Pérégrinations d’une paria/II/IV. Bataille de Cangallo

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Arthus Bertrand (Tome 2p. 196-244).


IV.

BATAILLE DE CANGALLO.


Le mardi 1er avril, nous sortîmes de Santa-Cathalina : ma tante, inquiète de son mari, de son ménage, et ne pouvant tenir à son impatience, avait voulu rentrer chez elle. D’ailleurs tout le monde disait que San-Roman, effrayé du nombre et de la bonne tenue des troupes de Nieto, n’oserait point approcher, et qu’il resterait à Cangallo jusqu’à ce que Gamarra lui eût envoyé des renforts du Cuzco. Le général partageait aussi l’opinion de la foule, et toujours préoccupé de l’arrivée d’Orbegoso, il s’impatientait de la lenteur de l’ennemi et ne prenait aucune disposition pour le recevoir ; le moine, dans sa feuille, entonnait déjà les chants de victoire ; les beaux-esprits d’Aréquipa faisaient des chansons en l’honneur de Nieto, Carillo, Morant, et des complaintes sur San-Roman, le tout d’un burlesque, d’un ridicule qui me rappelaient les chanteurs de rues de Paris après les journées de juillet.

Ce même mardi, jour de fête, on paya la troupe, et Nieto, pour se faire bien venir des soldats, leur donna permission de s’amuser, faveur dont ils usèrent largement. Ils allèrent dans les chicherias boire de la chicha, chantèrent à tue-tête les chansons dont je viens de parler, et passèrent toute la nuit dans l’ivresse et le désordre. Du reste, ils ne faisaient en cela que suivre l’exemple de leurs chefs qui, de leur côté, s’étaient réunis pour boire et jouer. On était tellement persuadé que San-Roman ne se hasarderait pas à avancer qu’il n’eut reçu des renforts, qu’on ne faisait aucun préparatif, qu’on ne prenait aucune précaution ; la même négligence régnait dans les avant-postes. Le mercredi 2 avril, tandis que les défenseurs de la patrie, profondément endormis, cuvaient le vin de la veille, on apprit tout à coup l’approche de l’ennemi. Tout le monde monta sur les maisons ; mais on avait été si souvent trompé par le général, qu’on n’ajoutait qu’une foi douteuse aux nouvelles qu’il annonçait.

Il était deux heures de l’après-midi, qu’excepté ce que l’imagination de chacun mettait dans le verre de sa longue-vue, on n’avait encore rien aperçu. On commençait à se fatiguer ; le soleil était brûlant ; un vent sec, tel qu’il en fait continuellement à Aréquipa, rendait la chaleur plus insupportable encore, et, balayant les toits des maisons, en soufflait la poussière au visage des spectateurs. La place n’était tenable que pour un observateur de mon intrépidité. En vain, mon oncle me criait-il de la cour que j’allais perdre les yeux par la réverbération du soleil, que j’attendrais inutilement, que San-Roman ne viendrait pas de la journée, je ne tenais nul compte de ses avis. Je m’étais arrangée sur le rebord du mur ; j’avais pris un grand parapluie rouge pour me garantir du soleil ; et, munie d’une longue-vue de Chevallier, je me trouvais très bien installée. Je m’étais laissée aller à mes rêveries en contemplant le volcan, la vallée, et ne songeais plus à San-Roman, quand je fus subitement rappelée à l’objet de l’attention générale par un nègre qui me criait : « Madame, les voici ! » J’entendis mon oncle monter ; et, braquant de suite ma longue-vue dans la direction que m’indiquait le nègre, je vis très distinctement deux lignes noires qui se dessinaient sur le haut de la montagne voisine du volcan. Ces deux lignes, minces comme un fil, se déroulaient dans le désert, décrivant tantôt une courbe, tantôt une autre, à mesure qu’elles avançaient, formant parfois des zigzags, mais sans jamais se rompre, ainsi que l’on voit des bandes d’oiseaux voyageurs varier à l’infini l’ordre de leur course, et présenter dans l’air des séries de points noirs.

En apercevant l’ennemi, toute la ville poussa un cri de joie. La position malheureuse dans laquelle le moine et Nieto avaient mis les habitants leur était insupportable, et, à tout prix, ils voulaient en sortir. Dans le camp de Nieto, grande aussi fut la joie ; officiers et soldats se remirent à boire de la chicha et à chanter des hymnes de victoire, célébrant les funérailles de ceux qu’ils allaient terrasser, anéantir. Vers trois heures, Althaus entra dans la cour à bride abattue ; et, comme il nous vit tous sur le haut de la maison, il m’appela avec l’émotion d’un homme très inquiet. Je descendis, et promis à mon oncle de remonter lui faire part des nouvelles que j’aurais apprises.

— Ah ! cousine, jamais je ne me suis trouvé dans un moment plus critique ; décidément, tous ces gens-là sont fous : figurez-vous que ces misérables sont ivres ; pas un officier n’est en état de donner un ordre, et pas un soldat de charger son fusil. Si San-Roman a un bon espion, nous sommes perdus ; dans deux heures, il sera maître de la ville.

Je remontai et communiquai à mon oncle les funestes pressentiments d’Althaus. — Je m’y attendais, dit mon oncle ; ces hommes sont entièrement incapables ; ils perdront leur cause, et ce ne sera peut-être pas un malheur pour le pays.

La petite armée de San-Roman mit près de deux heures à descendre la montagne, et vint se placer à gauche du volcan, sur le monticule nommé la Pacheta. Cette position dominait les fortifications de Nieto ; c’était celle qu’Althaus avait prévu que l’ennemi occuperait. San-Roman disposa ses troupes en lignes fort étendues, dans l’espoir de faire illusion sur leur nombre ; mais on distinguait parfaitement que les rangs n’avaient qu’un à deux hommes de profondeur ; il forma aussi en bataillon carré les soixante-dix-huit hommes qui composaient toute sa cavalerie ; il fit, en un mot, tout ce qu’un habile tacticien pouvait faire pour qu’on lui supposât quatre fois plus de monde. Les ravanas allumèrent une multitude de feux sur le sommet du monticule, étalèrent tout leur matériel avec grand fracas, et firent un tel bruit, que leurs cris s’entendaient du bas de la vallée.

