Petite garnison marocaine

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 10 (p. 53-82).
PETITE GARNISON MAROCAINE


En route pour Dar-Chafaï. — Le village et la kasbah. — La question des Tadla. — Les militaires en garnison et l’ascétisme africain. — Une école pratique d’arts et métiers. — Marsouins et goumiers ; campagne de guerre et cartouches à blanc. — Au village : le mellah, le douar de Cythére, les pionniers de la civilisation. — Les vendredis de Dar-Chafaï : le marché et la « chkaya. » — Les deux écoles. — Les préparatifs de la « colonne » de Marrakech. — Les échos de la révolte de Fez. — Dans l’espoir de jours meilleurs.


De mémoire de Marocain, jamais autant de Roumîs n’ont parcouru, comme pendant ces dernières semaines, la piste qui conduit de Casablanca à Marrakech. Spéculateurs et fournisseurs se hâtent vers la capitale du Sud, où l’arrivée toujours imminente et toujours différée des troupes françaises va faire affluer les douros et les bonnes occasions. Mais le touriste qui, dédaignant les sentiers battus, les abandonne à Settat pour longer les territoires des Srahrna, s’applaudit bientôt de sa décision que ne manquent pas de blâmer les vieux routiers du bled. Dès la seconde étape, s’il aime les ruines pittoresques et les récits imagés, il peut s’arrêter à Dar-Chafaï. Une boîte d’aquarelle complète, un stylographe bien garni, une mémoire fidèle, lui permettront de noter des impressions dont le souvenir de Rabat, de Fez et de Meknès ne parvient pas à diminuer la vivacité.


A quelques kilomètres de Guicer, au-delà du col d’accès facile qui limite au Sud la Chaouïa, les plateaux ondulés des Beni-Meskine abaissent doucement leurs terrasses caillouteuses vers le sillon de l’Oum-es-Rbia. Quelques maigres champs d’orge et de blé sèment des taches vertes ou jaunes dans la teinte pâle de l’herbe desséchée, que le soleil levant fait briller comme un tapis de neige ; des troupeaux de moutons, de chèvres et de bœufs cherchent une vague pâture entre les roches calcinées ; des chameaux profilent dans le ciel leurs silhouettes d’ombres chinoises ; les huttes en paille ou noualas qui, depuis Settat, ont remplacé les tentes brunes, dressent au milieu d’enclos en pierres sèches leurs toits coniques et branlans. Vers le Sud, à peine estompé par l’éloignement dans une atmosphère sans profondeur, un reflet blanc dans le cobalt dilué du ciel dénonce les glaciers de l’Atlas. Perchés sur les bambous qui supportent le fil ténu du télégraphe de campagne, des éperviers roulés en boule contemplent sans émoi les scènes du chemin. Propriétaires cossus que transportent sans heurts des mules au pas relevé, goumiers drapés dans le manteau bleu qui échangent sans hâte les sacs postaux, paysans qui poussent leurs chameaux indolens et leurs ânes miteux, se suivent et se croisent, colportant les nouvelles qui seront déformées, amplifiées par les commentaires des douars. Au-dessus des coteaux chauves, des faucons planent inlassables, voilent, se laissent choir, remontent, filent comme des flèches, reviennent, sans un mouvement apparent de leurs ailes, imposant des comparaisons fâcheuses pour nos aéroplanes que la prudence retient à Casablanca sous le mystère de leurs hangars. Elevant sa coupole sur une ondulation d’un faible relief, le tombeau de Si-Mohammed-bel-Kouch, visible de trois lieues à la ronde, semble un phare qui domine la houle figée d’un océan silencieux. Puis, le Trident de Marrakech se montre, bleuâtre, à l’horizon ; la ligne de hauteurs qui longe la route à droite s’abaisse, disparait et démasque un chaos-de montagnes roses et violettes par-delà le fleuve lointain, dont la coupure profonde est jalonnée par des pitons gris. On traverse l’amas misérable des cahutes du douar Bou-Jdouda, où des gosses loqueteux piaillent au milieu de poules bruyantes et de chiens hargneux. Et, soudain, on domine une vision de rêve qui se dresse au loin sur le flanc élargi d’un ravin. Des murailles rougeâtres, des tours trapues, des terrasses éclatantes d’où émerge un minaret blanc, couvrant un vaste espace, font songer à quelque cité guerrière endormie dans la paix du désert. Les arêtes vives des remparts dévalent vers le ravin où des puits se devinent par le grouillement de formes vagues, par un miroitement de flaque jailli du sol ; elles remontent les pentes, encadrent un éperon largement étalé, se mêlent, dessinent de triples enceintes étayées par les masses carrées des bastions qui projettent des ombres dures. Nid inviolé des pillards, citadelle formidable de caïds rebelles, tel apparaît l’ancienne résidence des fils de Chafaï.

Mais l’aspect change à mesure que la distance diminue. La ville immense n’est plus qu’une cohue de bâtisses en terre, semées sans ordre au milieu des noualas. Dans les enceintes quadrangulaires, des plaies béantes trouent les tours découronnées, les murs chancelans. Nul gardien ne veille sur la porte voûtée du mers dont le sol, évidé par les cachettes d’innombrables silos, n’abrite plus les charges de grains amenées par les collecteurs d’impôts ; nulle harka n’attend derrière ses remparts le signal d’entrer en campagne contre une tribu dissidente : nulle meule ne bourdonne dans le moulin où deux arches en briques, de six mètres d’ouverture, attestent la science des maçons du temps jadis. Des corbeaux, des tourterelles, des émouchets animent seuls les recoins sombres des corps de garde, les crevasses des huit tours dont les masses carrées ont encore une fière allure et soutiennent les huit cents mètres de murailles qui protégeaient les richesses du Maghzen.

Vus « le près, les ravages du temps apparaissent rapides et sûrs. Les orages de l’hiver font couler en boue rougeâtre la terre des enduits, arrondissent les angles, obstruent les meurtrières, effacent les créneaux. L’eau qui s’infiltre agrandit en brèches les fissures du pisé, ronge les soubassemens, transforme une œuvre gigantesque en chaos minable, d’où la poésie des ruines disparait avec le beau temps. Comme les hameaux pyrénéens, les paillotes annamites, les villages malgaches ou les agglomérations chinoises, les manifestations éphémères de l’architecture arabe ont besoin de soleil pour se montrer en valeur ; et les « impressions d’Orient » du touriste se muent en tristesse infinie sous un ciel pluvieux.

Cependant, à deux cents mètres du mers, par-delà les cases rudimentaires où les pionniers de la civilisation française abritent leurs tables de « bistrots » et le capharnaüm de leurs bazars, la kasbah des Ouled-Chafaï étale ses constructions massives et ses remparts intacts. De l’autre côté d’un vallon, la maison neuve d’un caïd la domine, et ses étages qui s’élèvent symbolisent la puissance qui grandit sur la ruine du passé. Le contraste entre la civilisation envahissante et la routine obstinée, entre la mentalité chrétienne et l’Islam, est rendu encore plus violent par le drapeau français qui Hotte sur la terrasse du minaret. Si-Chafaï, l’ancêtre, avait patiemment édifié la demeure familiale que sa descendance agrandissait ; et, dans ses constructions uniformes, il mettait toute l’âme de sa race : les logis mystérieux devaient ignorera jamais, derrière leurs murs énormes et leurs portes fermées, l’agitation de l’extérieur. Mais les Roumis sont venus ; ils ont chassé les maîtres légitimes, percé partout des ouvertures, abattu les barrières, pour faire pénétrer de l’air et de la lumière dans ce colossal emblème du monde musulman.

L’aspect de la kasbah, du dehors de l’enceinte, ne fait pas soupçonner les merveilles d’élégance, le confortable raffiné dont s’entouraient ses anciens possesseurs, et que les dévastations de la guerre civile ou de notre occupation militaire n’ont pas complètement détruits. Aux temps que le protectorat va séparer de nous par un abîme profond, il n’était pas prudent pour les caïds de rendre trop visibles les effets d’une administration intéressée. Les fonctionnaires enrichis renonçaient aisément aux satisfactions extérieures de la vanité, pour éviter les emprunts forcés, les restitutions vengeresses que n’auraient pas manqué d’ordonner des sultans toujours besogneux. Ils goûtaient en égoïstes les joies de l’opulence ; ils cachaient aux regards indiscrets les splendeurs de leurs demeures, comme le paysan méfiant dont nous parla Rousseau. C’est ainsi que terrasses, appartemens, colonnades et jardins disparaissent derrière des tours banales et des murs sans caractère, qui se développent sur les faces d’un carré de cent mètres, exactement orienté. Un soubassement de moellons, large de un mètre cinquante, supporte le conglomérat de cailloux et d’argile, haut de six à dix mètres, dont sont faits les maisons, les remparts et les tours. Ce béton rustique, enduit de terre bien polie, a la consistance du roc ; il serait indestructible, si les torrens qui courent sur le sol après chaque ondée ne minaient le pied des édifices, dont ils préparent l’écroulement. D’ailleurs, leurs angles mal raccordés sont en outre une cause efficace de ruine. Mal soutenus par leurs bases rétrécies, les murs penchent, se disjoignent, ouvrent des brèches où l’eau des pluies qui s’infiltre, où le vent qui fait rage, accomplissent vile leur œuvre de destruction. Les constructions les plus imposantes exigent un entretien constant, que les indigènes paresseux et fatalistes dédaignent. Ainsi, au Maroc, quelques années à peine suffisent pour changer en ruines vénérables des monumens dont la masse et la solidité semblaient défier les siècles. Ils se trompent, les voyageurs qui croient interroger, dans les vestiges épars sur les campagnes, les témoins véridiques d’un passé lointain.

