Petit Jap deviendra grand !/06

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Berger-Levrault (p. 158-182).

CHAPITRE VI

Dans les champs de bataille


Première défaite de la race blanche. — Russes et Japonais ; différences de mentalité, de tempérament et de tactique. — Traversée des défilés mandchous en compagnie d’émigrants japonais. — Gentillesses et amabilités de mousmés.


Le Yalou ! Ce n’est pas sans une émotion réelle que je découvre au loin ses rives toutes bruissantes encore du souvenir tragique des combats qui les ensanglantèrent, que je franchis ses eaux rapides où, par deux fois, dans l’histoire de ces dix années dernières, roulèrent tant de cadavres.

Son lit très large, véritable bras de mer dans lequel, par les eaux basses, de nombreux îlots surnagent, sert de ligne frontière. Sur la rive sud c’est la plaine coréenne, plaine immense, uniformément découverte et plate, presque sans rides. Sur l’autre, vers le nord, c’est la surgie tourmentée et formidable des montagnes mandchoues, érigeant au-dessus du fleuve infranchissable, qui en défend les abords, tout un système de bastions naturels et inexpugnables.

Dans la plaine rase, surplombée et battue de tous les points de ce rempart géant, l’armée japonaise débouche après une marche épuisante de 400 kilomètres par des chemins affreux et l’hiver finissant.

Sur leurs bastions dominants, les Russes attendent paisiblement, sans angoisse. Sûrs d’eux-mêmes, ils regardent, avec le dédain que donne la persuasion de la supériorité et de la force, cette invasion de grosses fourmis noires au col rouge qui, bien vite, habilement, dans cette plaine cependant découverte se terrent et disparaissent.

Eux se montrent, ils n’ont pas peur ! Leurs préparatifs se font sans mystère. Des lignes de papkas et de shakos jalonnent tout le long du jour les positions qu’ils occupent. Leurs canons découpent sur l’horizon une silhouette imprudente que les Japonais, invisibles de leurs terriers, repèrent. Des mouvements se font au grand jour que les Japonais surveillent. Les cosaques, insouciants, mènent boire au fleuve leur cavalerie que les Japonais dénombrent. Tout cet appareil de force tranquille, naïvement déployé par les Russes dans l’espoir d’impressionner l’ennemi, ne l’émeut guère. S’ils sont encore inconnus de leurs adversaires, les Japonais connaissent merveilleusement les leurs. Ils connaissent aussi ce pays pour s’y être battus victorieusement déjà et pour l’avoir parcouru et étudié bien des fois depuis, dans l’attente désirée de nouveaux combats. Cette ligne fragile de défenseurs qui couronne les crêtes ne les intimide pas. Étendue inconsidérément sur un front immense de plus de 20 kilomètres, elle n’est forte nulle part et nulle part soutenue, alors qu’en arrière, on ne sait où, mais à coup sûr trop loin, sont immobilisées d’inutiles batteries et d’inutiles réserves. Les Japonais ont vu ou deviné tout cela ; ils savent où il faut frapper et préparent les coups qui décideront de la victoire.


sur le yalou
Le monument s′élevant sur l’une des hauteurs indique l’emplacement où des boulets japonais tuèrent leurs propres soldats.

À cette première victoire ils y tiennent, car ce ne sont pas seulement de simples cordons d’adversaires qu’il s’agit de bousculer, c’est, en l’espèce, la barrière d’Occident dressée devant leurs ambitions qu’il faut abattre. N’est-ce pas l’Occident qui s’est avancé jusque-là depuis que les hommes du Nord y ont installé leurs soldats et des entreprises, ont imposé leurs volontés et des lois ? Aussi ce fleuve dangereux qu’il faut franchir, ces pics escarpés qu’il faut gravir sous la coulée mortelle des canons, sous l’avalanche meurtrière des balles, ne les épouvantent point tant que la menace intolérable qui plane sur leur race : l’arrêt de leur vie et de leur expansion. Et leur énergie s’exalte et leur patriotisme s’enflamme à la pensée que d’un heureux effort dépendra l’accomplissement de leur destinée glorieuse.

