Petrus Borel le lycanthrope/Les Rhapsodies

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Petrus Borel le lycanthrope : sa vie, ses écrits, sa correspondance, poésies et documents inédits
René Pincebourde (Bibliothèque originale) (p. 37-60).

III

LES RHAPSODIES.


Il est temps de dire ce qu’était et ce que valait le recueil de vers de Pétrus Borel. Je l’ai là, sous les yeux, ce petit volume dont les gravures et les caractères parlent éloquemment de ce temps passé[1]. Le frontispice nous représente Pétrus, non pas en costume d’orgie, mais en costume de politique, un bonnet phrygien sur la tête,

les bras et le cou nus, un poignard à la main. Dans le volume même, deux vignettes lithographiées signées T. Napol, — lisez Napoléon Thomas, — et représentant : la première, Pétrus Borel au cachot, une cruche, un pain noir, un carcan à ses côtés. Il est vêtu d’une lévite ouverte, avec le gilet républicain et les pantalons collants. Au cou, une haute cravate noire. La seconde vignette le montre assis à sa fenêtre, dans un fauteuil Louis XVI, le menton appuyé sur la main, songeant. Le soleil se couche au loin, une vigne grimpante l’entoure de ses feuilles et de ses brindilles. C’est un portrait fort ressemblant. Pétrus a les cheveux ras et la barbe longue. On dirait d’un ligueur vêtu en conventionnel. Cette seconde lithographie, mise en face de la pièce de vers intitulée Ma croisée, est toute naturelle. On s’explique facilement

sa signification. Mais j’ai été plus intrigué par la première vignette, par ce cachot, cette cruche ébréchée et ce pain noir. La pièce de vers qu’elle illustre est en outre ainsi datée presque énigmatiquement : Au cachot, à Ecouy, près Les Andelys, 1831.

Oiseaux, oiseaux, que j’envie
Votre sort et votre vie !

Sans ambition qui ronge,
Sans bastille où l’on vous plonge,
Sans archevêque et sans roi !…

… Sans honteuse volupté,
Sans conjugaux esclavages.
Francs, volontaires, sauvages.
Vive votre liberté !

Pourquoi une telle apostrophe à ces républicains de l’air, les moineaux ; pourquoi cette diatribe contre la société ; pourquoi ces rapprochements socialistes qui font des hirondelles de Borel les confrères des Bohémiens et des Gueux de Béranger ? Caprice de poëte ? Non pas. Pétrus Borel avait été véritablement arrêté, emprisonné, mis au pain et à l’eau.

Un matin du printemps de 1831, fantaisie lui avait pris d’aller en compagnie d’un ami, bousingot comme lui, visiter Rouen, qui pouvait leur montrer mainte maison gothique. Ils étaient partis à pied, sans façon, et tout en causant. Les voyez-vous cheminer avec leur costume insultant d’originalité et leurs chapeaux pointus dont les longs rubans leur descendaient au milieu du dos.

On les regardait d’un air ébahi, et un peu effrayé parfois. Dans les auberges, volontiers eût-on serré les couverts d’étain à leur arrivée. À Ecouy, on les arrêta. Voilà nos romantiques amenés par les gendarmes devant monsieur le maire ou monsieur le juge de paix. « Qu’alliez-vous faire aux Andelys ? — Nous n’allions pas aux Andelys. C’est la patrie du Poussin, Nicolas Poussin, peintre hors de pair, mais classique en diable. Parlez-moi d’Hobbema, à la bonne heure ! — Vous dites ? fit le maire d’Ecouy. — Oui, citoyen, continua Borel, le paysage classique, avec de grandes lignes tracées à l’équerre et un temple rond se détachant sur un ciel bleu, ce paysage est faux, complètement faux, et je le prouve… — Vos papiers ? demanda monsieur le maire, qui avait tressailli à l’épithète de citoyen. — Comment, mes papiers ? dit Pétrus. Mes papiers ! Quels papiers ? — Parbleu ! vos papiers : il n’y en a pas de plusieurs sortes. Vous n’avez pas de papiers ? — J’en avais ! répliqua solennellement Pétrus… je n’en ai plus. Mais si vous voulez vous donner la peine de suivre nos traces, vous trouverez certainement, si vous avez de bons yeux, ceux que nous avons semés le long de notre route ! »

On les mit l’un et l’autre, Pétrus et son ami, au cachot, « sur la paille humide. » Le temps d’écrire à Paris et de recevoir une réponse, et je crois qu’ils demeurèrent prisonniers pendant quatre ou cinq jours.

Ce ne fut pas, au reste, la dernière fois que Pétrus tâta de la prison. Aux émeutes de juin 1832, des gardes nationaux qui le voient passer dans la rue l’arrêtent et le conduisent au poste. « Que me voulez-vous ? demande Borel. Qu’ai-je fait pour être embastillé ? — Monsieur, dit le commandant du poste, inutile de feindre ! Vous avez la démarche républicaine ! »

On retrouve dans les Rhapsodies les échos de toutes ces excentricités et de toutes ces aventures. Aussi bien est-ce un livre curieux et précieux à plus d’un titre, hautain, irrité, farouche, féroce, au demeurant le plus amusant livre du monde. L’auteur n’a pas manqué d’écrire une préface. Un livre sans préface en 1851, chose impossible ! Pétrus Borel commence la sienne ainsi :