Depuis deux ans, les préoccupations tactiques des officiers français ont aggravé les ravages du temps et des rébellions dans la résidence des Chafaï. On a écrêté les remparts, éventré les murs, percé des meurtrières, pour faciliter les évolutions de défenseurs que l’ennemi n’a jamais inquiétés. Mais on n’a pas songé à nettoyer les canalisations obstruées, à réparer les terrasses, à boucher les fissures des citernes ; les souliers ferrés ont martelé sans pitié les fines mosaïques et les carrelages élégans, jadis réservés aux caresses nonchalantes des babouches souples et des pieds nus ; les bougies de traite ont embrumé les peintures éclatantes ; les graffiti égrillards ou désenchantés des guerriers enlizés dans cet austère séjour ont sali l’enduit neigeux des appartemens. Et cependant, malgré toutes les dévastations, l’édifice peut encore étonner les artistes et satisfaire les curieux.

C’est d’abord au logis de Si-Ahmed-ben-Chafaï, enchâssé dans un labyrinthe de murailles et de couloirs, où les commandans d’armes du poste dressent par tradition leur lit de camp, que l’on conduit le voyageur attiré par la réputation grandissante de la kasbah. Relevé de ces ruines après la révolte des Beni-Meskine, il apparaît assez intéressant pour faire oublier les médiocres échantillons de l’art arabe entrevus dans la kasbah d’été des Sultans à Dar-Dbibagh et dans le palais d’Abd-el-Aziz à Rabat.

Deux appartemens se font face dans une cour fermée par de hautes bâtisses qui dressaient autour du maître le mystère d’un majestueux isolement. Le sol, recouvert par un glacis de ciment, cache une citerne voûtée, que les pluies remplissaient d’une eau limpide et fraîche ; il est égayé par les caissons étoiles, en faïences multicolores, d’où jaillissent des orangers. Un vaste tapis de mosaïque entoure un bassin profond ; une vasque de marbre attend le jet d’eau qui ne chantera plus dans sa coupe élégante. La plainte douce de l’eau, le parfum des fleurs, l’incessant gazouillis des oiseaux qui pullulent encore sous les feuilles devaient distraire Si-Ahmed dans cette retraite inaccessible, et lui faire oublier les angoisses d’un passé récent, les calculs du présent et les embûches de l’avenir. Sur le côté Sud de la cour, une galerie en arcades montre ses grillages finement ouvragés, le miroitement de ses piliers, les couleurs éclatantes de ses boiseries : elle précède une vaste chambre carrelée de faïences, ornée de mosaïques. C’était l’asile des fidèles esclaves noirs, des serviteurs qui avaient l’honneur d’approcher le maître, ceux dont la présence lui était agréable et le dévouement précieux.

Ce décor élégant convient aux splendeurs de la demeure habitée jadis par Si-Ahmed. Sur la face Nord de la cour, une large vérandah pavée de carreaux minuscules et chatoyans est supportée par des piliers ornés de faïences bleues et blanches ; entre leurs fûts octogones que relient des ogives élancées, court une haute balustrade où le fer forgé s’étire en dessins capricieux. La porte d’entrée peinte de claires arabesques est vaste comme un portail de cathédrale ; ses lourds battans, qu’allègent deux guichets aux ferrures archaïques, tournent dans des gonds énormes qui s’effilent en clochetons. Elle donne accès dans la chambre du maître, dont les proportions étonnent nos yeux accoutumés à l’exiguïté des appartenions parisiens : elle est longue de douze mètres, large de quatre, haute de sept. Une profonde alcôve l’agrandit encore, ceinturée par trois étages de décors : des mosaïques jusqu’à hauteur d’homme, où le bleu, le noir, le vert, s’estompent sur un fond glauque ; au-dessus, des panneaux en plâtre sculpté, où les reliefs dessinent symétriquement des fouillis harmonieux, que rehaussent des teintes vives ; enfin, des peintures compliquées, où les imbroglios géométriques, alternant avec les fleurs, atténuent dans le demi-jour l’opulence de leurs tons chauds. Le plafond de ce temple somptueux de l’amour et du sommeil, à qui le lit Picot, la chaise Archinard et la table du chef de poste donnent maintenant un aspect monacal, disparaît sous une rosace gigantesque, labyrinthe de lignes régulières que l’œil s’épuise à suivre et à démêler dans leur chatoiement de couleurs. Un fronton grandiose couronne cette alcôve enguirlandée par des versets du Coran taillés en relief sur un fond d’azur, entre « les dentelles de plâtre. La salle tout entière fait d’ailleurs une monture digne de cet éblouissant joyau. L’admiration y va du sol recouvert de céramiques savamment assorties, aux mosaïques des lambris, aux bandeaux sculptés qui encadrent les baies, aux grilles en fer forgé des fenêtres, aux motifs d’ornement des volets, au fouillis fantaisiste et patient du cintre de la porte, des larges frises, des étroites rosaces par où le soleil sème sur toute cette grâce un peu mièvre une poussière d’améthystes et d’opales, d’émeraudes et de rubis. Elle se fixe enfin au plafond partagé en caissons gigantesques où l’habileté du décorateur produit des effets surprenans : les tracés géométriques se sont transformés en feuillages et en fleurs dont une longue tradition a sans doute fixé les contours, mais qu’une palette riche et bien composée a parés de fraîcheur et d’originalité. Deux chambrettes dissimulées par des portes qui retiennent l’attention, une cuisine et une office vaste comme celles de Pantagruel, des cabinets spacieux, la salle de bains, le hammam complètent cette luxueuse demeure où le touriste, sans effort, rèvfr des Mille et une iSuits.

Un dédale de couloirs que fermaient des portes bardées de tôle conduit à gauche vers l’appartement des femmes, qui sert aujourd’hui de caserne aux soldats coloniaux. Quatre longues chambres, que protège une double enceinte de hautes murailles, se dissimulent derrière des arcades qui entourent une tour carrée ; souvent les marsouins y trompent leur ennui par des impromptus fantaisistes où revivent les souvenirs de la Rue du Caire et des turqueries de Port-Saïd. À droite, s’ouvrant sur un vestibule où les sculptures des frises, les carreaux blancs et verts du sol mettent des tonalités gaies, la demeure de Si-Mohammed, l’ainé des fils de Si-Ahmed, montre ses colonnes légères, ses boiseries de cèdre et de thuya, son patio remarquable par l’immense rosace en mosaïque qui dessine un tapis somptueux, la richesse de ses lambris, le mystère de ses recoins. C’est là que Si-Mohammed mourut prématurément de sa belle mort, après avoir longtemps tremblé au souvenir des scènes qui avaient épouvanté sa jeunesse : le réseau d’énormes barres de fer qu’il fit sceller sur les frises du patio le rassurait à peine contre les pillards dont il redoutait l’irruption par les terrasses de la kasbah.

Partout ailleurs, dans les colossales constructions entassées par Si-Chafaï et que ses descendans n’ont pas eu le temps ou les moyens de restaurer, la rage des révoltés pendant la siba qui suivit la mort du sultan Moulay-Hassan a dépassé le vandalisme de nos sans-culottes pendant la Révolution. Mais les vestiges qui en subsistent laissent une impression plus vive encore que les bâtimens relevés par Si-Ahmed. On se représente sans peine les beautés de la « Koubba, » ou maison voûtée de Si-Abbès ; celles de la chambre où mourut Si-Chafaï, dont les murs disparaissaient littéralement sous les mosaïques et sous les sculptures coloriées ; on évoque les élégances mièvres des couloirs couverts de terrasses, éclairés par des baies aux contours gracieux ; les appartemens où les femmes caquetaient dans la pénombre qui estompait les teintes vives des carrelages et des plafonds, la dentelle éclatante des murs. Les rebelles ont anéanti les chefs-d’œuvre des maîtres-maçons de Fez, des menuisiers de Marrakech, des céramistes de Salé, des peintres de Casablanca. Ils ont écrasé les sculptures, abattu les colonnettes, rompu les arceaux, descellé les mosaïques, défoncé les cours, crevé les voûtes, incendié les plafonds. Ils se sont vengés des longues années de rapines sur les manifestations du luxe créé par l’injustice et l’avidité de leurs seigneurs. Les Chafaï ont ainsi expié leur habileté traditionnelle à faire suer les burnous ou, comme on dirait en France, à plumer la poule sans la faire crier, leurs douros amassés, les amendes en nature qui leur procuraient les matériaux de construction, leur solution élégante du problème de la main-d’œuvre gratuite par les nombreux jours de prison qui punissaient les peccadilles de leurs administrés. Pour mieux montrer la justice de leurs-représailles, les rebelles ont respecté la mosquée de la kasbah, qui étalait ses piliers trapus et ses arcades lourdes au pied du minaret blanc égayé de faïences vertes, dont la terrasse à seize mètres de hauteur supporte aujourd’hui un poteau télégraphique, transformé en mât de pavillon. Ils ont laissé intacte la demeure sans faste que Si-Chafaï s’était bâtie dans les premières années de sa richesse et qui abrita plus tard, au temps de l’opulence, les serviteurs et les cliens du puissant caïd. Ils n’ont pas davantage assouvi leur fureur sur la maisonnette ancestrale des Chafaï, qui subsiste encore, tapie contre la mosquée, et qui, flanquée de deux ou trois noualas, devait dresser son rez-de-chaussée en terre dans un enclos limité par un mur de pierres sèches, lorsque Si-Chafaï était simple khalifa des Beni-Meskine. Le fondateur de la kasbah aimait, dit-on, rêver dans cette cahute qui lui rappelait l’humilité de ses débuts. Il devait être fier de la montrer à ses petits-fils et à ses hôtes, écrasée dans l’enceinte formidable où évoluait un peuple de parasites et de serviteurs, comme nos parvenus quand ils commencent leur histoire par le cliché traditionnel sur les sabots qu’ils portaient en arrivant à Paris.

