Petites fantaisies littéraires/11

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Typographie de P.-G. Delisle (p. 175-191).

FOLLE.



La barque légère qui me permet quelquefois de pousser mes excursions maritimes jusqu’à une heure assez avancée de la nuit, nous portait doucement ce soir-là, M. le baron, sa femme et moi, sur les flots dociles de la marée descendante.

J’avais voulu faire comme à l’ordinaire cette course nautique en compagnie d’un français et de sa compagne, de braves gens, venus récemment d’outre-mer, qui avaient eu la bonne idée d’élire domicile à quelques pas seulement de mon habitation. Un commerce aimable s’était de suite établi entre eux et moi. Nous en étions je crois à notre vingtième voyage. La camaraderie la plus intime nous réunissait souvent. Cela leur faisait oublier un peu les souvenirs de la patrie, et me donnait, à moi, une occasion nouvelle d’entendre avidement ce beau langage dont nous avons si religieusement conservé la lettre, mais dont le mélodieux accent nous échappe au milieu des idiômes étrangers qui cherchent incessamment à l’absorber.

Nous avions vu tomber le soleil ; le crépuscule en adoucissait graduellement les reflets encore éblouissants. Les dernières teintes des paysages qui nous environnaient commençaient à se perdre dans la pénombre.

Bientôt nous fûmes entourés de ténèbres ; quelques pâles étoiles qui s’allumaient au firmament avaient l’air de verser en hésitant leur timide clarté.

Nous n’étions qu’à deux longueurs de rame du rivage.

La mer baissait toujours.

Nous touchâmes enfin au petit port qui nous avait vus quelques instants auparavant.

L’ascension de la falaise qu’il nous restait à gravir fut lente.

De chaque côté de la route, les arbres semblaient tendre vers nous leurs bras amaigris.

Il faisait une de ces nuits tièdes, très sombres, presque effrayantes, où les forêts revêtent les formes les plus bizarres, où le plus léger souffle se traîne comme un gémissement, où la chute d’une branchette fait croire à un cataclysme.

Je ne sais trop ce qui se passait en moi ; mais, j’avais le cœur serré. Tous les squelettes du monde seraient sortis de sous terre pour venir exécuter autour de moi une danse macabre que je ne me serais pas senti plus frappé de terreur.

J’avais peur ! Pourquoi ? Je n’en sais rien.

Je suivis de plus près mes compagnons qui s’avançaient silencieusement.

M. le baron, dis-je du ton le plus assuré, pour montrer que je n’étais nullement préoccupé, dites donc, croyez vous aux fantômes, aux revenants, aux…

— Mon Dieu ! De grâce ! S’il vous plait ! répliqua vivement mon ami, sans me donner le temps de finir…

Sa femme avait failli se trouver mal… Elle l’étreignait de toutes ses forces, tremblante comme une feuille… et je me demandais, la douleur dans l’âme, comment j’étais devenu si étrangement la cause du premier chagrin qui fût jamais survenu entre nous…

Je les accompagnais machinalement jusqu’à leur logis, — j’entrai dans le cabinet de travail de M. le baron. Il s’éloigna rapidement avec sa femme, me priant d’attendre son retour.

Tous deux se dirigèrent vers une pièce dont je pouvais facilement du regard embrasser l’intérieur. Une jeune fille d’une rare beauté s’y trouvait. Elle était assise et tournait distraitement les feuillets d’un livre. Elle leva mélancoliquement ses beaux grands yeux sur la baronne. Celle-ci la baisa avec effusion.

Le baron était triste, en proie à une douleur manifeste.

— Pauvre Berthe ! dit-il en prenant la tête de la jeune fille dans ses mains et l’embrassant follement…

Mon ami demeura longtemps dans cette attitude…

Tout-à-coup la jeune fille fit un léger mouvement pour se dégager de cette étreinte…

— Père, dit-elle, regardant fixement le baron… va-t-il venir cette nuit… le revenant…

— Non, non, ma Berthe, sanglota mon ami…

La porte fut fermée discrètement sur moi.

Hélas, bien involontairement je le jure, j’avais tout vu…

L’égarement se lisait sur cette physionomie idéale dont les derniers charmes achevaient de s’évanouir ; et, de plus, ô horreur, la moitié de sa chevelure était blanche…

Mille lugubres pensées tourbillonnaient dans ma tête.

Je ne savais pas si tout ce que je venais de voir était un rêve ou un tableau de cette froide réalité qui trop souvent ne trouve rien à épargner ! Jamais je n’avais soupçonné l’existence de cette malheureuse jeune fille que la Providence éprouvait si cruellement !

Le baron me retrouva dans une agitation extrême…

— Je vous ai fait mal, lui dis-je avec émotion…

— Assez… Sortons d’ici… dit-il, et m’entraînant au jardin attenant à la maison, il me fit pénétrer avec lui dans un petit pavillon couvert de verdure.

— C’est une histoire navrante, ami, continua le baron… mais, vous savez tout… il devient inutile de vous taire plus longtemps le récit d’un drame qui ne saurait d’ailleurs éveiller que vos plus sincères sympathies…


« C’était un soir, sur la Garonne, précisément comme tantôt sur votre beau fleuve, à peu près à la même heure, nous voguions ensemble en canot léger, ma femme, ma fille Berthe et moi.

Le même soleil il me semble illuminait les mêmes merveilles.

Il y avait des paysages féeriques partout, des aspects imprévus, des tableaux riants, que la lutte de l’ombre et de la lumière variait à chaque instant.