Mais, une fois en présence, les deux armées se craignirent mutuellement, et chacune d’elles fut convaincue de la supériorité de celle qui lui était opposée. Si l’apparence vraiment militaire que San-Roman avait prise aux yeux de Nieto fit craindre à celui-ci que ses élégants Immortels ne fussent pas de force à soutenir le choc des vieux soldats de son adversaire ; de son côté, San-Roman, apercevant la grande supériorité numérique des troupes de Nieto, s’imagina avoir commis une imprudence, et cette préoccupation lui fit perdre la tête. Quoique bon soldat, San-Roman n’était ni plus sage ni moins présomptueux que Nieto ; d’après les rapports de ses espions, il pensait marcher à une victoire aisée ; il croyait même la remporter sans combattre. Plusieurs de ses officiers m’ont dit qu’ils étaient tous tellement persuadés d’entrer le même soir à Aréquipa, qu’en partant le matin de Cangallo ils n’avaient songé qu’à leurs petits préparatifs de toilette, afin d’être, à l’arrivée, tout prêts à aller faire des visites aux dames. Les soldats, qui partageaient cette même confiance, avaient jeté le reste de leurs vivres, renversé les marmites, en criant : « Vive la soupe de la caserne d’Aréquipa ! » Cependant les dames ravanas, malgré tout le mouvement qu’elles se donnaient pour avoir l’air de faire la cuisine, n’avaient pas une tête de maïs à faire cuire, aucun aliment à offrir à leurs imprudents compagnons ; et, pour comble de calamité, l’armée se trouvait campée dans un lieu où elle ne pouvait se procurer une goutte d’eau. Quand San-Roman fut à même d’apprécier sa position, il ne sut que se désespérer et pleura comme un enfant, ainsi que nous l’avons appris depuis ; mais, heureusement, pour son parti, il avait auprès de lui trois jeunes officiers dont le courage, la fermeté et le talent le tirèrent d’embarras. MM. Torres, Montoya, Quirroga, que leurs qualités rendaient dignes de servir une meilleure cause, s’emparèrent du commandement, ranimèrent le moral du soldat, apaisèrent les insolents murmures des ravanas ; et, donnant l’exemple de la résignation que tout militaire doit avoir dans de pareils moments, ils coupèrent, avec leurs sabres, des raquettes qui croissent en abondance sur la montagne, en mâchèrent les premiers, afin d’étancher leur soif, en distribuèrent aux soldats, aux ravanas, qui, tous, les reçurent avec soumission et s’en alimentèrent sans oser répliquer. Mais ces officiers sentaient bien que ce moyen ne pouvait calmer l’irritation de leurs hommes que pour quelques heures ; et ils se décidèrent à risquer le combat, préférant mourir par le fer que par la soif. Le lieutenant Quirroga demanda aux soldats s’ils voulaient se retirer sans combattre, fuir honteusement en présence de l’ennemi et s’exposer, en retournant à Cangallo, à périr de faim et de soif, à mourir dans le désert, de la mort d’un mulet, ou s’ils n’aimaient pas mieux faire sentir la puissance de leurs bras à cette troupe de fanfarons incapables de leur résister malgré leur nombre ; ces soldats, qui, dans toute autre circonstance, eussent pris la fuite seulement à la vue du nombre de leurs ennemis, répondirent, par leurs acclamations, à cette harangue militaire, et demandèrent le combat.

Il était près de sept heures du soir ; je venais de remonter à mon poste ; le calme paraissait régner dans les deux camps ; on supposait que, vu l’heure avancée, l’affaire ne s’engagerait que le lendemain au point du jour. Tout à coup je vis se détacher, du bataillon carré de San-Roman, une espèce de porte-drapeau, suivi immédiatement de tout l’escadron de cavalerie, et aussitôt, de l’armée de Nieto, s’avancèrent à leur rencontre les dragons commandés par le colonel Carillo ; les deux escadrons se lancèrent au pas de charge ; lorsqu’ils furent à portée, il se fit une décharge de mousqueterie ; une autre suivit, ainsi de suite : le combat était engagé. J’aperçus alors une grande rumeur dans les deux camps ; mais la fumée devint si épaisse, qu’elle nous cacha cette scène de carnage.

La nuit survint, et nous restâmes dans une complète ignorance sur tout ce qui se passait, Mille bruits divers se répandirent ; les alarmistes prétendaient que nous avions perdu beaucoup de monde et que les ennemis allaient entrer en ville. Notre maison ne désemplissait pas de gens qui venaient dans l’espoir d’avoir des nouvelles ; l’un pleurait pour son fils, celle-là pour son mari ou son frère : c’était une désolation générale. Vers neuf heures, un homme, arrivant du champ de bataille, passa dans la rue Santo-Domingo ; nous l’arrêtâmes, et il nous dit que tout était perdu ; que le général l’envoyait auprès de sa femme lui dire de se retirer de suite au couvent de Santa-Rosa. Il ajouta qu’il y avait un désordre affreux dans nos troupes ; que l’artillerie du colonel Morant avait tiré sur nos dragons, les prenant pour l’ennemi, et en avait tué un grand nombre. Cette nouvelle se propagea dans la ville ; l’effroi s’empara de tout le monde ; ceux qui avaient cru pouvoir rester dans leurs maisons, épouvantés de leur propre courage, s’empressèrent de les quitter ; on les voyait courir comme des fous, chargés de leurs plats d’argent, de leurs vases de nuit de même métal[1] ; celle-ci tenait une petite cassette de bijoux, celle-là un brasero ; les négresses, les sambas emportaient pêle-mêle les tapis, les robes de leurs maîtresses ; les cris des enfants, les vociférations des esclaves, les imprécations des maîtres donnaient, à cette scène de confusion, une effroyable expression ! Les possesseurs de l’or, les propriétaires d’esclaves, la race dominatrice, enfin, était en proie à la terreur ; tandis que l’Indien et le nègre, se réjouissant de la prochaine catastrophe, semblaient méditer des vengeances, et en savouraient, d’avance les prémices. Les menaces étaient dans la bouche de l’indigène, et le blanc s’en intimidait ; l’esclave n’obéissait pas ; son rire cruel, son regard sombre et farouche interdisaient le maître, qui n’osait le frapper. C’était la première fois, sans doute, que toutes ces figures blanches et noires laissaient lire sur leur physionomie toute la bassesse de leur ame. Calme au milieu de ce chaos, je considérais, avec un dégoût que je ne pouvais réprimer, ce panorama des mauvaises passions de notre nature. L’agonie de ces avares, redoutant la perte de leurs richesses plus que celle de la vie ; la lâcheté de toute cette population blanche, incapable de la moindre énergie pour se défendre elle-même ; cette haine de l’Indien dissimulée jusqu’alors sous des formes obséquieuses, viles, rampantes ; cette soif de vengeance de l’esclave qui, la veille encore, baisait comme le chien la main qui l’avait frappé, m’inspiraient, pour l’espèce humaine, le mépris le plus profond que j’aie jamais ressenti. Je parlais à ma samba sur le même ton qu’à l’ordinaire ; et cette fille, qui était ivre de joie, m’obéissait parce qu’elle voyait que je n’avais pas peur. Ma tante et moi ne voulûmes plus aller dans aucun couvent ; mes cousines s’y rendirent seules avec les enfants. Au tumulte de l’horrible scène dont je viens de parler, succéda le silence du désert ; en moins d’une heure, toute la population parvint à s’entasser pêle-mêle dans les couvents de femmes ou d’hommes et dans les églises. Je suis sûre qu’il ne resta pas dans la ville vingt maisons habitées.

Notre maison était devenue le rendez-vous général des habitants, d’abord par la sécurité qu’offrait la proximité de l’église de Santo-Domingo, ensuite parce qu’on espérait qu’Althaus ferait parvenir à don Pio des nouvelles. Nous étions tous réunis dans une immense salle voûtée donnant sur la rue ; c’était le cabinet de mon oncle   : il n’y avait pas de lumière, afin de ne pas attirer l’attention des passants ; nous n’avions que la lueur des cigares que les fumeurs, ce soir-là, tinrent constamment allumés dans leur bouche ; c’était une scène digne du pinceau de Rembrandt. On apercevait, à travers les épais nuages de fumée qui remplissaient la chambre, les faces larges et stupides de quatre moines de l’ordre de Santo-Domingo, avec leurs longues robes blanches, leurs gros rosaires à grains noirs, leurs gros souliers à boucles d’argent ; d’une main, faisant tomber la cendre de leur cigare ; de l’autre, jouant avec leur discipline. Sur le côté opposé, les figures pâles et amaigries des trois pauvres millionnaires, que le lecteur connaît déjà ; des señores Juan de Goyenèche, Gamio, Ugarte ; une douzaine d’autres personnes se trouvaient encore là. Ma tante était assise dans le coin d’un des sophas, les mains jointes, priant pour les trépassés des deux partis. Quant à mon oncle, il allait et venait d’un bout de la pièce à l’autre, parlant, gesticulant d’une manière brusque et animée. Moi j’étais assise sur le rebord de la croisée, enveloppée dans mon manteau. Je jouissais du double spectacle qu’offraient la rue et le cabinet. Cette nuit fut pour moi pleine d’enseignements ; le caractère de ce peuple a un cachet qui lui est propre : son goût pour le merveilleux et l’exagération est extraordinaire. Je ne saurais dire combien, pendant cette longue nuit, il fut raconté d’histoires effrayantes, débité de mensonges divers, le tout avec un aplomb, une dignité dont je ne pouvais assez m’étonner. Ceux qui écoutaient prouvaient, par leur froide indifférence, qu’ils croyaient peu aux contes qu’on leur narrait.

