Peter McLeod/12

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(p. 125-136).


— XII —

Le Haut-Saguenay à son Rocher Percé. C’est un endroit pittoresque à souhait qui se trouve tout au bord du lac découvert par le Père De Quen, à trois milles à l’est de l’embouchure de la Métabetchouan. On voit là un cap coupé par le milieu d’une profonde faille. De là ce nom de Rocher Percé.

Les indiens de la région ont conservé la tradition d’un massacre qui eut lieu en cet endroit aux premiers jour du Canada alors que la fière nation iroquoise faisait la guerre aux autres tribus indiennes et particulièrement aux Algonquins, tribu ancêtre des Montagnais de nos jours… Une année, les Sept Nations décidèrent de balayer le pays entier de leurs ennemis. Ils descendirent, plusieurs milliers, dans la vallée du Péokwagamy. Ayant semé la mort tout autour du lac, un parti d’un millier d’hommes parvint un jour, à l’est du lac, en face d’un beau cap qui faisait le dos rond tout au bord du lac et semblait séparé en deux parties par une gorge profonde. C’était le Rocher Percé.

Voilà qu’en y arrivant, les Iroquois apprennent qu’une armée de plus de cinq cents Algonquins descend vers le lac, de l’autre côté du cap. En effet, peu après, alors que les Iroquois étaient occupés à dresser leur campement d’un côté du Rocher, des cris de mort retentirent. Les Iroquois ont été aperçus par les Algonquins qui foncent aussitôt sur eux. Il y eut de part et d’autre des prodiges de valeur. Les Iroquois refoulés d’abord, revinrent à la charge en poussant leur féroce cri de guerre. Un corps à corps suivit. Chaque coup est un coup mortel. Des cadavres jonchent le sol. Un ruisseau de sang mêle ses flots à ceux du lac tout proche. Ce ne sont que prouesses de part et d’autre. Chaque combattant est ivre de carnage. Toutes les ruses des fils des bois sont employées.

Du côté des Algonquins, un homme, jeune encore, d’une vigueur et d’une agilité surprenante, se distingue. Sa coiffure indique un chef. Sa voix domine les cris des combattants. Il est partout à la fois. C’est le Renard Bleu. Il est dégoûtant de sang. Il apparaît comme une incarnation de la mort et les ennemis qui se trouvent devant lui reculent d’épouvante.

Mais du côté des Iroquois, un démon fait aussi des siennes. C’est le Corbeau. Il est d’une stature de géant et d’une force de taureau. Son apparition fait reculer les Algonquins. Il abat tout sur son passage. Il passe et de chaque côté de lui, c’est un andain de corps tordus dans les derniers spasmes d’une atroce agonie…

Le carnage dure depuis des heures. On se tue toujours pendant que le soleil baisse à l’horizon. Jusques là, le combat avait porté au pied du cap, sur une lisière de terrain qui s’étendait entre le Rocher et le lac. Mais voilà que les Algonquins s’aperçoivent que le gros de leurs ennemis se tient plutôt caché vers le milieu du cap et semble concerter une attaque de leur groupe par derrière en passant par la faille. Prompt comme l’éclair, le Renard Bleu devine le dessein de l’ennemi. Il rassemble les plus vaillants de ses hommes et, sans hésiter, s’élance dans la gorge. Le Corbeau, de son côté, a surpris le mouvement des Algonquins et fonce, lui aussi, avec une centaine de ses guerriers dans le trou. Il y a là un choc formidable suivi d’une boucherie sans nom. Les casse-têtes ne font qu’un rond autour des crânes qui éclatent de tous côtés. Le sang gicle partout, teint le sol. Les arbustes en dégoulinent. Les deux chefs se trouvent tout à coup en présence, juchés sur de hideux monceaux de cadavres. La bouche des deux géants éructe des blasphèmes et tous deux s’affrontent de leur tomahawk qu’ils brandissent comme des fléaux. Tous deux se traitent de loups hurlants, de femmes lâches, de chiens poltrons. Enfin, les deux chefs sont aux prises. Ce fut horrible. Ils sont tous deux, semble-t-il, des paquets de chairs sanglantes… Les survivants, de chaque côté de la coulée, semblent paralysés par l’épouvante et regardent les deux démons aux prises… Tout à coup, le Renard Bleu lance un appel désespéré à ses hommes et, en même temps, réussit à asséner un coup de tomahawk sur la tête de son ennemi qui s’abat… Alors, les Algonquins se ruent par la coulée et se jettent sur les Iroquois paralysés de terreur en voyant tomber leur chef. Ce fut la fin. Ce qui restait d’Iroquois fut repoussé dans le lac où ils se noyèrent, assommés par les poursuivants…