L’abnégation individuelle leur paraît une nécessité pour l’intérêt commun. La mort ne les effraie pas, elle n’est point à leurs yeux, dans ce cas, le sacrifice douloureux auquel par devoir on se résigne, c’est pour eux plus que cela, c’est un honneur que l’on sollicite, c’est l’holocauste de soi-même fait avec reconnaissance et transport pour le triomphe de la sainte cause.

Est-ce à dire qu’ils n’aient point peur ? Ce sont des hommes, après tout. Intérieurement, l’appréhension d’une première rencontre avec les ours du nord les trouble. Ces géants, dont ils n’ont pas encore mesuré la force, les inquiètent par leur haute stature. Mais ce sont là des craintes passagères qu’ils repoussent aussitôt comme viles et coupables et qu’un souffle de patriotisme dissipe, emporte au loin. Ils n’ont pas peur parce qu’ils veulent ne pas avoir peur, ces êtres chétifs, devant les colosses qui les narguent ; parce que la peur serait leur mort comme l’insouciance et le dédain sera la mort des autres.

Insouciants et dédaigneux, les autres sur leurs rochers attendent ; ils sont braves aussi ; de plus, un large fleuve les défend, guéable en de rares points que des postes gardent, que les canons surplombants de là-haut surveillent.

Mais vers le soir ces postes sont bousculés et des ponts immenses construits dans l’eau glacée, où des hommes, héroïquement, durant la nuit, plongent et travaillent.

Toute la plaine vibre de l’activité des fourmis noires au col rouge, sorties enfin de leurs trous à la faveur de l’ombre.

Et quand le jour se lève, le dangereux franchissement du long fleuve commence. Les batteries russes crachent aussitôt du fer de toutes leurs bouches pour crever les ponts et détruire et submerger ce peuple d’audacieux qui s’y aventure. Mais les canons japonais ripostent avec une justesse admirable, les anéantissent, arrosent de projectiles les tranchées ennemies, repérées aussi, où la grêle des shrapnels, s’abattant sur les défenseurs, les hache ou les décime. Alors les canons japonais, que rien ne gêne plus, accompagnent de leur feu la marche de leurs troupes. Celles-ci traversent la rivière et l’eau monte jusqu’à la ceinture des hommes, jusqu’aux épaules, clapote à des oreilles même ; quelques-uns s’enfoncent, perdent pied, disparaissent, d’autres frappés par une balle tombée des crêtes s’affaissent et s’abandonnent au tourbillon glacé qui les emporte vers la haute mer. Mais qu’importent quelques pertes puisque les troupes ont traversé et cernent déjà le pied des bastions !

Les batteries russes se rallument, les canons japonais, décrivant un cercle fulgurant, les éteignent et poussent leurs fantassins qui, réconfortés et soutenus par leur voix, escaladent allègrement les crêtes.

La ligne russe trop fragile s’ébranle, se disloque. L’aile gauche, trop en l’air et prise en flanc, lâche pied et se débande sous cette menace inopinée surgissant des crêtes. Le centre tient cependant, résiste, vomit tout son feu sur les assaillants, les arrête et les cloue haletants contre les rocs abrupts où ils s’agrippent. Mais leurs merveilleux canons les sauvent, ils se sont rapprochés encore, et par leur feu déclenchent à nouveau l’attaque qui reprend furieuse et que ces canons soutiennent, et que ces canons suivent, et que ces canons poussent jusque sur les défenseurs russes, au risque de blesser leurs propres troupes. En effet, deux obus ont creusé une énorme trouée dans une colonne d’assaut, elle s’affole et se disperse, mais d’autres colonnes arrivent qui la ramassent, l’entraînent, et cette formidable trombe s’abat sur la position d’où les Russes, épouvantés, détalent.