Mais on abandonnait la narration des contes, et la conversation changeait tout à coup, chaque fois qu’on apprenait des nouvelles vraies ou fausses de ce qui se passait dans le camp. Si un soldat blessé, en se traînant à l’hôpital, disait que les Aréquipéniens avaient perdu la bataille, il s’élevait aussitôt dans la salle une rumeur des plus burlesques : on se récriait contre le lâche, le coquin, l’imbécille Nieto, et l’on exaltait le digne, le brave, le glorieux San-Roman. Les bons moines de Santo-Domingo, adressaient au ciel leurs vœux sincères, pour que ce chien de Nieto fût tué, et se mettaient à faire de beaux projets, pour la brillante réception qu’ils comptaient faire à l’illustre San-Roman. Un quart d’heure après, venait-il à passer un autre soldat criant : « Vive le général Nieto ! la victoire est à nous ; San-Roman est enfoncé ! » alors les assistants d’applaudir : les bons pères battaient dans leurs grosses mains, et s’écriaient : « Oh ! le brave général ! que de courage ! que de talent ! Damné soit ce misérable Indien, ce sambo de San-Roman ! » Mon oncle craignait d’être compromis par ces impertinents bavards, aussi ridicules que méprisables ; mais en vain employait-il toute son éloquence pour les faire taire, ses efforts étaient inutiles, tant il est dans la nature des gens de ce pays d’accabler sans mesure comme sans pitié celui qui tombe, pour louer avec exagération celui qui réussit.

Vers une heure du matin, Althaus nous envoya un de ses aides de camp pour nous informer que, depuis huit heures, l’action avait cessé ; que l’ennemi, intimidé par le nombre, n’avait osé s’aventurer, la nuit, dans des localités qu’il ne connaissait pas ; que nous avions déjà perdu trente ou quarante hommes au nombre desquels était un officier ; que la funeste méprise de Morant en était cause, et qu’un désordre alarmant régnait dans la troupe. Mon cousin me faisait remettre un mot écrit au crayon, par lequel il me disait qu’il considérait la bataille comme perdue.

Vers deux heures, me sentant très fatiguée, je me retirai chez moi ; comme, dans ces circonstances, je tenais à tout voir, je priai ma tante de me faire réveiller dès que le jour commencerait à poindre.

A quatre heures du matin, j’étais sur le haut de la maison ; j’admirais, au lever du soleil, le magnifique spectacle qu’offraient les dômes des nombreuses églises et couvents que renferme cette ville. Tous ces êtres humains, hommes, femmes, enfants, présentant du noir au blanc toutes les nuances, vêtus, selon leur rang, dans les costumes divers de leur race respective, égaux dans cet instant, par la même pensée qui les préoccupait, formaient un tout harmonique, n’avaient qu’une expression. Les dômes, les clochers avaient perdu leur nature inerte ; la vie s’y était incorporée ; ils étaient animés par la même ame. Ces figures immobiles dans la même attitude, toutes le corps penché, la bouche entr’ouverte, les yeux fixés dans la même direction, vers les deux camps, couvraient entièrement les dômes, les clochers et leur donnaient un aspect sublime !

Par quelle impulsion divine, me demandais-je, tous ces êtres, qui vivent entre eux dans une lutte perpétuelle ; qui, hier encore, offraient l’image du chaos, composent-ils maintenant un harmonieux ensemble ? Quelle puissance surhumaine les a fait tous, au même instant, quitter leurs demeures, laisser le tumulte de leur ville, où règnent maintenant le silence et l’immobilité ? Comment ont-ils pu un moment oublier le tien et le mien, confondre leurs pensées dans une pensée commune ? Ainsi qu’à bord d’un vaisseau où toutes les haines s’apaisent, toutes les querelles cessent quand la tempête s’élève, l’union ne peut-elle exister sur la terre, parmi les hommes, que par l’imminence du danger qu’ils courent ? Comment n’ont-ils pas encore senti que les sociétés ne peuvent arriver au bonheur que comme elles évitent le danger, par l’union, et que l’isolement est aussi funeste à l’individu qu’à la société dont il fait partie.

Je tournais le dos au camp : captivée par mes réflexions, j’oubliais le combat et les combattants. Un bruit long et sourd, qui s’échappa de ces dômes comme d’un tombeau, me tira de ma rêverie. Toute cette masse animée du même sentiment n’eut qu’une voix ! De ces milliers de poitrines sortit un seul cri, vibrant d’une douloureuse expression ; j’en fus émue jusqu’aux larmes. Sans avoir besoin de tourner la tête vers le champ de bataille, je venais de comprendre qu’on tuait !… où qu’on allait tuer !… A ce cri de douleur succéda un silence de mort, et l’attitude des dômes, des clochers annonçait le plus haut degré d’attention. Tout à coup se fit entendre un second cri, et l’accent de celui-ci, le geste dont il fut accompagné me rassurèrent sur le sort des combattants. Je me retournai et vis les deux camps en grand mouvement. Je priai mon oncle de me laisser regarder dans sa longue-vue. J’aperçus des officiers courant d’un camp à l’autre et qui tiraient en l’air des coups de pistolet ; puis le général Nieto, suivi de ses officiers, qui allait à la rencontre d’un groupe d’officiers du camp ennemi : nous fûmes alors convaincus que l’armée de San-Roman venait de se rendre, et que tout allait s’arranger.

Comme nous étions à former des conjectures, Althaus entra dans la cour de toute la vitesse de son cheval, en criant à tue-tête : « Hé là haut ! descendez, descendez vite, je vous apporte de grandes nouvelles !!! » Les escaliers en échelle, par lesquels on monte sur les maisons, sont loin d’être commodes ; néanmoins, oubliant tout danger, ce fut à qui de nous descendrait le plus vite. Parvenue dans la cour avant les autres, je sautai au cou d’Althaus, et l’embrassai tendrement pour la première fois ; il n’était pas blessé ; mais, grand Dieu ! dans quel état se trouvait-il ? lui, si remarquable par la propreté de ses vêtements, était alors couvert de poussière, de boue et de sang. Ses traits étaient méconnaissables ; ses yeux rouges, gonflés, lui sortaient de la tête ; son nez, ses lèvres étaient enflés ; il avait la peau déchirée, des contusions partout ; les mains noires de poudre, et enfin la voix tellement enrouée, qu’à peine pouvait-on comprendre ses paroles.

