Petite Nell/À l’Heure du Besoin

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Verlag Von Raimund Gerhard (p. 90-98).
CHAPITRE XVII.
À l’Heure du Besoin.

Onze heures.

Sœur Hélène releva la tête pour écouter, posa son livre et s’approcha de la fenêtre.

Quelle nuit !

De l’azur profond du ciel, la lune souriait à la terre, illuminant tout ce que son regard embrassait.

Longtemps, son doux regard s’arrêta sur la figure que sœur Hélène tenait levée vers le ciel, puis elle la baisa au front et, radieuse, poursuivit sa course.

L’on n’entendait rien, tout dormait au village, elle seule veillait, elle seule attendait…

Là-bas, sur la route blanche… non, ce n’est pas une illusion, un point noir a paru, il grossit, il s’approche ; cette fois elle en est sûre, elle entend le bruit des roues, c’est bien lui ; dans quelques instants il sera là !

— Oui, dans quelques minutes, et il aura grand faim peut-être ; il faut que j’aille voir si le souper n’a pas trop souffert de cette longue attente.

Pendant ce temps, le véhicule continuait à avancer. Enfin, voici le jardin et la maison, qui se détache à peine de son entourage, tant sa robe de verdure est épaisse et fraîche.

— Charles, c’est toi !

— Si, c’est moi ! Comme c’est bon de se retrouver, n’est-ce pas ? Cela vaudrait presque la peine de se séparer pour éprouver comme c’est délicieux de rentrer chez soi !

— Tu as faim, n’est-ce pas ? Je vais vite chercher ton souper, il est prêt, Gritli y a mis tous ses soins.

— Merci, je n’ai besoin que d’une chose, mon lit.

Et son regard faisait l’inspection de la chambre, comme s’il attendait… mais à quoi pouvait-il s’attendre ?

— À présent, il faut que je te voie, dit sa sœur, en l’attirant près de la table ; il me semble que tu n’as pas bonne mine.

— Quelle sottise !

Elle ne répondit pas, mais éleva la lampe à la hauteur de cette chère figure qu’elle n’avait pas vue de deux longs mois.

C’était bien lui, et pourtant elle continuait à le regarder d’un air grave, presque inquiet.

Il sourit.

— Que vois-tu de si affreux, chérie ; ai-je beaucoup vieilli, que tu me regardes d’un air si mécontent ?

— Es-tu tout à fait bien, Charles ?

— Certainement.

— Tu n’as pas été malade ?

— Mais non, pourquoi ?

— Tes joues sont creuses, tes yeux fatigués…

— Eh bien ! cela prouve que j’avais besoin de rentrer chez moi ; du reste, si tu t’imagines que tu as bonne mine…

— Oh ! moi, c’est différent. Maintenant viens t’asseoir, tu dois manger quelque chose, sinon, Gritli sera offensée.

— Je n’ai pas grand’faim, je crois que je veux suivre l’exemple de Nellie et aller me coucher.

— Pauvre Petite Nell ! qui sait si elle est couchée…

Il se retourna si brusquement qu’elle tressaillit.

— C’est vrai, tu ne sais rien encore, ajouta-t-elle ; elle n’est plus ici ; mais je te raconterai cela demain, tu es trop fatigué ce soir pour rien entendre de plus.

Il ne répondit pas, il n’en pouvait plus ; la tête lui tournait même si fort qu’il se cramponnait au coussin du sofa.

Que lui arrivait-il ! était-ce la fatigue, était-ce… était-ce…

Il y eut un long silence, pendant lequel ils demeurèrent tous deux parfaitement tranquilles.

— Pourquoi, Hélène ? murmura-t-il enfin.

— Pour aller soigner son frère, qui est très malade ; tu comprends, je ne t’en ai rien écrit pour ne pas t’inquiéter, je ne voulais pas gâter la fin de ton séjour. Pauvre Petite Nell, ses chagrins ont commencé la veille de ton départ ; tu te souviens peut-être que sa tante l’avait invitée à dîner ce jour-là ?

Oh ! oui, il s’en souvenait, mais il ne le dit pas.

— Eh bien, son frère venait d’arriver et c’était pour lui en faire la surprise qu’on l’avait fait chercher ; pauvre petite, sa joie ne fut pas de longue durée, le même soir, en l’accompagnant ici… Mais… qu’as-tu, Charles… as-tu mal ?

