Pérégrinations d’une paria/II/V. Une tentation

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Arthus Bertrand (Tome 2p. 245-292).


V.

UNE TENTATION.


Quand je me réveillai, je trouvai le monde qui m’entourait tout en émoi ; des soldats, disait-on, avaient parcouru la ville pendant la nuit, volant ceux qu’ils rencontraient, et deux personnes avaient été tuées.

Nous étions au dimanche ; à neuf heures, les dames Cabero ne voulant pas manquer la messe, nous y fûmes accompagnées des deux moines : quel spectacle dégoûtant présentait cette église ! Frère Diego avait raison ; ce pêle-mêle d’hommes, de femmes, d’enfants, de chiens même, cet encombrement de lits, de cuisines, de pots de chambre et ce nuage de fumée, tout cela était vraiment scandaleux ! On chantait la messe dans un coin, on mangeait, et fumait dans un autre. J’allai voir mon oncle et ma tante qui étaient établis dans la cellule du prieur, avec sept ou huit autres personnes. Je ne pus jamais décider mon oncle à revenir chez lui ; il était toujours retenu par l’appréhension du pillage. Ne me sentant aucune crainte, je retournai seule à la maison et me mis à écrire les trois journées qui venaient de s’écouler. Le soir, mon oncle persista à rester au couvent ; je passai la nuit dans la maison sans personne autre que ma samba. Cette fille me disait : « Mademoiselle, ne craignez rien, si les soldats ou les ravanas viennent pour piller, je suis Indienne comme eux, leur langue est la mienne ; je leur dirai : Ma maîtresse n’est pas Espagnole, elle est Française, ne lui faites point de mal. Je suis bien sûre qu’alors ils ne vous en feraient pas ; car ils ne frappent que leurs ennemis. » Ainsi s’exprimait une esclave[1] de quinze ans ; mais, à aucun âge, l’esclave n’a jamais aimé ses maîtres, quelque doux qu’ils fussent. Le second jour, j’étais encore seule lorsque deux officiers vinrent demander à parler au señor don Pio. Je ne voulus pas leur avouer que mon oncle se tenait caché. Je les fis entrer chez moi, en leur disant que don Pio se trouvait absent, et leur demandai ce qu’ils désiraient de lui.

— Mademoiselle, nous désirons que monsieur votre oncle, comme un des notables du pays, vienne parler au colonel Escudero, qui remplace dans le commandement San-Roman, tué dans la bataille. Nous sommes les vainqueurs, et les Aréquipéniens mésusent de notre modération en continuant à nous traiter en ennemis. Depuis notre entrée dans la ville, toutes les maisons sont barricadées, nos troupes sont sans pain, nos blessés sont laissés mourants sur le champ de bataille, tandis que tous les habitants s’obstinent à rester dans les couvents, comme si nous venions ici pour les massacrer : vous êtes la première personne à laquelle nous communiquons nos besoins ; mais vous sentez, mademoiselle, que cet état de choses ne saurait durer davantage.

Je causai longtemps avec ces messieurs, et les trouvai très convenables. Quand ils furent sortis, je courus à Santo-Domingo avertir mon oncle et les personnes qui s’y étaient réfugiées ; aussitôt qu’on sut San-Roman mort et le colonel Escudero commandant à sa place, les esprits commencèrent à se tranquilliser : ce dernier était connu et très aimé à Aréquipa. Presque tout le monde sortit du couvent pour retourner chez soi, et mon oncle alla de suite voir Escudero.

Quand mon oncle revint, il me dit : — Nous sommes sauvés ; moi, personnellement, je n’ai plus rien à craindre ; Escudero me doit beaucoup et m’est tout dévoué. La mort de San-Roman laissant l’armée sans chef, croiriez-vous qu’il m’a proposé de me faire nommer ?

— Accepteriez-vous ?

— Oh ! je m’en garderais bien. Dans de pareilles crises, il faut se tenir à l’écart ; lorsque, plus tard, tout sera calmé, je verrai à me caser dans quelque poste de mon goût ; je ne veux plus de commandement militaire ; je suis trop vieux.

— Il me semble, mon oncle, que c’est justement dans les crises difficiles que les hommes comme vous devraient offrir le secours de leurs talents et de leur expérience.

— Florita, il est fort heureux, pour vous, que vous ne soyez pas un personnage politique, votre dévouement vous perdrait ; loin d’aller offrir mes services à ces ignorants, je veux les laisser s’engouffrer dans les embarras et les difficultés ; plus ils en auront, plus ils sentiront le besoin de m’avoir ; je les verrai venir me prier, me supplier et leur ferai mes conditions.

Je regardai mon oncle, et ne pus que dire : Pauvres Péruviens !

Dans cette circonstance, don Pio alla aussi offrir à Escudero un prêt de 2,000 piastres ; il engagea les Goyenèche, Ugarte et autres à suivre son exemple. L’évêque offrit 4,000 piastres, son frère et sa sœur chacun 2,000 ; le reste donna en proportion.

Durant tous ces troubles, les étrangers et leurs propriétés furent respectés. À l’arrivée d’Escudero, M. Le Bris et deux chefs de maisons anglaises lui firent bien un léger prêt pour subvenir aux besoins de sa troupe, qui avait été trois jours sans recevoir de distribution de pain ; mais ce prêt fut volontaire.

Le troisième jour, Escudero fit publier un bando qui prescrivait d’ouvrir les portes de toutes les maisons dans le délai de trois heures, et de les laisser ouvertes comme de coutume[2], avertissant que les portes laissées fermées seraient enfoncées par les soldats. Cette ordonnance força ceux qui étaient restés dans les couvents à rentrer chez eux. Pour achever de rassurer ces pauvres bourgeois, Escudero donna ordre à ses soldats de se promener dans la ville, avec sévère défense d’insulter personne.

Nous avions su par Althaus que, le dimanche 6 avril, Nieto et toute l’armée étaient arrivés à Islay ; qu’ils avaient encloué les canons, brûlé les registres de la douane et forcé l’administrateur, don Basilio de la Fuente, à partir pour Lima ; qu’eux-mêmes, après avoir ravagé le pays, s’étaient embarqués sur trois navires péruviens pour se rendre à Tacna.

Escudero était entré à Aréquipa le dimanche pendant la nuit, en sorte que personne ne savait au juste combien il pouvait avoir de soldats avec lui. On avait d’abord annoncé la mort de San-Roman ; quatre jours après, on répandit le bruit qu’il n’était que blessé ; enfin, au bout de sept jours, il vint à Aréquipa et y entra aussi pendant la nuit.

Voici l’explication de cette affaire, ainsi qu’Escudero lui-même me l’a donnée.