Toute la ligne de hauteurs dominant le fleuve est enlevée. C’est la fin du combat, mais non celui de la bataille. Les Japonais exténués par l’effort s’arrêtent. Cette matinée succédant à une nuit sans sommeil exige un repos de quelques heures. Les Russes, à la faveur de ce répit, cherchent à se rassembler pour une résistance suprême. Mais quand la poursuite recommence, leurs éléments sont épars encore. Ceux qui sont sur cette position de repli, préparée d’avance, superbement la défendent. Collés à leurs retranchements, aucune menace ne les en arrache ; Titans furieux, ils bravent des forces dix fois supérieures, et les chocs qu’incessamment ils reçoivent, au lieu de les affaiblir, rendent plus terribles ceux qu’ils donnent en retour. Il semble que ce soit la montagne elle-même qui se défend. Ces bataillons désespérés qui tiennent ainsi la route permettent aux éléments éloignés d’opérer la retraite ; mais eux, qui se dévouent, n’échappent pas à l’étreinte. Bientôt c’est l’enveloppement, c’est leur fin. Ils veulent se dégager, il est trop tard. Les ennemis, à leur tour, barrent la route d’un triple rang de pointes d’acier. Farouches, les Sibériens s’y précipitent, voulant quand même y creuser une trouée. Et, dans la clameur des râles, les baïonnettes claquent, grincent et plongent. Quelques hommes passent, beaucoup de héros tombent !

La porte d’Occident est enfoncée ! et ses terribles gardiens en déroute. Victoire ! De ce premier choc de deux races et de deux civilisations opposées, ce sont les blancs, la race crue toujours supérieure qui sort vaincue. Victoire ! L’orgueilleuse et légitime ambition des vainqueurs s’enfle et s’accroît de l’enthousiasme reconnaissant qui par toute l’Asie se propage. Leur mission libératrice plus que jamais leur apparaît à cette heure impérieuse. Derrière eux, tout l’Orient obéissant s’élance, tout l’Orient met en eux ses aspirations de révolte et d’indépendance. Ils ne décevront point ces espérances. Ce premier pas dans la victoire engage la victoire des autres. Ils sauront marcher avec elle.

Dans l’attente du premier choc une inquiétude inavouée, mais cependant réelle, planait sur ces troupes neuves, en dépit de leur bravoure. Maintenant la « frousse » de l’ours du nord est à jamais dissipée. L’assurance a changé de camp. En effet, la révélation soudaine de cette énergie et de cette valeur insoupçonnées jusque-là chez leurs adversaires détruit chez les Russes la belle confiance du début et paralyse à jamais leur initiative. Eux, si enclins à la passivité, sont stupéfaits, étourdis par cette témérité et cette surprenante audace ; ils ne se sentent eux-mêmes et sûrs d’eux-mêmes qu’immobiles derrière leurs remparts de terre, sur leurs positions, où ils font corps avec elles et où ils se montrent toujours héroïques et dangereux. Mais quand, sous un effort violent de leur volonté, ils s’en dégagent et vont enfin de l’avant, leur élan bientôt s’arrête, leur offensive se glace, hésite, faiblit dans l’appréhension de l’embûche qui se prépare, sous la menace des forces invisibles progressant sur leurs flancs pour couper la retraite, par la crainte puérile d’une avalanche de Japs diaboliques dévalant des sites les plus inattendus.



sur le yalou
Le petit railway militaire du Yalou à Moukden.

Ces petits Japs par leur hardiesse hantent perpétuellement leur pensée à l’heure des décisions énergiques. Il y en a dans l’air qu’ils respirent, dans le vent qui souffle au travers des passes de la montagne, dans les pierres qui roulent des pics abrupts, jusque dans leurs rêves aussi ; et là, ce ne fut que trop vrai.

