. C’est un spectacle qui provoque le dégoût que d’entendre et voir agir ces individus. M. Le Bris occupant la première place par sa fortune, était l’éternel objet de l’envie de ses compatriotes. Sa loyauté, sa générosité, établies depuis longtemps d’une manière incontestable, n’offraient pas prise à leurs propos. Ne pouvant l’attaquer de ce côté, ils tombaient, sans ménagement, son caractère qu’ils dépeignaient comme violent, âpre et difficile à vivre. De lui, on allait à M. Viollier, qu’on traitait d’hypocrite et de flatteur. M. Morinière était outré contre MM. Le Bris et Viollier. Il venait me voir très souvent, et ne tarissait pas sur les griefs qu’il avait contre ces messieurs.

Dans les colonies, tout le monde fait du commerce : ces habitudes spéculatrices existent partout dans les deux Amériques. Les préjugés de notre vieille Europe sur les professions n’ont pu s’y propager. L’esclavage du nègre y a bien fait classer les hommes par nuances de couleurs, mais ils ne le sont pas par le genre de travail dont ils s’occupent. M. Morinière, quoique employé au collège, se livrait aussi au négoce. Il avait eu recours à M. Le Bris, qui, d’abord lui accorda son aide et son appui ; mais ce négociant reconnut bien vite l’inaptitude aux affaires du professeur de philosophie. Il lui fit observer amicalement qu’en continuant à faire des opérations commerciales il compromettrait son argent et celui des autres. M. Morinière eut la faiblesse de s’offenser d’une observation dont il aurait apprécié la justesse s’il avait réfléchi à l’incompatibilité des deux occupations qu’il cumulait, et combien l’homme dont l’esprit est engagé dans les hautes conceptions de la science est peu susceptible de donner aux menus détails du commerce l’attention continuelle qu’ils exigent. Par le refus de M. Le Bris, le professeur, se trouvant déçu dans ses espérances de lucre, répandit partout, sur la dureté et l’égoïsme de son compatriote, des calomnies qui provoquèrent le sourire, parce qu’on en voyait la cause, et auxquelles personne n’ajouta foi, la réputation de M. Le Bris étant au-dessus de pareilles attaques. Telle était la position respective des Français habitant Aréquipa.

L’origine de cette ville est assez fabuleuse. Cependant on lit, au Cuzco, dans une chronique contenant des traditions indiennes, que, vers le XIIe siècle de notre ère, Maita-Capae, souverain de la ville du Soleil, fut renversé de son trône. Il se déroba à ses ennemis par la fuite, erra dans les forêts, sur les sommets glacés des montagnes, accompagné, de quelques uns des siens ; le quatrième jour, harassé de fatigue, mourant de faim et de soif, il s’arrêta au pied du volcan. Tout à coup, cédant à une inspiration divine, Maita plante son dard, et s’écrie Aréquipa ! mot qui signifie, en quichua : Ici je m’arrête ; puis, se retournant, il voit que cinq de ses compagnons seulement l’avaient suivi ; mais l’Inca n’a plus de confiance qu’en la voix de Dieu ; il persiste, et, autour de son dard, sur les flancs d’un volcan, que de toutes parts les déserts environnent, les hommes groupent leurs habitations. Ainsi que les conquérants, les fondateurs de l’empire, Maita n’a été que l’aveugle instrument des secrets desseins de la Providence. Les cités qui se sont développées sur la terre ont, comme les hommes qui s’y sont élevés, dû parfois leur grandeur à leur mérite ; mais, souvent aussi, à des causes fortuites qui ne semblent pas la justifier aux yeux de la raison.

Bien qu’Aréquipa se trouve par les 16° 13’ 2” de latitude méridionale, son élévation au dessus du niveau de la mer et le voisinage des montagnes en rendent le climat tempéré. Cette ville est placée au milieu d’un tout petit vallon d’une ravissante beauté ; il n’a pas au-delà d’une lieue de large sur deux de long ; fermé de tous côtés par de hautes montagnes, il est arrosé par le Chile, qui prend sa source au pied même du volcan. Le bruit de cette rivière, dans son cours, rappelle le Gave des Pyrénées ; le lit en est bizarre, très large en certains endroits, resserré en d’autres ; presque toujours hérissé d’énormes pierres ou couvert de galets ; il offre parfois un sable doux et uni au pied de la jeune fille. Le Chile, qui ressemble à un torrent après la saison des pluies, est presque toujours à sec pendant l’été. Ce vallon est cultivé en blé, maïs, orge, alfalfa (espèce de luzerne), et en plantes potagères ; on y voit peu de maisons de plaisance. Au Pérou, on est trop occupé d’intrigues de toute espèce pour aimer le séjour de la campagne.

La ville occupe, dans le vallon, un vaste emplacement ; de la hauteur de Tiavalla, elle paraît en occuper un plus grand encore ; de là, une étroite bande de terrain semble seulement la séparer du pied des montagnes ; de là, cette masse de maisons toutes blanches, cette multitude de dômes étincelant au soleil, au milieu de la variété des teintes vertes du vallon, de la couleur grise des montagnes, produisent sur le spectateur un effet qu’il ne croyait pas donné aux choses de ce monde de produire. Le voyageur qui, de Tiavalla, contemple Aréquipa pour la première fois, est tenté d’imaginer que des êtres d’une autre nature y cachent leur existence mystérieuse ; que le volcan dont la gigantesque élévation frappe les sens de stupeur les protège ou ne saurait les atteindre.

Le volcan d’Aréquipa est une des plus hautes montagnes de la chaîne des Cordillières ; entièrement isolé, il présente un cône parfait. L’uniformité de sa teinte grise lui donne un air de tristesse. Le sommet en est presque constamment couvert de neige ; cette neige, plus ou moins épaisse, diminue du lever au coucher du soleil. Quelquefois le volcan jette de la fumée ; cela arrive particulièrement le soir : souvent dans cette fumée, j’ai vu des flammes ; lorsqu’il a été longtemps sans fumer, on s’attend à un tremblement de terre. Des nuages enveloppent presque toujours le sommet de la montagne et semblent la couper ; on en distingue parfaitement les zones diaprées. Cette masse aérienne de toutes nuances, posée sur ce cône d’une seule teinte, ce géant, qui cache dans les nues sa tête menaçante, est un des plus magnifiques spectacles que la terre offre à l’œil de l’homme.

Mon cousin Althaus a gravi le sommet du volcan, visité son cratère, descendu dans le gouffre jusqu’à la troisième cheminée. Il a, sur son voyage volcanique, des notes et des dessins très curieux, que j’ai regret de n’avoir pas en ma possession pour les communiquer au lecteur. Il fit cette ascension accompagné de dix Indiens armés de crocs. Cinq seulement furent assez forts pour le suivre ; trois restèrent en route et deux périrent en tombant ; ils furent trois jours à monter jusqu’au sommet, et ne purent y rester que quelques heures, tant le froid était intense. Les difficultés de la descente surpassèrent de beaucoup celles de la montée. Tous furent blessés, déchirés ; Althaus faillit se tuer. Le volcan (il n’est pas désigné par un autre nom) est à douze mille pieds au-dessus du niveau de la mer ; les deux montagnes qui l’avoisinent, l’une à droite, l’autre à gauche, dont les sommets, couverts de neiges éternelles, étincellent de mille reflets sous les rayons du soleil, sont à une très grande distance de lui, et plus gigantesques encore ; la première se nomme Pichaimpichu, la seconde Chachaur ; ce sont deux volcans entièrement éteints. L’extrême élévation de ces trois montagnes isolées, dont la base est elle-même très élevée au dessus de la pampa, les fait, de ce point de vue, paraître se tenir.

Lors de la découverte, Francisco Pizarro établit, à Aréquipa, un évêché et un des sièges du gouvernement. Les tremblements de terre ont, à diverses époques, causé, à cette ville, d’épouvantables désastres. Ceux de 1582, 1600 la détruisirent, presqu’en entier, et ceux de 1687 et 1785 ne lui furent guère moins funestes.