San-Roman, après avoir trompé Nieto trois jours de suite, dans le seul but d’en obtenir des vivres pour sa troupe, se retira à Cangallo, ne présumant pas que Nieto l’y suivît ; il voulait, avant de livrer bataille, consulter Gamarra et lui demander du renfort ; à Cangallo, il rencontra Escudero avec quatre cents hommes que lui envoyait Gamarra. Les soldats de San-Roman étaient à fêter les nouveaux venus, lorsque, tout à coup, parut l’armée de Nieto, sur le haut de la pacheta ; il y eut alors une grande confusion : San-Roman avait permis à ses soldats de se baigner ; une partie d’entre eux étaient nus ; quand ils virent les Aréquipéniens, ils se crurent perdus ; sans Escudero, qui rétablit l’ordre, ils allaient tous prendre la fuite. Le combat s’engagea, ils se battirent avec courage ; mais bientôt les munitions leur manquant, l’alarme se mit parmi eux. Lorsque SanRoman vit ses soldats à la débandade, il crut la bataille perdue, et pensa qu’il ne lui restait rien de mieux à faire que de fuir aussi ; accompagné de quelques uns des siens, il s’éloigna de toute la vitesse de son cheval. Ainsi chacun de ces deux valeureux champions, épouvantés l’un de l’autre, s’enfuyait de son côté ; ils coururent sans s’arrêter pendant un jour et une nuit, mettant entre eux un espace de quatre-vingts lieues. La terreur de Nieto le fit aller jusqu’à Islay, à quarante lieues au sud ; celle de San-Roman jusqu’à Vilque, à quarante-deux lieues au nord. Un miracle rallia une partie des soldats de San-Roman, et les fit revenir sur Aréquipa. Un des officiers de cette armée, que Nieto avait retenu prisonnier à l’hôtel-de-ville, vit de dessus la maison la déroute des Aréquipéniens ; il profita de l’effroi du moment, monta sur le premier cheval qu’il trouva dans la cour de l’hôtel-de-ville, il connaissait très bien les localités, et prit un chemin de traverse par lequel, dans une heure, il arriva à Cangallo. Il cria aux fuyards de s’arrêter ; que Nieto, se tenant pour battu, avait abandonné la ville, et fuyait vers le port. Escudero et quelques autres qu’il rencontra passèrent toute la nuit et une partie du lendemain à réunir quelques soldats, ils parvinrent à rallier à peu près le tiers de leur monde, et, sûrs de n’éprouver aucune opposition, se portèrent sur Aréquipa. Sans cet officier, les deux armées, qui se croyaient vaincues, continuaient de fuir dans des directions opposées, et la ville n’eût vu paraître ni défenseurs ni ennemis.

Lorsqu’Escudero me contait toutes ces circonstances, je songeais à Althaus, pour qui la science militaire est l’arbitre suprême des succès et des revers ; et je regrettais de ne pouvoir lui faire sentir, par cet exemple, combien l’homme et la science sont vains.

On fut obligé de courir jusqu’à Vilque, pour avertir San-Roman qu’il avait gagné la bataille ; il n’entra à Aréquipa que le septième jour ; on le disait blessé à la cuisse, afin de motiver ce retard, mais il n’en était rien.

Mon oncle, qui a le talent d’être bien avec tous les partis, était sinon dans la confiance des gamarristes, du moins très lié avec eux. Nous avions, chaque jour, de ces messieurs à dîner ; et, le matin, le soir, notre maison ne désemplissait pas. Je voyais avec surprise, en causant avec les officiels de cette armée, combien ils étaient supérieurs à ceux de Nieto. Messieurs Montoya, Torres, Quirroga, et surtout Escudero, sont des hommes fort distingués.

Escudero est un de ces Espagnols à l’esprit aventureux, qui ont quitté la belle Espagne pour aller tenter fortune au Nouveau-Monde ; très savant, il est, selon l’occurrence, militaire, journaliste ou commerçant ; se prête à toutes les exigences du moment avec une étonnante facilité, et excelle dans chaque genre sur lequel le porte sa prodigieuse activité, comme si genre était la spécialité de sa vie. Escudero a l’esprit vif, l’imagination inépuisable, le caractère gai, une éloquence persuasive ; il écrit avec chaleur, et néanmoins il a su se faire aimer de tous les partis.

Cet homme extraordinaire était le secrétaire, l’ami, le conseiller de la señora Gamarra ; depuis trois ans, il occupait, auprès de cette reine, une position d’intimité, objet de l’envie d’une foule de rivaux. Il s’était dévoué à sa cause, écrivait pour faire prévaloir ses plans et repousser les attaques continuelles dirigées contre elle ; il combattait sous ses ordres, l’accompagnait dans ses courses aventureuses et ne reculait jamais devant les entreprises audacieuses conçues par le génie de cette femme à l’ambition napoléonienne.

Dès la première visite, je fus liée avec le colonel Escudero ; nos caractères sympathisaient ; il me manifesta beaucoup de confiance et me mit au courant de tout ce qui s’était passé dans le camp de Gamarra ; je compris, par tout ce qu’il me dit, que San-Roman n’avait pas fait moins de bêtises que Nieto.

— Que ce pays est malheureux ! me disait Escudero ; je ne sais, en vérité, qui pourra faire sortir les Péruviens de la position déplorable dans laquelle les hommes de sang et de rapine les ont placés.

— Comment se fait-il, colonel, que, discernant mieux que personne la cause des calamités au pays, vous n’ayez pas cherché à y porter remède ?

— Eh ! mademoiselle, c’est l’objet de toutes mes méditations ; mais je ne puis que présenter les moyens de faire le bien, et n’ai pas l’autorité nécessaire pour les mettre à exécution. La señora Gamarra, qui est une femme d’un grand mérite, travaille avant tout à consolider le pouvoir dans ses mains ; son ambition vient constamment traverser mes plans de bonheur public ; et, dévoué à son service, je me vois contraint sans cesse d’agir en opposition avec ma volonté.

— J’avais ouï dire que vous aviez beaucoup d’ascendant sur cette dame.

— Plus qu’aucun autre, sans doute, mais très peu en réalité. Quand, à force de peines et de patience, je parviens à modifier ses idées, c’est un succès dont je m’estime heureux. Cette femme a une volonté de fer, que l’adversité même ne saurait dompter. Toute résistance l’irrite, et elle est toujours disposée à en triompher par la force. Elle eût été une grande reine dans un pays où ses volontés n’auraient rencontré aucun obstacle ; mais dans celui-ci où, pour régner, il faut avoir de nombreux partisans, où, pour conserver l’autorité, il ne faut en user que le moins possible, la señora Pencha de Gamarra ne convient pas aussi bien. On ne peut lui faire comprendre que les moyens employés pour conquérir le pouvoir doivent être laissés de côté lorsqu’on l’a obtenu, et qu’avec l’anarchie d’opinions et l’égoïsme qui règnent parmi les Péruviens, après les spoliations dont ils ont été victimes, il faut avoir pour objet spécial la protection des personnes, des propriétés, et se concilier tous les partis en n’épousant aucun d’eux d’une manière exclusive. Ah ! mademoiselle Flora, je me repens amèrement de m’être ainsi engouffré. Depuis trois ans que je sers dona Pencha de ma plume et de mon sabre, je n’ai encore pu réussir à lui faire adopter aucun de mes plans. Cela me désespère ; et, quoique son caractère hautain et despote me rende malheureux, je le supporterais avec résignation si je pouvais arriver à faire le bien. Cependant cette femme a trop besoin de moi pour que je puisse songer à la quitter ; je dois travailler à lui faire ressaisir une autorité non contestée ; si je puis y réussir, je jure bien que je jette là le sabre et la plume pour la guitare, et en jouerai pendant trois mois sans soucis d’aucune espèce.