Après la terrible surprise nocturne de Port-Arthur, que de surprises semblables sur terre dans la nuit ! Petits postes enlevés, détachements entiers bousculés, corps à corps furieux rompant un sommeil insouciant et tranquille. Que d’échecs dus à cette confiance naïve et injustifiée dans l’inviolabilité de l’ombre comme dans l’inviolabilité de leurs tranchées sempiternelles.

J’en revois la série sanglante du petit railway militaire courant du Yalou jusqu’à Moukden. Dans cette montagne difficile qui fut le champ d’action glorieux de l’entreprenant Kuroki je refais après lui ses étapes. Je ne suis pas seul. Des Japonais et des Japonaises, des émigrants, s’en allant vers le nord, m’accompagnent. Comme moi ils s’intéressent aux exploits de leurs glorieux soldats et mieux que moi ils les connaissent. Au surplus, des cartes aident leurs souvenirs, de ces cartes populaires distribuées par millions dans leur pays, pendant la guerre, et que tout le monde savait lire, les femmes, les enfants, les tout petits même, y plantant chaque jour de minuscules drapeaux, comme chez nous le font seuls les gens de métier pour marquer l’avance des troupes.

Dans ce wagon découvert et sans siège, où nous sommes là pêle-mêle avec du matériel et des bouts de rails, des caisses et des ballots sur lesquels on se tient malaisément en équilibre, où les rayons cuisants d’un soleil de juillet alternent avec de torrentielles averses, personne néanmoins ne songe à se plaindre. On a trop à faire à chercher dans les sites qui se succèdent l’évocation vivante de quelque épisode glorieux. Et les mains se tendent tout à coup vers une pagode en ruine, vers un village aux toits défoncés attestant la tombée des obus, vers des crêtes surplombantes où les tranchées se profilent. « Rouski ! Rouski ! » crient toutes les bouches, m’apprenant que les Russes s’étaient accrochés là. Puis autour de ce point les gestes s’élargissent, çà et là s’arrêtent et me montrent : « Nihon ! Nihon ! » (Japonais). Ce sont les Japonais qui font irruption de plusieurs côtés à la fois : ils attaquent de front, sur les flancs, sur l’arrière. Pour les Russes cernés dans leurs forteresses, c’est la défense désespérée sans autre issue que la mort, ou bien la retraite désordonnée, lamentable, à travers un inextricable fouillis de pics et de rocs, sans chemins, sans pistes, où ils perdent leurs canons, leurs munitions et leurs vivres.

