Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie I/Chapitre IV

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LA RIME


L’assonance. — Les vers de nos plus anciens poèmes n’ont pas de rimes, mais seulement des assonances. On dit que deux vers assonent entre eux quand leur dernière voyelle tonique est la même voyelle. Cette condition est suffisante, mais strictement nécessaire ; que les phonèmes ou sons qui suivent ou précèdent immédiatement cette voyelle se ressemblent ou soient absolument différents dans les deux vers, peu importe ; que les deux voyelles en jeu soient écrites de la même manière ou non, il n’importe pas davantage : l’orthographe n’a rien à voir en cette question ; mais il est indispensable que ces voyelles se prononcent pareillement, qu’elles aient le même timbre ; ainsi un o ouvert ne saurait assoner avec un o fermé.

La laisse. — En général ce n’est pas seulement à deux vers, mais à toute une série de vers, appelée laisse, que l’on donnait une même assonance, et les divisions en laisses correspondaient à celles du développement. Voici le début d’une laisse composée de dix-huit vers qui assonent en i :

Rodlanz ferit en une piedre bise :
Plus en abat que jo ne vos sai dire ;
L’espede croist, ne froisset ne ne briset,
Contre lo ciel a mont est ressortide.
Quant veit li coms que ne la fraindrat mie,
Molt dolcement la plainst a sei medisme :
« E ! Durendal, com iés bele e saintisme ![1] »

(Chanson de Roland, xie siècle)

Apparition et définition de la rime. — Dès le xiie siècle, la versification devenant plus savante, cette ressemblance un peu vague à la fin des vers parut insuffisante, et l’on exigea l’homophonie non seulement de la dernière voyelle tonique, mais, en même temps de tout ce qui suivait cette voyelle, c’est-à-dire la rime. On n’eut plus des laisses assonancées, mais des laisses rimées. Mais ce qu’on gagnait ainsi en précision, on le perdait en variété. Peu nombreuses étaient les rimes qui pouvaient fournir une laisse de quelque étendue et les mêmes séries de rimes revenaient avec une fréquence fastidieuse. Aussi bientôt après, dès le même xiie siècle, le besoin de variété amena les poètes à changer de rime régulièrement tous les deux vers.

Les rimes masculines et les rimes féminines. — Cette nouvelle observance n’était pas encore un moyen infaillible d’éviter la monotonie. À cette époque, où tous les e devenus muets depuis, se prononçaient encore nettement, il y avait deux catégories de rimes bien distinctes pour l’oreille. Les unes se terminaient avec la syllabe même qui contenait la voyelle tonique ; les autres avaient après cette syllabe une autre syllabe contenant un e atone. Les premières sont appelées rimes masculines et les secondes rimes féminines, sur le modèle de la plupart des adjectifs et d’un grand nombre de substantifs, chez lesquels précisément le féminin se distingue du masculin par l’apparition d’une syllabe de plus contenant un e atone : petit, petite, chat, chatte.

L’alternance. — Or quand le hasard amenait à la suite l’une de l’autre toute une série de rimes masculines ou toute une série de rimes féminines, l’oreille éprouvait une impression d’uniformité désagréable parce que tous les vers finissaient sur une syllabe tonique ou au contraire sur une syllabe atone. Pour remédier à cet inconvénient certains poètes eurent l’idée, dès la fin du xve siècle, de faire alterner régulièrement les rimes féminines avec les rimes masculines ; puis, au xvie siècle, Ronsard érigea ce procédé en règle pour toute la poésie moins les poèmes lyriques en strophes ; enfin Malherbe en fit une règle absolue pour toute notre versification[2]. De cette manière on obtint la variété continuelle des rimes à coup sûr et mécaniquement.

Cette règle d’alternance, qui est à vrai dire la plus importante des règles classiques concernant le rime, a été observée jusqu’à nos jours. On vient de voir par quelles étapes successives elle a été obtenue, et qu’elle avait pour but d’éviter la monotonie et d’atteindre la variété, qui est par elle seule un charme.

Proscription des rimes banales. — C’est le même besoin de variété qui a fait naître les autres règles classiques relatives à la rime, en particulier la proscription des rimes trop faciles ou trop banales. Ainsi on blâme la rime d’un mot simple avec son composé : ordre et désordre, voir et prévoir, de deux composés contenant le même simple : bonheur et malheur, conduire et introduire, car ce serait faire rimer un mot avec lui-même. On ne l’admet qu’au cas où les deux mots se distinguent par une signification dont la différence est bien marquée : pas et point particules négatives riment bien avec pas et point substantifs, front avec affront, prix avec mépris. On n’aime pas les rimes de deux mots qui expriment des idées tout à fait analogues ou exactement opposées, comme douleur et malheur, chrétien et païen ; ce sont des rimes trop faciles et qui reviendraient trop souvent : la composition poétique condamne la négligence et la vulgarité. Les mots qui s’appellent presque forcément, comme gloire et victoire, guerriers et lauriers constituent des rimes banales.