Au ciel, des clous d’or constellaient une voûte sans nuage.

En revenant à terre, des effluves rafraichissantes émanant de la nature assoupie, nous prédisposaient à une délicieuse langueur.

Peu à peu les ténèbres les plus épaisses nous avaient envahis.

Il était temps d’arriver à domicile. Un vent froid commençait à s’élever, et j’avais cru remarquer que Berthe se serrait plus près de moi, chaque fois que nous passions près de quelques formes fantastiques rendues menaçantes par les effets de la nuit.

Sa jeune imagination avait elle été ébranlée par ces apparitions étranges… je l’ignorais, pour mon malheur… et une fois rendu au foyer, sans tenir aucun compte de la pâleur de Berthe dont j’aurais dû deviner la cause, je me mis à conter de ces histoires terribles de fantômes, de vampires, de revenants que la tradition populaire traîne à travers tous les siècles, et que les enfants écoutent avec tant de frayeur avide…

La bise soufflait au dehors.

Berthe n’osait plus regarder aux fenêtres tant l’épouvante la paralysait.

J’eus beau essayer de la rassurer ensuite en lui prouvant qu’elle ne devait pas ajouter foi à ces récits absurdes, à toutes ces chimères qu’une imagination en délire pouvait seule inventer, elle n’en demeura qu’à demi convaincue et fut sérieuse et inquiète tout le reste de la soirée.

L’anxiété nous gagnait tous. Une impression décidément pénible était sortie de mes contes… ma femme me reprochait doucement de m’être appesanti sur les plus terrifiants.

Je ne savais que dire. Je sentais bien le malaise dont j’avais été la cause. Il fallait en prendre un parti. Je me mis à railler ma fille sur sa frayeur, et fis si bien qu’elle finit par sourire, disant qu’elle était folle après tout d’avoir peur.

Je crus que la nuit allait emporter toutes ces puérilités et nous nous séparâmes assez gaiement.

La chambre de ma fille était près de la mienne. Je pouvais entendre aisément la respiration de Berthe et courir à son secours si quelque cauchemar l’oppressait.

Elle dormait paisiblement.

J’avais sommeil, et bientôt je me reposai des inquiétudes qui me hantaient depuis quelques moments.

Je ne sais combien de temps dura ce repos ; mais, tout à coup, un cri déchirant, parti de la chambre de ma fille vint me transpercer le cœur.

Je me levai à moitié fou, la mort dans l’âme, présageant la plus effroyable calamité…

Toutes ses couvertures était au pied de son lit, sur le plancher, dans un désordre complet.

Berthe était méconnaissable… ses yeux étaient démesurément ouverts… sa bouche écumait… sa tête avait blanchi… Berthe, ma fille, ma bien-aimée Berthe était folle

J’aurais voulu tomber foudroyé. Dieu n’eut pas pitié de moi. Ma femme dans un accès de douleur me reprocha d’avoir tué sa fille…

Il me semblait que tout brûlait autour de moi. Ma raison s’en allait. J’eus une pensée pour Dieu, une supplication… et je fus sauvé, car j’allais me détruire infailliblement.

Ma femme revint à elle-même, et nous pûmes immédiatement porter à Berthe les secours qu’exigeait la situation…

Longtemps nous l’appelâmes tous deux des noms les plus caressants, mais inutilement. Elle ne nous reconnaissait plus…

Elle ne cessait de proférer toujours les mêmes paroles : « Il est venu le vampire, le revenant… »

Les plus célèbres médecins de la France furent consultés ; mais la science vint se heurter une fois de plus contre un de ces mystères effroyables que les aliénistes ont l’habitude de rencontrer si souvent.

Nous primes la résolution de traverser les mers, espérant que les distractions d’un long voyage sauveraient notre enfant ; mais la Providence est restée jusqu’ici sourde à notre appel.

Un jour viendra peut-être qui nous apportera ce bonheur ! J’en bénirai Dieu toute ma vie.

La folie de Berthe est douce ; mais chaque soir ses terreurs se renouvellent, et les mêmes paroles reviennent sur ses lèvres… »


Que s’était-il donc passé ? Hélas ! l’incident le plus insignifiant du monde. Tout simplement un chat, un énorme angora s’était tout bonnement introduit dans la chambre de la jeune fille, avait sauté sur le pied de son lit, en avait tiré les draps et les couvre-pieds, et s’était mis à jouer dans les replis de ces couvertures.

Berthe s’était éveillée en sursaut avec toutes les réminiscences terrifiantes des histoires de la veille, et le drame s’était passé…

Le baron pleurait.

C’était plus fort que moi. Je ne pus rester froid en présence d’une si grande douleur.

J’éclatai en sanglots…


Ô vous qui dirigez les tendres années de l’enfance, gardez vous de jeter dans ces âmes naïves, de ces histoires d’épouvante qui peuvent parfois entraîner de si funestes résultats.

Il est malheureusement d’habitude dans notre pays, de frapper l’imagination crédule de ces bons petits êtres, en la peuplant de mille et un fantômes sortis depuis tant de siècles de je ne sais trop quels cerveaux malades. On dit que c’est pour mettre un frein aux jeux trop bruyants des tapageurs ; ma foi, je crois que la férule en dépit de ce qu’elle a de barbare est encore préférable.

N’existe-t-il pas d’autres choses à mettre dans l’esprit des enfants que des contes de gnômes ou de loups-garous ?

Il me semble que l’histoire de notre pays renferme assez de glorieux épisodes pour qu’on y trouve de quoi remplir toutes nos jeunes têtes canadiennes.