Les rues d’Aréquipa sont larges, percées à angles droits, passablement bien pavées. Dans le milieu de chacune d’elles coule un ruisseau ; les principales ont un trottoir en larges dalles blanches[3] ; elles sont toutes assez bien éclairées, chaque propriétaire étant tenu, sous peine d’amende, de mettre une lanterne devant sa porte. La grande place est spacieuse ; la cathédrale en occupe le côté nord ; l’hôtel-de-ville et la prison militaire sont en face ; des maisons particulières forment les deux autres côtés. À l’exception de la cathédrale, toutes ces constructions sont à arceaux ; sous les galeries, on voit des boutiques de diverses marchandises. Cette place sert aux marchés de la ville, aux fêtes, aux revues, etc., etc. Le pont, sur le Chile, est grossièrement construit et peu solide pour résister, dans certaines saisons, au torrent qui passe dessous.

Aréquipa renferme beaucoup de couvents d’hommes et de femmes ; tous ont de très belles églises. La cathédrale est très vaste, mais elle est sombre, triste, d’une architecture lourde ; Santa-Rosa, Santa-Cathalina, Santo-Francisco se distinguent par la beauté de leur coupole, d’une prodigieuse élévation. Dans toutes les églises, se voient des figures grotesques, en bois, en plâtre, personnifiant les idoles du catholicisme péruvien ; çà et là, quelques croûtes grossières donnent, aux saints qu’elles représentent, l’aspect le plus burlesque qu’on puisse imaginer. L’église des jésuites fait, à cet égard, exception : elle est plus convenable dans la représentation des saints qu’elle offre à l’invocation des dévots. Avant l’indépendance, tous ces temples, richement décorés, avaient les flambeaux, les balustrades, les colonnades des autels, etc., en argent massif et autres ornements en or ; partout ces deux métaux étaient prodigués avec plus de profusion que de goût ; mais la foi ne protège plus ces richesses : déjà plusieurs présidents et chefs de parti, après avoir, dans leurs querelles, épuisé le trésor de la république, ont, sans scrupule, dépouillé les églises. Les devants d’autel, les colonnes, les chandeliers ont été fondus pour payer des soldats, alimenter les vices des généraux. Les ornements précieux qui ont été respectés sont menacés d’éprouver, plus tard, le même sort ; pendant la dernière guerre entre Orbegoso et Bermudez, il était question d’enlever aux vierges leurs perles, leurs diamants, etc.

Aréquipa possède un hôpital pour les malades, une maison de fous, et une autre pour les enfants trouvés. Ces trois hospices sont, en général, très mal tenus : j’aurai, ailleurs, occasion de parler de ma visite à l’hôpital ; je suis allée aussi visiter les enfants trouvés, et n’ai pas été plus satisfaite des soins qu’on leur donne que de ceux dont les malades sont l’objet : c’est pitié de voir ces malheureuses petites créatures nues, maigres, dans un état déplorable. On croit remplir les devoirs de la charité en leur fournissant quelques aliments pour soutenir leur chétive existence ; du reste, aucune instruction ne leur est donnée, aucun art ne leur est appris ; aussi ceux qui survivent deviennent-ils des vagabonds, conséquence nécessaire de ce coupable délaissement. Le tour qui sert à introduire, dans l’hospice, ces infortunées victimes me paraît assez bien imaginé ; c’est une boîte en forme de berceau ; l’enfant y est déposé, à l’ouverture du dehors, sans que les déposants puissent être vus du dedans de l’hospice ; ce mode évite, à la malheureuse mère forcée d’abandonner son enfant, l’obligation de se révéler ; obligation qui fait commettre bien des crimes !…

Les maisons, bâties très solidement en belles pierres blanches, n’ont qu’un rez-de-chaussée voûté, à cause des tremblements de terre ; elles sont, en général, spacieuses et commodes ; elles ont une grande porte cochère au milieu de la façade ; toutes les fenêtres sont grillées et sans vitres ; les constructions de la maison forment trois cours ; le salon, les chambres à coucher, les bureaux sont dans la première ; dans la seconde, qui est un jardin, se trouvent la salle à manger, galerie ouverte appropriée au climat, la chapelle, la buanderie et divers offices ; la troisième cour, située dans le fond, est occupée par la cuisine et le logement des esclaves. Les murs des maisons ont de cinq à six pieds d’épaisseur ; les pièces, quoique voûtées, sont très élevées ; quelques unes, seulement, ont une tapisserie en papier jusqu’à mi-hauteur ; les murs des autres sont entièrement nus et blanchis à la chaux. Ces voûtes font ressembler les appartements à des caves, et la monotonie de leur teinte blanche fatigue et attriste. Les ameublements sont lourds : les lits, les commodes, dans des proportions gigantesques, les chaises pesantes, les tables, semblent avoir été faits pour demeurer en place ; les miroirs sont en métal, les draperies sans goût ; depuis quelques années, les tapis anglais se vendent à si bas prix dans le pays, que tout le monde en a couvert le carreau des appartements ; pas une pièce n’est planchéiée.

Les Aréquipéniens aiment beaucoup la table, et, toutefois, sont inhabiles à s’en procurer les jouissances. Leur cuisine est détestable ; les aliments ne sont pas bons, et l’art culinaire est encore dans la barbarie. La vallée d’Aréquipa est très fertile. Néanmoins, les légumes en sont mauvais ; les pommes de terre ne sont pas farineuses ; les choux, les salades, les pois sont durs et sans saveur ; la viande aussi est sans jus ; enfin, jusqu’à la volaille, dont la chair coriace semble avoir subi l’influence volcanique. Le beurre, le fromage sont apportés de loin et n’arrivent jamais frais ; il en est de même des fruits et du poisson, qui viennent de la côte ; l’huile dont on use est rance, mal épurée ; le sucre grossièrement raffiné ; le pain mal fait ; en définitive, rien n’est bon.

Voici quel est leur mode de nourriture : on déjeune à neuf heures du matin ; ce repas se compose de riz avec des oignons (cuits ou crus, on met des oignons partout), de mouton rôti, mais si salement, que jamais je n’ai pu en manger ; puis vient le chocolat. À trois heures, on sert, pour dîner, une olla podrida (puchero est le nom qu’on lui donne au Pérou) ; c’est un mélange confus d’aliments disparates ; bœuf, lard, mouton, bouillis avec du riz, sept, à huit espèces de légumes et tous les fruits qui leur tombent sous la main, tels que pommes, poires, pèches, prunes, raisins, etc. ; un concert de voix fausses, d’instruments discordants ne révolte pas davantage que ne le font la vue, l’odeur, le goût de cet amalgame barbare. Viennent ensuite des écrevisses, préparées avec des tomates, du riz, des oignons crus et du piment ; des viandes avec des raisins, des pêches et du sucre ; du poisson au piment ; de la salade avec des oignons crus, des œufs et du piment ; ce dernier ingrédient se trouve en profusion, avec quantité d’autres épices, dans tous leurs mets ; la bouche en est cautérisée ; pour les supporter, le palais doit avoir perdu sa sensibilité. L’eau est la boisson ordinaire. Le souper a lieu à huit heures ; les mets y sont de même espèce qu’au dîner.

Les convenances, dans le service et les usages de la table, ne sont pas mieux senties que les harmonies culinaires. Encore aujourd’hui, dans beaucoup de maisons, il n’y a qu'un verre pour tous les convives. Les assiettes, les couverts sont malpropres ; la saleté des esclaves n’en est pas seule cause ; tels maîtres, tels valets ; les esclaves des Anglais sont très propres. Il est de bon ton de faire passer, au bout de la fourchette, un morceau pris dans son assiette aux personnes auxquelles on veut faire une politesse. Les Européens se sont tellement révoltés contre cette coutume, qu’elle tombe maintenant en désuétude ; mais il n’y a que quelques années que les morceaux d’olla, de poisson, les ailes de poulets, dégouttant la sauce, circulaient autour de la table, portés au bout des fourchettes par les esclaves.

Comme tout est très cher, les dîners invités sont assez rares, et les invitations à des soirées ont prévalu sitôt que la mode s’en est introduite. Tous les dimanches, chez mon oncle, on donnait un dîner aux parents où les amis intimes étaient invités, et le soir on prenait du thé, du chocolat, des gâteaux. Les seules choses que j’aie trouvées bonnes à Aréquipa sont les gâteaux et les friandises que font les religieuses ; grâce à mes nombreuses relations, je n’en ai jamais manqué pendant mon séjour, ce qui m’a permis de faire de très bons petits goûters.