Humble cahute, maison vaste et confortable, palais somptueux, jalonnent les étapes de la vie publique des Chafaï. L’histoire de la famille se confond ainsi avec celle de la kasbah. C’est d’ailleurs celle de tous les clans féodaux du Maroc : ils naissent dans l’intrigue, grandissent dans la tyrannie, sombrent dans la disgrâce des souverains ou la révolte des administrés. Aujourd’hui, le petit-fils de Si-Chafaï, qui fut lui aussi caïd des Beni-Meskine après son père Si-Ahmed, est exilé à Marrakech. Les champs, les jardins de Bou-Gendouz et de Tiferdiouine lui sont disputés par d’innombrables collatéraux, et la kasbah, revendiquée par le Maghzen, abrite depuis deux ans l’ « arrière-garde tactique » des troupes débarquées au Maroc.


Ce déploiement de forces y subissait, d’ailleurs, les caprices des circonstances. La « colonne d’observation » stationnée à Guicer, le bataillon, la batterie et l’escadron de l’a arrière-garde tactique » s’étaient volatilisés dans les groupemens hétéroclites que le général Moinier conduisait à Fez, dans les postes qui protégeaient les communications entre la capitale et l’Océan. Mais on n’avait jamais cessé d’occuper Dar-Chafaï, que l’on croyait toujours exposé à quelque retour offensif des Tadla. C’était exagérer la valeur combative de ces guerriers, et l’on pouvait attribuer au « mirage africain » la nature et la durée de l’impression causée chez nous par les résultats de la colonne Aubert. Dans ce pays où quelques tués, une dizaine de blessés pour un effectif de trois mille combattans font qualifier toute rencontre de « sanglant combat, » on oubliait qu’un millier d’hommes avait poussé une pointe de cent cinquante kilomètres dans le pays des Tadla, fait sauter pour l’exemple la porte de leur kasbah principale, passé sur le corps de tous les guerriers confédérés qui voulaient barrer la route du retour, pour ne se souvenir que des 20 tués et des 60 blessés dont le commandant Aubert avait payé son exploit. Ces pertes semblaient colossales aux libérateurs de Fez, aux vainqueurs de Bahlil et de Meknès. Elles paraient d’une auréole d’invincibilité les guerriers sans cohésion et mal armés que notre victoire sans lendemain transformait en triomphateurs. Les effectifs qu’on estimait nécessaires pour réduire leur siba chronique semblaient si considérables, que l’expansion de notre influence dans la vallée de l’Oum-es-Rbia était remise à une date indéterminée. Les notables prévoyans qui manifestaient, dans les tribus Tadla, leurs sympathies pour nous, étaient abandonnés sans protection aux vengeances de nos ennemis. Ceux-ci, encouragés par notre inertie, proclamaient que leur territoire serait notre tombeau ; ils menaçaient d’un pillage général les Beni-Meskine qui avaient accepté une tutelle déshonorante, dont le poste de Dar-Chafaï était le témoignage. Ainsi, depuis deux ans, les Tadla défiaient notre offensive, et nous attendions leur attaque. Et le touriste, à qui la situation des deux partis était expliquée, ne manquait pas de la comparer à celle des deux écoliers qui vont vider un différend : « Tu vois la paille que je mets sur mon épaule ? touches-y si tu oses ! — Je la toucherai, si je veux ! — Eh bien ! touche-la ! — Oui, quand je voudrai ! je ne te crains pas ! » La discussion continuerait, interminable, si quelque camarade impatienté ne poussait l’un contre l’autre les adversaires, que cette intervention décide à se prendre aux cheveux.

L’intervention se produira tôt ou tard, sous une forme inattendue. D’ailleurs, le résultat du conflit n’est pas douteux. Si nous savons agir sur la cupidité, la vanité sans bornes des Marocains, gagner de proche en proche des partisans, pratiquer la politique facile de la division, apprécier justement la valeur des irréductibles, allier la force à la mobilité, agir comme au Tonkin, au Soudan, à Madagascar, au Ouadaï, nous verrons que les Tadla, pareils à toutes les grandes tribus marocaines, sont plus terribles de loin que de près. Peut-être nous opposeront-ils, pour sauver l’honneur, une résistance plus bruyante qu’efficace, et mobiliseront-ils tous leurs guerriers dans une impressionnante coalition. Nous devons souhaiter cette attitude au lieu de la redouter, car elle démontrerait d’un seul coup la supériorité de nos armes dans une rencontre qui sera le prologue indispensable à la « tache d’huile » des organisateurs.

Les premiers occupans de Dar-Chafaï ne devaient pas avoir un tel optimisme. Ils avaient machiné la kasbah pour une lutte désespérée contre des assaillans impétueux. Les remparts étaient couverts d’abris, où de nombreuses sentinelles avaient monté une garde vigilante ; les murs des bâtimens, percés comme des écumoires par les créneaux d’infanterie, par les portes des lignes de communications intérieures, étaient prêts à cracher la mort dans les cours et dans les couloirs. On sentait qu’une intelligence méticuleuse avait étudié toutes les hypothèses d’un assaut brusqué ; on devinait que toutes les préoccupations du bien-être s’étaient effacées devant la prudence avertie du guerrier. Des parapets de moellons dessinaient de vastes places d’armes autour de l’enceinte ; chaque pan de mur cachait un piège ; des barricades transformaient en culs-de-sac les dédales des chemins de ronde ; des banquettes colossales pour deux rangs de tireurs montaient jusqu’au faite des murailles, et des meurtrières menaçantes surveillaient les moindres recoins. Mais l’ingéniosité des « commandans d’armes » ne s’était appliquée qu’à ces préparatifs belliqueux. Elle avait dédaigné, comme une concession au confortable indigne des vieux durs-à-cuire africains, les ressources que le Service du Génie procurait, avec une générosité relative, pour l’amélioration des casernemens. Chefs et soldats savaient qu’ils vivaient en nomades, qu’un ordre inopiné pouvait les envoyer plus loin, vers le Nord, sur les confins de la Chaouïa, sur la route de Fez, pour y remplacer des garnisons affligées de la même instabilité. La passion du changement, qui semblait animer l’État-major, ballottait ainsi les troupes, comme si l’autorité suprême voulait faire visiter successivement à chacun toutes les régions du Maroc. Cet incessant chassé-croisé, qu’aggravait le fatalisme ambiant, expliquait la misère de postes où des militaires plus stables, comme dans nos lointaines colonies, auraient habilement combiné la main-d’œuvre des indigènes avec l’esprit inventif des Européens.

Depuis deux ans que les détachemens hétéroclites se remplaçaient à Dar-Chafaï, un prélart éphémère et coûteux servait de toiture à la boulangerie ; nul lavabo n’invitait les soldats aux soins élémentaires de la propreté corporelle ; les paillasses étendues sur le sol exposaient les dormeurs aux morsures des rats, aux caresses des serpens, aux piqûres des scorpions, qui pullulaient dans les vieux murs ; à trois kilomètres de la kasbah, près d’un puits peu profond, quelques pierres plates enfouies dans une vase infecte, d’où montait la fièvre, représentaient le lavoir. Des trois puits, profonds de trente mètres, qui alimentaient la kasbah au temps des Chafaï, un seul pouvait être utilisé par la garnison. Et ce puits, lui-même, attestait une routinière insouciance. Jadis, avant la révolte des Beni-Meskine, une énorme noria, mue par un chameau, faisait circuler dans une canalisation savante l’eau qui emplissait les réservoirs, égayait les vasques de marbre et les bassins de mosaïque, scintillait dans les abreuvoirs. Mais nos guerriers n’avaient pas réparé cette mécanique, dont les débris gisaient dans les décombres des murs éboulés. Un trépied branlant soutenait aujourd’hui une poulie grinçante, où courait un câble tiré par un mulet pensif ; du fond du puits un sac en toile montait, et quatre hommes le vidaient sans hâte dans les récipiens de tôle qui renfermaient la provision journalière de la garnison.