— Ah ! cousin, lui dis-je, le cœur navré, je n’avais pas besoin de vous voir dans cet état pour abhorrer la guerre ; d’après tout ce que j’ai vu depuis hier, je ne pense pas qu’il puisse exister de châtiments trop cruels pour ceux qui la font naître.

— Florita, vous aurez bon marché de moi aujourd’hui, je ne peux pas parler ; mais, de grâce, ne donnez pas le nom de guerre à une mêlée ridicule dans laquelle pas un de ces blancs-becs ne savait pointer une pièce. Me voilà fait comme un voleur ! et, pour mettre le comble à ma bonne humeur, mon aimable épouse a caché jusqu’à ma dernière chemise.

Althaus s’appropria de son mieux, avala quatre à cinq tasses de thé, mangea une douzaine de tartines, et se mit ensuite à fumer ; tout en faisant ces choses, il grondait après sa femme, riait, plaisantait comme à son ordinaire, et nous racontait tout ce qui s’était passé depuis la veille.

— Hier, dit-il, l’engagement ne fut qu’une bousculade ; mais, quelle inextricable confusion s’ensuivit ! heureusement que les gamarristes eurent peur et se retirèrent. Il m’a fallu toute la nuit pour remettre un peu d’ordre parmi nos gens. Ce matin, nous occupions le champ de bataille, et nous nous attendions à voir l’ennemi fondre sur nous avec tout l’avantage de sa position, quand, au lieu de cela, nous avons vu venir un parlementaire qui, au nom de San-Roman, a demandé à parler au général. Nieto, oubliant sa dignité, voulait, à l’étourdie, se rendre immédiatement à cette invitation : le moine s’y est opposé, et les autres aussi. Pour couper court à la discussion, j’ai dit : « Comme chef d’état-major, c’est à moi d’y aller ; » et, sans attendre la réponse, j’ai piqué des deux vers le parlementaire ; celui-ci m’a annoncé que San-Roman voulait parler au général en personne ; ne pouvant obtenir d’autres paroles de ce parlementaire, je suis retourné au général, à qui j’ai dit : — Si vous m’en croyez, pour toute conversation, nous leur enverrons des balles ; ces phrases se comprennent toujours. L’imbécille Nieto n’a tenu compte de mon avis ; il a voulu faire le bon, le généreux, voir son ancien camarade, ses frères du Cuzco ; le moine grinçait des dents, écumait de rage ; mais force lui a été de céder à l’homme dont il avait compté, en le faisant nommer, se servir comme d’un instrument. Nieto lui a imposé silence par ces mots : « Señor Baldivia, le seul chef ici c’est moi. » Le padre courroucé lui a lancé un regard qui disait clairement : « Quand je pourrai t’étrangler, je ne te manquerai pas. » Toutefois il s’est résigné, ne voulant pas abandonner la partie, à suivre le sensible Nieto. Ils sont actuellement, assistés des deux journalistes Quiros et Ros, en conférence avec l’ennemi ; mais me voilà maintenant ravitaillé, un peu nettoyé, et je retourne au camp, où je vais dormir jusqu’à ce qu’on vienne me dire s’il faut se battre ou s’embrasser.

La nouvelle que nous donnait Althaus se répandit rapidement dans la ville, et pénétra dans tous les couvents. On crut que l’entrevue des deux chefs amènerait la paix : cette espérance était déjà un bonheur pour tous. Les Aréquipéniens sont essentiellement paresseux ; les cruelles agitations éprouvées pendant un jour et une nuit avaient épuisé leurs forces ; ils saisirent avec empressement l’occasion de se remettre : ayant un moment de répit, ils s’endormirent sur l’avenir, et furent sans énergie pour intervenir dans leur propre cause ; chacun d’eux ne songea qu’aux petites jouissances dont il avait été privé pendant vingt-quatre heures : celui-ci pensait à son chocolat, celui-là à renouveler sa provision de cigares ; tous étaient à la recherche de quelque place dans les couvents et les églises où ils pussent se blottir pour prendre du repos. Moi aussi je me sentais fatiguée : les émotions aussi fortes que nouvelles dont j’avais été agitée, depuis la veille, me faisaient également du repos un besoin auquel je n’avais nul intérêt de résister, Je me couchai après avoir donné à ma samba l’ordre de ne m’éveiller que lorsque les ennemis seraient dans la cour. Nous étions au jeudi 3 avril.

Vers six heures du soir, j’étais encore profondément endormie, lorsque Emmanuel et mon oncle entrèrent : — Eh bien ! dit mon oncle, quelle nouvelle nous apportes-tu ?

— Rien de positif ; le général est resté avec San-Roman depuis cinq heures du matin jusqu’à trois heures ; mais, lorsqu’il est revenu, il n’a rien dit de cette longue conférence, sinon qu’il pensait que tout allait s’arranger. Nous avons su, par un aide de camp, que l’entrevue des deux chefs avait été très touchante ; ils ont beaucoup pleuré sur les malheurs de la patrie, sur la perte de l’officier Montenegro, dont ils ont entouré le corps en jurant, sur ses manes, union et fraternité ; enfin toute la journée s’est passée à débiter, de part et d’autre, de belles phrases. Les gamarristes font les niais et sont doux comme des agneaux ; tandis que Nieto, plus sensible que jamais, a permis à San-Roman d’envoyer ses hommes et ses chevaux s’abreuver à la fontaine del Agua-Salada ; il leur a même fait porter des vivres et traite enfin San-Roman et son armée comme des frères.

Emmanuel m’engagea à aller visiter le camp ; mon oncle voulut bien m’y accompagner, et nous partîmes : je trouvai les chicherias, la maison de Menao presque entièrement détruites, et le camp dans le plus grand désordre. À l’aspect des lieux, on les aurait crus occupés par l’ennemi ; les champs de maïs étaient ravagés ; les pauvres paysans avaient été obligés de fuir ; leurs cabanes étaient remplies de ravanas. À l’état-major, je vis ces beaux officiers, ordinairement si élégants, sales, les yeux rouges et la voix enrouée ; la plupart dormaient, étendus sur la terre, ainsi que les soldats. Le quartier des ravanas avait le plus souffert ; l’artillerie de Morant, dans la confusion, l’ayant atteint, y avait tout culbuté ; trois de ces femmes avaient été tuées, et sept à huit autres grièvement blessées. Je ne rencontrai ni le général, ni Baldivia : ils dormaient.

À notre retour, mon oncle me dit : — Florita, j’augure mal de tout ceci ; je connais les gamarristes, ils ne sont pas gens à céder. Il y a, avec San-Roman, des hommes de mérite ; Nieto n’est pas capable de lutter de finesse avec eux. Sous ces dehors de cordialité, je serais bien trompé s’il ne se cache pas un piège.

Le lendemain, Nieto alla encore voir San-Roman ; il lui fit porter du vin, des jambons et du pain pour sa troupe. On s’attendait à voir publier, à midi, un bando dans lequel le général instruirait l’armée et le peuple du résultat des conférences qu’il avait eues, depuis deux jours, avec l’ennemi. Deux heures après midi se passèrent, et nul bando ne parut. Alors, on commença à crier, à haute voix, contre cet homme, nommé par le peuple, commandant-général du département, qui, depuis trois mois, disposait à son gré de la fortune, de la liberté, de la vie des citoyens, et répondait à une telle confiance en se donnant les airs d’un président, ou plutôt d’un dictateur.