Les Aréquipéniens aiment beaucoup tous les genres de spectacles ; ils courent avec un égal empressement aux représentations théâtrales et religieuses. Le défaut total d’instruction leur en fait un besoin et les rend spectateurs faciles à satisfaire. La salle de spectacle est bâtie en bois, et si mal construite, qu’on n’y est pas à couvert de la pluie ; trop petite pour la population, il arrive souvent qu’on n’y peut trouver place. La troupe est cependant bien mauvaise ; elle se compose de sept à huit acteurs, rebuts des théâtres d’Espagne, et s’est renforcée, dans le pays, de deux ou trois Indiens ; elle joue toute espèce de pièces, comédies, tragédies, opéras ; estropie Lopez de la Vega, Galdéron, écorche la musique à donner des attaques de nerfs, le tout aux applaudissements du public. Je suis allée quatre à cinq fois à ce théâtre ; on y jouait la tragédie ; je remarquai qu’à défaut de manteaux, les acteurs se drapaient avec de vieux châles de soie.

Les combats de coqs, les danseurs de corde, les Indiens qui font des tours de force ; tous ces spectacles attirent la foule. Un acrobate français, avec sa femme, a gagné au Pérou trente mille piastres.

L’église péruvienne exploite, au profit de son influence, le goût de la population. Indépendamment des grandes processions qui se font aux fêtes solennelles, il ne se passe pas de mois sans qu’il ne s’en fasse dans les rues d’Aréquipa. Tantôt ce sont les moines gris, qui, le soir, font une procession pour les morts, et demandent pour les morts, et on leur donne pour les morts ; une autre fois, ce sont les dominicains, qui font, en l’honneur de la Vierge, leur promenade religieuse ; ensuite c’est pour l’enfant Jésus ; puis vient la kyrielle des saints ; c’est à ne jamais finir. J’ai dépeint la procession des fêtes solennelles ; je ne fatiguerai pas le lecteur de la description de celles dont les saints sont le prétexte ; on y étale moins de luxe, de pompe que dans la première ; mais le fond en est également burlesque, et les scènes d’indécentes bouffonneries, qui divertissent tant ce peuple, n’y sont pas moins scandaleuses ; toutes ces processions ont un trait de ressemblance ; les bons moines y demandent toujours, et toujours on leur donne.

C’est pendant la semaine sainte qu’ont lieu les grandes saturnales du catholicisme péruvien. Dans toutes les églises d’Aréquipa, on fait un énorme tas de terre et de pierres sur lequel on plante des branches d’olivier pour figurer le calvaire avec ses roches et ses arbres. Sur cette montagne factice, on donne, le vendredi saint, la représentation du supplice de Jésus. On le voit arrêté, flagellé et crucifié avec les deux larrons. C’est l’historique de la Passion, sans l’omission d’aucune circonstance, mis en action ; le tout accompagné de chants, de récitatifs : puis arrive la mort du Christ ; les cierges s’éteignent, les ténèbres règnent… ; les mœurs faciles de ce peuple entassé dans ces églises peuvent faire présumer ce qui se passe alors dans diverses parties de l’église… ; mais Dieu est miséricordieux et les moines, ses ministres, disposent de son absolution. La descente de croix est la seconde pièce : une foule confuse d’hommes, de femmes de races blanche, indienne et nègre assiègent le calvaire en poussant des cris lamentables ; bientôt, les arbres déracinés, les roches enlevées au sol sont dans leurs mains ; ils expulsent les soldats, s’emparent de la croix, en détachent le corps ; le sang découle des plaies de ce Christ de carton, les hurlements de la foule redoublent. Le peuple, les prêtres, la croix, les branches d’olivier, tout cela, pêle-mêle, fait un chaos, un tumulte, une confusion épouvantables qu’on n’imaginerait jamais devoir rencontrer dans le temple d’une religion quelconque ; et presque toujours, dans ces scènes de désordre, il y a des personnes plus ou moins grièvement blessées.

Le soir, on voit dans les rues les habitants aller faire des stations dans toutes les églises ; en s’y rendant, ils récitent leurs prières à haute voix. Les plus zélés se jettent à genoux, embrassent la terre ; d’autres se donnent de grands coups de poing dans la poitrine ; ceux-ci se mettent des haillons sur la tête ; ceux-là vont nu-pieds portant la croix sur le dos ; d’autres se chargent de pavés, et, dans chaque maison, ce sont des extravagances toutes plus insensées qu’une dévotion superstitieuse suggère à ces têtes exaltées. Ce n’est jamais dans leur conscience qu’ils cherchent leur devoir, mais dans le merveilleux de leurs croyances. Le moyen de ne pas se croire exempté des vertus sociales, lorsqu’on fait de pareils tours de force… : tels sont les résultats auxquels arrivent les religions qui isolent leur foi de la charité.

Le jour de Pâques, on fait des visites à toutes ses connaissances, et la conversation ne roule que sur les fêtes de la semaine sainte ; elle se résume en ceci : — « Eh bien ! mi señora, vous êtes-vous bien amusée ? c’était très bien à Santo-Domingo, à Santa-Rosa : ha ! cela m’a fait beaucoup de plaisir. – Et moi, señor, je n’ai rien trouvé d’aussi joli que les autres années ; la religion perd de sa splendeur : ce n’était pas gai du tout à la cathédrale ; à Santa-Cathalina, elles ne font plus de descente de croix ; et, à force de voir tous ces Sambos se battre pour avoir un morceau de croix, la chose m’a paru monotone : cela ne vaut pas la peine qu’on se donne pour suivre les stations. — Mi señora, le beau temps est passé, nos églises ne sont pas aussi riches qu’elles l’étaient ; les dames de Santa-Cathalina dépensent leur argent à acheter des pianos importés de France et ne font plus de descente de croix. »

Le dimanche, à la messe, les hommes se tiennent tous debout, parlent entre eux en riant, ou regardent les jolies femmes qui sont à genoux devant eux, à moitié cachées dans leur mantille. Les femmes elles-mêmes sont très distraites, n’ont jamais de livre ; tantôt elles regardent le costume de leur voisine, ou parlent à leurs négresses placées derrière elles ; on les voit parfois nonchalamment couchées sur leur tapis, dormant ou faisant la conversation.

Les moines qui disent la messe sont toujours salement mis ; les pauvres Indiens qui la servent sont nu-pieds et à demi vêtus. La musique, dans toutes ces églises est quelque chose d’affreux : deux violons et des espèces de musettes se joignent à l’orgue ; tous ces instruments sont tellement discordants, les chants qu’ils accompagnent, souvent faux, ont toujours si peu d’ensemble, qu’il est impossible de rester un quart d’heure à les entendre sans en éprouver une irritation de nerfs pour toute la journée. En Europe, les beaux-arts couvrent, au moins, d’un brillant vernis l’insipide stérilité des cérémonies. Du reste, au Pérou, ce n’est guère que comme lieux de réunion que les églises sont fréquentées.

Le degré de civilisation auquel un peuple est parvenu se reflète dans tout. Les amusements du carnaval ne sont pas plus décents, à Aréquipa, que les farces et bouffonneries de la semaine sainte.