— Moi, pas du tout, quelle idée ! fit-il, en s’adossant au mur.

— Donc, le même soir, en l’accompagnant ici, il lui parla de son intention de partir pour l’Algérie, où on lui avait offert une place, mais à la condition qu’il s’engageât pour deux ans. Oh ! comme Petite Nell était désolée en me racontant tout cela, le lendemain matin. Et nous, qui ne comprenions pas ce qui la retenait si longtemps ; nous ne nous doutions guère qu’elle était là, tout près, dans le pavillon, où tu aurais pu les voir quand tu es allé à sa rencontre.

— Tu vois, d’ici, venir la fin, reprit sa sœur d’une voix qu’elle essayait de raffermir ; le climat de l’Algérie, au lieu de lui faire du bien, n’a fait qu’aggraver un mauvais rhume dont il se plaignait depuis quelque temps ; bref, au bout de deux ou trois semaines, le pauvre garçon est tombé tout à fait malade, si malade qu’il a dû revenir ; depuis lors…

— Tu ne l’as pourtant pas laissée partir seule ! interrompit brusquement le docteur en se rapprochant du sofa.

— Je voulais l’accompagner, elle a refusé.

— Pour quelles raisons, te l’a-t-elle dit ?

— Parce qu’elle savait que son frère n’avait jamais pu me souffrir, répondit tristement sœur Hélène. Ah ! cela me rappelle qu’au moment de partir elle voulait encore t’écrire, elle disait te l’avoir promis, mais je l’ai empêchée de le faire, naturellement.

Le docteur avait détourné la tête.

— Et depuis lors, fit-il, quelles nouvelles as-tu reçues ?

— Quand elle est arrivée, il venait d’avoir une hémorragie, mais il paraissait plus soulagé, et maintenant ils attendent qu’il soit assez fort pour se remettre en route.

Sœur Hélène s’arrêta. Était-ce une illusion, était-ce l’effet de la lumière — il lui sembla que toute la figure de son frère rayonnait de la joie la plus profonde.

— Que dirais-tu, Hélène, fit-il lentement, si je te quittais de nouveau pour aller à son… à leur aide ?

— Ce que je penserais ? Oh ! Charles, ce que je sais déjà, c’est que tu es le meilleur des hommes ; c’est tout ce que je désirais, mais je n’osais pas te le demander.

Maintenant elle comprenait, elle savait ce qui faisait ainsi rayonner sa figure, la joie du sacrifice, la joie de secourir les malheureux, les souffrants.

Et, comme elle levait sur lui ses beaux yeux tout brillants de tendresse et d’admiration, il se détourna d’un air un peu embarrassé ; décidément, sa sœur n’y voyait pas très clair.

— Petite Nell, j’ai froid.

— Froid, mon chéri, par une chaleur pareille ; si tu veux, je fermerai la fenêtre.

— Non, non, ce serait encore pis, nous n’aurions plus d’air.

— C’est vrai, que faire alors ?

— Viens vers moi, chérie, cela me réchauffera.

Elle s’approcha du lit et prit dans les siennes les mains glacées de son frère.

Il sourit.

— Cela me fait du bien, dit-il, tu me fais toujours du bien, tandis que moi…

— Mon chéri, comment peux-tu dire cela ?

— Je le dis, parce que je le pense ; je ne t’ai jamais fait de bien. Oh ! Petite Nell, je voudrais vivre, je voudrais me guérir pour… pour changer, mais je crois que je ne peux plus.

Il la regarda d’un air troublé, et elle se pencha pour l’embrasser et essuyer la sueur qui perlait sur son front.

— Je n’aurai pas même été un ouvrier de la onzième heure ; je m’en irai sans avoir rien fait, ni pour toi, ni pour personne, ni pour Dieu.

— Louis, mon chéri, tu sais bien comme tu m’as rendue heureuse.

Il sourit tristement.

— Tu n’es pas difficile ; mais si je guéris, ajouta-t-il, le regard brillant d’espoir, tu ne me reconnaîtras plus, Petite Nell.

Elle l’embrassa de nouveau.

