Petites fantaisies littéraires/05

La bibliothèque libre.
Typographie de P.-G. Delisle (p. 67-88).

LE TRAVAIL.



Je veux chercher dans le développement de la musique et de la littérature, l’efficacité de la loi du travail, cette obligation sublime que la mollesse de nos mœurs semble malheureusement trop disposée à circonvenir.

En musique comme en littérature, le travail fait jaillir le génie ; il en révèle les grandeurs aux mondes étonnés : il en consacre l’immortalité.

De même que le caillou garde en lui l’étincelle que le briquet n’en a pas tirée, l’homme recèle au fond de son être, l’aptitude merveilleuse que le travail n’a pas exploitée.

Ozanam a exprimé cette vérité dans une circonstance solennelle où l’on faisait la fête du travail, c’est-à-dire, l’un de ces jours bénis qui voyait se décerner à une jeunesse active, les couronnes laborieuses d’une année académique :

« C’est dans les lettres » disait-il dans son magnifique discours sur la « Puissance du travail, » que se fait mieux sentir le bienfait de cette loi si impatiemment supportée, qu’on apprend à l’accomplir avec amour, sans intérêt et dès lors sans relâche. Je sais que de complaisantes doctrines attribuent tout à l’inspiration, dont il faudrait attendre le souffle sans effort et sans art. Mais le souffle divin ne s’arrête que dans les âmes qui le retiennent par force ; l’inspiration ne sait point se passer de la volonté ; ce sont les deux moitiés du génie. Et si nous étudions ses ouvrages nous verrons que la perfection est laborieuse, et que les choses coûtent ce qu’elles valent. »

Le travail, c’est le levier le plus puissant que l’homme puisse manier pour soulever l’obstacle, quelque formidable qu’il se dresse.

La nature la mieux douée, la mieux organisée, la mieux servie par la réunion de toutes les facultés intellectuelles, ne se suffira jamais à elle-même, si elle n’appelle à son secours l’efficacité du travail : la médiocrité doit être son partage.

Un coup d’œil d’abord sur la marche ascensionnelle de la musique.


Que fait l’illustre Bach, le plus grand musicien de l’Allemagne ? Chaque nuit assiste à la multiplicité de ses efforts, à l’élaboration pénible et lente de ses idées. Il donne l’exemple de la soumission la plus héroïque à cette grande loi imposée à l’homme par la chute originelle.

Bach avait un génie extraordinaire. Pourtant, quand on lui demandait comment il était parvenu à la possession d’une si grande puissance d’invention, Bach répondait : « En travaillant beaucoup ; tous ceux qui voudront travailler de la même manière y parviendront comme moi. »

On s’est étonné de la prodigieuse exécution du virtuose violoniste le plus puissant du dix-neuvième siècle, Paganini ! Le secret de cette étonnante facilité résidait dans le travail.

« Quelquefois on le voyait, » dit l’un de ses biographes, « essayer de mille manières différentes le même trait pendant dix à douze heures, et rester à la fin de la journée dans l’accablement de la fatigue. C’est par cette persévérance sans exemple qu’il parvint à se jouer de difficultés qui furent considérées comme insurmontables par les autres artistes, lorsqu’il en publia un spécimen dans un cahier d’études. »

Le travail, c’est la loi de la vie : c’est la vie de l’art.

Chaque monument qui s’élève et commande l’admiration des intelligences, porte empreint en marque indélébile le cachet du travail.

Mais si le travail a ses assises d’amertume, le fruit du travail est toujours le succès. Il engendre l’amour de l’art, et « l’art seul peut donner la récompense des sacrifices qu’on lui fait. »

La démonstration de cette vérité se rencontre à chaque phase de la vie des musiciens célèbres. C’est par l’amour pur et désintéressé de leur art, c’est en lui sacrifiant leur existence qu’ils ont enfanté les grandes œuvres, aujourd’hui la source de tant de pensées généreuses et magnanimes.

Beethoven est atteint de surdité ! La maladie s’aggrave et finit par l’empêcher complètement d’entendre ses immortelles productions. C’était le supplice le plus terrible que Dieu put infliger à un musicien. Que fait le grand homme ? Il se replie sur lui-même, se retranche dans l’intimité de son âme débordante d’harmonie, et là, isolé de toute distraction extérieure, il donne libre cours au jeu de ses sublimes facultés. L’ennui, le dégoût, l’abattement, le désespoir tourmentent tour à tour ce génie créateur de la symphonie. Une fois… il s’est vu sur le point d’attenter à ses jours…

« L’art seul m’a retenu. »

Telle fut la parole que laissa tomber un jour le grand homme, dans un moment de douloureux épanchement.


