Petits Poèmes (Derème)/III

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Société française d’imprimerie et de librairie (p. 59-82).



TROISIÈME PARTIE



Et mon rêve au soleil est un vaisseau fleuri.


I


Femme aux yeux de langueurs suaves et de fièvres,
d’un splendide manteau je t’envelopperai,
d’un manteau triomphal ardemment coloré,
rouge comme ton sang, rouge comme tes lèvres.

Et ce manteau, noué d’un éternel lien,
vêtira sans un pli ton corps souple et ton âme,
car je l’aurai tissé dans une nuit de flamme
avec les mille fils qui lient mon cœur au tien.





II


Le vent hurle, et dans sa monstrueuse colère
jusqu’au lugubre ciel soulève les flots noirs.
Pas un astre. Mon rêve aux vastes désespoirs
erre sans gouvernail, lamentable galère.

Tu parais ; l’ouragan suspend son large cri ;
tu parles, et ta voix douce et lente l’apaise,
et la mer en chantant caresse la falaise,
et mon rêve au soleil est un vaisseau fleuri.





III


La porte du jardin donne sur la ruelle
et c’est là qu’un beau soir elle est apparue, elle
de qui l’amour est clair, comme l’aube et l’azur.
Elle m’attend. Le chat s’étire sur le mur.
Elle m’attend. C’est le village après le steppe.
Son sourire est léger comme une aile de guêpe.
Elle m’attend sous la tonnelle de roseaux.
Mon cœur est une cage où chantent mille oiseaux.
Elle m’attend, elle regarde la pendule.
J’arriverai dans la tiédeur du crépuscule,
et quand je la verrai me tendre les deux mains,
des roses de juillet pleuvront sur les chemins.





IV


  Quoi ! pourrais-je envier
Pisistrate vêtu des royales étoffes,
ou le berger Ronsard, couronné de laurier,
conduisant le troupeau sublime de ses strophes !

  Quoi ! pourrais-je songer
à la gloire d’Achille ou de Platon le sage,
lorsque je puis sous la tonnelle du verger
sourire à la beauté de ton jeune visage !





V


Girouette, tu peux crier sur les ardoises,
grincer comme une dent sur d’acides framboises !
Hiver, tu peux lancer aux vitres tes grêlons
qui bourdonnent comme une averse de frelons,
qu’importe ! Hiver, brandis tes trompettes de cuivre
et déchaîne tes chiens sur la route de givre
et les chevaux des ouragans ! Je m’en bats l’œil !
Je m’en bats l’œil ! Je lis des vers dans mon fauteuil !
Beauté des jours ! Beauté des livres et des lèvres !
A mon coupé, j’attellerai cent douze lièvres,
sous l’azur plus vibrant qu’une aile de perdrix,
et j’irai vers les bois que mon rêve a fleuris !





VI


Regarde le jardin abandonné, le banc,
et la tonnelle où tu pleuras au soir tombant,
la grange, le balcon rouge, le massif plein de
grives, le gravier bleu sous les marronniers d’Inde.
Quand tu partis et que ton rire s’envola,
j’eus le cœur gros comme un volume de Zola.
Mais te voilà ! — L’air est léger comme un sourire ;
ma tristesse fond devant toi comme une cire
sur la lampe. Rentrons. La porte grince et les
volets. Veux-tu, soyons deux oiseaux envolés !
nos regrets sont partis au grand trot des carrioles
cahotantes et nous ferons des cabrioles
dans l’azur. Le fauteuil est là, dans l’ombre. J’ai
déboutonné tes gants et, bruyant comme un geai
des bois, je ne dirai que des mots d’allégresse.
Vous pleurez ? Tu souris ? Est-ce de bonheur ? Est-ce ?…





VII


Dans le calme, la barque se balance
 comme un vers que je dis
Dors, mon amour, aux vagues de silence
 des golfes attiédis.

Pour toi, j’ai déserté l’ombre des grèves,
 le lac et les roseaux ;
tes larges yeux ont reflété mes rêves,
 la mer et les oiseaux.