Cette conduite porta à son comble l’exaspération contre Nieto ; une population de trente mille ames, forcée d’abandonner ses occupations, ses habitudes, pour se tapir dans les monastères et les églises, était impatiente de savoir à quoi s’en tenir ; elle ne pouvait endurer davantage la position qu’on lui avait faite. Le petit nombre de personnes restées dans leurs maisons, comme nous avions fait, y étaient de la manière la plus incommode : tout était caché dans les couvents ; on se trouvait privé de linge, de cuillers, de chaises, même de lits. Mais si nous souffrions de toutes ces privations, les milliers de malheureux entassés pêle-mêle dans les monastères souffraient bien davantage encore : ils manquaient de vêtements et des choses indispensables à la préparation des aliments ; hommes, femmes, enfants, esclaves, étaient contraints de rester ensemble dans un petit espace ; leur situation était horrible.

Indépendamment de ces souffrances réelles, ce peuple éprouvait une véritable peine morale de ne pas savoir pour lequel des concurrents il devait se prononcer, d’ignorer le nom de celui que le destin offrait à son encens, et de l’infortuné qu’il devait accabler de ses outrages et de ses malédictions. Ne pouvant prévoir lequel des deux chefs, allait l’emporter, il fallait attendre ; et attendre sans pouvoir parler était, pour ce peuple hablador, un supplice cruel.

Vers trois heures, le bruit courut, dans la ville, que tout était arrangé, San-Roman ayant reconnu Orbegoso pour le légitime président, et fraternisé avec ses frères d’Aréquipa ; que son entrée était remise au dimanche suivant, afin qu’il pût, en actions de grâces, entendre la grand’messe. La population fut ravie de joie lorsqu’elle apprit cette nouvelle ; mais cette joie fut, hélas ! de bien courte durée. À cinq heures, un aide de camp vint, de la part d’Althaus, nous annoncer que les négociations étaient rompues entre les deux chefs, et que lui-même viendrait, le soir, nous raconter toute l’affaire. Informé de ce résultat, le peuple, dont l’indignation était comprimée par la crainte, tomba dans une sorte de stupeur : il resta comme pétrifié.

Nous étions réunis dans le cabinet de mon oncle, nous ne savions, après tant de nouvelles contradictoires, la tournure qu’allaient prendre les affaires, et attendions Althaus avec une vive anxiété, quand le malheureux général vint à passer, suivi du moine et de quelques autres. Je m’avançai à la fenêtre, et lui dis : Général, auriez-vous la bonté de nous apprendre si décidément la bataille aura lieu ? — Oui, mademoiselle, demain au point du jour, ceci est positif. Frappée du son de sa voix, j’en eus pitié ; pendant qu’il parlait à mon oncle, je l’examinai avec attention : tout en lui décelait une douleur morale portée au plus haut degré ; son être entier en était affecté ; ses yeux hagards, les veines de son front tendues comme des cordes, ses muscles crispés, ses traits décomposés, manifestaient clairement que le malheureux étourdi venait d’être trompé d’une manière indigne ! A peine s’il pouvait se tenir en selle ; de grosses gouttes de sueur coulaient le long de ses tempes ; sa voix avait un timbre si déchirant, qu’elle faisait mal à entendre ; ses mains broyaient les rênes de son cheval ; je le crus fou… Le moine était sombre, mais impassible ; je ne pus soutenir son regard ; il me glaça… Ils ne s’arrêtèrent que quelques minutes ; comme ils s’éloignaient, mon oncle me dit : — Mais, Florita, ce pauvre général est malade ; il ne pourra jamais commander demain.

— Mon oncle, la bataille est perdue ; cet homme n’a plus sa raison ; ses membres lui refusent leurs services ; il faut absolument le remplacer, autrement il couronnera demain toutes ses sottises.

Me laissant alors entraîner à l’impulsion de mon ame, je suppliai mon oncle d’aller trouver le préfet, le maire, les chefs de l’armée, de leur faire envisager la position critique dans laquelle Nieto les avait mis pour les porter à s’assembler immédiatement, afin de retirer à Nieto le commandement et nommer un autre général à sa place.

Mon oncle me regarda effrayé, et me demanda si, à mon tour, j’étais devenue folle de vouloir l’engager à se compromettre par un acte de cette nature. Et de pareils hommes veulent être en république !… Comme nous étions à parler sur ce sujet, Althaus arriva.

— Florita a raison, votre devoir, don Pio, est de rassembler à l’instant les principaux citoyens de la ville, afin que, ce soir même, le commandement soit ôté à Nieto. Qu’on nomme n’importe qui, Morant, Carillo, le moine, vous ; mais, par Waterloo ! que cet animal ne se mêle plus de rien, sans quoi la bataille est perdue. Nieto n’est pas un méchant homme ; mais sa faiblesse, sa sensiblerie ont fait plus de mal que la méchanceté n’aurait pu faire ; il voit aujourd’hui toute l’étendue des fautes commises par lui, et sa faible intelligence en est tellement épouvantée, qu’il est devenu fou. J’atteste qu’il est fou : toutes ses actions le prouvent.

Mon oncle n’osait plus dire un mot, il redoutait la franchise d’Althaus et la mienne ; voyant que nous parlions tout haut devant vingt personnes, et toujours préoccupé par la crainte d’être compromis, il prit le parti de se faire malade, et alla se coucher ; ma tante en fit autant, et je restai seule de la maison.

Althaus me dit que toute l’armée était indignée contre le général ; qu’on parlait au camp de lui arracher ses épaulettes.

— Cousin, racontez-moi donc tout ce qui s’est passé.

— Voici l’affaire en deux mots : San-Roman n’avait pas de vivres ; il a cajolé Nieto pour en avoir, lui a promis qu’il allait reconnaître Orbegoso ; et notre crédule général a ajouté foi à des promesses que dictait le besoin. Enfin Nieto est revenu : nous étions tous excessivement impatientés d’attendre ; Morant lui a demandé : « Décidément, général, se battra-t-on ? et faut-il se préparer pour ce soir ? » « Pour demain, monsieur, au lever du soleil. » Il amenait avec lui trois officiers de San-Roman ; il les a fait arrêter, et voilà que, ce soir, il veut les faire fusiller. Je vous le répète, cet homme est fou… Il serait urgent de lui ôter le commandement ; mais le choix d’un autre chef est très embarrassant ; et comment procéder à cette nomination ? Vous le voyez, tous ces citoyens qui devaient mourir pour la patrie sont cachés dans les couvents ; votre oncle se couche ; les Goyenèche, les Gamio, etc., se contentent de pleurer. Eh bien, je vous le demande, que diable voulez-vous faire avec ce peuple de poules mouillées ? Je regarde comme certain que nous perdrons la bataille, et j’en suis contrarié, car je déteste ce Gamarra.

Althaus me serra la main, me rassura sur son sort en me disant : « Ne craignez rien pour moi, les Péruviens savent courir mais non pas tuer ; » et il retourna au camp.

Je fus réveillée, avant le jour, par un vieux chacarero, qui venait nous dire, de la part d’Althaus, que San-Roman, profitant de l’obscurité de la nuit, avait quitté sa position pour se retirer vers Cangallo, et que Nieto s’était mis à sa poursuite avec toute l’armée, suivi même des ravanas.

Lorsque le jour parut, je montai sur la maison et ne vis plus dans la plaine vestige d’aucun camp ; enfin ils étaient partis pour aller se battre.