Il y a des gens qui, pendant toute l’année, s’occupent à vider des coquilles d’œufs, ils en font commerce ; quand arrive le carnaval, ils remplissent ces coquilles de diverses couleurs : rose, bleue, verte, rouge, et puis bouchent l’ouverture avec de la cire. Les dames se munissant d’un panier de ces œufs, et, vêtues de blanc, vont s’asseoir sur le dôme de leur maison ; de là elles s’amusent à lancer ces œufs sur les personnes qui passent dans la rue. Les passants, soit à pied ou à cheval, sont toujours pourvus des mêmes projectiles et ripostent à leurs agresseurs ; mais, pour rendre le jeu plus gentil, on remplit aussi ces œufs d’encre, de miel, d’huile, et quelquefois des choses les plus dégoûtantes ; plusieurs individus ont eu l’œil crevé à ce combat d’une nouvelle espèce ; on m’en a montré trois ou quatre à qui cet accident était arrivé, et, malgré ces exemples, les Aréquipéniens conservent pour ce jeu un goût de fureur. Les jeunes filles font parade des nombreuses souillures de leur robe et se montrent vaines de ces étranges marques de galanterie. Les esclaves participent aussi à ces amusements : ils se jettent de la farine, ce mode d’attaque est plus économique ; aussi beaucoup de gens en font usage. Toutes ces négresses avec leur peau noire, leurs cheveux crépus, barbouillées de farine, sont hideuses ! Le soir, on se réunit dans des bals où les danses les plus indécentes sont exécutées ; beaucoup de personnes portent des déguisements bizarres ; mais il n’y a aucun costume de caractère ; ces divertissements durent toute une semaine.

De ces œufs immondes au déluge de dragées qui inondent les passants dans les rues de Rome, de ces grossiers amusements aux masques de l’Italie, il y a la même distance que des comédies burlesques qu’offrent les églises d’Aréquipa pendant la semaine sainte, de la musique barbare qu’on y entend, des misérables croûtes, des sauvages ornements dont elles sont décorées, aux majestueuses cérémonies, à la ravissante musique, aux magnifiques productions des arts, à tous ces brillants et poétiques prestiges avec lesquels Rome soutient encore sa religion vermoulue.

La population d’Aréquipa, en y comprenant celle des faubourgs, s’élève de trente à quarante mille âmes ; on peut considérer qu’elle se compose d’à peu près un quart de blancs, un quart de nègres ou métis, et moitié d’Indiens. Au Pérou, comme dans toute l’Amérique, l’origine européenne est le grand titre de noblesse ; dans le langage aristocratique du pays, on appelle blancs ceux dont aucun des ascendants n’est Indien ou nègre ; j’ai vu plusieurs dames qui passaient pour blanches, quoique leur peau fût couleur pain d’épices, parce que leur père était né dans l’Andalousie ou le royaume de Valence. La population libre forme donc trois classes provenant de trois races bien distinctes : européenne, indienne, nègre ; dans la dernière classe, sous la dénomination de gens de couleur, sont confondus les nègres et les métis des trois races. Quant aux esclaves, de quelque race qu’ils soient issus, la privation de la liberté établit entre eux l’égalité du malheur.

Depuis quatre ou cinq ans, il s’est opéré de grands changements dans les usages et habitudes du Pérou ; la mode de Paris y a pris le sceptre : il ne reste plus que quelques riches et antiques familles qui se montrent rebelles à son empire, vieux arbres que la sève abandonne et qui subsistent encore, comme les cachots de l’Inquisition, pour indiquer le point d’où l’on est parti. Les costumes des classes élevées ne diffèrent en rien de ceux d’Europe ; hommes et femmes y sont habillés de même qu’à Paris ; les dames en suivent les modes avec une exactitude scrupuleuse, sauf qu’elles vont nu-tête, et qu’à l’église l’usage veut toujours qu’elles aillent en noir, avec la mantille, dans toute la sévérité du costume espagnol. Les danses françaises se substituent au fandango, boléro, et aux danses du pays que la décence réprouve. Les partitions de nos opéras se chantent dans les salons ; enfin, on en est venu jusqu’à lire des romans : encore quelque temps, et ils n’iront à la messe que lorsqu’on leur y fera entendre de la bonne musique. Les gens aisés passent leur temps à fumer, lire les journaux et jouer au pharaon. Les hommes se ruinent au jeu, les femmes en toilette.

Les Aréquipéniens ont, en général, beaucoup d’esprit naturel, une grande facilité d’élocution, une mémoire heureuse, un caractère gai, les manières nobles ; ils sont faciles à vivre et essentiellement propres aux intrigues. Les femmes d’Aréquipa, ainsi que celles de Lima, m’ont paru bien supérieures aux hommes ; elles ne sont pas aussi jolies que les Liméniennes, ont d’autres habitudes et leur caractère diffère aussi. Leur maintien, digne et fier, impose ; il pourrait, à la première vue, les faire supposer froides, dédaigneuses ; mais, quand on les connaît, la finesse de leur esprit, la délicatesse de leurs sentiments, enchâssées dans cet extérieur grave, en reçoivent un nouveau prix et impressionnent plus vivement. Elles sont sédentaires, laborieuses, ne ressemblant nullement aux Liméniennes, que l’intrigue ou le plaisir attirent constamment hors de chez elles. Les dames d’Aréquipa font leurs chiffons elles-mêmes, et cela avec une perfection qui surprendrait nos marchandes de modes. Elles dansent avec grâce et décence, aiment beaucoup la musique et la cultivent avec succès ; j’en connais quatre ou cinq dont les voix fraîches, mélodieuses, seraient admirées dans les salons de Paris.

Le climat d’Aréquipa n’est pas sain ; les dyssenteries, les maux de tête, les affections nerveuses et surtout les rhumes y sont très fréquents. Les habitants ont aussi la manie de se croire toujours malades ; c’est le prétexte qu’ils donnent à leurs voyages perpétuels ; l’activité de leur imagination, jointe au défaut d’instruction, explique cette fureur locomotive. Ce n’est qu’en changeant de lieu qu’ils peuvent alimenter leur pensée, avoir de nouvelles idées, éprouver d’autres émotions. Les dames, particulièrement, vont et viennent des bourgades de la côte, telles qu’Islay, Camana, Arica, où elles prennent des bains de mer, aux sources d’eaux minérales. Il y a plusieurs de ces sources dans les environs d’Aréquipa, dont les propriétés sont très renommées ; celle d’Ura opère des cures merveilleuses ; l’eau en est verte et chaude à brûler. Il n’est rien de plus sale, de plus incommode que les lieux de la côte et de l’intérieur où se rende la bonne société pour prendre des bains ; néanmoins ils sont tous très fréquentés : on dépense beaucoup d’argent pour y faire un séjour de trois semaines ou d’un mois.

Les femmes d’Aréquipa saisissent avec empressement toutes les occasions de voyager, dans n’importe quelle direction, en Bolivie, au Cuzco, à Lima, au Chili ; et la dépense ou les extrêmes fatigues ne sont jamais motifs à les arrêter. C’est à ce goût pour les voyages que je serais tentée d’attribuer la préférence que les jeunes filles donnent aux étrangers. En épousant un étranger, elles espèrent voir le pays où il est né, la France, l’Angleterre, l’Italie ; réaliser un voyage dont le rêve a longtemps souri à leur imagination ; et cette perspective donne à ces unions un charme tout particulier, lorsque souvent elles n’en auraient aucun par elles-mêmes. Les idées de voyage mettent la langue française en vogue parmi les dames ; beaucoup l’apprennent dans l’espoir d’en avoir besoin un jour ; en attendant, elles en jouissent par la lecture de quelques uns de nos bons ouvrages, et, tout en développant leur belle intelligence, elles supportent avec moins d’ennui la monotonie de la vie qu’offre le pays. Tous les hommes bien élevés savent aussi le français.

Le Panthéon, beau cimetière nouvellement construit, est à deux lieues de la ville ; il est situé sur la pente d’une colline, en face du volcan, et occupe un très vaste espace. De loin, rien de plus bizarre, de plus mélancolique que la vue des hautes murailles blanches et dentelées qui l’entourent. Sur la hauteur de ces murailles sont disposés trois rangs de niches pratiquées dans l’épaisseur. Les cercueils sont déposés dans ces niches, dont l’entrée se ferme au moyen d’une pierre scellée ; c’est sur cette pierre que les parents du défunt associent leur vanité au néant de la tombe. On lit, sur des plaques de marbre, de bronze, écrit en lettres d’or : « Ici, repose l’illustre maréchal, le célèbre général, le vénérable curé. » D’autres épitaphes, d’une exécution moins riche, font une longue énumération des vertus des défunts ; on n’y rencontre, comme dans tous les cimetières du monde, que de bons pères, des épouses chéries, de tendres mères etc. ; c’est ainsi que la passion du moment dictant nos paroles, nous exagérons, dans l’individu mort, les vertus que nous avons méconnues pendant sa vie. Les pauvres ont une fosse commune, fermée de la même manière lorsqu’elle est remplie. Les corps des protestants ne sont pas admis dans ce cimetière. Ce n’est que depuis peu d’années qu’on n’enterre plus dans les églises ; certaines gens en murmurent et achètent des couvents, à chers deniers, une place dans leur église. C’est ainsi que ma grand’mère a son tombeau à Santo-Domingo ; avec de l’argent, on se dispensa aussi facilement, dans ce pays, des prescriptions de la loi que de celles de la religion ; les rachats des dernières sont cependant à meilleur compte.