En écoutant Escudero, il me parut évident qu’il était las du joug que lui imposait sa toute puissante maîtresse, et qu’il ne cherchait qu’un prétexte pour s’y soustraire. Il venait me voir tous les jours ; nous avions ensemble de longues conversations. J’eus tout le temps d’approfondir cet homme, et je reconnus qu’il était peut-être le seul, au Pérou, qui fût capable de me seconder dans mes projets d’ambition. Je souffrais des malheurs d’un pays que je m’étais habituée à considérer comme le mien ; le désir de contribuer au bien avait constamment été la passion de mon ame, et une carrière active, aventureuse toujours dans mes goûts. Je crus voir que, si j’inspirais de l’amour à Escudero, je prendrais sur lui une grande influence. Je fus alors tourmentée de nouveau par l’agitation fébrile de mon esprit ; mes combats intérieurs se renouvelèrent ; l’idée de m’associer avec cet homme spirituel, audacieux et insouciant souriait à mon imagination ; en courant avec lui les chances de la fortune, que m’importe, me disais-je, de ne pas réussir, puisque je n’ai rien à perdre ? La voix du devoir eût peut-être été impuissante pour me faire résister à cette tentation, la plus forte que j’aie éprouvée de ma vie, si une autre considération n’était venue à mon secours. Je redoutai cette dépravation morale, que la jouissance du pouvoir fait généralement subir. Je craignis de devenir dure, despote, criminelle même à l’égal de ceux qui en étaient en possession. Je tremblai de participer à la puissance dans un pays où vivait mon oncle… : mon oncle que j’avais tendrement aimé et que j’aimais encore, mais qui m’avait fait tant de mal !!!… Je ne voulus pas m’exposer à céder à un moment de ressentiment, et je puis dire ici, devant Dieu, que je sacrifiai la position qu’il m’était facile de me faire à la crainte de traiter mon oncle comme un ennemi… Le sacrifice était d’autant plus grand qu’Escudero me plaisait. Il était laid aux yeux de bien du monde, mais pas aux miens. Il pouvait avoir de trente à trente-trois ans, était de moyenne taille, très maigre, avait la peau basanée, les cheveux très noirs, les yeux brillants, langoureux, et les dents comme des perles. Son regard tendre, son sourire mélancolique donnaient à sa physionomie un caractère d’élévation, de poésie, qui m’entraînait. Avec cet homme, il me semblait que rien ne m’eût été impossible. J’ai l’intime conviction que, devenue sa femme, j’aurais été fort heureuse. Dans les tourmentes s’élevant de notre position politique, il m’eût chanté une romance ou joué de la guitare avec autant de liberté d’esprit que lorsqu’il était étudiant à Salamanque. Il me fallut encore, cette fois, toute ma force morale pour ne pas succomber à la séduction de cette perspective… J’eus peur de moi, et je jugeai prudent de me soustraire à ce nouveau danger par la fuite. Je me résolus donc à partir sur-le-champ pour Lima.

Personne ne comprit rien à un départ aussi précipité. En vain me représenta-t-on que la route d’Islay était infestée de déserteurs ne vivant que de pillage, en vain m’exagéra-t-on la peinture des périls que j’allais courir, je ne tins compte d’aucun de ces avertissements ; nul danger, à mes yeux, n’égalait celui auquel j’étais exposée en restant à Aréquipa ; pour y échapper, j’eusse traversé tous les déserts de la terre. J’alléguais, pour prétexte, qu’il fallait absolument que je partisse, si je voulais arriver en Europe avant la mauvaise saison ; et, comme au fond, chez mon oncle, on était bien aise de me voir partir, on n’insista pas davantage.

Un Anglais de ma connaissance, M. Valentin Smith, se rendait à Lima ; je lui demandai s’il voulait de moi pour compagne de voyage ; il accepta mon offre ; nous fîmes marché avec un capitaine italien, qui avait son bâtiment à Islay, et il fut arrêté que nous partirions le 25 avril.

Avant mon départ, j’eus à faire la corvée des visites. Selon l’étiquette, j’aurais dû, comme à mon arrivée, aller chez tout le monde ; mais je me bornai aux principales familles avec lesquelles j’étais en bonnes relations, et j’envoyai des cartes aux autres.

Ces visites me mirent à même de juger de l’étendue des maux que la guerre avait causés à cette malheureuse cité. Dans chaque maison, je vis des habits de deuil et couler des larmes. Toutefois, j’estimai pires que les pertes occasionnées par la mort la discorde et la haine que les dissentions civiles avaient fait naître au sein des familles. C’étaient des inimitiés profondes entre parents, entre frères ; la liberté ne figurait pour rien dans ces débats politiques : chacun s’était rangé dans le parti du chef duquel il espérait davantage. Les épithètes de gamarriste, d’orbégosite distinguaient les deux camps entre lesquels les familles se divisaient. La méfiance régnait partout, et l’on cherchait mutuellement à se nuire. Ces pauvres Aréquipéniens enviaient mon sort : — Ah ! mademoiselle, me disait-on dans chaque maison, que vous êtes heureuse de quitter un pays où les frères s’entr’égorgent ; où les exactions des amis nous réduisent à la paille et compromettent notre vie, en nous mettant dans l’impossibilité de satisfaire aux exigences des ennemis !