Les mots d’une même catégorie grammaticale. — On tolère la rime de beauté avec bonté, trouvée avec lavée, délibérer avec pleurer, trouva avec cultiva, puni avec fini, perdu avec vendu, éclatant avec important, parce que la rime de ces mots contient une consonne avant la voyelle tonique ; mais on préfère de beaucoup faire rimer bonté avec persécuté, trouvée avec corvée, trouva avec il va, puni avec un nid, abattu avec vertu. C’est dire que l’on évite d’accoupler des mots appartenant à un même type de formation ou à une même catégorie grammaticale. Lorsque de pareils mots n’ont rien pour rimer avant la voyelle tonique, on les rejette absolument : aimé ne rime pas avec porté, ni chanter avec pleurer, ni chercha avec donna, ni puni avec parti, ni vendu avec résolu. C’est qu’alors une autre considération entre en jeu : de pareilles rimes ne sont à proprement parler que des assonances. Dans les poèmes assonancés la rime apparaissait déjà parfois, mais sans être cherchée ; les deux derniers vers du passage de la Chanson de Roland cité plus haut en fournissent un exemple. Quand pour obtenir la rime on exigea, outre l’homophonie de la voyelle tonique, celle de tout ce qui suivait cette voyelle, il n’y eut pas de différence entre la rime et l’assonance dans les cas où la voyelle tonique finissait le mot. On accueillit donc dans les ouvrages rimés une importante catégorie d’assonances ; mais on remarqua bien vite qu’elles fournissaient des ressources trop faciles à la médiocrité et n’offraient pas à l’oreille une ampleur de son comparable à celle des autres rimes. On évita ce danger : 1o par les prohibitions qui viennent d’être énumérées, 2o par la recherche de la rime riche.

L’assonance dans les poèmes rimés. — Grâce à ces prohibitions, l’assonance ne fut plus guère acceptée comme rime qu’entre des mots appartenant à des types grammaticaux différents et surtout quand l’un des deux était un monosyllabe. En outre les poètes soigneux de leurs rimes ne les admirent que dans des vers rimant deux à deux :

Une triste pensée..............
Glace ta grandeur taciturne ;
Telle en plein jour parfois, sous un soleil de feu,
La lune, astre des morts, blanche au fond d’un ciel bleu,
Montre à demi son front nocturne.

(Hugo, Les Orientales, xxxviii)

Les combinaisons de la rime. — Quand les rimes se succèdent ainsi deux à deux on les appelle rimes plates ou suivies ; quand les vers masculins alternent avec les féminins, elles sont dites croisées :

Sur la pente des monts les brises apaisées
Inclinent au sommeil les arbres onduleux ;
L’oiseau silencieux s’endort dans les rosées
Et l’étoile a doré l’écume des flots bleus.

(Leconte de Lisle)

Quand deux vers à rimes plates sont entourés par deux vers rimant entre eux, les rimes sont dites embrassées :

Déplorable Sion, qu’as-tu fait de ta gloire ?
Tout l’univers admiroit ta splendeur,
Tu n’es plus que poussière ; et de cette grandeur
Il ne nous reste plus que la triste mémoire.

(Racine, Esther)

Enfin on nomme les rimes redoublées quand la même est répétée plus de deux fois, et mêlées ou libres quand les diverses combinaisons précédentes sont réunies.

La rime riche. — Lorsque les rimes ne se suivent pas deux à deux, elles ont besoin d’une sonorité plus pleine, d’une netteté plus frappante que lorsqu’elles sont plates ; il ne faut pas que la rime énoncée soit assez vague pour qu’on l’ait oubliée quand vient celle qui lui répond. On le remarqua de bonne heure, d’où la recherche des rimes riches et des rimes rares. On appelle rimes riches celles qui présentent l’homophonie d’un élément de plus que ceux qui sont indispensables aux rimes suffisantes. Ainsi banni et fini ne riment pas richement puisque l’n est le seul élément qui les empêche de simplement assoner ; mais bannir et finir, parti et sorti riment richement puisque la rime était suffisante sans l’n des deux premiers exemples et sans l’r des deux suivants.