Ces hommes sont rares de nos jours. La musique suit comme la littérature, le courant funeste de ce siècle ; elle aussi, tend vers un matérialisme abject, la gangrène de l’art.

Ce ne sont plus maintenant les opérations de l’âme ; l’intelligence est reléguée dans une sphère trop élevée pour la société actuelle.

La folle du logis, seule, se plie aux caprices de la multitude.

Il n’y a rien de stable. On compose pour distraire. On ne pense plus.

De là le grand nombre de ces œuvres stériles, vides de sens.

Quelques rares pensées apparaissent ça et là, mais délayées à outrance.

Félicien David s’est efforcé de réagir contre les tendances actuelles. Le torrent l’a emporté comme les autres, et l’on se demande, aujourd’hui que la tombe s’est fermée sur cet artiste, si les œuvres de David passeront.

Quand on voit tout Paris applaudir à la fille de Madame Angot ; quand on voit le Pinafore acclamé d’un bout du continent américain à l’autre ; quand on voit la foule se délecter aux compositions d’Offenbach, on peut dire que la décadence fait son œuvre.

Les maîtres ont été abandonnés par la masse. C’est le petit nombre des esprits supérieurs qui s’inclinent devant la pensée du génie.

L’abâtardissement écrase la foule. Son regard ne peut supporter la lumière. Elle traîne comme l’oiseau nocturne, une existence qui se repait dans la nuit.

Les couronnes de l’immortalité se décernent à la vélocité.

La vélocité ! Voilà ce que l’on veut de l’artiste. Celui-ci, pour jouir plus longtemps des caresses de l’opinion, crée pour ses doigts des compositions qui chatouillent un temps les organes par une rapidité brillante dans la succession des sons, mais ne laissent rien dans l’âme.

Le travail et l’amour de l’art constituent les deux routes qui mènent à l’idéal. Enlevez à l’intelligence ces deux forces, la stérilité se fait.

On ne travaille plus. C’est ce qui explique l’incohérence dans les idées actuelles de la musique et de la littérature.

On produit pour amuser : les arts sont tournés au gain ; partant, la pensée déserte le style.

En descendant le cours des âges, cette vérité trouve son application dans toutes les productions littéraires qui ont fixé les grands principes des langues humaines. C’est ce que nous verrons dans la seconde partie de cette étude.


Je prends au hasard, tant il est vrai de dire que les œuvres impérissables portent en marque indélébile le cachet du travail.

Là-bas, aux extrêmes limites de l’antiquité, on sait ce qu’il en coûta à Démosthènes pour devenir le plus fameux des orateurs grecs.

Il a été hué dans ses premiers essais à la tribune.

On le vit alors s’enfermer et se livrer au travail le plus opiniâtre, dans le dessein de rectifier cette prononciation vicieuse qui lui avait valu les sifflets du peuple.

On le perdait de vue des mois entiers.

Il se rasait à demi la tête pour ne pas céder à la tentation de sortir du souterrain qu’il avait choisi pour y déclamer, écrire, composer et méditer.

Je comprends après cela, le secret de cette verve, la beauté de ces images, cette véhémence, cette fougue qui ont immortalisé les Philippiques et les Olynthiennes, et toutes ces harangues fameuses dont il a érigé un si colossal monument littéraire.

Aristote, le Stagyrite, voulait tout savoir. Platon son maître, avait signalé cette curiosité avide en le nommant le lecteur.

Il avait étudié toute la philosophie ancienne, et possédait parfaitement la littérature grecque.

Son immense capacité de travail peut seule expliquer les vastes études qu’il a embrassées, car les ouvrages d’Aristote comprennent toutes les branches du savoir, alors accessibles à l’esprit humain, et comportent en outre les découvertes considérables dont il les a enrichies.

Toutes les productions glorieuses de la littérature latine ont été consacrées par le travail.

Ozanam indique en passant les études de Cicéron « poussées jusqu’aux derniers artifices du style, du nombre et de l’action oratoire. »

Viennent plus loin, dans un autre ordre d’idées, les pères de l’Église, dont on connaît les labeurs.

Il suffit de jeter au monde les noms de saint Bazile, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Jean Chrysostome, de saint Jérôme, de saint Augustin pour constater que nous ne devons pas à l’inaction, la fondation de notre grande théologie.

Et cette belle figure qui se détache si éblouissante sur le fond obscur du moyen âge, saint Thomas !…

Est-il possible de ne pas rester confondu devant cette intelligence, de ne pas se sentir écrasé sous le poids de ce génie ?

Le travail de cet homme est incroyable. Pourtant l’on est obligé de se rendre à l’évidence en face des dix-sept in-folio tombés de la plume savante du docteur angélique, où sont traitées de main de maître toutes les grandes questions politiques, sociales et religieuses.