Cette installation sommaire datait du temps où, les yeux sans cesse fixés vers le pays des terribles Tadla, 900 soldats et 30 officiers habitaient la kasbah. Les chevaux d’une batterie et d’un escadron, les mulets du train, s’étaient tour à tour désaltérés, comme ils avaient pu, sous la protection d’une troupe en armes, aux puits de Bou-Gendouz éloignés de trois kilomètres. Ils s’étaient succédé autour d’une bâche d’arraba, de quelques auges creusées dans des trous de tamarins, et la journée suffisait à peine aux séances d’abreuvoir. Cependant, le bassin et le puits d’une noria se voyaient encore au milieu des orangers et des oliviers mutilés du jardin qu’elle arrosait autrefois. Avec quelques centaines de francs, et moins d’indifférence, on aurait ramené les fruits et les fleurs, on aurait remplacé le cloaque du lavoir, ses auges vétustés, par des aménagemens plus dignes de nous. Et les indigènes, qui nous jugeaient sur la comparaison du présent et du passé, nous considéraient comme des barbares ignorans et prétentieux.

Peu à peu, l’effectif de la garnison avait diminué. Un peloton de marsouins, un détachement du 3e goum, quelques tringlots, y représentaient maintenant l’ « arrière-garde tactique. » Préservés, par leur éloignement, de la fièvre qui animait vers le Nord les colonnes circulaires dont les « quotidiens officiels » annonçaient les exploits ; dispensés, par leur faible nombre, des conceptions subtiles et des dispositifs savans dans le cas d’une alerte imprévue, les coloniaux s’appliquaient d’abord à rendre habitable leur maison. Avec une patience de fourmis, ils recommençaient à Dar-Chafai des travaux interrompus ailleurs par leurs changemens successifs de résidence, et dont une longue pratique de la vie outre-mer leur avait appris l’utilité. Ils savaient que les privations bénévoles sont, pour le soldat européen aux colonies, une cause efficace de misère physiologique et de mort ; ils considéraient le confortable comme un remède plus souverain que la quinine préventive et les vaccins les moins discutés. L’autorité suprême, avertie par la dure expérience de l’année précédente, avait invité le Génie à se montrer généreux. Les matériaux affluaient, charriés depuis Casablanca par des arrabas grinçantes qui transportaient les planches et les chevrons, les tôles ondulées et la quincaillerie, les barils de ciment et les outils, dont s’enflaient les statistiques du commerce et les chiffres du mouvement des ports. Les troupiers, joyeux d’échapper à la mouture des « tableaux de service » et des « progressions de l’instruction » où se brise en peu d’années le ressort de l’activité militaire, montraient dans tous les métiers de réelles capacités professionnelles ou des vocations insoupçonnées. Tels, que leurs chefs ne jugeaient propres à rien, se révélaient aptes à tout. D’autres maniaient avec aisance les outils qu’ils avaient jadis abandonnés dans un accès de découragement, une époque de chômage, une crise d’humeur vagabonde, pour endosser la vareuse du marsouin, avoir une retraite, et courir l’univers ; ils chantaient en brandissant la truelle du maçon ou le rabot du menuisier, la pioche du mineur ou la lime de l’ouvrier d’art. Au loin, dans la campagne, un caporal transformé en maître-chaufournier surveillait, d’un œil vigilant, les fournées de plâtre et de chaux qui feraient disparaître la crasse des enduits, les blessures béantes des murs. À Bou-Gendouz, d’anciens ouvriers du bâtiment dressaient avec amour les arêtes de pierre d’un lavoir et d’un abreuvoir qu’une pompe, don fastueux de la direction du Génie, emplirait d’une eau abondante et claire ; des jardiniers traçaient allées et plates-bandes dans le vallon rocailleux qu’un arrosage régulier, désormais possible, métamorphoserait en jardin potager. Dans la kasbah, une équipe de menuisiers façonnait avec une activité fébrile des tables et des bancs ; elle assemblait les fils de fer et les chevrons en châlits rudimentaires qui, recouverts des paillasses administratives, donneraient l’illusion de sommiers moelleux ; des apprentis pleins de zèle édifiaient un lavabo sous la direction d’un sous-officier adroit ; d’anciens peintres, sculpteurs, électriciens et ferblantiers, bouchaient les crevasses, consolidaient les portes, s’inspiraient du style oriental pour transformer en fenêtres élégantes les baies informes dont leurs prédécesseurs avaient troué les murs. Ils promenaient partout, la tête de loup, le pinceau et le racloir ; sous leurs mains diligentes, les loge-mens miséreux prenaient un aspect confortable et coquet. Les plus maladroits rendaient leur blancheur primitive aux vestibules et aux couloirs ; ils badigeonnaient la mosquée, changée en réfectoire et en salle de réunion ornée de cartes et de gravures, où l’on voyait en belle place le tableau d’honneur de la compagnie. Un dessinateur-ornemaniste y avait inscrit avec un soin pieux les noms des camarades tués ou blessés à l’ennemi pendant la campagne précédente, et de ceux qui, moins heureux, étaient morts sans gloire dans les hôpitaux.


Ainsi, une vaste école d’Arts et Métiers bourdonnait dans la kasbah. Mais les occupations manuelles ne faisaient pas oublier l’entraînement guerrier. Deux ou trois fois par semaine, on lâchait les outils pour le fusil, et les épaules reprenaient contact avec le sac chargé. Ces prises d’armes, d’ailleurs, n’inspiraient plus l’esprit inventif des carottiers. Les jarrets cotonneux et les poumons en soufflets de forge de leurs débuts au Maroc leur laissaient un cuisant souvenir ; ils ne voulaient pas s’exposer, par leur paresse, à revivre ces jours douloureux. Les soldats qui étaient en France, aux jours traditionnels des marches militaires, les cliens persévérant du médecin, se montraient les plus empressés à pousser les cailloux sur les pistes des environs. Et les officiers admiraient chaque fois, au moment du départ matinal, la page blanche du « cahier de visite, » et les rangs au complet.

On ne s’évertuait pas à combiner, pour ces sorties utilitaires, de mystérieux thèmes tactiques et d’inédits « cas concrets. » Les gradés étaient déjà rompus à la routine des évolutions, comme aux imprévus du service en campagne ; le galon de l’engagé soulignait toutes les manches des soldats, et le détachement était fier du nombre de ses fins tireurs. Il suffisait donc de maintenir intactes la résistance à la fatigue et l’aptitude à la marche, qui s’étaient développées pendant les courses vers Fez et vers Meknès, et pendant le retour en Chaouïa. L’éventualité, toujours immédiate et toujours différée, d’une nouvelle entrée en campagne était d’ailleurs un énergique excitant : les coteaux et les vallons se nivelaient sous les pieds légers ; une excursion de trente kilomètres ne méritait plus les honneurs de la grande halle et le viatique du repas froid.

Mais, de temps à autre, ces marches stériles s’exécutaient avec solennité. Comme en France, des manœuvres à double action, où l’ennemi était « représenté, » assuraient la liaison des armes et mobilisaient toutes les forces disponibles de la petite garnison. Le détachement de Guicer fournissait invariablement le parti de rebelles ou de pillards, dont un émissaire diligent aurait dénoncé la présence dans quelque douar où ils commettaient, en principe, les déprédations d’usage. Dar-Chafaï expédiait aussitôt ses marsouins et ses goumiers qui s’efforçaient d’exécuter des variantes sur le thème connu : surprendre l’ennemi, l’obliger à la retraite, ou le capturer. Ces divertissemens inoffensifs maintenaient la troupe en haleine. Ils développaient en outre, entre les marsouins et les goumiers, l’estime réciproque et la camaraderie militaire qui s’étaient ébauchées, l’année précédente, sur les routes de Fez, de Bahlil et de Meknès.