Lorsque j’allai faire mes adieux à la famille de l’évêque, j’eus un exemple frappant des malheurs auxquels sont exposés les insensés qui placent leur bonheur en dehors d’eux-mêmes. Les Goyenèche n’avaient jamais été heureux sur des tas d’or, et la perte d’une partie de leurs richesses bouleversait leurs facultés intellectuelles. Mademoiselle de Goyenèche, dona Marequita, avait été si vivement affectée par les extorsions commises envers eux tous, par les outrages, les diatribes dirigés contre l’évêque, qu’elle aimait tendrement, que sa santé en avait été profondément atteinte et sa raison aliénée. Ses yeux étaient fixes, hagards ; ses gestes brusques ; les sons saccadés de sa voix ne s’accordaient pas avec le sens des paroles ; sa physionomie avait une expression étrange ; c’était une glace fausse, réfléchissant à rebours les objets extérieurs ; elle parlait avec une telle volubilité, qu’à peine pouvait-on comprendre ce qu’elle disait ; on aurait cru qu’elle rêvait. Je m’aperçus quelle méconnaissait les personnes à qui elle parlait : elle nommait mon oncle dona Florita, et moi don Pio ou don Juan ; son exaltation était effrayante. Je dis tout bas à mon oncle : Cette pauvre fille est folle. — Il paraît que oui ; on me l’avait dit, mais je m’étais refusé à le croire. La folie de l’évêque avait un caractère différent de celle de sa sœur ; il paraissait affecté par une autre impression ; il ne disait plus un mot, ne faisait pas un mouvement, tenait ses yeux continuellement fixés sur l’anneau qu’il avait au doigt ; et lui, ordinairement si gracieux, si prévenant, qui me recevait toujours avec les marques de l’amitié la plus affectueuse, ne bougea pas quand nous entrâmes dans son salon. Il n’eut même pas l’air de nous voir. Sa sœur s’approcha et lui dit : — C’est la señorita Florita qui désire vous faire ses adieux ; elle va revoir notre frère don Mariano, de Bordeaux : que voulez-vous qu’elle lui dise ? Il fit alors le mouvement d’un homme sortant d’un long sommeil, et dit bien bas, comme s’il eût eu peur d’être entendu : — Mon frère Mariano est heureux, on ne le tuera pas ; mais nous, on nous tuera, tuera, tuera !… A ces mots, la folie de Marequita se produisit en discours incohérents ; elle parlait, gesticulait, menaçait ; cela faisait mal. Don Juan, ayant conservé sa raison, se trouvait la tête forte de la famille. — Voyez, nous dit-il en pleurant, à quel état ils ont réduit mon pauvre frère ; sa gaîté, son amabilité ont disparu ; il est comme pétrifié par la douleur. Hélas ! je crains bien qu’il ne devienne entièrement imbécille… Chaque jour, son état empire ; les secousses dont il a été assailli ont été trop fortes pour la douceur de son caractère. Quant à ma sœur, je n’ose la regarder ; ses yeux me font peur… Ma femme et moi, nous faisons tout ce que nous pouvons pour l’empêcher de parler, mais cela est impossible ; elle parle seule, même la nuit ; voyez-la actuellement, elle continue de discourir sans s’apercevoir que nous ne l’écoutons pas ; elle est fo… ; il ne put achever… En prononçant ces derniers mots, sa voix s’éteignit dans les sanglots. C’était une scène déchirante ! Mon oncle se leva et me dit, en français : — Quelle leçon, Florita, pour ceux dont les désirs aspirent à des biens dont le poids excède leurs forces ! Cette famille est parvenue à d’immenses richesses, aux titres, aux honneurs, aux dignités ; mais elle n’a pas compris qu’il faut savoir perdre une partie de ses avantages pour conserver le reste ; le moral s’est affaissé sous les faveurs de la fortune ; et, lorsque les revers sont survenus, ils n’ont pu en soutenir l’assaut. L’un va mourir imbécille, l’autre folle.

L’évêque ressemblait à un squelette, tant sa figure était amaigrie, vieillie et cadavéreuse ; tout couvert de soie et d’or, enfoncé dans un grand fauteuil, donnant à peine signe d’existence, il semblait assister lui-même à ses pompes funèbres. J’étais touchée de ce spectacle, quelque absurde que la réflexion me fît paraître la douleur qui conduisait l’évêque au tombeau. Quelle valeur attachait-il donc à l’or, me demandais-je, pour être aussi vivement affecté par sa perte, puisqu’il en usait si peu pour lui-même et n’en soulageait pas l’infortune ? Mais c’est en vain que je cherchais : l’avarice offre, à mes yeux, un problème moral dont il m’a toujours été impossible de trouver la solution. Si ce prélat avait distribué ses richesses aux pauvres, ses ennemis n’eussent jamais pu prévaloir contre lui ; les vertus de l’apôtre l’auraient plus efficacement protégé que cet or qui souillait son caractère ; et ni le moine Baldivia, ni Nieto, ni aucun autre n’eussent osé attenter à son repos. Cette pauvre Marequita, chez laquelle l’amour de l’or s’était substitué à toute autre affection, qui avait refusé avec dédain tous les partis, parce qu’elle voulait, avant tout, unir ensemble deux tas d’or d’égal poids, n’offre-t-elle pas aussi un phénomène moral impossible à expliquer ?

Je voulus aussi faire une visite à San-Roman ; je ne l’avais pas encore vu ; il n’était pas sorti, parce qu’il fallait faire croire au conte de sa cuisse cassée. Mon oncle, redoutant ma franchise, fit tout ce qu’il put pour m’empêcher de l’aller voir, et il ne voulut m’y accompagner que lorsqu’Escudero s’offrit d’être mon chevalier ; il prévint San-Roman de ma visite, et eut le soin de l’avertir de ne pas s’effaroucher de la liberté de mon langage.

En nous rendant à la maison de Gamio, où était logé San-Roman avec tout son état-major, mon oncle ne cessait de me répéter   : — Florita, je vous en supplie, prenez bien garde à tout ce que vous direz au général, car…

— De quel général parlez-vous donc ?

— Eh bien ! de San-Roman.

— Est-il général, maintenant ! je n’avais pas appris sa nomination.

— Il n’était que colonel ; mais vous sentez qu’après cette victoire il va être nommé général, et la politesse exige…

— Ah ! ah ! mon oncle, je vous en supplie à mon tour, ne me faites pas rire, autrement je ne réponds pas de toutes les folies que je vais débiter à votre général, si habile à la course, qu’il devrait commander à une armée de lièvres.

En entrant chez Gamio, nous vîmes dans le grand salon un groupe d’officiers debout, qui gesticulaient et parlaient très haut ; aussitôt qu’ils nous aperçurent, ils se retirèrent avec précipitation dans la pièce voisine. Je voulus les suivre, afin de surprendre le général vainqueur tout droit sur ses deux jambes ; mais mon oncle devina mon intention maligne, et me retint en me disant : — Attendez qu’on nous annonce.

Deux ou trois de ces messieurs vinrent au devant de moi, et me dirent : — Señorita, le général est très flatté de votre visite ; il va heureusement un peu mieux ; vous allez le trouver étendu sur un canapé. J’entrai dans la chambre à coucher de madame Gamio ; San-Roman s’excusa de ne pouvoir se lever pour me recevoir. Il n’était pas couché, mais seulement assis, la jambe allongée sur un tabouret. Ce San-Roman, si redouté des Aréquipéniens, n’avait rien dans sa personne de très redoutable : il avait environ trente ans ; sa physionomie était ouverte, gaie ; mais ses cheveux, sa barbe et la couleur de sa peau dénotaient qu’il avait du sang indien dans les veines, ce qui le rendait très laid aux yeux des Péruviens de race espagnole.

Notre conversation fut assez originale, bouffonne et sérieuse tout à la fois. Il causait bien ; mais il avait un défaut terrible pour la réserve que m’avait recommandée mon oncle, c’était de rire aux éclats à propos de la moindre chose. Cette extrême hilarité contrastait avec le sérieux des personnes dont il était entouré ; elle me mit à l’aise, et je ris aussi passablement.

— Est-il bien vrai, mademoiselle, me dit-il avec un mouvement d’orgueil très prononcé, que les Aréquipéniens ont eu peur de moi ?

— C’est à un tel point, colonel, que j’étais venue à vous donner le surnom de Croquemitaine.