J’ai mis ma vie au chaton de ta bague
 dans l’ivresse d’un soir.
Dors, mon amour, il n’est pas une vague
 aux nappes de l’espoir.

N’écoute pas siffler sur toutes choses
 les merles que j’entends ;
et que pour toi les heures soient des roses
 sur la tige du temps.





VIII


Fumerai-je au soir de ma vie
une pipe en bois de laurier ?
Nous voilà vieux, ma pauvre amie,
j’ai eu vingt ans en février.

Nous avons lu beaucoup de livres
et crayonné bien des feuillets,
et, jadis blonds comme des cuivres,
nos rêves sont de blancs œillets.

Et tout cela n’est pas peu triste ;
Mais dans l’ombre où nous défaillons
enfin l’ironie oculiste
ouvre boutique de lorgnons.


Des lièvres dansent aux pelouses,
et dans ma chambre mon espoir.
Maintenant j’attends que tu couses
une rose à ton jupon noir,

et que le rire ensevelisse
sous des guirlandes de clarté,
notre rêve, ce vieil Ulysse
que les sirènes ont tenté.




IX


Dénouons les rubans mauves que tu voulus
fixer à nos propos et ne soupire plus,
idoine à réjouir les mânes de Coppée
La bouche soit cousue et la langue coupée
aux pleureurs ! Nous devons rire. Tu l’oubliais.
Et pour l’amour, par qui tes songes sont liés
comme les blanches tubéreuses que tu aimes,
sur tes ongles étroits j’écrirai des poèmes
suaves comme la courbe de ta jambe ou
la clarté de ta gorge et creux comme un bambou.
Un tambour plein chanterait-il ? Et la tendresse
chante, divinement vide, dans ta caresse.
Ne me regarde pas avec ces yeux. C’est vrai,
Pardon. Tu n’aimes pas qu’on raille. Je serai
triste, si tu le veux, et grave, et pas plus tard que
demain je te lirai les œuvres de Plutarque.




X


Ah ! jeter les filets crevés, les hameçons,
les livres ! Devenir un de ces bons garçons
sans cervelle, railleurs des barbons à catarrhe,
qui le soir lancent des chansons sur leur guitare
et dont l’âme aux exploits amoureux se complaît.
Ils sonnent haut, ces creux ! et leur rêve est complet
s’ils voient rimer austère et stère, Estelle et stèle.
Mais sentir que la vie est l’épaisse dentelle
sous laquelle palpite un visage inconnu…

Un liseron s’enroule autour de ton bras nu.




XI


L’espérance apparut et tu lui ressemblais,
hier. Elle avait des yeux verts comme les blés
d’avril, des doigts légers comme l’ombre d’une âme,
l’aile d’un roitelet ou le cœur d’une femme.
Et de la voir si fraîche et limpide, les mains
pleines de dahlias cueillis sur les chemins
de l’aube, nous sentions au charme de son souffle
nos cœurs pareils aux deux flacons d’une guédoufle.




XII


Délaissons, s’il te plaît, Baruch de Spinoza,
ses termes épineux (et verba spinosa)
et partons vers les pins où l’air tiède murmure.
(Qu’il serait laid d’écrire ici le mot ramure
pour la rime !) Je viens. Ne gronde pas. Je viens.
Et j’abandonne aussi les vers virgiliens,
les calmes vers de qui ta tendresse est jalouse,
que traduisit Clément Marot (quinze cent douze).




XIII


Regarde. La glycine a jauni sur la porte,
et voici que l’automne aux temps couronnées
de lierre caduc et de roses fanées
s’avance et d’un pied lourd foule les feuilles mortes.
Il marche et son manteau de pourpre au crépuscule
se dénoue et se mêle aux nuances champêtres.

Mon cœur, voici l’octobre ; et les joueurs de flûte
commencent à siffler sous la voûte des hêtres.
Veux-tu, nous quitterons pour la ville prochaine
les parterres flétris et l’ombrage des chênes,
et la maison rustique au milieu du feuillage
qui sut nous accueillir au retour du voyage,
et la source. Mon cœur, partons ; voici l’automne,
et la dernière abeille aux troènes bourdonne.