Nous passons devant le col de Mo-tien-ling, porte naturelle et que des retranchements nombreux ont rendu inabordable ; l’attaque, aussi énergique soit-elle, doit venir s’y briser. Mais sous le coup d’une terreur inexplicable, les Russes l’abandonnent sans résistance, livrant à leurs adversaires surpris la route de Liao-yang. Comprenant, mais trop tard, leur faute, ils veulent reprendre le col ; les Japonais à leur tour s’y sont organisés. Deux tentatives faites avec un effectif supérieur échouent parce que l’offensive comme d’habitude est timide, parce qu’après avoir commencé la menace ils la suspendent et s’arrêtent pour recevoir de l’adversaire le coup qu’ils auraient dû lui porter. Et c’est ainsi tout le long de ces défilés. C’est la même faute qui s’est produite à Guebato où notre train stoppe le soir[1]. Deux bataillons russes tombent à l’improviste sur une grand’garde du régiment protégeant l’aile droite japonaise ; les Russes que d’autres bataillons suivent et qui ont l’avantage du terrain et du nombre n’ont qu’à foncer tout droit sur la grand’garde, l’écraser ou la précipiter dans la vallée sur le régiment surpris et morcelé. C’était une victoire. L’aile droite ennemie refoulée, avec plus d’énergie encore et des renforts c’était l’abandon forcé du fameux col de Mo-tien-ling par Kuroki, pris entre deux feux. Mais les Russes ne devinent rien de tout cela. L’insignifiante panique causée par leur irruption imprévue les satisfait et, sollicités par cet invincible besoin de couverture, ils se terrent et tiraillent, attendant l’ennemi reformé et renforcé qui les repousse. Vraiment leur conception de l’attaque est parfois enfantine et comique. Ils semblent s’imaginer que du fait de leur arrivée sur le champ de bataille les adversaires pris de panique doivent s’enfuir, à l’exemple de ces peuplades primitives que la vue de l’homme blanc et de ses armes met en déroute, à l’exemple aussi de ces bandes étourdies de moineaux becqueteurs qu’un épouvantail ridicule dressé brusquement parmi les blés mûrs disperse. Loin de moi la pensée d’affirmer que leur tactique procéda toujours de cette conception simpliste, non, elle fut souvent à la hauteur de celle de l’adversaire, mais leur inconcevable et je dirai leur orgueilleux optimisme en gâta bien des fois, par quelque côté, l’heureuse exécution. Ils se prisaient trop et ne prisaient pas assez leurs adversaires. Certains du succès final, ils négligeaient inconsciemment les moyens qui cependant le préparent. Alors que les Japonais réfléchissent et observent, mûrissant leurs plans, combinant et préparant leurs attaques avec prudence, réglant les détails, ne laissant rien à l’aventure, prévoyant tout, même l’éventualité de la défaite, eux se risquent sans une préparation complète, sans une réflexion suffisante, sans même la certitude d’être aidés de tous leurs moyens. Mais ils doivent vaincre, malgré ces fautes dont la gravité leur échappe, en raison même de cette puérile assurance ; ils doivent vaincre parce que c’est la grande et sainte Russie qui marche avec eux, celle qui dompta Charles XII et battit Napoléon, celle qui triompha à Plewna, celle dont les destinées lui font un devoir de régenter l’Asie, de maîtriser et d’écraser ce peuple orgueilleux et chétif qui, sur les bords d’Extrême-Orient, proteste contre la légitimité de la mission des tsars.

C’est malheureusement cette invincible croyance en leur force qui fit leur faiblesse. Comptant plus encore sur les événements que sur eux-mêmes, ils devaient être nécessairement vaincus par ces êtres pétulants d’énergie qu’ils menaçaient dans leur existence, par ces Japs héroïques, et fougueux, sans prestige intimidant dans le passé, qui n’attendaient leur salut que du seul prestige qu’ils allaient s’acquérir dans le présent.

La gloire désirée par ces Nippons, c’est une gloire taillée dans les lambeaux de celle de leurs adversaires, qu’ils jugent vieillie et surfaite. Rien ne les arrêtera, qu’une même impétuosité dans l’action et qu’une même superbe abnégation devant le sacrifice. Aucun épouvantail, fût-il millénaire et sacré, ne les déviera de leur route, pas même les obstacles les plus insurmontables, parce que ces obstacles sont d’un irrésistible attrait pour eux, et parce qu’ils éprouvent en dépit même de la mort un orgueilleux plaisir à les surmonter.


chemin de fer du yalou à moudken
Ce petit railway, merveilleux d’audace, grimpe, s’accroche, serpente, parait s’enrouler sur lui-même pour atteindre le col le plus élevé de cette Suisse mandchourienne.