— Et quel sens attachez-vous à ce nom ?

— C’est celui que les bonnes emploient en France pour intimider les petits enfants. — Si tu n’es pas sage, si tu ne fais pas ce qu’on te dit, leur disent-elles, j’appelle Croquemitaine, qui viendra te manger. Et l’enfant effrayé obéit à l’instant.

— Ah ! ah ! la comparaison est charmante ! Nieto est la bonne, les Aréquipéniens sont les petits enfants, et moi je suis l’homme qui les mange.

— Vous allez donc les manger, ces pauvres Aréquipéniens ?

— Dieu m’en garde ! je viens, au contraire, rétablir la tranquillité, encourager le travail et le commerce pour qu’ils aient de quoi manger.

— C’est un noble but, colonel ; je serais curieuse de connaître le système que vous avez l’intention de suivre pour l’atteindre.

— Notre système, mademoiselle, est celui de la señora Gamarra : nous fermerons nos ports à cette foule de bâtiments étrangers qui viennent à l’envi infester notre pays de toutes sortes de marchandises qu’ils vendent à de si bas prix, que la dernière des négresses peut se pavaner, parée avec leurs étoffes. Vous sentez que l’industrie ne saurait naître au Pérou avec une telle concurrence, et tant que ses habitants pourront se procurer de l’étranger, à vil prix, les objets de leur consommation, ils ne s’attacheront pas à les fabriquer eux-mêmes.

— Colonel, les industriels ne se forment pas comme les soldats, et les manufactures ne s’établissent pas non plus, comme les armées, par la force.

— La réalisation de ce système n’est pas aussi difficile que vous semblez le croire : notre pays peut fournir toutes les matières premières, du lin, du coton, de la soie, de la laine d’une finesse incomparable, de l’or, de l’argent, du fer, du plomb, etc. ; quant aux machines, nous les ferons venir d’Angleterre, et nous appellerons des ouvriers de toutes les parties du monde.

— Mauvais système, colonel ! croyez-moi, ce n’est pas en vous isolant que vous ferez naître l’amour du travail et exciterez l’émulation.

— Et moi, mademoiselle, je crois que la nécessité est le seul aiguillon qui forcera ce peuple à travailler ; observez aussi que notre pays est dans une position bien plus avantageuse qu’aucun de ceux de l’Europe ; car il n’a ni armée gigantesque, ni flotte à entretenir, ni une dette énorme à supporter ; il se trouve donc dans des circonstances favorables au développement de l’industrie ; et lorsque la tranquillité sera rétablie, que nous aurons interdit la consommation des marchandises étrangères, nul obstacle ne s’opposera à la prospérité des manufactures que nous établirons.

— Mais vous ne songez pas que, pour longtemps encore, la main-d’œuvre sera plus chère ici qu’elle ne l’est en Europe ; vous n’avez qu’une faible population, et vous l’occuperiez à fabriquer des étoffes, des montres, des meubles, etc. ? Que deviendront alors la culture des terres, déjà si peu avancée, et l’exploitation des mines, que vous avez été contraints d’abandonner, faute de bras ?

— Tant que nous serons sans manufactures, les étrangers continueront à nous emporter notre or et notre argent.

— Mais, colonel, l’or et l’argent sont les productions du pays, et, plus que toute autre, elles perdraient de leur valeur, si vous ne pouviez les échanger contre les productions du dehors. Je vous le répète, l’époque d’établir des manufactures n’est pas encore arrivée pour vous : avant d’y songer, il faut d’abord faire naître dans la population le goût du luxe et des conforts de la vie, lui créer des besoins, afin de la porter au travail ; et ce n’est que par la libre importation des marchandises étrangères que vous y parviendrez. Tant que l’Indien ira pieds nus, se contentera d’une peau de mouton pour tout vêtement, d’un peu de maïs et de quelques bananes pour sa nourriture, il ne travaillera point.

— C’est très bien, mademoiselle, je vois que vous défendez avez zèle les intérêts de votre pays.

— Oh ! je ne crois pas oublier dans cette circonstance que je suis de famille péruvienne. Je désire ardemment voir prospérer cette nation. Instruisez le peuple, établissez des communications faciles, laissez le commerce sans entraves, et vous verrez alors la prospérité publique marcher à pas de géant. Vos frères de l’Amérique du nord n’ont étonné le monde par la rapidité de leurs progrès qu’en usant des moyens bien simples que je vous propose.

Notre conversation fut longue : ma gaîté et ma gravité charmèrent tellement le vainqueur, que, lorsque je me levai pour me retirer, oubliant sa cuisse cassée, il se leva en même temps pour me reconduire. J’eus la malice de lui laisser faire quelques pas, malgré les figures alarmées des officiers présents, et lui dis ensuite : — Général, je ne veux pas que vous alliez plus loin : vous êtes malade, votre blessure est très dangereuse ; restez bien enveloppé dans votre manteau, ne parlez pas économie politique, fumez de bons cigares, et avec du temps, en suivant ce régime, j’espère que vous vous remettrez. San-Roman me remercia de l’intérêt sincère que je prenais à lui, et se mit à boiter en retournant à son canapé.

Le soir, Escudero vint me voir ; en l’apercevant, je me mis à rire de si bon cœur, que lui-même ne put s’empêcher de rire avec moi. Nous nous étions compris.

— Chère Florita, c’est ainsi qu’est le monde, une comédie perpétuelle dont nous sommes tous acteurs et spectateurs tour à tour ; peut-être qu’à Tacna, en ce moment, le général Nieto a le bras en écharpe. Eh ! mon Dieu ! ces petites supercheries sont très innocentes.

— Oui, sans doute, colonel ; mais convenez que, lorsqu’on a fait annoncer publiquement avoir la cuisse cassée, on devrait se le rappeler et ne pas se lever tout droit sur ses deux jambes, pour aller reconduire les demoiselles.

— Et c’est vous, avec vos yeux de gazelle, dont vous connaissez si bien le pouvoir, c’est vous qui venez faire un reproche à ce pauvre San-Roman d’avoir oublié, en votre présence, que sa cuisse devait vous paraître cassée. Ah ! mademoiselle Flora, ce n’est pas généreux.

— Colonel, il ne s’agit pas ici de générosité : la position de San-Roman a dû me paraître risible ; et vous-même, à l’instant, venez d’en rire.

— Ah ! moi, c’est différent ; je suis comme le cher Althaus, je ris de tout ; ensuite je n’ai pas fait la conquête du vainqueur comme la belle Florita.

— Vraiment ? Ah ! cela me raccommode avec lui ; je ne croyais pas l’avoir laissé très satisfait de moi après les grosses franchises que je lui ai dites au sujet de son absurde politique.

— Vous lui avez plu tellement, qu’il m’a dit : « Si j’étais libre, je demanderais cette demoiselle en mariage. Je ne conçois pas comment, vous autres garçons, vous la laissez partir. »

— Ah ! mais il paraît qu’il ne doute de rien, M. Croquemitaine.