L’ancêtre montagnais, dont on n’avait pas compté les ans tellement ils s’étaient accumulés sur ses épaules tassées, campé de toute sa haute stature, encore droite, raide, vigoureux, avait mimé de grands gestes ce glorieux exploit de ses ancêtres qu’il racontait d’une voix de grenouille à Mary Gauthier assise, dans un coin de la cabane, sur une pesante peau d’ours à demie pelée. Du crâne du vieux tombaient jusqu’à ses épaules des cheveux noirs, tristes poils huileux. Ses paupières bridées clignotaient sur des yeux de poisson…

C’était un campement de fortune qui se dressait au bord du lac, tout au pied du Rocher Percé. Les hommes l’avaient établi là, à l’automne, quand ils étaient partis à la chasse. Logeaient là quelques vieillards, des femmes, des enfants et, depuis quelques jours, trois ou quatre chasseurs revenus de la forêt du nord, découragés, et qui avaient apporté de déprimantes nouvelles de famine et de mort… Mais on vivait sans trop d’inquiétude au campement du Rocher Percé, grâce à la promiscuité du Poste de Métabetchouan qui fournissait la nourriture nécessaire, du moins aux plus faibles, en échange de quelques peaux de bêtes restées de la saison dernière. Le camp était sordide comme tous les campements montagnais. Des chiens noirs, hérissés, affamés, d’une race affreuse et bruyante, erraient à travers les tentes et, au moindre signe de vie, faisaient plus de tapage que toutes les scies mécaniques des moulins de Chicoutimi…

Dans la cabane, la plus grande et la plus confortable, et qui était celle du chef provisoire du campement, à part Mary Gauthier et l’ancêtre, il y a quelques vieilles aux mèches grises effilochées, aux paupières rouges. L’une d’elles est accroupie près d’un feu et souffle pour en activer la flamme. De sa lèvre inférieure pendante coule un filet de bave. Le feu rougeoyant éclaire faiblement un visage séché, une bouche aux lèvres avalées par des mâchoires démunies et, sous des cheveux gris sale, des yeux transparents, pleins d’eau, des yeux d’enfant candide ou d’hallucinée…

Le bois mouillé fait une fumée âcre et crache en gargouillant. La vieille veille au repas du soir : un plat de pus jaunâtre obtenu par la macération de poisson pourri… Dans un coin sombre, il y a un autre vieillard dont les doigts trembleurs arrachent les écailles d’une longue tête de brochet plus desséché qu’une pièce de bois. Le bonhomme est trapu, ramassé comme une souche. Par terre, deux enfants se disputent un vieil os de gigot de bœuf que les chiens n’ont pu faire disparaître. Ce sont de petits squelettes aux jambes décharnées et au ventre ballonné, deux fois trop gros…

Mary Gauthier trône au milieu de ces déchéances humaines sans le moindre haut-le-cœur. Elle rit, elle interroge les ancêtres à haute voix, claironnante. Elle semble follement s’amuser.

Mais l’ombre se fait de plus en plus épaisse dans la sordide cabane. La nuit tombe vite…

« Allons, bonsoir !… fait Mary Gauthier, en se levant, alerte, de la misérable dépouille d’ours où elle était à demie couchée. Je me sauve, Tommy Smith doit être sur le point d’arriver, bonsoir ! »…

Et, dehors, elle hume un grand coup de l’air froid et revigorant qui souffle du lac. Au dessus de sa tête, les paysages du ciel, d’une clarté mouillée, reposent, tout unis, au loin, sur la couche des monts saguenayens. Seul, sous le couchant, un nid de nuages s’est accumulé, arrondi et bouffant. C’est de là que surgira tantôt et tout à fait, la nuit.

La cabane de Tommy Smith était tapie tout au pied du Rocher, presque à l’extrémité de l’éperon que forme le cap en s’enfonçant légèrement dans le lac. C’était un simple bungalow de bois rond, propret, assez avenant, mais d’une simplicité toute édénique. Il avait, depuis plusieurs années, servi de maison aux commis du Poste de Métabetchouan. C’était autour de ce « Château des solitudes » que venait de préférence, chaque automne, camper ce qui restait de sauvages de la région, quand les hommes s’en allaient pour l’hiver, chasser dans les infinies forêts du nord. C’était comme une villa de campagne où les gens du Poste aimaient à aller oublier, le soir et la nuit, les tracas journaliers du magasin, ces acharnées transactions de fourrures troquées dans l’atmosphère irrespirable de pièces surchauffées et puantes de l’odeur fauve des peaux de bêtes.