C’est ainsi et pour cela que les Japonais marchent et que les Russes constamment reculent. « Nihon make Ruski toujours go bak »[2], me dit une compagne de voyage dans son langage national pittoresquement agrémenté de quelques mots d’anglais et de français, toute sa science. Et, bien que cette satisfaction évidente, se traduisant sur son visage et celui de ses compatriotes, m’irrite à l’égal d’un défi jeté non seulement aux Russes, mais à l’Occident tout entier, je m’efforce de n’en rien laisser paraître ; car n’ai-je pas à me louer de leurs bons procédés à mon égard pendant cette pénible journée ? En effet, ayant dès le début du voyage complaisamment satisfait leur penchant naturel à la curiosité et à l’interview, ils me savent gré par la suite de m’être livré à demi et se livrent quelque peu en retour ; ils me racontent de longues histoires que je ne comprends pas, mais nous devenons des amis quand même. Nous mangeons du riz et du poisson sec dans les mêmes petites boîtes, non sans de nombreuses politesses, et nous buvons de l’eau et de la bière à la même bouteille avec non moins de petits saluts et de cérémonies. Tout le long du jour pour se délasser on change aimablement de sièges, abandonnant les caisses trop dures où le corps est d’aplomb, pour un ballot plus moelleux, mais qui oscille. Les couvertures et les manteaux sur tous les voyageurs indifféremment s’étendent sous la pluie, tour à tour plusieurs ombrelles s’ouvrent sur ma tête pour la protéger des rayons trop méchants. Ce que je lis, ce que j’écris intrigue ; mon costume et mes bagages sont l’objet de nombreux commentaires ; mes journaux, mes livres, ma jumelle et mon kodak dans toutes les mains successivement s’arrêtent ; des mousmés devenues familières explorent mon petit sac, le fond de mes poches même, mais cela parce que je m’y prête et parce que cette curiosité m’amuse. Une vieille mousmé que mon air bon enfant ravit me passe silencieusement à intervalles réguliers une tranche d’orange avec des saluts et un sourire. Une autre tire de ses manches profondes un petit carré de papier qu’elle me présente et, épongeant sa sueur d’un papier semblable, m’invite à suivre son exemple. Connaissant le russe, elle s’évertue à vouloir me le faire comprendre et paraît s’étonner que les gens d’Occident ne parlent point tous la même langue. Voyons ! est-ce que les habitants du grand Japon se servent entre eux de différents langages ?


chemin de fer du yalou à moukden
Les voyageurs, dans un wagon découvert, se trouvent là pêle-mêle avec du matériel et des bouts de rails, des caisses et des ballots.

Dans un cirque profond de la montagne où des approvisionnements considérables sont entassés nous faisons halte pour la nuit. C’est Guabeto. Autour de la station où dorment de nombreuses locomotives, déjà des maisonnettes se construisent. Pas d’hôtellerie japonaise encore. Rien qu’une vieille auberge chinoise[3] endolorie par la guerre, à la porte brisée, aux fenêtres qui bâillent de tous leurs carreaux déchirés. Nous sommes vingt sur un « kang »[4] où l’on serait à l’aise dix à peine. Chacun se gêne et sans que cela y paraisse, puisque tout ce monde ne cesse de sourire, de saluer, de se prodiguer des compliments et des politesses. J’en ai ma part. On me fait sur le kang une place trop grande, je proteste, les mousmés mes voisines gracieusement insistent. Je remercie et l’on se resalue encore. Mais je suis embarrassé vraiment quand vient l’heure du bain et qu’on m’oblige à en user le premier. L’installation est très sommaire. Dehors, à quelques pas de la porte, non loin de la route, un simple tonneau dans lequel chacun plonge à son tour pendant qu’à la ronde mousmés et Nippons se dévêtissent et se frictionnent. Confus, déconcerté, j’hésite, je me dérobe, mais sur les instances de tous je me vois obligé, par pure convenance, d’ouvrir la série ; et, très sensible à cet honneur inattendu, j’en deviens pourpre jusqu’aux chevilles !



  1. Bien qu’ayant visité tous les champs de bataille, je n’ai pas l’intention de faire ici l’historique de la guerre. Cette étude existe déjà. C’est la Guerre russo-japonaise du chef d’escadron d’artillerie breveté R. Meunier (Berger-Levrault et Cie, éditeurs), étude très complète et documentée, dont je me suis d’ailleurs servi avec profit. En réalité, ce à quoi je me suis appliqué dans ce chapitre et le suivant, c’est moins à l’exposé des situations qu’à celui des causes qui les dénouèrent, soit en bien, soit en mal, pour les deux adversaires.
  2. Le Japonais fait toujours fuir le Russe.
  3. Tenue cependant par des Japonais.
  4. Lit chinois.