— Avant d’avoir gagné la bataille, il n’aurait peut-être pas osé parler ainsi ; mais actuellement, vous devez sentir, aimable Florita, que, pour le vainqueur de Cangallo, rien n’est impossible.…

— Escudero, les hommes de ce pays sont réellement curieux à examiner ; lorsqu’en Europe je voudrai les peindre par leurs actions, on ne me croira pas.

— Écrivez toujours votre voyage, et si les Français ne vous croient pas, les Péruviens profiteront peut-être des vérités que vous aurez le courage de leur dire.

Escudero jugeait comme Althaus les hommes avec lesquels il était forcé de vivre ; mais, plus doux de manières et de caractère que mon cousin, il s’amusait, en homme de bonne compagnie, des ridicules qu’il voyait : il avait, pour les Péruviens, cette indulgence outrageante qu’on accorde à ceux auxquels on dédaigne de faire une remontrance.

Avant de quitter Aréquipa, je voulus aussi aller faire mes adieux à ma cousine la monja de Santa-Rosa.

Ce fut seule que j’allai faire cette visite. Le courage, la persévérance qu’a manifestés la jeune religieuse sont admirés de tout le monde ; mais elle vit dans l’isolement ; et, quoiqu’elle soit alliée aux familles les plus riches et les plus influentes du pays, personne n’ose la voir, tant les préjugés de la superstition ont conservé de puissance sur ce peuple ignorant et crédule.

Je me rendis, le soir, à la maison qu’habitait Dominga ; je la trouvai occupée à apprendre le français. On fait un crime à Dominga du goût qu’elle affiche pour la toilette et le luxe, comme si, après s’être enfuie du cloître, elle dût en continuer les absurdes austérités dans le monde. Sa mère, la seňora Gutierriez, la repoussa avec dureté ; son frère et une de ses tantes, très riches l’un et l’autre, sont les deux seules personnes de sa famille qui prirent parti pour elle.

Ils lui meublèrent une maison, lui donnèrent des esclaves, et de l’argent pour vivre et s’acheter un trousseau. L’amour du luxe et de la toilette est un sentiment naturel ; il peut être imprudent chez ceux qui n’ont pas les moyens de s’y livrer, mais ne saurait raisonnablement encourir le blâme public. Je conçois que ces jouissances puissent paraitre puériles aux personnes préoccupées par de hautes et graves pensées ; mais, quoique très simple dans mes goûts, je ne puis trouver en moi un motif qui rende excusables les reproches haineux dont la monja était l’objet à cet égard ; il me paraissait tout naturel que la pauvre recluse se dédommageât de ses onze années de captivité, des tourments et des privations de toute espèce qu’elle avait eus à souffrir à Santa-Rosa.

Dominga, ce soir-là, était ravissante ; elle avait une jolie robe en gros de Naples écossais rose et noir, un joli petit tablier en dentelle noire, des mitaines de tulle noir, qui laissaient voir à moitié ses bras ronds et potelés, ses mains aux doigts allongés ; ses épaules étaient nues, et un collier de perles ornait son cou ; ses cheveux, d’un noir d’ébène, brillant comme la plus belle soie, tombaient sur son sein en plusieurs nattes artistement tressées avec des rubans de satin rose ; sa belle physionomie avait une teinte de mélancolie et de souffrance, qui répandait sur toute sa personne un charme indéfinissable.

Quand j’entrai, elle accourut à moi et me dit avec un accent qui me pénétra de tristesse   : — Est-il bien vrai, chère Florita, que vous retournez en France ? — Oui, cousine, je pars et viens vous faire mes adieux. — Ah ! Florita, que vous êtes heureuse et combien j’envie votre sort !… — Chère Dominga, vous êtes donc bien malheureuse ici ?… — Plus que vous ne pouvez l’imaginer…, beaucoup plus que je ne l’ai jamais été à Santa-Rosa…

En achevant ces mots, elle tordit ses mains avec désespoir, et ses grands yeux à l’expression sombre s’élevèrent vers le ciel comme pour reprocher à Dieu la cruelle destinée qu’il lui avait faite…

— Comment, Dominga, vous libre, vous si belle, si gracieusement parée, vous êtes plus malheureuse que lorsque vous étiez prisonnière dans ce lugubre monastère, ensevelie dans votre voile de religieuse ? J’avoue que je ne vous comprends pas.

La jeune fille pencha sa tête altière en arrière, et, me regardant avec un sourire sardonique, me dit   : — Moi, libre… ; et dans quel pays avez-vous vu qu’une faible créature, sur laquelle pèse tout le poids d’un atroce préjugé, fût libre ? Ici, Florita, dans ce salon, vêtue de cette jolie robe de soie rose, Dominga est toujours la monja de Santa-Rosa !… A force de courage et de constance, je suis parvenue à échapper de mon tombeau ; mais le voile de laine que j’avais épousé est toujours là sur ma tête, il me sépare à jamais du monde ; vainement ai-je fui le cloître, les cris du peuple m’y repoussent…

Dominga se leva comme pour respirer ; il sembla, au mouvement qu’elle fit, que son voile l’étouffait encore… Je restai anéantie… Voilà dans tout son beau, pensais-je, la civilisation qu’apporte le culte de Rome : ainsi que la religion de Brama, ce culte qui invoque audacieusement le nom du Christ a ses Parias, et les créatures que Dieu a comblées de ses dons sont aussi lapidées par ces farouches sectaires. Je considérai, avec douleur, ma pauvre cousine, qui se promenait de long en large dans la chambre ; elle paraissait être dans un état violent d’agitation… Comme sa démarche était noble ! comme sa taille était svelte et souple ! comme sa jambe était fine et son joli petit pied coquet ! Tant de charmes, tant d’éléments de bonheur étaient perdus…, perdus parce que le fanatisme étouffait dans ses serres cette gracieuse créature.

— Chère Dominga, lui dis-je, venez me dire adieu ; je vois que ma présence ici est une cause de trouble pour vous ; je ne suis certes pas venue vous voir dans cette intention ; je vous aime par sympathie ; mon malheur surpasse encore le vôtre…

— Oh ! impossible, s’écria-t-elle d’une voix vibrante, en venant se jeter dans mes bras ; oh ! non, c’est impossible…, car le mien excède les forces humaines !

Elle me tenait étroitement embrassée, et je sentais son cœur battre comme s’il allait se rompre : cependant elle ne pleurait pas.