— Je crois pourtant que j’ai trop attendu, reprit-il, j’aurais dû suivre les conseils de maman et travailler quand je le pouvais ; à présent, je n’ai plus la force, je ne peux plus…

Il ferma les yeux, et Petite Nell resta près de lui sans faire un mouvement, regardant, comme en rêve, cette belle tête qu’elle avait toujours tant admirée et qu’elle trouvait plus belle encore, d’une beauté plus grave, plus majestueuse, plus insaisissable. —

Mon Dieu, était-ce vrai ?

Un nuage passa sur ses yeux, et ses mains se joignirent fortement.

Ah ! c’est qu’il est affreux, ce spectacle : la jeunesse, la vie, la beauté aux prises avec la mort !

Pourtant, elle ne pleurait plus, elle ne se débattait pas.

Oh ! comme c’était étrange, ce calme, cette force qui lui était venue, toute seule, à l’heure du besoin, avant même qu’elle l’eût demandée ! Elle restait là, tranquille, sachant que l’heure approchait, qui devait lui enlever toute joie, tout espoir, qui devait briser son cœur, et elle ne luttait plus, elle attendait…

La nuit était venue ; le malade s’agitait sur sa couche, ses grands yeux ardents se tournaient sans cesse vers sa sœur.

— Petite Nell, à présent, je regrette que tu sois seule, j’aurais dû te laisser écrire…

— Non, non, mon chéri, nous sommes très bien ainsi, rien que nous deux.

Il ne répondit pas et fit un effort pour aspirer un peu d’air.

— Nous aurons de l’orage, tu seras mieux après ; le ciel est déjà tout noir.

Il tourna ses regards vers la fenêtre et poussa un soupir.

— Petite Nell, je ne peux pas dormir, allume la lampe.

Elle obéit et vint s’agenouiller près de son lit, prit ses mains dans les siennes et leva vers lui deux yeux dans lesquels toute son âme avait passé.

Oh ! comme il était beau, plus beau que jamais !

Mais alors, pourquoi eût-elle un frisson, pourquoi ses yeux restèrent-ils comme rivés sur les siens, pourquoi eût-elle l’air si désespéré ?… Ah ! c’est que sur cette figure aimée, elle voyait passer quelque chose d’étrange, qu’elle n’avait vu qu’une seule fois dans sa vie, sur le doux visage de sa mère.

— Prions, murmura-t-il, veux-tu, Petite Nell ?

— Prier ? Oh ! oui.

Et, ses mains gardant toujours celles de son frère, son regard toujours attaché sur le sien, elle éleva sa voix, sans crainte, sans faiblesse, sans timidité. Oh ! comme elle pria ! toute son âme, toute sa vie était dans sa prière. Comme elle pria leur Céleste Ami de venir chercher celui qu’elle aimait et de l’emporter, bien doucement, loin de la souffrance, loin des deuils et de le prendre chez lui, dans le pays de la lumière et du bonheur !

Et pendant qu’il l’écoutait, la figure du malade devenait calme.

— Embrasse-moi, chérie.

Elle l’entoura de ses bras et le couvrit de baisers.

— Tu ne seras pas triste, Petite Nell ; tu te diras : « je lui ai toujours, toujours, toujours fait du bien, je lui ai fait le plus grand, le seul bien »…

Il s’arrêta brusquement, comme suffoqué, toute sa figure se contracta, un tremblement convulsif agita ses lèvres, puis il poussa un profond soupir… Ce fut tout.

— Louis ! Louis ; qu’as-tu ? Dis, mon chéri, dis, mon bien-aimé, es-tu plus mal ? réponds-moi ! Oh ! ne me regarde pas ainsi, j’ai peur, j’ai peur…

Mais il ne répondit pas, il resta à la même place, sans faire un mouvement, les yeux tout grands ouverts, la bouche grave, le front pâle.

— Non, ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, murmura-t-elle en caressant ses jolis cheveux, je sais qu’il va se réveiller, il peut se guérir encore, il veut changer, il veut travailler ; Louis, mon chéri, n’est-ce pas que c’est vrai ?

Elle l’entoura de ses bras. C’est toi qui ne m’as fait que du bien ; tu ne veux pas me laisser toute seule ? Oh ! mon Dieu, est-ce vrai, suis-je seule, toute seule au monde !…

Non pas toute seule. En cet instant, du seuil de la porte entrouverte un regard compatissant venait de s’arrêter sur elle.

La seconde d’après, une main se posait sur son épaule et une voix murmurait son nom.