De nouveau la foule couvrait les dômes des églises et des couvents ; mais ce n’était plus cette réunion d’êtres n’en formant qu’un seul par le sentiment qui l’animait, dont le silence, l’avant-veille, m’avait comme frappée de stupeur : un bruit sourd, confus partait de ces masses colossales, et le mouvement continuel dont elles étaient agitées ressemblait au tumulte des vagues d’une mer en courroux. J’entendais toutes les conversations de la tour de Santo-Domingo ; chacun y faisait ses conjectures ; il s’y élevait des discussions qui finissaient par devenir des disputes, tant l’irritation de tous, causée par d’aussi longues souffrances, les rendait âpres, ergoteurs, insociables ; ensuite ils étaient en proie aux plus cruelles inquiétudes ; l’anxiété, redoublée par une longue attente, devenait un supplice intolérable ; on s’impatientait de ne rien voir, et l’ardeur d’un soleil brûlant exaspérait encore cette impatience. Les moines, en dehors de la peine commune, cherchaient seuls à égayer la foule : l’un faisait une niche à une jolie samba ; l’autre faisait tomber un petit nègre au risque de le tuer ; toutes ces gentillesses provoquaient les rires bruyants de la populace, et venaient insulter aux angoisses des êtres qui craignaient pour le sort d’un fils, d’un amant ou d’un frère.

A neuf heures, le canon se fit entendre ; les coups se répétèrent avec une effrayante rapidité. Le plus profond silence régna alors dans toute cette foule ; c’était le patient en présence de l’échafaud. Au bout d’une demi-heure, nous aperçûmes un nuage de fumée qui s’élevait derrière la pacheta ; le village de Cangallo se trouvant au pied de cette montagne, nous supposâmes que le combat s’y livrait. Vers onze heures, apparurent beaucoup de soldats sur la plate-forme de la pacheta ; une demi-heure s’était à peine écoulée, qu’ils avaient disparu derrière la montagne, et nous ne vîmes plus que quelques hommes épars, les uns à pied, les autres à cheval. À l’aide de l’excellente longue-vue du vieil Hurtado, je distinguais parfaitement que plusieurs de ces malheureux étaient blessés : l’un s’asseyait pour attacher son bras avec son mouchoir ; un autre s’entortillait la tête ; celui-là était couché en travers sur son cheval ; tous descendaient le chemin étroit et difficile de la montagne.

Enfin, à midi et demi, les Aréquipéniens acquirent la conviction de leur désastre. Le spectacle d’une déroute, magnifique comme la tempête, effroyable comme elle, s’offrit à nos regards ! J’avais assisté aux journées de juillet 1830, mais alors j’étais exaltée par l’héroïsme du peuple et ne songeais pas au danger ; à Aréquipa, je ne vis que les malheurs dont la ville était menacée.

Les dragons de Carillo, bien montés, ayant le drapeau du Pérou au bout de leurs lances, parurent subitement au sommet de la pacheta ; ils se précipitaient du haut de cette montagne au galop de leurs chevaux, dans le désordre le plus grand que la peur pût faire naître ; après eux, venaient les chacareros, montés sur des mules, des ânes ; puis les hommes d’infanterie, courant parmi les chevaux, les mules, et jetant leurs fusils, leur bagage, pour être plus agiles ; enfin, l’artillerie sur le derrière pour protéger la retraite : le tout était suivi par les malheureuses ravanas, elles portaient sur leur dos un ou deux enfants, chassant devant elles des mules chargées, et les bœufs, et les moutons dont Nieto avait voulu faire accompagner l’armée.

A cette vue, la ville poussa un cri ; cri horrible, cri de terreur, qui retentit encore dans mon ame ! Au même instant, la foule disparut ; les dômes ne présentèrent plus que leurs masses inertes ; le silence régna partout, et le lugubre tocsin de la cathédrale se fit seul entendre. Ici je me trouve arrêtée, sentant combien les paroles sont impuissantes pour reproduire de pareilles scènes de désolation !!! Tout ce que l’affliction de mère et d’amante, de fille et de sœur a de plus poignant, les femmes d’Aréquipa le ressentirent. Dans le premier moment, elles furent comme foudroyées par cette calamité ; accablées par la douleur, toutes tombèrent à genoux, élevèrent leurs mains tremblantes, leurs yeux baignés de larmes, et prièrent…

J’étais restée seule sur la maison, et sans rien apercevoir, regardant toujours dans la direction de la pacheta, qu’un nuage de poussière dérobait à ma vue, lorsque je me sentis tirée par ma robe ; je me retournai et vis ma samba qui me montrait du doigt les cours de mon oncle et du señor Hurtado, en me faisant signe de me mettre à genoux. J’obéis à cette esclave et me mis à genoux. Je vis, dans la cour de la maison, ma tante Joaquina, les trois demoiselles Cuello, qui avaient leur frère dans les dragons de Carillo, et sept ou huit autres femmes prosternées en prières. La cour du vieil Hurtado m’offrit le même spectacle. Je ne priai pas pour ceux que la bataille avait affranchis des chagrins de la vie, mais bien pour ce malheureux pays où il se trouve autant de ces hommes cupides, d’une atroce perversité, qui, sous des prétextes politiques, provoquent continuellement les dissensions, afin d’avoir, dans la guerre civile, l’occasion de piller leurs concitoyens. Quand je sortis de cette pieuse invocation, je portai mes regards dans la direction de la pacheta ; le nuage de poussière s’était dissipé ; le chemin du désert avait repris sa tristesse accoutumée.

Vers une heure et demie, commencèrent à arriver les blessés. Ah ! ce furent alors des scènes déchirantes. Il se rassembla, à l’angle de notre maison, plus de cent femmes ; elles attendaient ces malheureux au passage, tourmentées par la crainte de reconnaître parmi eux leur fils, leur mari ou leur frère. La vue de chaque blessé provoquait, chez ces femmes, un tel excès de désespoir, que leurs gémissements, leurs atroces angoisses me torturaient. Ce que je souffris, ce jour-là, est effroyable !…

Nous étions tous inquiets sur Althaus, Emmanuel, Crevoisier, Cuello et autres ; nous ne concevions pas pourquoi le général ne venait pas occuper la ville pour la défendre, ainsi que le plan en avait été arrêté, dans le cas où l’on éprouverait un revers. Il y avait plus d’une heure que la défaite avait eu lieu, l’on s’attendait, à chaque instant, à voir entrer l’ennemi. Cuello arriva mourant ; l’infortuné avait reçu une balle dans le flanc ; son sang coulait depuis trois heures ; on le mena à l’hôpital, et j’allai aider sa sœur à l’y installer le mieux possible.