À Aréquipa, la mort des gens aisés ne réjouit pas seulement leurs héritiers ; les moines y trouvent encore l’occasion de vendre, à prix élevés, leurs robes grises, noires, blanches, carmélites etc., pour ensevelir le défunt. Il est d’usage et de bon ton de se faire enterrer dans un habit de moine ; aussi ces saints personnages ont-ils, presque toujours, des robes neuves qui contrastent avec la malpropreté du reste de leur costume. Aussitôt que le moribond est expiré, on le revêt, n’importe son sexe, de l’habit d’un de ces religieux ; il reste ainsi vêtu et visage découvert, étendu sur son lit, durant trois jours : pendant ce temps se font des visites de condoléance ; les parents, les plus éloignés tiennent le deuil, c’est à dire restent dans la pièce où est le mort pour recevoir les visiteurs. Ceux-ci, hommes ou femmes, sont en deuil ; ils font, en entrant, un salut grave aux parents, qui sont sur une estrade, puis vont s’asseoir dans un coin ou se mettent en prières. On porte le corps à bras à l’église, et c’est aussi à bras qu’après la cérémonie on le porte hors de la ville ; de là, il est transporté, sur un tombereau, au cimetière.

Il n’y a pas de voitures à Aréquipa ; anciennement, les grands personnages se faisaient porter dans une chaise à bras. Il y en a une chez mon oncle, qui servait à ma bonne maman, et dont il se sert lui-même quand il est malade. Elle ressemble aux chaises à porteurs qui existaient en France avant la révolution. Tout le monde va à cheval ou à mule. Les ânes ne sont destinés qu’à porter des fardeaux dans les montagnes. Les Indiens emploient les llamas[4] à cet usage.

Le llama est la bête de somme des Cordillères ; c’est avec lui que se font tous les transports, et l’Indien s’en sert pour commercer avec les vallées. Ce gracieux animal est très intéressant à étudier. C’est le seul des animaux que l’homme s’est associé, qu’il n’a pu réussir à avilir. Le llama ne se laisse ni battre ni mal mener ; il consent à se rendre utile, mais c’est à condition qu’on l’en prie et non qu’on le lui commande. Ces animaux ne vont jamais qu’en troupes ; elles sont plus ou moins nombreuses et conduites par des Indiens qui marchent à une grande distance en avant des llamas. Si la troupe se sent fatiguée, elle s’arrête, et l’Indien s’arrête aussi. Quand la station se prolonge, l’Indien inquiet, voyant le soleil baisser, se décide, après avoir pris toutes sortes de précautions, à supplier ses bêtes de continuer leur route. Il se met à cinquante ou soixante pas de la troupe, prend une attitude humble, fait de la main un geste des plus caressants à ses llamas, leur adresse des regards tendres, en même temps qu’il crie d’une voix douce et avec une patience que je ne pouvais me lasser d’admirer : ic-ic-ic-ic-ic-ic ; si les llamas sont disposés à se remettre en route, ils suivent l’Indien en bon ordre, d’un pas égal et vont fort vite, leurs jambes étant très longues ; mais, lorsqu’ils sont de mauvaise humeur, ils ne tournent seulement pas la tête du côté de la voix qui les appelle avec tant d’amour et de patience. Ils restent immobiles, serrés les uns contre les autres, tantôt debout, tantôt couchés et regardant le ciel avec des regards si tendres, si mélancoliques, qu’on croirait vraiment que ces étonnantes créatures ont conscience d’une autre vie, d’une phase d’existence meilleure. Leur grand cou, qu’ils portent avec une gracieuse majesté, les longues soies de leur robe toujours propres et brillantes, leurs mouvements souples et craintifs donnent à ces animaux une expression de noblesse et de sensibilité qui commande le respect. Il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque les llamas sont les seuls animaux au service de l’homme que l’on n’ose pas frapper. S’il arrive (chose bien rare) qu’un Indien dans sa colère, veuille exiger par la force ou même la menace ce que le llama ne veut pas faire de bonne volonté, dès que l’animal se sent rudoyer de paroles ou de gestes, il redresse sa tête avec dignité ; et, sans chercher à fuir pour échapper aux mauvais traitements (le llama n’est jamais attaché ou entravé), il se couche, tourne ses regards vers le ciel : de grosses larmes coulent en abondance de ses beaux yeux, des soupirs sortent de sa poitrine, et dans l’espace d’une demi-heure ou trois quarts d’heure au plus, il expire. Heureuses créatures ! qui se dérobent, avec tant de facilité, à la souffrance par la mort. Heureuses créatures ! qui semblent n’avoir accepté la vie que sous la condition qu’elle serait douce ! Ces animaux, offrant le seul moyen de communication avec les Indiens des montagnes, sont d’une grande importance commerciale ; mais on serait tenté de croire que la révérence presque superstitieuse dont ils sont l’objet ne part pas uniquement du sentiment de leur utilité. J’en ai vu quelquefois trente ou quarante intercepter le passage dans une des rues les plus fréquentées de la ville ; les passants arrivés près d’eux les regardaient avec timidité et rebroussaient chemin. Un jour il en entra une vingtaine dans la cour de notre maison, ils y restèrent six heures : l’Indien se désespérait : nos esclaves ne pouvaient plus faire leur service : n’importe, on supporta l’incommodité que ces animaux, causaient, sans que personne songeât seulement à leur adresser un regard de travers. Enfin les enfants mêmes, eux qui ne respectent rien, n’osent toucher les llamas. Quand les Indiens veulent les charger, deux d’entre eux s’approchent de l’animal, le caressent et lui cachent la tête, afin qu’il ne voie pas qu’on lui met un fardeau sur le dos ; s’il s’en apercevait, il tomberait mort ; il faut en agir de même pour le décharger. Si le fardeau excédait une certaine pesanteur, l’animal se jetterait immédiatement à terre et mourrait. Ces animaux sont d’une grande sobriété : une poignée de maïs suffit pour les faire vivre trois ou quatre jours. Ils sont néanmoins très forts, gravissent les montagnes avec beaucoup d’agilité, supportent le froid, la neige et toute espèce de fatigues. Ils vivent longtemps ; un Indien m’a dit en avoir un qui avait trente-quatre ans. Nul autre homme que l’Indien des Cordillières n’aurait assez de patience, de douceur pour utiliser le llama. C’est sans doute de cet extraordinaire compagnon, donné par la Providence à l’indigène du Pérou, qu’il a appris à mourir quand on exige de lui plus qu’il ne veut faire. Cette force morale, qui nous fait échapper à l’oppression par la mort, si rare dans notre espèce, est très commune parmi les Indiens du Pérou, ainsi que j’aurai souvent l’occasion de le remarquer.

Comme on a dû le voir, la vie d’Aréquipa est des plus ennuyeuses ; elle l’était pour moi surtout, qui suis d’une activité incessante ; je ne pouvais me faire à cette monotonie.

La maison de M. Le Bris était la seule où je trouvais quelques distractions. Tous ces messieurs me témoignaient le plus tendre intérêt, et s’empressaient de m’être agréables. Chaque fois qu’il arrivait un étranger à Aréquipa, M. Viollier venait ainsi m’en prévenir, et, m’en faisait le portrait, me demandant si je désirais qu’il me fût présenté ; j’acceptais ou refusais, selon que les personnages excitaient ma curiosité.