Les coloniaux reconnaissaient « leur manière » dans l’organisation des goums de Chaouïa. Ils en louaient l’absence de l’ordinaire, le néant de la literie et des chaussures, la simplicité des écritures, la légèreté de l’équipement. Ils convenaient que, si les Marocains pouvaient éviter le moule où les tirailleurs algériens s’étaient trop européanisas, les goums représenteraient le type idéal des troupes indigènes. Formés en corps indépendans, de 150 à 200 hommes, dont un quart de cavaliers, ils doivent à leur caractère mixte une extraordinaire mobilité. Le recrutement, effectué sous la garantie matérielle et morale des douars, ne place dans leurs rangs que des sujets honorables et connus. Leurs instructeurs sont nombreux et choisis avec soin : dans chaque goum, trois officiers d’infanterie, un de cavalerie, un médecin, que secondent plusieurs sous-officiers aidés par une dizaine de tirailleurs algériens, forment un cadre solide autant qu’expérimenté. Ils sont en effet recrutés dans les régimens du 19e corps, et possèdent fous une connaissance suffisante de la langue arabe et des usages musulmans. Le problème de la spécialisation est ainsi résolu d’une manière plus rationnelle que chez les coloniaux, où les officiers et sous-officiers des troupes indigènes sont souvent désignés au hasard[1]. Grâce à cette préparation indispensable, les chefs de goums savent se garder d’une ingérence tatillonne dans les actes extra-militaires de leurs soldats. En garnison, les goumiers vivent à leur guise, habitent en famille au dehors des camps. Lorsqu’ils ont terminé leur service journalier, ils laissent dans la salle d’armes leur fusil, leurs cartouches et leur équipement, et sont libres jusqu’au lendemain. En colonne, ils sont soumis par nécessité aux règles ordinaires de discipline et d’alimentation des troupes en marche. C’est d’ailleurs ainsi que vivent les tirailleurs indigènes dans toutes nos possessions, l’Algérie exceptée. La formule dut sembler bonne au commandant Simon, un vieil Africain cependant, puisqu’il l’adopta pour les goums marocains dont il est le fondateur. Sans doute, des chefs épris de tradition et d’uniformité s’offusquent à la pensée que des troupes régulières peuvent exister sans chambrées, sans lits, sans paquetages corrects, sans bonis d’ordinaire, sans permissions de dix heures ou de la nuit, sans contre-appels, sans éducation civique et sans mutualité. Mais c’est précisément pour protester contre une régularisation intempestive, on tout au moins prématurée, que l’armée chérifienne de nouvelle formation s’est révoltée en massacrant la plupart de ses chefs. Les anciens tabors de la mehallah impériale, organisés par le commandant Mangin sur le même type que les goums, avaient au contraire fait honorablement leur devoir, pendant les opérations militaires qui précédèrent et suivirent notre intervention au Maroc.

L’apparition des goumiers et des marsouins aux abords des douars qu’ils venaient symboliquement délivrer, attirait sur le champ de bataille une foule d’indigènes loquaces et curieux. Les détonations aussi bruyantes qu’inoffensives des cartouches à blanc ajoutaient à l’éclat de ces démonstrations guerrières, et les indigènes admiraient sans réserves les manœuvres de la troupe, le rythme des coups de feu qui leur représentaient les épisodes bien réglés d’énigmatiques fantasias. Puis, à la fin de la bataille, quand le directeur de la manœuvre avait abondamment répandu l’eau bénite de la « critique » traditionnelle sur leurs chefs, les deux partis fraternisaient. Autour des fontaines, à l’ombre des arbres, on consommait le repas froid, tandis que les notables apportaient aux officiers le cousscouss de l’hospitalité. Inquiets, sans le paraître, d’un tel déploiement de forces, ils questionnaient avec astuce, et leur physionomie s’illuminait quand ils apprenaient la signification utilitaire de cet appareil belliqueux. Ils remerciaient le Seigneur de leur avoir donné des protecteurs intrépides qui éloignaient de leurs douars le spectre de la razzia. Mais les officiers, en commentant le dernier « quotidien » qui relatait les combats journaliers entre les troupes du Nord et les tribus dissidentes, se désolaient d’être en campagne de guerre pour brûler des cartouches à blanc.


Travaux d’installation, simulacres guerriers, ne chassaient pas l’ennui de cette garnison paisible. Les militaires n’y risquaient pas de perdre leur ardeur combative dans les délices d’une Capoue marocaine, et les loisirs prévus dans le « tableau de service » les laissaient désemparés. Ils vaguaient sans entrain dans le village, et les rites de leurs passe-temps se déroulaient sans imprévu. Les notes alertes de la retraite ne précipitaient pas vers la kasbah des soldats essoufflés, et les fenêtres des chambrées étaient noires bien avant la plainte de l’extinction des feux. Comme des chevaux de manège, ils tournaient dans une piste invariable que jalonnaient le fouillis vermineux du mollah, les noualas boiteuses du douar de Cythère et les cahutes des « bistrots. »

Au mellah de Dar-Chafaï, la politesse obséquieuse des hommes, les costumes clairs et l’empâtement des femmes, le grouillement des enfans, rappellent seuls les riches quartiers juifs de Casablanca, de Rabat, de Fez ou de Meknès. On n’y voit point de magasins profonds et sombres, bondés de marchandises hétéroclites ; ni de maisons rendues avenantes par la traditionnelle peinture bleue, les balcons en fer, les fenêtres finement grillagées ; ni de jeunes gens arrogans et souples dans leur costume européen, préparés à leurs nouvelles destinées par les écoles de l’Alliance Israélite. Comme tous les mollahs ruraux en pays musulman, il n’abrite que de pauvres hères. Leurs cabanes bâties de guingois avec des cailloux et de la terre, leurs noualas noircies par le temps, sont tapies contre la kasbah dont les seigneurs, qui les rançonnaient, les protégeaient jadis contre les pillards. Chacun de ces taudis est un capharnaüm de choses malpropres et misérables sur lesquelles s’exerce le génie mercantile de la race : laine de moutons, poils de chameaux et de chèvres, peaux de bœufs, qui seront vendus à Casablanca, boites de conserves vides, touques de pétroles disloquées, que les artisans transforment en ustensiles grossiers. Pendant le jour, presque tous les hommes sont absens. Ils ont quitté le mellah dès l’aurore, et, conduisant leurs petits ânes maigres qui trottinent légèrement sur les pistes, ils ont franchi des lieues pour livrer d’âpres batailles sur des trocs sans ampleur. Ils reviennent le soir pour repartir le lendemain, et les indigènes qui les méprisent ne peuvent se passer d’eux. Dans les cases obscures et fraîches, les femmes et les artisans occupent leur activité de fourmis. Autour des puits, les enfans aux traits fins, aux yeux immenses, crispent leurs petites mains sur la rude corde qui remonte la peau de bouc : affairés et silencieux, ils tirent à grandes brassées et leur hâte convulsive fait heurter, contre les étroites parois, le rustique récipient qui arrive presque vide à l’orifice du puits. Des mères françaises s’évanouiraient de frayeur à la vue de ces gosses ainsi penchés sur l’ouverture béante, que n’entoure aucune margelle, et dont le fond, à trente mètres du sol, disparait dans le noir.

Economes et timides, ces Juifs ruraux vivent paisibles à l’ombre de la kashah. Ainsi, au Maroc, tout caïd puissant est le patron d’une petite colonie qu’il pressure en temps de gêne et qui exploite la foule de ses cliens et de ses serviteurs. Mais, accrochée aux résidences des grandes familles, elle en partage les vicissitudes : les Juifs sont les premières victimes des pillards qu’engendre la siba. Ils y sont d’ailleurs accoutumés, et les reprises sociales ne les laissent pas découragés. Ils recommencent leur course lente vers une aisance qu’ils atteignent rarement, car une catastrophe nouvelle anéantit quelques années plus tard les résultats de leur adresse et de leur ténacité. On comprend donc que, même dans les postes où notre présence leur assure une paix durable et des trafics avantageux, ils ne soient pas fixés pour toujours au mellah qui les a vus naître. Dès qu’une affaire longtemps étudiée leur assure des bénéfices inattendus, ils vont ouvrir boutique à la ville, où les spéculations s’offrent nombreuses à leur esprit inventif, où les profits sont plus sûrs et plus grands. Et tel qui naquit dans une nouala, terminera ses jours dans une luxueuse maison de Casablanca ou de Tanger, tandis que son fils comptera déjà parmi les personnalités « éminemment parisiennes » de la finance ou du boulevard.

En face du mellah, quelques huttes de paille montrent leur toit pointu au-dessus d’un mur en pierres sèches que garde un caporal. Des formes onduleuses et blanches, enveloppées de voiles souples et flottans, apparaissent à l’entrée de ce petit village : des dessous aux couleurs vives caressent les pieds nus qui jouent avec les babouches jaunes ; des yeux noirs dévorent les faces flétries, marquées de fins tatouages ; de lourds anneaux d’argent distendent les oreilles sales ; des colliers de verroteries descendent en cascades sur les poitrines dont le flou du vêtement ne déguise pas les profils fatigués. Ce sont les prêtresses de Cythère, qu’une autorité prévoyante confine dans « le douar réservé. » Elles y célèbrent les rites d’amour qui séduisent les jeunes hommes, mais leurs temples n’ont pas l’élégance des « maisons d’illusion » dont nous parla M. Maurice Talmeyr. Un faune maigre, philosophe et discret, veille sur ces nymphes sans grâce, que la nostalgie et l’habitude parent de charmes capiteux. Des soldats arrivent ; ils plaisantent, complimentent, font la roue, essaient le pouvoir des mots arabes qu’ils écorchent dans un sabir expressif. Des groupes se forment dans les noualas obscures et puantes, le thé à la menthe circule ; mais les filles du désert, malgré leur courtoisie professionnelle, sont indifférentes aux propos galans des Roumis. Elles en riront demain avec les hommes de leur race, les goumiers triomphans qu’elles aiment et qu’elles admirent, qui les battent et se ruinent pour elles, et que le gradé de service consigne au dehors, pour éviter les rixes, quand ils oublient les dates réglementaires des ébats permis.