C’était pitié de voir la cour de cet hôpital ! pas un des couvents d’Aréquipa ne comprend que la religion prêchée par Jésus-Christ consiste à servir son prochain ; ce dévouement à la souffrance, qu’une religion vraie seule inspire, ne se montre nulle part ; il n’existe pas une sœur de charité pour soigner les malades ; ce sont de vieux Indiens qui en sont chargés ; ces hommes vendent leurs soins ; on ne saurait espérer d’eux aucun zèle ; ils font cela comme toute autre chose, cherchant à alléger la tâche, à échapper à la surveillance. Les blessés qu’on transportait à l’hôpital étaient posés à terre, sans nul souci ; ces malheureux, mourant de soif, poussaient de faibles et lamentables cris. L’armée n’avait pas de service de santé organisé, et les médecins de la ville étaient devenus insuffisants pour ce surcroît de besogne. Un très grand désordre régnait dans cet hospice : les employés s’empressaient ; mais, peu habiles dans leurs fonctions, plus ils voulaient se hâter et moins ils faisaient ; ils manquaient des choses les plus nécessaires, comme linge, charpie, etc. Les souffrances de ces militaires blessés étaient augmentées par l’appréhension de l’ennemi ; car le vainqueur, dans ce pays, ne fait ordinairement aucun quartier aux prisonniers et massacre jusqu’aux blessés des hôpitaux. Nous parvînmes à trouver un lit pour ce pauvre Cuello, dans une petite pièce obscure, où il y avait déjà deux autres malheureux, dont les cris étaient déchirants. Je quittai cet antre de douleur, laissant auprès du blessé sa sœur, dont il était tendrement aimé, et qui en eut le plus grand soin. Ma force morale ne m’abandonna pas un seul instant dans cette terrible journée ; toutefois les souffrances que je venais de voir bouleversèrent tout mon être ; je ressentais les maux de ces infortunés, déplorais mon insuffisance à les soulager ; et maudissais l’atroce folie de la guerre. Comme je rentrais chez mon oncle, j’aperçus Emmanuel accourant à toute bride ; nous allâmes tous l’entourer, impatients d’avoir des nouvelles ; Althaus ni aucun des autres officiers n’étaient blessés, mais les deux partis avaient perdu beaucoup de monde ; Emmanuel nous apprit que l’intention du général était d’abandonner la ville, à cause de l’impossibilité de la défendre contre l’ennemi ; il était envoyé par Nieto pour enclouer les canons du pont et jeter le reste des munitions dans la rivière.

Il nous rapporta tout cela en cinq minutes, et me dit d’arranger vite les effets d’Althaus, afin qu’il trouvât tout prêt pour sa fuite. Je courus de suite chez Althaus ; avec l’aide de son nègre, que je fus presque obligée de battre pour pouvoir m’en servir, je fis charger une mule d’un lit et d’une malle remplie d’effets. Ma samba, accompagnée d’un autre nègre de mon oncle Pio, conduisit en avant la mule et l’esclave rétif, afin d’éviter à Althaus l’embarras de la sortie de la ville. Ce premier soin rempli, je m’occupai à faire préparer du thé et des aliments, pensant bien que mon pauvre cousin devait éprouver l’impérieux besoin de prendre quelque nourriture. J’entendis un grand bruit de chevaux ; je courus à la porte : c’était le général, suivi de tous ses officiers, traversant la ville au galop ; l’armée venait ensuite ; mon cousin entra. Je lui avais fait apprêter un cheval de rechange ; en le voyant, il sauta à bas du sien, vint à moi, me prit la main, et me dit : — Merci, bonne Flora, merci ; a-t-on pris mes effets ? — La mule est déjà partie ; mais il serait bon que vos deux aides de camp allassent la joindre, car le maudit nègre refuse de vous suivre. — Avez-vous quelque chose à donner à boire à ces messieurs ? ils tombent de fatigue. Je leur donnai du bon vin de Bordeaux, dont ils prirent chacun deux bouteilles, et bourrai leurs poches de sucre, de chocolat, de pain et de tout ce que je trouvai dans la maison. On donna aussi du vin à leurs chevaux ; et, lorsque cavaliers et montures furent un peu rafraîchis, ils partirent.

Althaus ne pouvait plus parler, tant sa voix avait été forcée par le commandement ; tout en prenant son thé à la hâte, il me raconta, en deux mots, que, cette fois, c’étaient les dragons de Carillo qui avaient fait perdre la bataille ; ils s’étaient trompés dans leurs manœuvres et avaient tiré sur l’artillerie de Morant, croyant tirer sur l’ennemi. — Je vous le répète, Florita, aussi longtemps que ces pékins-là se refuseront à apprendre la tactique militaire, ils ne feront que des brioches. Maintenant le général ne veut pas défendre la ville. Je ne sais quelle peur panique s’est emparée de lui ; il ne songe qu’à fuir et n’a aucun plan d’arrêté. Arrivé à la maison de Menao, nous avons eu beaucoup de peine à lui persuader qu’il fallait au moins donner le temps à la troupe de se rallier ; il est cause que nous avons perdu un grand nombre de fuyards. Lorsque nous avons été de retour aux chicherias, nous avons fait des efforts inouïs pour rejoindre ces fuyards, mais sans succès ; ces lâches coquins, aidés par les ravanas, se cachent, je crois, sous la terre comme les taupes. Ce qui m’étonne, cousine, c’est la lenteur que les ennemis mettent à arriver ; je n’y conçois rien… Emmanuel entra dans la cour. — Je viens vous chercher, dit-il à Althaus ; tout le monde part ; le moine a chargé le restant de la caisse sur son cheval ; le général est allé embrasser sa femme, qui est accouchée cette nuit ; moi, je viens de presser ma pauvre mère dans mes bras ; allons, cousin, on n’attend plus que vous, partons. — Althaus me serra fortement contre sa poitrine, et, en m’embrassant, me recommanda sa femme et ses enfants. J’embrassai le cher Emmanuel, et ils s’éloignèrent rapidement.

Quand je revins dans la rue de SantoDomingo, elle était entièrement déserte ; je vis sur mon passage toutes les maisons soigneusement barricadées. La ville paraissait jouir d’un calme parfait ; mais le sang rougissait les pavés des rues ; et ces traces de meurtres, cette solitude disaient, d’une manière bien expressive, les calamités dont la cité venait d’être frappée et celles qu’elle redoutait.

Je contai, chez mon oncle, tout ce qu’Althaus et Emmanuel m’avaient appris. Toutes les personnes rassemblées dans la maison furent indignées contre le général ; mais aucune ne prit l’initiative d’une mesure quelconque.

A cinq heures, je montai encore sur le haut de la maison ; je ne vis qu’un immense nuage de poussière que laissaient après eux les dragons de Carillo, en fuyant à travers le désert. Ils se dirigeaient vers Islay, où ils savaient trouver deux navires pour se mettre hors d’atteinte des poursuites de San-Roman. Je restai longtemps assise à la même place que le matin. Comme cette ville avait changé d’aspect ! un silence de mort paraissait alors l’envelopper. Tous les habitants étaient en prières, comme résignés à se laisser massacrer sans opposer la moindre résistance.

Mon oncle me pria de descendre, afin d’aller dans l’église de Santo-Domingo, où toutes les personnes de sa maison se rendaient. Je songeais, pour la première fois, que je n’avais pas encore mangé de la journée ; je bus une tasse de chocolat, pris mon manteau et me rendis à l’église.

A chaque moment, on demandait aux personnes en vigie sur les tours si elles voyaient quelque chose du côté de la pacheta ; elles répondaient toujours : absolument rien. Enfin, à sept heures, se présentèrent, à la porte du couvent, trois Indiens ; ils annoncèrent que les ennemis étaient aux chicherias mais que San-Roman ne voulait pas entrer, à moins que les autorités de la ville n’allassent l’en prier. A cette nouvelle, il s’éleva une grande rumeur dans le couvent de Santo-Domingo. Le préfet et toutes les autorités de la ville s’étaient réfugiés dans ce monastère : ils prétendirent que c’était aux révérends pères à faire cette démarche toute pacifique. Les moines, qui ne brillent pas par le courage, se récrièrent fort contre cette proposition ; il y eut une grande discussion. Ce fut, en quelque sorte, moi qui déterminai les moines à se charger de cette mission. Je savais qu’ils étaient enragés gamarristes. Je parlai au prieur, à don José, le chapelain de ma tante ; bref, je fis si bien, qu’ils se décidèrent. Quatre ou cinq employés de la mairie se joignirent à eux ; ils partirent, et, une heure après, nous les vîmes revenir à la tête de deux régiments, l’un de cavalerie, l’autre d’infanterie : ainsi les gamarristes l’emportaient. Le samedi, 5 avril, à huit heures du soir, ils prirent possession de la ville d’Aréquipa.