Je vis chez M. Le Bris beaucoup de voyageurs, officiers de marine ou commerçants. Je ne parlerai toutefois que d’un seul qui n’appartenait à aucune de ces deux classes. M. le vicomte de Sartiges, que j’y rencontrai, était secrétaire d’ambassade à Rio-Janeiro ; ayant obtenu de M. de Saint-Priest, alors ambassadeur au Brésil, un congé de six mois pour aller visiter le Pérou, il y était venu sur la Thisbé, commandée par M. Murat.

Je n’ai jamais tant ri que le jour où Viollier vint m’annoncer l’arrivée de M. de Sartiges, qui s’était installé dans la chambre de M. Le Bris, absent en ce moment, et comptait rester quinze jours en ville.

M. Viollier est Suisse à Aréquipa comme il l’était à Bordeaux. Les émanations du volcan n’ont eu aucune influence sur sa belle et robuste constitution. Il est gras et frais comme s’il n’était jamais sorti de ses montagnes : bon, simple, parlant peu, ne quittant jamais son flegme, mais jugeant tout avec un sens droit et un calme que je ne me lassais pas d’admirer.

— Oh ! mademoiselle, me dit-il, quel singulier personnage m’a envoyé M. Le Bris ! D’honneur, je ne sais ce que c’est. À voir sa jolie petite personne si frêle, si délicate, sa charmante figure toute rose, ses beaux cheveux blonds si bien bouclés, à examiner ses mains blanches et potelées, à entendre le son de sa douce voix, sans hésiter on affirmerait que le vicomte de Sartiges n’est autre chose qu’une femme. Je vous assure que je l’ai cru d’abord ; mais si je le juge d’après ses discours, ce doit être un homme, et un homme bien dangereux pour les femmes. En arrivant hier au soir, au lieu de se reposer, il se mit à me parler jusqu’à une heure du matin. Le principal objet de cette longue conversation fut de s’enquérir si la ville renfermait beaucoup de jolies femmes ; si ces jolies femmes étaient mariées ou demoiselles ; quel serait le moyen de s’introduire auprès d’elles ; et ainsi de suite : ce fut le sérieux de l’entretien. La brève attention qu’il donna à tout le reste me parut également étrange. Enfin, mademoiselle, ce jeune homme ou cette jeune femme est pour moi extraordinaire, inexplicable, et j’ai recours à vous, afin que vous m’aidiez à l’étudier.

Le soir, M. de Sartiges vint me voir. Le bon M. Viollier ne disait rien, écoutait le vicomte de toutes ses oreilles, et ses regards m’interrogeant semblaient dire : Qu’en pensez-vous ? est-ce un homme ou une femme ?

J’avoue que moi-même j’étais très embarrassée et n’aurais pu répondre à cette question. L’enveloppe de ce vicomte ressemblait à celle de ces jeunes Anglaises que nous rencontrons quelquefois sur nos promenades, à ces ravissantes créatures dont les beaux yeux bleus, les célestes regards, les petits traits de vierge, le teint blanc et rose, les cheveux aux reflets d’or le disputent aux anges de Raphaël. Ce jeune homme n’avait pas de barbe, pas de favoris ; seulement une imperceptible moustache blonde garnissait sa lèvre supérieure : ses membres fluets, sa taille fine, sa poitrine légèrement rentrée, annonçaient chez lui une extrême faiblesse d’organisation. La mise de ce petit sylphe était en harmonie avec sa gentille personne.

Un joli pantalon gris à guêtres d’une étoffe soyeuse, une redingote noire descendant à mi-cuisses, à large collet de velours, une cravate de velours noir faisant ressortir son beau linge, des gants jaunes, une petite badine dans une main, dans l’autre un lorgnon retenu autour du cou par une chaîne en cheveux d’un beau noir, telle était la toilette du jeune diplomate. Si, en le voyant, on avait peine à distinguer à quel sexe il appartenait, en l’écoutant la chose devenait plus perplexe encore. Sa voix avait un charme inexprimable ; ses yeux se baissaient avec une candeur qu’il est bien rare de rencontrer dans un homme. Sa conversation était bizarre, très variée et remplie de traits d’originalité ; il professait pour toutes les dames une admiration qui le dispensait d’avoir de l’amour pour aucune. – D’ailleurs, disait-il, je ne crois plus à l’amour. – Il avait vingt-deux ans : oui, vingt-deux printemps seulement avaient passé sur cette tête encore imberbe, et dans si peu de temps le moral avait atteint la décrépitude. Le jeune vicomte ressemblait à ces vieillards qui ont épuisé la vie et n’ont plus rien à apprendre en restant sur la terre. Déjà il avait été attaché aux ambassades de Naples et d’Angleterre, et avait eu, dans ces deux pays, de ces grandes aventures amoureuses qui, blasant le cœur, tarissent la source des plus chères illusions. Avide de sensations nouvelles, il éprouvait un besoin incessant de voir. À peine arrivé à Rio-Janeiro, il avait voulu voir au delà. Les glaces du cap Horn avaient tenté sa curiosité, et, sans tenir aucun compte de la fragilité de sa chétive enveloppe, il s’était exposé, avec sa faible poitrine, à l’affreux hiver des mers polaires. Arrivé à Valparaiso, avec une toux sèche et dans un état d’extrême maigreur, il s’était néanmoins livré aux plaisirs et, après être resté quelque temps au Chili à mener la vie des marins à terre, lassé des belles Chiliennes, il avait voulu connaître les Péruviennes. Cet enfant-vieillard ressemble beaucoup au colibri, qui voltige successivement à l’extrémité de toutes les branches d’un arbre sans se poser sur aucune, ou, comme diraient les fouriéristes, la papillonne[5] est sa dominante.

M. de Sartiges fit fureur parmi les dames d’Aréquipa ; c’était à qui d’entre les plus jolies aurait une mèche de ses blonds cheveux. Quand il passait dans la rue, on se mettait sur la porte pour voir le joli Français aux cheveux blonds[6]. Les plus jolies femmes de ma société enviaient mon bonheur de pouvoir parler avec le vicomte : quelques unes d’entre elles me demandaient dans leur naïveté : — Que vous dit donc ce charmant vicomte ? vous parle-t-il d’amour ?… — Non, mesdames, M. de Sartiges ne me parle pas d’amour, ce qui me fait attacher beaucoup plus de prix à ses fréquentes visites.

M. de Sartiges ne vivait en apparence que pour de frivoles jouissances ; cependant il recherchait l’instruction partout où il espérait la rencontrer. Il mettait bien ses plaisirs en première ligne ; mais, chemin faisant, il recueillait çà et là des renseignements sur les pays qu’il parcourait. Il prenait beaucoup de notes, questionnait les personnes capables, et donnait à l’examen des choses une attention assez soutenue. M. Viollier ne revenait pas de son étonnement ; il ne pouvait concevoir comment ce petit être s’exposait volontairement aux plus rudes fatigues, les supportait avec courage et bravait toute espèce de danger, uniquement pour satisfaire sa fantaisie de voir du pays. M. Viollier ne put jamais s’expliquer non plus comment cette vie errante, pénible, n’avait changé en rien, ni même modifié le caractère, les goûts et les habitudes du vicomte. M. de Sartiges trouvait charmant de coucher en plein air, par terre, sur un sac, au milieu d’une pampa ; et, pendant tout son séjour chez M. Le Bris, il ne cessa de se plaindre de la dureté des sièges en usage à Aréquipa. Au dîner, on mettait sur sa chaise un tapis plié en quatre. Il se plaignait aussi de la nourriture : on ne savait pas faire le thé, les glaces ne valaient rien ; mais ce qui le désespérait, ce qui le rendait réellement malheureux, c’est que les blanchisseuses du pays ne savaient pas repasser son linge à son gré. Le vicomte avait auprès de lui, pour le servir, non un domestique, mais une espèce de Michel-Morin, qu’il appelait son homme. C’était un ancien militaire, robuste, adroit, intelligent, sachant un peu de tout. Mon cousin Althaus, qui leur avait fait une carte de route pour se rendre au Cuzco, prétendait que le serviteur en savait plus que le maître, et, pour cette raison, il avait nommé celui-là le Baron. Je n’ai jamais parlé à ce dernier.