Il se fit un très long silence : nous sentions, l’une et l’autre, que nous étions dans une de ces situations où il suffit d’une seule parole pour soulever une foule de pensées pénibles. À la fin, Dominga se détacha de mes bras avec un mouvement brusque et me dit, d’un son de voix terrible : — Plus malheureuse que moi !… Ah ! Florita, vous blasphémez ! Vous, malheureuse, quand vous êtes accueillie partout et libre de partir et d’aller où bon vous semble ! vous, malheureuse, quand vous pouvez aimer l’homme qui vous plaît et l’épouser !… Non, non, Florita, moi seule ai le droit de me plaindre ! Si l’on m’aperçoit dans les rues, on me montre au doigt, et les malédictions m’accompagnent !… Si je vais pour participer à la joie commune d’une réunion, on me repousse en me disant : « Ce n’est pas ici que doit se trouver une épouse du Seigneur ; rentrez dans votre cloître, retournez à Santa-Rosa… » Lorsque je me présente pour demander un passeport, on me répond : « Vous êtes monja…, épouse de Dieu ! vous devez demeurer à Santa-Rosa… » Si je veux épouser l’homme que j’aime, on me dit : « Vous êtes monja…, épouse de Dieu ! vous devez vivre à Santa-Rosa… » Oh ! damnation ! damnation ! je serai donc toujours monja !… — Et moi, répétai-je. tout bas, toujours mariée !

L’expression que Dominga mit à prononcer ces mots me fit frissonner d’épouvante ; son désespoir était poussé jusqu’à la rage ; la malheureuse tomba épuisée sur le sopha ; je ne cherchai pas à lui donner des consolations ; il n’en existe pas pour de pareilles douleurs… Je caressai ses cheveux ; j’en coupai une mèche que je garde précieusement. Infortunée Dominga ! combien je compatissais à sa peine !

Vers dix heures, on frappa à la porte : c’était le jeune médecin qui l’avait aidée à se procurer un cadavre de femme. Elle lui tendit la main et lui dit d’une voix émue : — Florita s’en va…, et moi….

— Et vous aussi, interrompit le jeune homme ; vous partirez bientôt ! Encore un peu de patience, et vous ne tarderez pas à voir ma belle Espagne et ma bonne mère, qui vous aimera comme sa fille.

À ces mots, la pauvre Dominga soupira comme une personne qui renaît à l’espérance ; le sourire reparut sur ses lèvres, et, avec un accent d’amour et de doute, elle dit : — Que Dieu vous entende ! Alfonso ; mais, hélas ! je crains de ne pouvoir jamais jouir d’un tel bonheur !

Cette dernière scène m’initia aux chagrins de ma cousine, et me fit comprendre combien elle devait souffrir…

Le moment de mon départ approchait ; chez mon oncle, on portait une figure attristée ; mais j’avais lu au fond de leurs pensées, et leurs regrets me disaient l’effet des pleurs d’un héritier. Quelques égards qu’on me montrât, ma manière d’être dans la maison attestait, aux yeux du monde, la conduite de ma famille envers moi. Ma mise, d’une simplicité extrême, annonçait suffisamment que cette riche famille ne suppléait en rien, par ses cadeaux, à mon manque de fortune ; et l’on voyait, dans la maison de don Pio, la fille unique de Mariano traitée comme une étrangère. Cependant j’étais calme, résignée ; ni mes paroles ni mes traits ne manifestaient du mécontentement ; depuis la scène que j’avais eue avec mon oncle, je ne m’étais pas permis la plus légère allusion au sort qu’on m’avait fait. Mais cette dignité de maintien les mettait aussi mal à l’aise avec eux-mêmes qu’avec les autres. Ma présence était, pour eux tous, un reproche perpétuel ; et mon oncle, qui m’aimait réellement, en éprouvait des remords.

Je voulus avoir une conversation avec ma tante au sujet de ses enfants. Je la suppliai de me confier son fils et sa seconde fille Penchita, pour les faire élever en France d’une manière convenable à leur fortune et à leur rang dans la société. J’appelai particulièrement son attention sur Penchita, sur ce petit ange de beauté et d’esprit qui deviendrait un être extraordinaire si ses grandes dispositions étaient habilement développées. Ma tante, frappée des raisons que je lui alléguais, me dit qu’elle consentirait au départ de son fils, mais que rien au monde ne pourrait la décider à laisser aller Penchita en France. — Envoyer ma fille dans une pension de Paris pour qu’elle y soit instruite dans la philosophie, l’hérésie et l’athéisme ! Oh ! jamais de mon consentement elle ne mettra les pieds dans un pays où notre sainte religion est tournée en ridicule ; où Voltaire, Rousseau sont considérés comme des dieux et leurs œuvres dans les mains de tout le monde. Vainement fis-je observer à Joaquina que, dans les pensions de France, les enfants sont élevés dans la croyance religieuse que les parents veulent leur donner. Ma tante s’indignait qu’à cet égard on pût choisir ; et la conversation de trois heures que j’eus avec elle, sur ce chapitre, me la montra une fanatique telle que le catholicisme de Rome en compte peu aujourd’hui. Joaquina me demandait un jour si, en France, les Juifs et les protestants entraient dans les églises. — Nul n’a le droit de les en empêcher, lui répondis-je — Ah ! quelle horreur ! quel sacrilège ! — D’ailleurs, comment voudriez-vous que cela ne fût pas ? les bedeaux des églises pourraient-ils discerner sur la figure la religion de l’individu ? — C’est assez, Florita, ne me parlez plus de ce pays d’impiété.

Refusée par ma tante, je m’adressai à mon oncle ; celui-ci n’était pas accessible aux mêmes craintes ; le risque que pourraient courir, en France, les idées superstitieuses de ses enfants n’entra pour rien dans les considérations dont il motiva son refus.

— Florita, je me garderai bien d’envoyer mes enfants en Europe ; j’ai trop d’exemples sous les yeux des mauvais résultats de l’éducation qu’ils y reçoivent, des habitudes qu’ils y contractent ; ils reviennent dans leur pays, après six ou huit ans d’absence, avec des goûts de luxe, de dépense, et ne sachant plus parler leur langue ; mais, en revanche, ils parlent le français, langue tout à fait inutile ici, dansent le galop, diable de danse pour laquelle il faut un espace immense, tandis qu’au Pérou on danse le mouchoir dans quatre pieds carrés, et montent à cheval à l’anglaise, mode qui n’est bonne, dans nos chemins, qu’à se faire casser le cou ; enfin, en sus de ces belles connaissances, les petits prodiges jouent du violon, de la flûte ou du cor ; convenez-en, Florita, voilà une éducation qui fait des hommes bien utiles à la république !

— Certes, mon oncle, il faudrait laisser votre fils au Pérou si, en Europe, il devait recevoir une pareille éducation ; mais croyez-vous qu’il ne soit pas possible de lui en faire donner une meilleure ?

— Ah ! je suis loin de le penser ; cependant, depuis 1815, plus de vingt jeunes gens ont été envoyés en Europe, et sont revenus tels que je viens de vous les dépeindre.