Utilité de la rime. — La rime est indispensable à nos vers parce que c’est elle qui en marque la fin. La structure intérieure de l’alexandrin n’est pas soumise à des règles assez fixes, les éléments rythmiques peuvent être constitués de manières trop variées pour que des vers sans rimes, ou vers blancs, ne se confondent pas bien vite avec de la prose un peu régulière. C’est ce qui explique que les tentatives faites à diverses reprises pour installer en France les vers blancs, aient toujours échoué. Quant aux vers libres, ils ne sont des vers qu’à condition d’être rimés ; sans rimes il est impossible de reconnaître leur forme et de savoir à quel endroit l’on passe d’un vers à un autre ; sans rimes ils ne sont des vers que sur le papier et pour les yeux. Or les vers sont essentiellement faits pour être entendus : leurs coupes, leur rythme, leur musique, leur rime, tout ce qui les constitue est fait en vue de l’oreille. Lire des vers seulement des yeux est un contre-sens. La rime avertit l’oreille qu’un groupe rythmique est complet et qu’un autre va venir ; tant que la seconde rime n’a pas été entendue, l’esprit est dans l’attente ; dès qu’elle a sonné à l’oreille, il se repose dans le sentiment de satisfaction qui naît de toute combinaison harmonieuse reconnue parfaite.

La rime et l’orthographe. — N’étant faite que pour l’oreille, la rime n’a pas à tenir compte de l’orthographe, et des rimes comme les suivantes sont irréprochables :

Cet homme en mon esprit restait comme un prodige,
Et, parlant à mon père : Ô mon père, lui dis-je

(Hugo, Feuilles d’automne)

Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène,
Est-elle si vivante et si vraiment humaine ?

(Musset, Namouna)

Mais toute rime dont la voyelle tonique n’a pas les deux fois le même timbre est blâmable et même, à proprement parler, fausse puisqu’elle n’est pas même une assonance :

Terre de la patrie, ô sol trois fois sac,
Parlez tous ! Soyez tous témoins que je dis vrai.

(Leconte de Lisle, Les Érinnyes)

Lorsqu’il eut bien fait voir l’héritier de ses trônes
Aux vieilles nations comme aux vieilles couronnes.

(Hugo, Napoléon III)

La rime est mauvaise aussi quand elle est constituée par deux mots terminés par une consonne qui se prononce dans l’un et pas dans l’autre :

Le reste existait-il ? — Le grand père mourut.
Quand Sem dit à Rachel, quand Booz dit à Ruth.

(Hugo, Petit Paul)

Les rimes de ce genre sont en contradiction avec la définition même de la rime ; aussi les blâme-t-on universellement, malgré l’exemple de nos grands poètes, même quand l’orthographe est exactement la même dans les deux mots, comme dans Brutus et vertus.

Emploi de la rime riche. — C’est parce que les rimes sont faites pour l’oreille qu’elles ont besoin d’être d’autant plus riches qu’elles sont plus éloignées l’une de l’autre. Dans les rimes plates la richesse devient vite fatigante. Nos grands poètes l’ont parfaitement compris. On n’en saurait dire autant de ceux qui, au xvie siècle et de nouveau au xixe, se sont imaginé que la richesse des rimes pouvait suppléer à la pauvreté des idées. La rime riche ne doit jamais être recherchée pour elle-même, mais seulement quand le sens ou la distance exigent une netteté particulière. La rime trop riche a l’air d’un jeu de mots et doit toujours être évitée dans les genres sérieux.


  1. « Roland frappe (de son épée) sur une roche bise ; il en abat plus que je ne saurais dire ; l’épée grince, mais ne s’ébrèche ni ne se brise, elle rebondit en haut contre le ciel. Quand le comte voit qu’il ne la brisera pas, il la plaint bien tendrement en se parlant à lui-même : « Ah ! Durendal, comme tu es belle et sainte ! »
  2. On a vu plus haut, dans le chapitre sur le compte des syllabes, p. 9, que les formes aient, soient des verbes avoir, être et les finales -aient des imparfaits et des conditionnels ne comptent que pour une syllabe dans l’intérieur des vers. Il en est de même à la fin des vers et elles constituent des rimes masculines :

    Ils marchaient à côté l’un de l’autre ; des danses
    Troublaient le bois joyeux ; ils marchaient, s’arrêtaient,
    Parlaient, s’interrompaient, et, pendant les silences,
    Leurs bouches se taisaient, leurs âmes chuchotaient.

    (Hugo, Contemplations)