Quand le prieur et les moines furent rentrés au couvent, ils nous rapportèrent tout ce qu’ils avaient appris. — Mes frères, dit le bon prieur, je vous avoue que je ne suis pas sans inquiétude ; vous savez que je comprends assez bien le quichua ; tout ce que j’ai entendu de la conversation de ces Indiens me prouve qu’ils ont de très mauvaises intentions. Ce qu’il y a de plus effrayant, c’est qu’ils sont sans chefs ; je ne puis me l’expliquer. Nous avons trouvé, à la maison de Menao, une soixantaine d’hommes à cheval ayant, à leur tête, un simple porte-drapeau, et environ cent cinquante hommes d’infanterie, commandés par deux sous-officiers. Nous les avons conduits à l’hôtel-de-ville, d’où un des employés les a envoyés aux casernes. Je les ai entendus alors murmurer dans leur langue ; plusieurs soldats disaient : « Mais on nous a promis le pillage de la ville… » Mes frères, continua le prieur, je vous répète que je suis très inquiet, et je ne vous cacherai pas que votre présence ici redouble mes inquiétudes. On sait bien que vous avez apporté, dans nos couvents, ce que vous avez de plus précieux ; et, nécessairement, si ces soldats pillent, ils viendront dans les églises. A ces mots, tous les assistants jetèrent un cri d’effroi. Le père Diego Cabero, la tête forte de la communauté, homme d’esprit et de talent, mais d’un caractère âpre, hautain et, disait-on, fort méchant, prit la parole pour adresser les plus vifs reproches au pauvre prieur.

— Eh bien ! père prieur, vous convenez donc enfin que j’avais raison, quand je ne cessais de vous répéter, depuis le commencement de ces affaires, que votre trop grande bonté, votre lâche faiblesse attireraient sur notre saint monastère des calamités dont vous seriez responsable devant Dieu ! Malgré mes représentations, vous avez reçu ici les richesses de ce peuple, et votre condescendance sera cause que nous serons tous égorgés.

— Frère Diego, disait le bon prieur, il est de notre devoir de prêter assistance aux habitants, de les secourir dans le besoin, et en consentant à leur accorder refuge, à protéger leurs biens, je n’ai fait que ce que la charité dans ces terribles moments me commandait de faire.

— Prieur, la conservation du temple de Dieu doit passer avant toute autre considération. D’ailleurs, le spectacle qu’offrent les cloitres, les églises, est un véritable scandale ; des femmes y couchent avec leurs maris, des enfants y font des saletés ; jamais, dans aucun temps, dans aucune circonstance, je n’ai vu le peuple se rendre coupable de pareils outrages envers notre sainte religion.

— Frère Diego, ce scandale m’afflige, et, plus que vous, j’en suis peiné ; mais, pour l’éviter, il faudrait que notre couvent renonçât à offrir à l’infortune l’asile du sanctuaire, qu’il perdit le plus beau de ses privilèges, et, avec lui, toute sa puissance.

— Père prieur, votre ignorance des affaires politiques vous fait commettre de graves erreurs : que venez-vous parler d’asile ? Ne voyez-vous donc pas, à la manière dont ce Nieto nous a traités depuis trois mois, que notre autorité n’a plus aucune puissance ? Comment, cet impie n’a-t-il pas eu l’impudence de nous chasser de notre couvent pour y caserner ses soldats[2] ? et vous l’avez souffert ! ainsi que l’ont fait les prieurs des autres communautés. O mon Dieu ! ton temple est souillé ; tes prêtres sont chassés, humiliés, et pas un d’eux n’ose élever la voix pour la défense de ta cause !

Mon oncle et d’autres personnes prirent parti pour le prieur ; quelques moines se rangèrent du côté de frère Diego ; bientôt la discussion se changea en dispute, on en vint à s’injurier dans les termes les plus outrageants. La foule était accourue autour d’eux ; cette dispute captivait l’attention de tous, la rumeur était générale. — Sainte Vierge ! s’écriait celui-ci, en sommes-nous donc venus au temps de craindre d’être massacrés jusque dans les églises ? — Je te l’avais bien prédit, disait celui-ci à sa femme, que tu nous exposais davantage en nous menant dans cette église ? Je me repens bien maintenant d’avoir quitté ma maison. — Mais, depuis quand pille-t-on dans les églises ? et crois-tu… — Je crois tout possible !… D’ailleurs le siècle des couvents est passé ; les soldats de San-Roman viendront piller ici, parce qu’ils savent qu’il y a de l’argent, et l’argent est le seul dieu qu’ils connaissent.

Tous étaient en proie aux plus cruelles inquiétudes ; il se formait des groupes nombreux dans lesquels s’agitaient d’interminables discussions. Les familles se divisaient : les uns voulaient retourner dans leurs maisons, pensant qu’ils y seraient plus en sûreté ; tandis que les autres persistaient à vouloir rester dans le couvent.

Je profitai de l’altercation entre le prieur et le père Diego, pour sortir de ce couvent où j’étais effrayée de me voir condamnée à passer la nuit. Il y avait là presque autant de puces qu’à Islay, et il était par trop dégoûtant de rester au milieu de personnes qui venaient vous parler avec leurs vases de nuit sous le bras[3]. Je m’adressai au moine Mariano, frère du père Cabero, et lui fis entendre qu’il serait plus convenable, après la dispute qui venait d’avoir lieu, que lui et son frère se retirassent chez eux, et que, si leurs sœurs voulaient consentir à les accompagner, je leur demanderais asile. Ces deux moines, après quelques hésitations, goûtèrent ma proposition et m’aidèrent à déterminer leurs sœurs. Je sortis alors avec eux, afin de reconnaître la rue et pour ouvrir la porte de leur maison qui est située à côté de l’église ; ne voyant personne dehors, le frère Diego alla chercher ses dames, et aussitôt qu’elles furent entrées, on barricada la porte. Nous nous réunîmes tous dans une pièce au fond de la maison. À plusieurs reprises, des soldats vinrent frapper à la porte de la rue avec la crosse de leur fusil ; les pauvres dames tremblaient de peur, et les deux moines ne pouvaient parvenir à les rassurer.

Vers minuit, je me sentis un besoin de sommeil auquel j’eusse en vain tenté de résister ; il n’y avait point de lit, je me jetai sur une mauvaise paillasse et dormis profondément jusqu’au lendemain à huit heures.

  1. Au Pérou, tous les vases de nuit sont en argent.
  2. Nieto, manquant de place pour caserner ses troupes, prit les couvents d’hommes, et les moines furent obligés de déguerpir. Cette mesure fut moins vexatoire pour ces religieux qu’on pourrait peut-être se l’imaginer : les moines, à Aréquipa, demeurent presque tous dans leur famille ; les pauvres seuls, parmi eux, habitent leurs cellules.
  3. J’ai déjà dit que ces vases sont en argent.