Tommy Smith habitait là avec sa femme, personne très sèche à longue figure de bouc vieilli, et sa fille, un peu plus jeune que Mary Gauthier et, par hasard, peut-on dire, du même tempérament aventurier, audacieux, pétillante d’ardente jeunesse, gaie aussi, aimant à faire briller les perles fines de ses dents…

Tommy Smith arriva, ce soir-là, à la maison, tout joyeux, riant à gorge déployée.

« Ah ! s’écria-t-il, c’est vraiment un bon tour que je leur ai joué, à ces messieurs de Chicoutimi. On va bien rire, vous allez voir !…

La joie adoucissait ses traits… Et il restait là, campé dans la porte, de toute sa forte stature, raide, large d’épaules, le cou épais, les cheveux en copeaux d’ébène… Une pâle lumière l’éclairait, tombée d’une rustique suspension qui s’amusait par ailleurs à déplacer des ombres.

— « Qu’est-ce qu’y a donc ? demanda la femme.

— Devinez qui est venu au Poste hier soir ? demanda Tommy Smith.

— Fred ? questionna joyeusement Mary Gauthier.

— Non,… pas encore.

— Alors ?

— Peter McLeod… en chair et en os… Et Pit Tremblay qui est à la recherche de ses chiens… Oui, Peter McLeod, ma belle enfant… qui te recherche…

— Et il ne m’a pas encore trouvée… je présume ?

— Non, je lui ai fait faire une petite promenade, avant… de l’autre côté du lac… Vas voir si la petite Mary est par là !…

Mary éclata de rire… Le rire de Mary Gauthier ! partout où elle passait, son rire traînait derrière elle comme de la lumière, et tout en restait épuré… On ria longtemps dans le bungalow du Rocher Percé…

Deux jours après, Tommy Smith arrivait de nouveau chez lui, au Rocher. Cette fois, il n’était pas seul. Fred Dufour l’accompagnait. Mary Gauthier, comme bien l’on pense, lui fit un chaleureux accueil ; et Fred Dufour fut le plus heureux garçon du Domaine du Roy. On ne l’eut tout de même pas dit…

Fred Dufour n’avait rien de l’amoureux romanesque. Sa personne ne s’enveloppait guère de rêve ni d’aucune poésie. Animé de l’ardeur simple et un peu méprisante des amours paysannes, il était content, mais sans plus, de se sentir dans l’atmosphère de la jeune fille et ne désirait que recevoir d’elle sa plus grande joie. Ça lui suffisait. Mary le fascinait par sa gaieté, par sa puissance de vie, aussi par son aisance en toutes choses et, davantage, par la richesse charnelle qui éclatait aux fortes lignes de son corps et sur son visage sain…

…Et tout cela, encore une fois, suffisait à Fred Dufour, sans qu’il se crut obligé de le dire à tout instant à sa dulcinée.

Aussi, cet amoureux aussi transi qu’on peut l’être se contenta-t-il de dire en revoyant la jeune fille

« Mary… vrai ! tu nous as fait une peur !… Mais comment Peter McLeod va-t-il prendre… la farce ?

La farce… Tommy Smith l’avait dévoilée à Fred Dufour peu d’instant après l’arrivée de celui-ci au Poste. Mary Gauthier la savait…

Quand, en arrivant au Poste, ce soir-là, Fred Dufour eut reconnu Tommy Smith, la bête noire de Chicoutimi, de saisissement, il recula, mais se ressaisissant, il fit un mouvement comme pour se jeter sur le commis, celui qui, tel un chat d’une souris, s’était joué de lui à l’Anse-au-Cheval. Mais Tommy Smith se leva de toute sa haute taille, ce qui calma subitement quelque peu Fred Dufour. Le commis tranquillement s’approcha du comptoir, tira d’en dessous une bouteille et deux verres et demanda, ironique :

« Monsieur a sans doute très froid… Monsieur prendra bien un bon whisky ?…

— Oui, mais blasphème ?… avant, il faudrait m’expliquer…

— C’est naturel !… un coup d’abord, et un bon, ça fait passer bien des choses, des fois…

Les deux hommes trinquèrent, mais sans trop d’aménité du côté de Fred Dufour.

« Alors ?… interrogea ce dernier.