La soirée s’achève sous la lumière crue de l’acétylène, autour d’une bouteille de gros vin d’Espagne, de bière chaude ou de limonade éventée. Les soldats tripotent les crasseux paquets de cartes, et l’ennui se dissipe dans les combinaisons de la manille, de l’écarté ou des dominos. Et quand arrive le règlement des comptes, ils sortent sans regret quelques pièces blanches de leurs porte-monnaie flasques : « C’est autant de moins qu’aura le gouvernement, » disent-ils, gouailleurs, en songeant aux trois sous par jour dont les ronds-de-cuir injustes et rapaces du ministère ont réduit leurs pauvres hautes-payes, malgré l’évidence de leurs droits et la précision des tarifs officiels. Ainsi les maigres prêts qui paient leur sacrifice obscur préparent la fortune de « bistrots. »


En France, le marchand de vin est l’éducateur civique de l’électeur conscient ; outre-mer, accompagnant nos troupes, il se transforme en colon de la première heure, pionnier de la civilisation. Tandis que s’élèvent les bâtimens d’un poste, il plante sa tente ou construit son gourbi ; des tables informes, des bancs boiteux, fabriqués par ses mains adroites ou malhabiles, s’alignent sous la tôle ondulée ; ou sous la toiture de chaume ; des fioles garnissent une étagère, et leurs étiquettes éclatantes sollicitent les désirs. Le soleil des tropiques excite la soif, et la solitude engendre l’ennui : le soldat français est sociable et altéré. Il aime bavarder devant un verre plein, dans une salle bourdonnante et enfumée. Un débitant qui s’installe est donc toujours sur d’avoir des cliens : il n’a pas à redouter le chômage. La profession n’exige pas d’aptitudes spéciales ni de talens particuliers ; quelques bouteilles de liquides frelatés et quelques gobelets grossiers suffisent pour la mise de fonds. Quand une santé florissante et durable seconde l’intelligence, un petit bazar agrandit bientôt le petit café. Les profits augmentent avec la vente des savons grossiers, des parfumeries violentes, des quincailleries de traite, des conserves douteuses, des camelotes variées, qui tentent la puérilité des soldats, suppléent aux dénûmens des popotes, excitent l’envie des indigènes. Les affaires s’étendent ; le boutiquier devient négociant, la cahute se transforme en magasin, l’adresse et la jovialité métamorphosent le tiroir-caisse en respectable coffre-fort. Les transactions sur les récoltes et les troupeaux, les prêts d’argent aux notables de la région toujours besogneux font affluer les douros ; le minus habens de naguère spécule sur les terrains ; il est fournisseur de la troupe, adjudicataire de travaux publics. Sa fortune est faite. Heureux d’avoir échappé aux embûches des hommes, aux dangers du climat, il réalise sans regret. Il passe la main, abandonne le pays sans espoir de retour pour jouir de sa richesse, mener la grande vie, ou soigner son estomac.

L’histoire de l’ancien troupier devenu millionnaire, de l’ouvrier d’art ou du journalier changé en président de Chambre de commerce, après avoir servi pendant longtemps des verres de vin et des pernods « bien tassés, » n’est pas une exception dans nos colonies. Cependant, elle n’est pas si commune qu’on ne puisse compter les personnalités qui en sont les héros. On la raconte à tous les immigrans dont elle exalte l’enthousiasme et fortifie les illusions. Mais, en quelques années, la sélection s’est faite. Comme nous l’apprend l’Évangile, bien peu d’élus se trouvent parmi les nombreux appelés. La timidité, l’inexpérience, la versatilité, l’intempérance ou la maladie ont réduit les colonisateurs ardens et fanfarons en lamentables épaves, que le flot de l’expansion militaire dépose dans les postes lointains. Ils accusent la chance, maudissent leur destin, se posent en victimes d’intrigues ou de trahisons. Ils forment de nouveaux projets, tentent de nouvelles aventures, sans pouvoir franchir l’étape décisive qui sépare la misère de la pauvreté. Ils gaspillent vainement le peu de ressources et d’énergie qui leur reste, jusqu’à ce qu’ils s’enfoncent dans une tourbe anonyme, ou que l’autorité leur accorde comme dernière grâce, pour leur retour en France, un passage d’indigent.

À Dar-Chafaï, les pionniers de la civilisation faisaient partie de cette catégorie de malchanceux, intéressante et pitoyable. C’étaient des types singuliers, qui vivaient de rêves en attendant l’occasion favorable et son cortège de bénéfices fabuleux. Dans la gérance ; d’un cabaret placé sous l’énigmatique patronage des lions de l’Atlas, une ex-choriste du Grand-Théàtre de Casablanca complaît trouver à la fois la régénération morale, un Prince Charmant, le viatique d’un départ définitif pour le village natal ; mais, bonne fille, elle comptait sans les faiblesses gratuites d’un cœur compatissant, et, poussée par une soif inextinguible, elle glissait à toute allure sur la pente savonnée des pires déchéances. Sous des tôles moins surchauffées que son imagination, le doyen de la colonie européenne méditait de vastes projets. Ses déboires innombrables et pittoresques ne l’avaient pas guéri des combinaisons hypothétiques et des avatars douloureux. Il délaissait les profits modestes, mais surs des fournitures de l’Ordinaire pour courir après les mirages de l’association agricole avec les indigènes et les bénéfices chimériques des allaires bizarres qu’il tentait sans expérience et sans capitaux. Ses rêveries de Méridional candide lui faisaient oublier la vieillesse menaçante, le lendemain douteux. On souhaitait à ce Tartarin en ébullition un succès tardif, d’ailleurs improbable, qui récompenserait sa foi tenace et sa persévérante honnêteté. Moins exubérant, mais aussi utopique, un autre colon de la première heure escomptait les plus-values de bâtimens et de lorrains qu’il croyait escamoter en douceur à la vigilante autorité militaire, dans le domaine du Maghzen. Il en tirait, en attendant, des profits copieux par des contrats fantaisistes qui liaient des locataires naïfs. Sa perspicacité naturelle était assez grande pour lui donner l’avantage sur les Juifs dont il faisait ses agens d’affaires ; mais, à peine sur le chemin de l’aisance, il lâchait la proie pour l’ombre, et, dédaignant les médiocres triomphes de boutique, il tentait de se révéler comme un génial agioteur. Il y perdait régulièrement tout son avoir. Un autre, enfin, combinait les revenus d’un caboulot achalandé par les yeux rieurs d’une femme avenante avec les aléas onéreux de l’élevage des moutons. Presque tous, d’ailleurs, espéraient le gros commanditaire, la vente de terrains guettés sur l’hypothétique tracé du chemin de fer de Marrakech, l’accroissement de la garnison, la cohue toujours attendue de l’illusoire colonne des Tadla. Ils avaient des rancunes et des dossiers, ils exhalaient leurs dépits en appréciations sévères, et ne songeaient pas à demander à leur inconstance le secret de leurs malheurs.

Indifférons à leurs plaintes et fermés à leurs illusions, deux Grecs se contentaient du présent et souriaient à l’avenir. Actifs et débrouillards, amènes et calculateurs, ils ne se prenaient pas au mirage des grandes affaires et n’aventuraient pas en aveugles leurs bénéfices de mastroquets. Ils attiraient la clientèle militaire par leur complaisance et l’attrait des alcools défendus, servis en cachette malgré les ordres de la Place qui, de temps à autre, consignait leur établissement. Ils la conservaient par l’extraordinaire variété de ressources qu’offrait leur petit bazar, et qui émerveillait les badauds marocains. Ils ne méprisaient pas les acheteurs indigènes, dont ils parlaient la langue rude ; ils savaient les tenter par l’étalage d’une camelote bien choisie, et les douros des Beni-Meskine voisinaient ainsi dans leur caisse avec les écus des soldats. Sans besoins et sans vices, patiens et vigoureux, ils ne voyaient pas au-delà de l’aisance rapidement acquise qui les mettrait, dans leur pays, au niveau des plus fortunés. Ils étaient pareils à tous les Grecs des postes du Maroc, à tous ceux des escales de la Mer-Rouge et des villages de Madagascar, qui trouvent à s’enrichir là où nos compatriotes échouent piteusement, et les coloniaux les ’comparaient volontiers aux Chinois.


