Petite Nell/Un Cœur d’Or

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Verlag Von Raimund Gerhard (p. 34-40).
CHAPITRE VIII.
Un Cœur d’Or.

Il y avait dans le jardin de tante Olympe, où chaque recoin, chaque morceau de terre, gros comme la main, était soigneusement cultivé, il y avait pourtant un objet de parfaite inutilité. Tout au fond, à l’endroit où finissaient les carrés de légumes et les plates-bandes de fraises, un vieux pavillon, comme s’il avait eu honte de son existence, se cachait sous une épaisse couverture de vigne vierge.

Bien des fois, oncle Nestor avait proposé à sa belle-sœur de raser ce meuble et ce feuillage inutiles, et d’installer à leur place quelque bel arbre de rapport, car, selon lui, ce fouillis de verdure n’était propre qu’à fournir de rhumatismes les fous qui venaient y chercher ombre et fraîcheur.

Mais à toutes ses railleries tante Olympe avait fait la sourde oreille, et elle avait réussi à conserver intact cet abri qui lui rappelait maints souvenirs de son enfance.

C’était là que, depuis quelques jours, Maxime descendait, chaque matin, Petite Nell et la déposait dans son fauteuil, avec les mêmes précautions que si elle eût été de verre. Lorsqu’un beau matin on lui dit qu’il n’aurait plus à descendre au jardin que le fauteuil de sa cousine, il fut presque un peu déçu que les forces lui fussent si vite revenues.

Ce jour-là, Petite Nell et son amie ne quittèrent pas le pavillon de tante Olympe, mais, contre leur habitude, elles restaient de longs moments silencieuses, absorbées chacune dans leurs propres pensées.

— Je viendrai demain de bonne heure, pour savoir comment vous avez dormi sans votre garde-malade, dit sœur Hélène en regardant du côté où le soleil allait bientôt disparaître.

Et, comme la fillette ne répondait pas, elle ajouta d’une voix qu’elle voulait rendre très gaie : « Et dans quelques jours, c’est vous qui viendrez me voir, je me réjouis de vous montrer ma demeure, vous verrez comme elle est jolie ; et pourtant elle était loin d’être belle, à notre arrivée, et le jardin non plus, qui maintenant est un vrai paradis.

— Est-ce qu’il n’y a pas de carreaux de légumes ?

Sœur Hélène se mit à rire.

— Non, pas un seul, il n’y a que des fleurs, des arbres, du gazon, et tout est bien soigné, sans être trop correct. Pour qu’un jardin me plaise, reprit-elle, il faut qu’on ait envie de s’installer partout à la fois, et c’est toujours le cas chez mon frère, n’importe où il demeure.

— Où demeurait-il avant de venir ici ?

— À X…, dans une petite ville au nord de l’Allemagne.

— Était-ce joli, aussi joli que chez nous ?

— Aussi joli ! Mais on ne peut rien voir de comparable à ceci, répondit sœur Hélène, en montrant de la main le lac tranquille, qui étincelait aux rayons du soleil, et les montagnes rosées qui se penchaient sur lui.

— On ne peut rien voir de pareil nulle part, murmura-t-elle avec un soupir si profond que Petite Nell releva la tête.

— Sœur Hélène, regrettez-vous d’être venue ?

— Non, ma chérie, d’ailleurs il le fallait.

Et comme la fillette continuait à la regarder sans rien dire, elle sourit.

— Vous aimeriez savoir ce qui nous a amenés chez vous, dit-elle, eh bien, c’est très simple, c’est votre climat, et comme mon frère ne voulait pas rester seul ou plutôt ne voulait pas que je vinsse seule, nous sommes venus ensemble, voilà tout.

— Comme vous êtes heureuse ; moi, je n’ai pas la permission de demeurer avec Louis, je dois encore attendre plusieurs années ; mais alors nous ne nous quitterons plus. Oh ! que je me réjouis qu’il vienne, vous verrez, sœur Hélène, comme il est beau et gai ; tout le monde l’aime ; je ne serais même pas surprise qu’il réussisse à se faire aimer d’oncle Nestor :

— Vous dites cela comme si c’était la chose la plus difficile du monde.

— En tous cas, impossible pour moi, j’en ai une telle frayeur que je ferais volontiers une heure de marche pour éviter de passer près de lui.

Sœur Hélène sourit.

— Mais, vous savez, Petite Nell, que vos frayeurs ne sont pas toujours fondées, rappelez-vous…

— Oh ! c’est très différent, je sens qu’oncle Nestor me déteste.

— J’espère que vous vous trompez, pourtant…

— Écoutez, interrompit Petite Nell, en tendant l’oreille, non, je ne me trompe pas, c’est lui… Elle s’élança hors du pavillon.

— Louis ! Louis…

Un cri joyeux lui répondit, et avant qu’elle fût revenue de sa surprise, elle était dans les bras de son frère.