XIV


En l’honneur de ton nom je veux sonner du luth,
donner ma voix, donner mon cœur et donner l’ut !
Mon cœur dans le matin s’ouvre comme une rose ;
mon cœur est la pantoufle où ton orteil repose ;
aux baguettes du sort mon cœur est un tambour ;
mon cœur est une flûte aux lèvres de l’amour ;
mon cœur est le vieux puits où se mirent les branches
d’octobre et, par les soirs tristes, des robes blanches…
Et je pourrais ainsi lâcher du bout des dents
des vers qui me vaudraient l’estime des pédants,
car leur troupe se plaît en de telles sottises
comme les boucs parmi les feuilles des cytises.





XV


Vois ! le ciel est clouté d’étoiles cristallines,
et la lune a bleui les pentes des collines,
et tu es dans mes bras blanche de volupté
et vibrante et pareille à l’éternel été
qui verse sur nos fronts l’ombre des roses noires.
Tu bois superbement l’ivresse des victoires
et tu souris d’orgueil, car j’ai baissé vers tes
yeux tristes mon regard fait pour d’autres clartés,
et tu as triomphé sous les lampes complices !
Enfin, tu as vaincu le rebelle ! Et tu glisses
sur ma nuque ta main fraîche comme le soir…

Si je me penche sur tes yeux, c’est pour m’y voir !





XVI


Les souvenirs ce soir vibrent comme des mouches
d’été. Rappelle-toi la fille aux jupons rouges
qui portait une rose à son corsage ouvert
et qui gardait des cochons noirs dans un pré vert.
Elle chantait à pleine voix une romance
triste ; nous écoutions monter la plainte immense
et nous songions, le cœur morose comme un soir,
aux cochons du regret qui broutaient notre espoir.




XVII


Vous que je vois dans la clarté des lampadaires
de moi rêve, héros des amours légendaires,
jeunes hommes dont un cheveu lia les poings ;
ô vous qui roucouliez ivres en des pourpoints,
redingotes, bardocuculles et chlamydes,
et frôliez vos velours aux feuillages humides
des clairières, vous tous que l’amour distingua,
elle m’aime, et je porte un veston d’alpaga !




XVIII


Va ! tu n’es qu’une femme, une fleur vide, rien !
Tu me tiens, je le sais, par un souple lien
qui raille les ciseaux et se moque des limes,
et je sais que malgré mes révoltes sublimes
tu n’auras qu’à paraître avec ton chapeau blanc
pour que ce loup devienne un caniche tremblant.
Oui, je le sais ! Il faut ployer ! Il faut te suivre !
Je t’aime et je te hais ! Hélas ! le plus beau livre
s’effeuille quand paraît l’éclat de tes cheveux.
Et je suis l’éternel enchaîné ! Mais je veux,
et que ce fier aveu te flagelle ou te grise,
que tu saches du moins comme je me méprise !




XIX


Et tu disais : Vous tous qui souffrez d’insomnie,
pour goûter au repos que le sort vous dénie,
mélangez le tilleul et le suc de pavot.
Et si de votre mal nul philtre ne prévaut,
il demeure un remède héroïque et suprême :
lisez sur l’oreiller quatre vers de Derème.




XX


L’enthousiasme, comme un peuple de frelons,
  vibre dans l’heure noire.
Debout, et déchirons la nuit où nous râlons,
  pour un ciel de victoire.

Nos marteaux font le bruit crépitant des grêlons ;
  et pour le char d’ivoire
Je dompterai les mots comme des étalons
  qui traîneront ta gloire.

Se roidissent leur flanc sur le timon d’airain,
  et d’un vol souverain
que dans mon bras, ton corps qui tremble et s’abandonne,

  au tumulte du vent,
sur la rouge splendeur de ce couchant d’automne,
  s’élève triomphant !