Cette quiétude sereine où vivait la petite garnison faisait paraître les jours vides et lents ; mais une fièvre hebdomadaire secouait le village qui s’emplissait alors de rumeurs et de mouvement. Chaque vendredi amène, en effet, une foule d’indigènes sur le monticule réservé au marché. On les voit égrener dès l’aurore leurs théories de cavaliers et de piétons qui accourent des douars les plus lointains du district. Tous se hâtent vers le soukh, pour être les premiers à fixer les cours, à connaître les nouvelles, à terminer leurs transactions. Vers sept heures, les bourricots et les chevaux, entravés et paisibles, tournent au soleil leurs croupes poussiéreuses ; ils mordillent les coussins ou les selles de leurs voisins pour distraire leur attente, sautillent sur leurs pattes pour atteindre entre deux pierres un brin d’herbe jaunie, piétinent les étalages des potiers, bousculent les conciliabules des femmes et reçoivent, impassibles, les injures et les coups de bâton. Au-delà de cette barrière vivante, des groupes affairés discutent. Ils marchandent les petits pains de sucre d’Autriche, les bougies fondantes d’Angleterre, les étoiles voyantes d’Allemagne, les allumettes belges, la camelote suisse, les pâtes italiennes, que les Juifs rangent sur le sol en étalages tentateurs. Les corvées d’ordinaire se pressent autour des charges de fruits et de légumes apportées par les jardiniers d’Aïn-Blat ; des élèves de l’école franco-arabe, en rupture de classe, s’offrent comme interprètes bénévoles, pour avoir l’occasion de baragouiner les phrases usuelles que leur serine leur instituteur marsouin ; les cuisiniers des popotes et des colons palpent en connaisseurs les côtelettes et les gigots découpés sur une mare sanglante par des bouchers improvisés. Tout proche, des éleveurs vantent leurs bêtes ahuries et bêlantes qui halètent sous leurs épaisses toisons. Des acheteurs se décident : ils tirent avec regret quelques douros serrés dans leurs ceintures et s’emparent avec des gestes brusques de la chèvre ou du mouton qu’ils poussent comme une brouette vers le marchand de laine ou l’inéluctable destin. Ailleurs, des forgerons ambulans préparent des ferrures frustes ; ils retapent des coutelas, des socs de charrue ou des bijoux. Entouré d’un cercle épais de badauds ébaubis, un conteur, dans l’attitude immortalisée par Falguière, prodigue ses contorsions baroques et ses lazzis expressifs. Des vieilles mélancoliques, des enfans sourians, des hommes graves, proposent à des cliens dédaigneux les paquets de menthe et d’herbes médicinales, les poudres qui transforment les visages des jeunes femmes en chromos aux tons violens. Des porteurs d’eau passent, et leurs outres ruisselantes se vident sans répit dans les gosiers desséchés. Réunis en parlotes frivoles, des notables solennels et distans forment des îlots immobiles dans la cohue bourdonnante : et les pauvres hères s’écartent, impressionnés par ces conciliabules qu’ils supposent redoutables et mystérieux. Les faces brunes, les barbes noires sur la blancheur uniforme des burnous, le contraste brutal de la lumière éclatante et des ombres violettes, donnent à cette foule un aspect funèbre, que corrigent à peine le jaune d’une ceinture, le vert d’un bonnet de juive, la housse rose d’une mule de caïd, le bleu pâle du ciel.

À midi, acheteurs, badauds et marchands sont partis. Les enfans du village cherchent d’improbables trouvailles entre les cailloux. Sur le terrain bientôt désert, les corbeaux s’abattent et font de bruyantes ripailles avec les débris abandonnés par les bouchers. Vers tous les points de l’horizon les indigènes s’égrènent, au pas trottinant des fines, à l’amble rapide des mules, au dandinement hésitant des chevaux. Ils disparaissent derrière les crêtes, s’enfoncent dans les vallons, et l’on s’étonne de voir qu’une telle multitude puisse vivre dans ce désert. Mais des groupes s’attardent dans le café maure, au douar réservé, devant la porte du Bureau des Renseignemens. Ils semblent décidés à savourer sans hâte les plaisirs que Dar-Chafaï offre à ses visiteurs. Ils causent en parcourant à pas mesurés l’avenue des Tadla, qui est la rue Royale du village ; ils boivent doucement les tasses d’infusion de menthe, regardent sans émoi la chorégraphie étudiée des danseuses et discutent en connaisseurs les mérites respectifs des sujets. Cependant, on devine que leur pensée est loin de l’heure présente, et qu’une idée fixe hante leur esprit. Ces viveurs méthodiques ne sont en effet que des justiciables mécontens. Ils ont à protester contre quelque décision du cadi, à faire appel au Hakem Nasrani dont ils espèrent plus d’expérience ou plus d’équité. Ils ruminent leurs griefs, méditent leurs plaidoyers, en attendant la séance de la chkaya.

Vers quatre heures du soir, un cortège apparaît. Il sort de la maison du caïd et se dirige vers le Bureau des Renseignemens. C’est Bou-Haffa, chef des Beni-Meskine de l’Ouest, son cadi, son khalifa, ses caïds subordonnés, qui viennent se ranger autour du lieutenant chargé des Affaires indigènes du district. Tel saint Louis, il reçoit une fois par semaine ses administrés en séance publique, pour écouler leurs doléances qu’il approuve ou punit, en juge intègre, impassible et gratuit. Dans son bureau, dont l’élégance rappelle celle des beaux appartenons de la kasbah, et qui remplace le chêne légendaire, les mécontens défilent, racontent leurs malheurs. Histoires de femmes, vols d’animaux, compétitions de terrains, se succèdent avec des variantes baroques, des péripéties étourdissantes, et l’officier qui se passe aisément d’interprète éprouve parfois de la peine à garder sa gravité de magistrat. Il sait qu’il est le suprême espoir et la dernière pensée de ces Marocains retors et verbeux. Les uns attendent, avec une sentence équitable, le triomphe de leur droit ; les autres croient surprendre la bonne foi de leur juge dont ils escomptent l’inexpérience ou la crédulité. Les témoins affirment ou contredisent. Le caïd, le cadi, expliquent les textes du Coran et donnent leur avis. Enfin, la Sagesse a parlé : le suprême arrêt, ou le conseil judicieux, met fin à l’éloquence persuasive des plaignans. Ceux-ci, consciens d’avoir accompli leur devoir ou sauvé leur amour-propre, s’inclinent devant l’inévitable. Ils acceptent le fait accompli, qui devait être écrit de tout temps dans le livre du destin.


À la popote des officiers, où coloniaux et africains, unis par l’ennui commun et la sympathie des caractères, se retrouvaient deux fois par jour autour d’une table que l’ingéniosité d’un cuisinier marsouin rendait estimable, cette séparation des pouvoirs administratifs et militaires était un sujet inépuisable de courtoises discussions. Chacun défendait le système qui, dans une période troublée de conquête et d’organisation, lui paraissait concilier au mieux les intérêts particuliers des guerriers et l’intérêt général du pays. À Changarnier et Bugeaud l’on opposait Pennequin et Galliéni ; l’expansion algérienne, figée dans les rites datant d’Abd-el-Kader, était malignement comparée à l’essor de l’Indo-Chine, du Soudan et du Congo. Les coloniaux approuvaient le recrutement du personnel des Affaires indigènes, — plus connu sous le nom de Bureaux Arabes, — sa stabilité relative, son expérience technique, sa connaissance de la langue et des mœurs indigènes. Ils critiquaient le renversement de la hiérarchie qui met parfois, dans un bureau, un capitaine sous les ordres d’un lieutenant ; ils blâmaient la possibilité de conflits dans les postes entre le « commandant d’armes » et l’ « officier des Renseignemens, » la dispersion des efforts qui en résulte, l’emploi divergent des troupes régulières et des goumiers. Ils vantaient la simplicité de leurs territoires militaires où triomphe l’initiative individuelle dans la concentration des pouvoirs. À ces objections, les « Africains » avaient des réponses faciles. Ils raillaient les usages qui attribuent les fonctions politiques et administratives dans les territoires, cercles et secteurs des colonies, à des officiers désignés au hasard. Ils s’étonnaient d’apprendre que l’expérience des affaires et les services rendus ne pouvaient corriger les inconséquences du « tour de départ ; » ils se moquaient doucement des caprices qui faisaient promener au Soudan, à Madagascar, des personnalités que leur passé, leurs connaissances pratiques semblaient destiner au Tonkin ; ils ne s’expliquaient pas comment on pouvait préférer l’instabilité à la spécialisation, la règle aveugle au choix minutieux des capacités, les aléas du provisoire au progrès raisonné des méthodes. Ils voulaient bien descendre de leur piédestal, mais non pour y jucher leurs rivaux ; et si, depuis un an, l’armée d’Afrique ne leur paraissait plus exempte de critiques, ils la préféraient à la pétaudière individualiste et pittoresque où se complaisaient les coloniaux.