— Petite Nell, chère Petite Nell, comme tu as encore l’air malade !

— Malade ! mais je ne le suis plus, plus du tout, oh ! Louis, quel bonheur !

En disant ces mots elle écarta le rideau de vigne vierge pour le laisser passer.

— Louis, voici Mlle Steinwardt, c’est elle qui m’a soignée, tu sais.

Le jeune homme s’inclina très bas et prit, un peu intimidé, la main que lui tendait sœur Hélène qui s’était levée et se disposait à partir.

— Oh ! non, pas encore, murmura Petite Nell, en l’obligeant à se rasseoir.

— Sais-tu, reprit Louis, après quelques secondes, sais-tu, Petite Nell, que tu as tellement grandi, qu’au premier moment je ne pouvais croire que ce fût toi… Nell se redressa d’un air glorieux.

— Ah ! à présent, dit-elle, tu ne pourras plus me menacer de me montrer pour ma petite taille.

— Non, mais si tu continues on te montrera pour ta longueur. Maintenant, raconte-moi un peu quelle vie on mène ici, est-ce terriblement ennuyeux, as-tu beaucoup de peine à t’y faire ?

— Je ne sais pas encore, jusqu’à présent je n’ai rien fait.

— Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de ta santé dans tes lettres ?

— Parce que je ne me sentais pas malade, seulement un peu drôle, et puis j’avais tant d’autres choses à te dire qui m’intéressaient bien plus ; mais toi, tu ne m’écrivais rien, ni peu, ni beaucoup, et j’avais une si grande envie de savoir ce que tu faisais, si tu étais content de ta chambre, de ta pension, et si les soirées te semblaient bien longues, depuis… depuis que…

— Pauvre petite sœur, pardonne-moi, tu comprends, j’avais tant à faire et puis le courage me manquait, mais à présent, je vais tout te raconter. Et pendant qu’il lui donnait les détails, sœur Hélène ne pouvait s’empêcher de temps à autre de relever la tête de dessus son livre pour contempler le joli groupe qu’elle avait sous les yeux.

Assis tout près l’un de l’autre, se parlant à mi-voix, leurs deux têtes rapprochées, l’air parfaitement heureux, ils faisaient pourtant le plus absolu contraste ; elle, si blanche, si menue, si délicate ; lui, si grand et si rayonnant de jeunesse et de force.

Le regard de sœur Hélène allait de l’un à l’autre des deux enfants, partagée entre l’admiration, la crainte et la pitié. Enfin, elle se leva pour prendre congé, et, sans adieu, avec son meilleur sourire, elle embrassa Petite Nell et lui dit gaiement au revoir, puis, pendant que Louis continuait à l’amuser par son babil et ses récits, elle s’achemina du côté de sa demeure.

Elle gravit, sans regarder autour d’elle, les degrés du perron de la jolie villa, poussa la porte et se trouva dans une grande pièce toute meublée de vieux chêne.

— Enfin ! c’est toi, je n’y comptais plus.

Et une main se tendit vers elle de derrière une longue table à écrire. Et, si Petite Nell eût pu voir son docteur en ce moment, elle l’eût à peine reconnu, tant il y avait de douceur dans son regard et dans sa voix, même le pli soucieux de son front s’était presque effacé.

— Mais, dit sa sœur, en s’asseyant sur le fauteuil réservé aux patients, je t’avais promis de revenir aujourd’hui.

— Oui, mais ton tyran ne m’avait rien promis du tout.

— Elle est si peu tyrannique, reprit sœur Hélène, d’une voix un peu fatiguée, qu’elle n’a pas même cherché à me retenir ; mais, mon départ a été facilité par l’arrivée de son frère.

— Ah ! vraiment ; quelle espèce d’homme est-ce ?

— De la plus belle espèce, tu verras, mais je préfère la figure de Petite Nell.

Le docteur sourit.

— Ah ! voilà que tu te moques de moi.

— Pas du tout, seulement tu m’amuses ; ainsi, il n’a pas su trouver le chemin de ton cœur ?

— Mais, je n’ai fait que l’entrevoir, comment veux-tu ?…

Elle se leva pour quitter la chambre, et monta dans la sienne.

C’était une jolie pièce, assez vaste, et qui servait à sa propriétaire, de petit salon, en même temps que de chambre à coucher.

Un rayon de lumière pénétra jusqu’au petit lit blanc, au-dessus duquel était suspendu un portrait dont le cadre doré se mit à scintiller sous cette dernière caresse du soleil couchant.

Sœur Hélène s’en approcha, contempla pendant quelques secondes celui qui la regardait avec un sourire si vivant, qu’il semblait que ses lèvres fussent prêtes à s’entr’ouvrir.

Mais, au lieu de répondre à ce beau sourire par un autre sourire, elle cacha tout à coup sa figure dans ses mains et s’agenouilla près de son lit.