M. de Sartiges resta trois semaines à Aréquipa. Chacun s’empressa de le fêter le mieux qu’il put. Nous nous réunîmes en grande cavalcade, afin de lui faire voir le peu de choses curieuses qui se trouvent aux environs de la ville. On lui donna des bals, des dîners, et, en somme, je ne pense pas qu’il dut être mécontent de la réception qu’on lui fit. Il partit pour le Cuzco chargé de lettres de recommandation, et j’ai eu le plaisir d’apprendre que la connaissance de M. Miota, pour qui je lui donnai une lettre, lui avait été très agréable.

Pendant le séjour de M. de Sartiges à Arequipa, vint de Lima un de mes cousins par alliance, l’homme le plus original que j’aie rencontré de ma vie, M. d’Althaus, dont j’ai déjà parlé. Dès la première entrevue, nous fûmes amis. Althaus est Allemand, mais parle français dans la perfection, ayant passé en France une grande partie de sa vie. À partir du moment de son arrivée, je n’eus plus de temps de reste. Sa conversation me plaisait si fort, j’y trouvais tant d’occasions de m’instruire que je profitai de ses dispositions pour prolonger avec lui d’interminables causeries. Comme sa femme, ainsi que ses enfants et ses domestiques, étaient chez mon oncle, à Camana, il venait manger avec moi chez ma cousine, en sorte que nous ne nous quittions pas. Althaus a une manière de parler des personnes et des choses qui est tout à fait à lui. En espagnol, qu’il parle très bien, comme en français, il trouve des mots qui peignent, caractérisent, et qu’on cite ensuite comme des proverbes. Il fut de toutes nos parties avec M. de Sartiges, et tout ce qu’il me disait au sujet de ce jeune homme-femme était digne de remarque. — En résumé, me disait-il un jour, je vois, ma chère Flora, que depuis quinze ans que j’ai quitté la France, votre jeunesse n’a pas été en s’améliorant. De mon temps, j’ai vu des jeunes gens de l’âge de M. de Sartiges, qui déjà avaient deux épaulettes, et s’étaient trouvés à dix affaires ; de ces beaux garçons forts, robustes, qui résistaient au froid et au chaud, à la faim et à la soif, à toute espèce de fatigues. C’étaient là des hommes ! Mais des mauviettes comme votre vicomte, qu’on prendrait pour de petites marquises déguisées, je vous le demande, de quelle utilité peuvent-elles être à leur pays ? Sans doute cela est gentil ; mais est-ce avec des poupées de cette nature que vous comptez faire marcher la civilisation ?

— Althaus, vous ne faites cas que de la force physique.

— C’est que la force physique entraîne toujours avec elle la force morale. Très certainement vous ne rencontrerez jamais dans une chétive enveloppe de femmelette un César, un Pierre le Grand, un Napoléon.

– Il faut croire, cousin, que les habitudes de jeunesse sont bien fortes, puisque votre bon sens naturel et vos connaissances scientifiques n’ont pu déraciner en vous les goûts du soldat.

– Cousine, vous êtes charmante, quand vous vous révoltez contre les soldats. Mais, dites-moi, qu’espérez-vous donc de votre jeune France ? fera-t-elle jamais rien qui puisse approcher des grandes choses effectuées par les soldats de l’empire ?

On peut juger, par ce peu de mots, de la tournure d’esprit de mon cousin Althaus. L’homme a disparu dans la profession. Soldat avant tout, il réalise complètement l’officier de fortune de Walter-Scott. Encore quelques années, et le type ne s’en retrouvera plus en Europe.

Althaus fait la guerre depuis l’âge de dix-sept ans ; il a servi comme officier du génie dans les armées françaises et dans celles des alliés. La profession des armes est, à ses yeux, la première, celle à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées ; il l’exerce par goût, s’intéressant au combat, quoique indifférent à la cause pour laquelle on se bat. Il aime la guerre pour elle-même, et s’enrôle avec celui qu’il croit le plus habile. Après les événements de 1815, il resta au service de l’Allemagne : il y avait un très beau grade, de bons appointements, et aurait pu mener joyeuse vie dans toutes les garnisons ; mais son activité guerrière ne pouvait s’accommoder du repos ; il lui fallait l’occasion d’exercer son art, le jeu des batailles, les fortes émotions que font naître les chances de succès et de revers, la joie du triomphe ou l’enseignement de la défaite. Pendant trois ans il attendit les querelles des rois, accueillant jusqu’aux plus faibles rumeurs qui pouvaient faire présager la guerre, bien décidé à y prendre part et à se rallier au drapeau que paraîtrait devoir favoriser la fortune ; mais voyant que les efforts des journalistes pour provoquer des reprises d’hostilité étaient vains, que les chefs des peuples, moins par modération que par impuissance, persistaient à rester en paix et que, pour longtemps encore, la jeunesse en Europe se trouvait condamnée à végéter auprès de ses foyers, Althaus se décida à quitter un pays sur lequel, disait-il, la malédiction de Dieu semblait être tombée. Il donna sa démission, quitta sa famille, dont il était tendrement aimé, et en véritable aventurier vint au Pérou chercher les chances des combats.

Arrivé à Lima, Althaus se présenta au chef du gouvernement, et, sans autre recommandation que sa bonne mine, ses allures martiales, il fut reçu avec distinction et employé selon ses désirs. Accoutumé aux proportions gigantesques des guerres de l’empire, Althaus n’aurait pu s’imaginer qu’on songeât à entrer en campagne avec une armée au-dessous de cinquante mille hommes ; aussi fut-il cruellement désenchanté quand on lui dit que le corps d’armée dont on lui confiait le commandement se composait de huit cents hommes ! Lorsqu’il vit ces soldats péruviens mal équipés, sans aucune notion de tactique ni de discipline militaires, lâches et sans presque aucune des vertus du guerrier, le pauvre Althaus resta pétrifié, et crut qu’on voulait se moquer de lui. Le malheureux fut tenté d’abandonner l’Amérique et d’accourir aux champs de la Grèce, où il avait appris que la guerre existait entre la croix et le croissant. Je ne sais sous laquelle des deux bannières mon brave cousin se serait décidé à se ranger ; mais Althaus abhorre la mer. Il avait beaucoup souffert dans le voyage qu’il venait de faire, et l’immense distance qui sépare le pays des Hellènes de celui des Incas lui fit craindre de n’arriver que pour être témoin de la fin de la lutte. Il se résigna donc à rester au Pérou ; et, réfléchissant que, dans ce pays nouveau, ses talents d’ingénieur pouvaient recevoir une grande variété d’emplois, il proposa au gouvernement de lever le plan topographique du territoire, et de se charger de tous les travaux d’art qu’on jugerait convenable d’entreprendre. Sa proposition fut acceptée ; il resta attaché à l’armée péruvienne en qualité de colonel du génie, fut nommé ingénieur et géographe en chef de la république et chargé de l’exécution de la carte du Pérou : on lui alloua 600 piastres par mois (3000 fr.), indépendamment de ses frais de voyage. Il eut deux aides de camp attachés à sa personne comme chef du génie militaire, et deux aides-géographes pour les travaux topographiques. Il y avait quatorze ans qu’Althaus habitait le Pérou ; il s’était trouvé à toutes les affaires sans avoir jamais reçu dans aucune la plus légère blessure. En 1825, il vint, à la suite de Bolivar, à Aréquipa, et alla loger chez mon oncle Pio, qu’il connaissait beaucoup. Il y connut ma cousine Manuela de Florez, fille d’une sœur de mon père, en devint amoureux, se fit aimer de la jeune fille et, surmontant une légère opposition, il l’obtint de mon oncle, tuteur de Manuela, qui était orpheline. Althaus épousa ma cousine en 1826. Ils avaient, quand j’étais au Pérou, trois enfants, deux fils et une fille.