— Vois-tu, Fred Dufour, le diable n’a pas les cornes aussi longues qu’on le dit et Tommy Smith n’est pas aussi noir qu’on a voulu le croire à Chicoutimi, chez les hommes de Peter McLeod… D’abord, Fred Dufour, calme tes craintes et tes inquiétudes. Ta fiancée est à l’heure qu’il est, comme elle a toujours été, en parfaite sécurité… Elle est chez moi, au Rocher Percé, à une couple de milles d’ici… comme qui dirait à ma maison de campagne… Elle est avec ma femme et ma fille Betsie… et toutes les trois s’amusent comme des petites baleines… d’ailleurs, nous irons les rejoindre ce soir même…

La figure de Fred Dufour reflétait à la fois la joie et la stupeur.

« Et maintenant je dois te dire, Fred Dufour, continua Tommy Smith, que si je suis allé récemment à l’Anse-au-Cheval avec quelques hommes de la Compagnie, ce n’était pas du tout pour embêter les gens de Peter McLeod… Tu sais comme moi, ou plutôt tu ignores que la chasse, cette année, est fort mauvaise, du moins ici et de l’autre côté du lac jusqu’à la Baie d’Hudson. La Compagnie ne fait pas de très brillantes affaires et les sauvages sont menacés de famine… Tu saisis ?… hein ?… »

Tommy Smith continua.

On lui avait donc demandé d’aller voir ce qui se passait du côté des bêtes dans les environs de Tadoussac. À l’Anse-au-Cheval, racontait le commis, histoire de se distraire un peu au cours de son enquête assez ennuyeuse, Tommy Smith voulut s’amuser à taquiner les hommes de Peter McLeod, ce qui avait fait croire à ces derniers que la Compagnie voulait recommencer les histoires de se faire le plus de mal possible entre les hommes et les lumberjacks de Peter McLeod. « Mais, franchement c’était fini cette affaire-là… bien fini… »

« À quoi ça servait, hein, Fred Dufour, je te le demande ?… Bon, tu sais ce qui est arrivé à l’Anse-au-Cheval : nos taquineries aux hommes, mon billet doux à la porte du campe ; notre fuite par le Petit Saguenay… Encore un… avant de continuer ?… » Fred Dufour, cette fois, trinqua avec plus d’entrain. et lampa son coup.

« Quand on arriva à Chicoutimi, continua Tommy Smith, toute la “concern” était à la messe de minuit, tu sais ?… Comme on était fatigué et qu’on avait faim, on arrêta à la « maison du moulin » où il y avait de la lumière… On fut reçu comme des princes par ton aimable fiancée qui gardait la maison et travaillait au réveillon. Quelques lampées d’un bon whisky chaud à la muscade nous rendirent joyeux et hardis. Ta Mary riait, riait que c’en faisait encore plus plaisir… On lui conta nos courses et le bon tour qu’on t’avait joué et tout-à-coup comme ça, elle cria : « Que j’aimerais aller au Lac Saint-Jean, surtout en hiver !… Dites donc, si je partais avec vous !… On continuerait le tour à Fred et à M. McLeod !… » Histoire de badiner, sans doute… on fut surpris quand même d’une pareille proposition. Mais la fille était bien décidée… et il fallut en venir là. Elle proposa d’aller louer les chiens de Pit Tremblay et, comme votre Pit n’était pas chez lui, on prit tout simplement ses chiens qui étaient visiblement contents de se dégourdir un peu… Et voilà comme ça s’est fait, Fred Dufour… Une farce tout simplement, comme tu vois… une farce… et c’est ta fille surtout qui l’a voulue… Et maintenant, encore un coup et on va aller à la maison, au Rocher Percé, où tu vas retrouver ta Mary plus gaie que tu l’as jamais vue

« Mais Peter McLeod ?… demande Fred Dufour.

— Évidemment… on risque de recevoir un fameux “balling out”… Peter McLeod ne me connait pas, ni Pit Tremblay. Je lui ai rien dit quand ils sont arrivés au Poste… je me suis pas fait connaître. J’avais alors une idée de derrière la tête. Comme si de rien n’était, je voulais forcer Peter McLeod à aller de l’autre côté du lac où il aurait peut-être connaissance de la famine des sauvages auxquels je sais qu’il s’intéresse. Ça n’est pas, je le sais, dans les intérêts de la Compagnie, mais on a beau être Tommy Smith, on a un cœur dans la poitrine…

Et sous le coup émollient d’une nouvelle eau-de-feu, Tommy Smith versa presque de vraies larmes. Fred Dufour en était profondément ému…

Quelques instants après, les deux hommes se mettaient en route pour le Rocher Percé.