Descendons au dix-septième siècle.

La Bruyère passe sa vie à écrire un livre, un seul, de fort peu d’étendue ; mais le travail qu’il y consacre fait de cet ouvrage le monument le plus parfait peut-être de la langue française.

Je ne fais que mentionner les noms universellement admirés d’un Bossuet qui a fourni tant de trésors à l’éloquence chrétienne, d’un Corneille et d’un Racine dont le théâtre traversera les siècles.

Et n’est-ce pas une délectation indicible que l’on éprouve à lire les harmonieuses pages du Télémaque !

Fénélon en a laissé, paraît-il, dix-huit manuscrits chargés de ratures. Le charme de ce style là ne se surpasse pas.

Et Buffon lui-même, cet écrivain exquis du siècle suivant, n’a-t-il pas défini le génie : « Une certaine aptitude à la patience ! »

L’auteur des « Époques de la nature » avait une conversation lourde, embarrassée, négligée, souvent triviale.

Un travail de quatorze ou quinze heures par jour a produit ces pages étincelantes où il nous éblouit et nous transporte jusqu’à la plus haute poésie.

Il corrigeait, raturait, recopiait, arrondissait ses périodes jusqu’au point de cette inimitable perfection qu’il leur a donnée.

J. J. Rousseau a laissé de curieuses révélations sur les efforts qu’il faisait avant d’arriver à la représentation convenable de sa pensée. Je ne puis résister au plaisir de citer au long : « Mes idées, » dit-il, « s’arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté. Elles y circulent sourdement ; elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations ; et au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille ; chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement et après une longue et confuse agitation… De là vient l’extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu’ils m’ont coûtée. Il n’y en a pas un qu’il ne m’ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse… Il y a telle de mes périodes que j’ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tête, avant qu’elle fût en état d’être mise sur le papier. »

Si l’on jette un coup-d’œil sur l’histoire de notre petit peuple Canadien, on découvre que la même grande loi du travail a présidé de tout temps aux développements de sa littérature et de sa musique. Oui, Dieu merci, notre Canada possède une littérature et une musique.

Sa splendeur littéraire s’est affirmée naguère, par la création d’une société qui réunit la plupart de nos littérateurs dont la réputation a traversé les mers.

L’Académie Royale compte des hommes dont les travaux ont été applaudis par le vieux monde civilisé.

Notre pays doit-il ces œuvres aux encouragements de l’État ? Non ! Non ! Il les tient d’une initiative personnelle, d’un travail obstiné de la part de ceux qui ont aimé les lettres, sans perspective aucune de rémunération.

Notre littérature est issue d’efforts réitérés, constants, de sacrifices énormes prodigués à travers les circonstances les plus pénibles.

La première célébrité artistique qui fixe aujourd’hui l’attention des grandes villes de l’Europe, est une étoile qui s’est détachée de notre monde musical. Albani doit à un labeur excessif d’avoir éclipsé tant d’autres illustrations.

Enfin, il n’y a pas bien longtemps encore, un homme abandonnait nos rives, perçait le tourbillon fiévreux de la spéculation américaine, et arrêtait dans sa course vertigineuse pour lui arracher son admiration, un peuple qui ne rêve que fortune et bien-être ! Lavallée créait « La Veuve. » Cet opéra qui a obtenu un retentissement considérable sera bientôt l’œuvre musicale par excellence du continent américain. Voilà.

Inutile de vouloir se soustraire à la grande loi du travail, dont la première faute a entraîné la promulgation.

Cependant, quels que soient ses efforts, l’homme qui veut réaliser quelque chose de grand, est certain de rencontrer après tout, la récompense divine.

C’est là le côté consolant du sacrifice. Dieu bénit le travail ; et il n’est pas de joies plus pures, plus enivrantes que celles qui accompagnent un succès intellectuel.

L’homme ne fait d’ailleurs que suivre une loi imposée à tout l’univers.

Généralisons le principe, et suivons du regard le travail qui se fait autour de nous. La nature est en perpétuelle activité.

Elle se transforme chaque jour par une action incessante.

Le grain de sénevé qu’un souffle emporte par les mondes, va se déposer en terre et travaille à devenir grand arbre.

La fleur travaille à diaprer sa corolle.

Les petits oiseaux travaillent à bâtir leurs nids.

L’homme, ce roi de la création, ne saurait rester en arrière dans le plan général de la providence.

Il n’est pas fait pour traîner à l’exemple de certaines plantes, une existence de parasite ; il doit travailler.

C’est à cette condition qu’il sera grand.