Mais les événemens allaient fournir à ces discussions oiseuses des sujets plus variés. Des rumeurs guerrières montaient de Mechra-ben-Abbou. Le départ de la « colonne de Marrakech, » si souvent annoncé, paraissait imminent. Au bord de l’Oum-er-Rbia, ce poste, que trente kilomètres à peine séparaient de Dai-Chafaï, était choisi comme tête d’étapes et l’intendance y faisait affluer les approvisionnemens. Le Génie construisait un pont de bateaux, et cette œuvre qu’on avait longtemps hésité à réaliser était la première conséquence tangible du traité de protectorat. L’autorité militaire, instruite par l’expérience de la marche sur Fez, voulait éviter désormais les critiques malveillantes, par la minutie de ses préparatifs. Les automobiles circulaient sans cesse entre Casablanca et Mechra-ben-Abbou, chargées de personnages affairés et soucieux, qui venaient surveiller la construction des magasins et des hôpitaux, le choix des emplacemens de troupes, le zèle des agens, la régularité des convois. Les lourds chariots de l’entreprise des transports, les théories de chameaux, se succédaient sur la route, faisaient vaciller le pont fragile, et déposaient sur la rive droite, naguère encore territoire interdit, les vivres, les médicamens, les tentes, les outils, un matériel énorme et mystérieux. Chacun sentait que cette expédition, dont rêvaient tous les postes de la Chaouïa, était destinée à servir de modèle pour l’avenir. On en avait assez, à Casablanca, d’entendre prôner l’organisation matérielle des opérations faites au Tonkin par le général Brière de l’Isle, de la campagne du Dahomey par le général Dodds, de celle du Pe-Tchi-Li par le général Voyron, et l’on voulait montrer que les métropolitains, quand ils en ont le temps, savent faire mieux que les coloniaux. Nul, d’ailleurs, ne se plaignait de cette émulation qui écartait le cauchemar de misère dont les vétérans de l’année précédente n’avaient pas perdu le souvenir. À la fin du mois de mars, les rôles étaient distribués. La désignation du chef et des troupes restait encore dans le mystère des états-majors, mais les indiscrétions inévitables avaient semé dans tous les postes les espoirs enthousiastes et les regrets bougonnans. Justement, vers Marrakech, les partis faisaient parler d’eux. Des tribus se proclamaient en sida, et les fauteurs de désordre qui se glissaient dans la ville y mettaient eu danger la vie des Européens. Notre consul réclamait un secours immédiat. L’occasion d’intervenir était bonne, et la signature apposée par Moulay-Hafid au traité de protectorat permettait l’envoi de nos troupes sans exposer le gouvernement français à des récriminations. On n’attendait que le retour du général Moinier, dont la présence à Fez était devenue inutile depuis l’entrée en scène de M. Regnault. Son arrivée à Casablanca devait déclancher tout cet appareil guerrier.

À Dar-Chafaï, la garnison bouillonnait. Officiers et soldats, coloniaux et goumiers, comptaient bien suivre le torrent qui allait emporter vers le Sud escadrons, bataillons, batteries, convois et ambulances. Les tringlots, toujours prêts pour l’héroïsme obscur et méconnu, visitaient avec soin les harnais, graissaient les essieux des arrabas. Ils savaient que le mouvement d’une troupe nombreuse les entraînerait dans son tourbillon, avec leurs véhicules et leurs animaux. Les marsouins calculaient que leur bataillon, dont la principale partie était stationnée à Settat, devait forcément représenter l’élément européen dans la concentration de forces qui se préparait. Des instructions imprécises, mais suggestives, les y invitaient. Par une dérogation aux usages, les demandes d’effets et de souliers ne restaient plus sans réponse dans les bureaux des comptables. Les soldats étaient habillés et chaussés à neuf. Ils étaient ravis de l’aventure, et ne songeaient plus aux postes où, pendant un an, l’inertie ambiante avait failli engourdir leur ardeur. Ils pouvaient partir : jamais troupe plus alerte n’affronterait les fatigues de la route et les embûches des Marocains. Encore une quinzaine de jours, et ils abandonneraient sans regret Dar-Chafaï pour n’y plus revenir.

Soudain, le « quotidien officiel » apporte, un soir, des nouvelles extraordinaires : les Fazi ont réédité les Vêpres siciliennes ; le pillage de la ville complète l’œuvre sanglante des conjurés ; toutes les troupes disponibles sont envoyées d’urgence au secours des Français et du Sultan ; la marche sur Marrakech est, une fois encore, différée ; les garnisons de la Chaouïa ne doivent compter que sur elles-mêmes si la révolte éclate dans cette région ; la guerre sainte parait proclamée de Sefrou à Meknès ; il faut s’attendre à l’expansion des sentimens anti-étrangers.

En réalité, ces événemens n’étonnaient que les aveugles par persuasion. Ils surprenaient les grands personnages pendant leurs échanges de congratulations en l’honneur d’un protectorat qui nous coûtait cher ; mais les simples figurans de la comédie marocaine avaient prévu depuis longtemps les conséquences inévitables de notre inertie et de notre naïveté. Heureusement, nous étions servis par l’anarchie chronique du pays et les rivalités des tribus. Tandis que Zaïan, Zaër, Beni-Mtir, Ouaraïn couraient aux armes, la population de la Chaouïa, rendue prudente par le souvenir du général d’Amade, refusait de les imiter. Elle se montrait d’ailleurs sceptique à l’égard des récits enthousiastes qui parvenaient dans les douars deux jours après la version impartiale que nos agens avaient publiée. La voix du peuple n’utilisait pas, comme nous, les fils du télégraphe, et la déformation des faits s’aggravait de bouche en bouche, jusqu’à paraître invraisemblable aux crédules Marocains. Cependant, on apprenait, par les indigènes, ce que le « quotidien officiel, » muet pendant une demi-semaine, laissait ignorer : les causes immédiates de la révolte dans l’armée chérifienne, la complicité tacite du Maghzen et de la population surexcitée par la déchéance du Sultan. Moulay-Hafid était, sans nul doute, antipathique à la grande majorité de ses pseudo-sujets ; mais il représentait leur liberté séculaire à la merci des étrangers.

Chez les Tadla, les fanfarons exultaient. Ils aiguisaient leurs couteaux et s’approvisionnaient de cartouches pour achever la victoire des Fazi. Ils invitaient les Beni-Meskine à l’union, et s’efforçaient de leur démontrer combien il serait facile de chasser les Roumis, maintenant diminués des 18 000 hommes que les gens de Fez avaient massacrés. Mais les Boni-Meskine étaient sourds à ces appels. Ils savaient que les Français n’étaient pas tous morts ; qu’il en restait encore assez pour promener de poste à poste, en « colonnes de police, » des soldats à casque, et des « fusils du diable, » et des canons. Ils voyaient le calme de leur garnison, l’indifférence des marsouins, l’imperturbable fidélité des goumiers. Ils raisonnaient sur ces apparences qui leur prouvaient la force intacte des Français, et les risques d’une aventure. Ils priaient donc les Tadla d’agir seuls ; leurs succès entraîneraient alors les indécis, mais, en attendant, les Beni-Meskine ne pouvaient que les aider de leurs vœux.

Les Srahrna faisaient aussi des réponses dilatoires. Des intérêts plus immédiats les sollicitaient. Aux fantasias sans résultats précis dans les plateaux caillouteux et déserts qui environnent Dar-Chafaï, ils préféraient les joies moins dangereuses de la siba. Ils avaient déjà invité les fonctionnaires du Maghzen à déguerpir vers Marrakech, et la violence avait eu raison des caïds récalcitrans. Les Tadla restaient donc provisoirement seuls, dans la région, pour jouer contre les Français une partie décisive. Les souvenirs de la colonne Aubert leur montraient qu’elle n’était pas sans dangers. Leurs énergies se dépensaient en menaces lointaines, et l’indécision générale dissipait comme des nuages leurs rassemblemens belliqueux.

Dans la kasbah, les marsouins maugréaient devant leurs souliers neufs et leurs armes fourbies. Ils ne croyaient plus à la course vers Marrakech. Ils se voyaient condamnés à la garde pacifique d’une bicoque, tandis que leurs camarades bataillaient sans relâche aux alentours de Fez. Ils auraient volontiers troqué le confortable relatif qu’ils devaient à leur industrie contre leur ancien bivouac de Dar-Dbibagh, malgré le cauchemar de misère et de maladie qu’il évoquait. Ils souhaitaient l’irruption tant de fois annoncée des Tadla dans le village, pour se venger sur eux de leur inertie et de leurs déceptions. Et, persuadés enfin de la vanité de leur rêve, ils se laissaient tout doucement glisser vers un fatalisme désenchanté.

Cependant, les plus vieux avaient encore l’illusion tenace. Ils conservaient l’espoir de ne pas terminer à Dar-Chafaï leur séjour marocain, comme des gardes nationaux oubliés dans leur guérite. Le choix du général Lyautey, qui venait remplacer M. Regnault à Fez, comme le général Galliéni avait remplacé M. Laroche à Tananarive, semblait leur donner raison. Quelques-uns d’entre eux avaient vu le nouveau Résident général à Fianarantsoa, Ankazobe, lorsqu’il n’était que colonel. Ils le savaient dégagé des préjugés communs dont les marsouins étaient victimes, par le souvenir de l’œuvre accomplie jadis dans les Territoires du Sud. Ils supposaient que les coloniaux ne seraient pas traités en pareils pauvres par un chef qui leur devait une partie de sa gloire, et qu’ils estimaient comme un des leurs. Ils n’avaient pas oublié que l’ancien pacificateur de la région sakalave était un partisan résolu de la fameuse « tache d’huile, » ni ce qu’il exigeait de force, de méthode et de mouvement dans l’organisation d’un pays révolté. Ils propageaient ainsi leurs opinions et leurs espérances. Et, songeant à la part de gloire que l’évolution imminente de la politique marocaine pouvait leur réserver, les emmurés de Dar-Chafaï entrevoyaient la fin des mauvais jours, loin de leur petite garnison.

Pierre Khorat.
  1. Un officier de ma connaissance, titulaire du brevet supérieur de langue annamite, qui, à l’approche de son tour de départ, avait demandé son affectation en Indo-Chine, fut désigné pour le Zinder. Il protesta, et les conséquences de sa réclamation le firent échouer à Madagascar.