Althaus a toutes les vertus qui honorent l’homme ; il les tient de son cœur et de son éducation : il a en même temps des défauts qui paraissent inconciliables avec ses qualités et qu’on doit attribuer au long exercice de sa profession. On accuse mon cousin d’être dur ; on lui reproche la sévérité de ses exigences, la rigueur des châtiments dont il use envers ses soldats et ses subordonnés. Je suis bien loin d’excuser de pareils défauts, mais je ferai remarquer toutefois qu’il faudrait qu’un vétéran des armées d’Allemagne fut plus qu’un ange pour n’être pas dur, violent même, ayant des Péruviens à commander, et qu’il serait à désirer, pour le progrès de la civilisation, que le Pérou eût des hommes de la trempe d’Althaus, à la tête de tous les services publics. Obligeant à l’égard de tout le monde, mon cousin aime à rendre service, et en a rendu même à ses ennemis : il est charitable aux pauvres, généreux envers tous ceux qui l’entourent, bon père, bon époux, quoique parfois un peu brusque, et idolâtre de ses enfants. Très laborieux, il a, pour toutes ses recherches, études et travaux de toute nature, une patience extrême. Il possède une rare intelligence, des connaissances profondes et presque universelles. Son esprit est sardonique à l’excès ; la franchise, la bizarrerie de ses expressions, dépassent tout ce qu’on pourrait en dire. Il se rit de tout, voit toujours le côté plaisant, et saisit le ridicule des choses et des personnes avec tant de justesse, le manifeste avec tant de liberté, que les plus braves en frémissent. Althaus n’est pas aimé : il est trop sévère dans l’exercice de ses devoirs et a froissé trop d’amours-propres. On le redoute tellement que souvent on se détourne de son chemin pour éviter sa rencontre. Althaus avait alors quarante-huit ans : son physique est tout allemand, blond, gras et fort ; c’est un homme carré, infatigable, ponctuel à tous ses devoirs et d’une grande loyauté dans toutes ses relations.

Althaus évitait avec soin de me parler du motif de mon voyage, s’en reposant à cet égard sur don Pio, qui, par suite d’une longue habitude, traitait toutes les affaires de la famille. Mon oncle avait administré pendant quarante ans, la fortune de ma grand’mère, et, lors de la reddition de ses comptes et de partage de la succession, Althaus, franc militaire, peu versé en matière d’intérêts, ayant affaire à un homme de la force de mon oncle, n’eut pas la meilleure part. Il fut lésé en tout ; il se plaignait, entre autres choses, que toutes les bonnes terres de Camana se trouvaient dans le lot de mon oncle, tandis que les mauvaises avaient été laissées pour les parts de Manuela et de la fille de ma cousine Carmen.

De Camana, mon oncle s’était rendu à Islay pour y prendre les bains de mer. Il me fut évident qu’il affectait en différant, sous divers prétextes, son retour à Aréquipa, de montrer ostensiblement qu’il ne me craignait pas. Depuis trois mois, j’habitais sa maison, je l’attendais. Enfin il m’annonça son départ d’Islay, m’invitant à venir à sa rencontre, si cela me convenait, jusqu’à sa maison de campagne, où il comptait s’arrêter.

J’allais donc voir cet oncle sur lequel reposaient maintenant toutes mes espérances, l’homme, qui devait tout à mon père, son éducation, son avancement et, par suite, ses succès dans le monde ! Quel accueil allait-il me faire ? quelle sensation éprouverais-je à sa vue ? À cette pensée mon cœur battait avec violence : dans ma . jeunesse, j’avais tant aimé cet oncle, que mon imagination me représentait comme un second père, j’avais tant souffert lorsque ma mère m’avait dit : « Votre oncle Pio vous a abandonnée, » que je ne pensais jamais à lui sans ressentir la plus vive émotion.

Le 3 janvier, vers quatre heures de l’après-midi, je montai à cheval, accompagné de mon cher cousin Emmanuel, d’Althaus, du bon M. Viollier, mes trois intimes, et suivie d’une foule d’autres personnes, venant plutôt pour satisfaire leur curiosité que par intérêt pour moi ou par prévenance pour don Pio de Tristan. Nous nous dirigeâmes vers la belle maison de campagne que mon oncle appelle simplement sa chacra[7] : elle est située à une lieue et demie de la ville. Lorsque nous approchâmes de l’habitation, Emmanuel et Althaus prirent les devants pour m’annoncer. Peu après, je vis un cavalier venir à toute bride ; je m’écriai : voilà mon oncle ! Je lançai mon cheval, et dans un instant je me trouvai auprès de lui. Ce que j’éprouvai alors, je ne saurais qu’imparfaitement l’exprimer par le langage. Je pris sa main, et la serrant avec amour, je lui dis : Oh ! mon oncle, que j’ai besoin de votre affection !… — Ma fille, vous l’avez tout entière. Je vous aime comme mon enfant : vous êtes ma sœur, car votre père m’a servi de père. Ah ! ma chère nièce, que je suis heureux de vous voir, de contempler des traits qui me rappellent si fidèlement ceux de mon pauvre frère. C’est lui, lui, mon frère, mon cher Mariano, dans la personne de Florita. – Il m’attira vers lui, je penchai ma tête sur sa poitrine, au risque de me jeter à bas de mon cheval, et restai ainsi assez longtemps. Je me relevai baignée de larmes : était-ce de joie, de douleur ou de souvenirs ? je ne sais… ; mes émotions furent trop vives et trop confuses pour que je puisse en préciser la cause. Ces messieurs nous avaient rejoints : j’essuyai mes yeux, travaillai à reprendre mon calme, et marchai en avant avec mon oncle sans parler. En entrant dans la cour, ma tante, qui est aussi ma cousine, puisqu’elle est sœur de Manuela, vint au devant de moi, me fit un accueil très gracieux, mais au fond duquel je démêlai une grande sécheresse d’âme. J’embrassai ses enfants, ses trois filles, son garçon, et tous quatre me parurent très froids. Quant à ma cousine Manuela, il n’en fut pas de même ; elle se jeta dans mes bras, m’embrassa avec tendresse, et les yeux pleins de larmes, la voix émue, me dit : — Ah ! ma cousine, qu’il me tardait de vous connaître ! Depuis que j’ai appris votre existence, je vous aime, j’admire votre courage et pleure sur vos chagrins. — Nous restâmes prés de deux heures dans cette campagne. Je me promenais dans le jardin avec mon oncle ; je ne pouvais me lasser de l’entendre : il parle le français avec une pureté et une grâce charmantes. J’étais ravie de son esprit, son amabilité me fascinait.

Vers sept heures, nous nous mîmes en route pour Aréquipa. Mon oncle monta sur sa belle et fougueuse jument chilienne. L’habileté, la grâce avec lesquelles il la conduisait dénotaient assez que son éducation équestre avait eu lieu en Andalousie. J’étais encore, cette fois, en tête de la nombreuse cavalcade ; mon oncle, à ma droite, ne cessait de m’entretenir de la manière la plus amicale.

En arrivant à la maison, nous trouvâmes ma cousine Carmen occupée à faire les honneurs, dans le grand salon, aux nombreux visiteurs venus pour recevoir don Pio et sa famille. Ma cousine avait fait préparer un souper splendide : ma tante y invita les personnes présentes. Quelques unes acceptèrent ; les autres demeurèrent à causer ou à fumer. Je restai longtemps avec mon oncle : sa conversation avait pour moi un attrait irrésistible. Il fallut cependant se retirer, et, quoiqu’il fût tard, je ne le quittai qu’à regret ; j’en étais enchantée et jouissant du bonheur de me trouver auprès de lui, je n’osais réfléchir à ce que je devais en attendre, entièrement subjuguée par le charme qu’il avait répandu sur moi.

  1. Métis provenant d’un mélange des races indienne et nègre.
  2. Robert avait déserté à Cobija pour passer au service du président Santa-Cruz ; Leborgne aussi avait déserté à Valparaiso.
  3. Don Pio, lorsqu’il était préfet, fit faire plusieurs nouveaux trottoirs et réparer les anciens. La ville, sous son administration, fut très proprement tenue. Mon oncle apportait à la salubrité publique une surveillance toute spéciale.
  4. Llama est du féminin en espagnol et se prononce llama. Je me suis conformée à l’usage en le faisant masculin.
  5. Le système passionnel de M. Fourier est trop connu pour que je sois obligé de dire à laquelle de nos passions il donne le nom de papillonne.
  6. Au Pérou, les cheveux blonds et les yeux bleus sont les deux genres de beauté les plus estimés.
  7. Ce mot n’est pas espagnol ; on s’en sert au Pérou pour désigner une maison des champs.