— Mon oncle, ils ont reçu l’éducation que la sottise de leurs parents avait voulu leur faire donner. Connaissez-vous les lettres que l’affection paternelle inspire à ces pères éclairés, lorsqu’ils adressent leurs enfants à leurs correspondants ? J’ai vu quelques unes de ces lettres dans les mains des négociants de Bordeaux ; toutes tracent le programme des études du cher fils, programme à peu près toujours le même : on veut que le jeune homme sache le français, monte à cheval, danse à la mode de Paris, joue du violon, etc. ; mais, dans aucune de ces lettres, je n’ai vu recommander de lui faire apprendre les mathématiques, le dessin, enfin les connaissances requises pour entrer dans une des écoles savantes des ponts et chaussées, des mines ou polytechnique, de le faire instruire en architecture, ou de l’envoyer apprendre l’agriculture dans les fermes modèles ; il n’était pas question non plus de faire fréquenter les écoles de droit ou de médecine à aucun d’eux. Que les parents ne s’en prennent donc qu’à eux-mêmes si leurs enfants ont reçu en Europe une éducation futile, qui ne les rend propres à aucun des emplois de la société. Ils les avaient destinés, sans doute, à manger de l’argent et non à en gagner. Convenez, mon oncle, que l’accusation portée contre l’éducation européenne est de la dernière injustice. Althaus, Escudero, Bolivar et vous-même, mon oncle, avez tous été élevés en Europe ; il me semble que vous quatre faites assez d’honneur à l’éducation qu’on y reçoit, pour qu’aucun de vous ne se range au nombre de ses détracteurs.

— Althaus, Escudero avaient leurs parents auprès d’eux pour diriger leur éducation, Bolivar a eu pour guide et ami Rodriguez, homme d’un grand mérite, et moi j’ai eu votre père, mon cher Mariano, dont les soins, la sollicitude ne me perdaient jamais de vue, et qui me traitait en tout comme son fils. Votre père, élevé au collège de la Flèche, se trouvant bien de l’éducation qu’il y avait reçue, vint me chercher : je n’avais alors que sept ans, et me mis dans le même collège. À l’âge de dix-huit ans, il m’en retira pour me faire entrer comme sous-officier dans le superbe régiment des gardes-wallonnes. Mon service me laissait beaucoup de temps et mon frère me le faisait employer à l’étude : il récompensait mon assiduité en me donnant des maîtres soit de musique, soit de danse ; il considérait ces talents comme propres seulement à se faire bien venir des dames. Pendant mes congés, il m’envoyait voyager en Angleterre, en Allemagne, afin de m’instruire dans les mœurs, la politique, l’industrie et l’organisation militaire de ces pays. Il voulait que je prisse des notes sur tout ce que je voyais, et j’étais obligé de lui donner une relation de mes voyages, rédigée avec autant de soins et d’exactitude que si elle eût été destinée à l’impression. Ce travail m’était souvent pénible, j’aurais préféré m’amuser ; mais j’aimais mon frère avec cette déférence qu’un fils a pour son père. La grande différence d’âge qui existait entre nous, son caractère sérieux, sévère, m’inspiraient un respect parfois mêlé de crainte. Je conçois, Florita que, lorsqu’un jeune homme a un tel frère pour mentor, il fasse de rapides progrès ; mais l’envoyer consigné à un négociant qui le place dans un collège comme il met un ballot dans son magasin, porte en compte aux parents quinze ou vingt pour cent pour sa commission, et ne s’en inquiète plus ; je vous le répète, c’est un mode détestable, et c’est cependant le seul que nous ayons. Or, je trouve inutile de faire beaucoup de dépenses dont le résultat serait peut-être de rendre Florentino pire qu’il n’est.

Mes instances ne purent rien obtenir de mon oncle ; il m’objecta l’âge de Florentino et son caractère gâté par sa mère, qui le rendraient indocile à mes conseils et à la direction que je voudrais lui donner. Je repoussai ses objections en lui faisant observer que l’amour-propre de son fils et le sentiment de son infériorité le porteraient à faire des efforts pour se mettre au niveau des camarades dont il serait entouré. Battu sur tous les points, mon oncle allégua la dépense que lui occasionnerait le séjour de Florentino en France ; je me mis à sourire à cette dernière objection ! — Je ne parle pas, ajouta-t-il, des frais d’une éducation dont il ne profiterait pas, mais des dépenses dans lesquelles son âge ne tarderait pas à l’entraîner. — Certes, don Pio est assez riche pour courir le risque de payer quelques folies de jeunesse ; mais le pauvre homme était en peine pour cacher le véritable motif qui le faisait persister dans son refus. Mon oncle a toujours régné chez lui en maître absolu ; ses connaissances, en toutes choses, lui donnent une telle supériorité, que ses conseils peuvent se passer de l’autorité du chef de famille pour être suivis : il préférerait mourir que de voir décliner cette influence dominatrice. Il ne se croit pas vieux ; ses facultés intellectuelles sont entières, et il semble ne vouloir pas envisager la caducité comme devant l’atteindre ; son fils est spirituel, mais ignorant, et rempli de défauts produits par l’absence de toute éducation. Don Pio désire que son fils ait toujours besoin de lui ; qu’à la déférence qu’on doit à un père, il joigne celle dont l’exemple lui est donné par toutes les personnes qui l’entourent. Dans ce but, mon oncle ne veut pas que cet enfant acquière de nouvelles idées et développe son intelligence ; il craindrait que l’éducation européenne n’eût pour résultat d’inspirer à Florentino de la confiance en lui-même ; qu’il ne vînt à dédaigner les conseils et opinions de son père. Mon oncle, ayant d’immenses richesses, de grandes propriétés à laisser à ses enfants, s’imagine que c’est une compensation suffisante pour le défaut d’instruction ; il croit pouvoir, sans compromettre leur existence future, satisfaire cet amour de domination qu’il porte jusque dans son intérieur ; mais les biens de la fortune sont si inconstants, si peu de personnes les conservent, que de s’y fier pour l’avenir est la plus insigne aberration de l’esprit humain. Le précepte que la sagesse crie aux hommes, depuis plus de deux mille ans, de ne compter que sur eux-mêmes, de considérer les richesses comme accidentelles et les talents comme les seules réalités de ce monde, reçoit journellement sa démonstration dans un pays que tourmente la discorde, où les individus, soupçonnés d’être riches sont sans cesse exposés aux spoliations. Et moi aussi j’étais née pour avoir une part égale à celle de don Pio, dans l’immense fortune laissée par ma grand’mère : mon père le croyait : sa fille, disait-il, aurait un jour 40,000 francs de rente ; néanmoins je travaille pour vivre et élever mes enfants. Il n’a pas dépendu de moi d’épargner à ceux de mon oncle les rudes épreuves par lesquelles j’ai dû passer, si la fortune de leur père, comme celle du mien, venait à tromper leur espoir ; j’aurais désiré qu’ils apprissent des talents, qui pussent, dans la prospérité, les soustraire aux écarts des passions, les rendre utiles à leurs semblables, et, dans le besoin, subvenir à leur existence ; mais Dieu n’a pas permis que mon oncle en eût la volonté.

La veille de mon départ, don Pio me renouvela la promesse qu’il m’avait faite devant toute la famille, de m’assurer, aussitôt que la tranquillité serait rétablie, la pension de 2,500 francs qu’il me faisait, et me remit une lettre pour M. Bertera, auquel il donnait l’ordre de me la payer exactement et d’avance.

  1. Cette fille appartenait à ma tante.
  2. A Aréquipa, les portes des maisons sont, en temps ordinaire, toujours ouvertes.