Il faut qu’un enfant jette sa bave avant de parler franc ; il faut que le poëte jette la sienne ; j’ai jeté la mienne : la voici !… Il faut que le métal bouillonnant dans le creuzet (sic) rejette sa scorie ; la poésie bouillonnant dans ma poitrine a rejeté la sienne : la voici !… — Donc, ces Rhapsodies sont de la bave et de la scorie. — Oui ! — Alors pourquoi à bon escient s’inculper vis-à-vis de la foule ? Pourquoi ne pas taire et anéantir ? — C’est que je veux rompre pour toujours avec elles ; c’est que, parâtre que je suis, je veux les exposer, et en détourner la face ; c’est que tant qu’on regarde ces choses-là, on y revient toujours, on ne peut s’en détacher ; c’est que sérieusement, une nouvelle ère ne date pas pour le poëte, qui sérieusement ne prend un long essor que du jour où il tombe au jour ; il faut au Peintre l’exposition, il faut au Barde l’impression.

Et de ce ton un peu solennel, avec des expressions cherchées et souvent trouvées, il continue sa profession de foi. « Ceux qui liront mon livre me connaîtront : peut-être est il au-dessous de moi, mais il est bien moi. » L’orgueil de Pétrus est là tout entier. « Voilà mes scories, semble-t-il dire, que penserez-vous donc de ma lave ! » Puis il se confesse : les confessions étaient de mode aussi. Son livre, dit-il, est un ensemble de cris ; il a souffert ; sa position n’a rien de célestin ; la dure réalité lui donne toujours le bras. Puis il s’exalte, il s’irrite, il s’inocule une colère qui devient singulièrement éloquente.

— Je ne suis ni bégueule ni cynique ; je dis ce qui est vrai… Jamais je ne me suis mélancolie à l’usage des dames attaquées de consomption. Si j’ai pris plaisir à étaler ma pauvreté, c’est parce que nos Bardes contemporains me puent avec leurs prétendus poëmes et luxes pachaliqués, leur galbe aristocrate, leurs mômeries ecclésiastiques et leurs sonnets à manchettes ; à les entendre, on croirait les voir un cilice ou des armoiries au flanc, un rosaire ou un émerillon au poing. On croirait voir les hautes dames de leurs pensées, leurs vicomtesses… Leurs vicomtesses ?… Dites donc plutôt leurs buandières !

Le trait est sans doute dirigé contre Lamartine. Borel ne pardonnait pas aux Méditations de plaire aux académies. Après cette entrée ou cette effraction en matière, il donne la clef de toutes les dédicaces qui émaillent les Rhapsodies et qui devaient un peu surprendre alors le lecteur, car tous ces noms n’étaient point connus.

Ce sont, dit-il, tous jeunes gens comme moi, de cœur et de courage, qui font disparaître pour moi la platitude de cette vie.

Des « camarades », mais non dans le sens nouvellement donné à ce mot par Henri Delatouche. Pétrus Borel combat à outrance ce néologisme, la camaraderie, que venait de créer l’auteur de Fragoletta. Il n’aime pas plus M. Delatouche qu’il n’aime les Figarotiers. Les Figarotiers ! Au fait, que devaient-ils penser, ces railleurs impitoyables, des excès romantiques et des bousingots ?

C’est à vous, continue Borel, à vous, compagnons, que je donne ce livre ! Il a été fait parmi vous, vous pouvez le revendiquer. Il est à toi, Jehan Duseigneur le statuaire, beau et bon de cœur, fier et courageux à l’œuvre, pourtant candide comme une fille. Courage ! ta place serait belle, la France pour la première fois aurait un statuaire français. — À toi Napoléon Thom, le peintre, air, franchise, poignée de main soldatesque, courage ! tu es dans une atmosphère de génie. — À toi, bon Gérard ; quand donc les directeurs gabelous de la littérature laisseront-ils arriver au comité public tes œuvres, si bien accueillies de leurs petits comités ? — À toi, Vigneron, qui as ma profonde amitié, toi qui prouves au lâche ce que peut la persévérance : si tu as porté l’auge, Jameray Duval a été bouvier. — À toi, Joseph Bouchardy, le graveur, cœur de salpêtre ! — À toi, Théophile Gautier. — À toi, Alphonse Brot ! — À toi, Augustus Mac-Keat ! — À toi, Vabre ! — À toi, Léon ![2] — À toi, O’Neddy, etc. ; à vous tous ! que j’aime.

Suit la profession de foi politique, un parallèle entre Saint-Just et Buonaparte, une malédiction à l’ordre régnant, — et cette conclusion demeurée célèbre : « Heureusement que, pour se consoler de tout cela, il nous reste l’adultère, le tabac de Maryland et du papel español por cigaritos. » Puis il chante. Il y a trente-quatre pièces de vers dans son recueil, toutes inspirées par une sauvagerie excessive, une âpreté d’idées presque toujours originale. — Les vers sont durs, rocailleux, bizarres, pleins de hiatus, souvent obscurs, quelquefois incompréhensibles, — et pourtant, en dépit de cette faiblesse de versification, malgré tous les défauts, malgré l’uniformité, malgré les grossissements de voix, il y a là un accent qui touche, une douleur qui étreint, une poignante mélancolie. La pièce à Jules Vabre, que j’ai citée, — une des meilleures et la meilleure peut-être du recueil, — est vraiment originale, vraiment émouvante. J’ai noté ces vers dans une pièce appelée Désespoir.

Comme une louve ayant fait chasse vaine,
Grinçant les dents, s’en va par le chemin,
Je vais, hagard, tout chargé de ma peine.
Seul avec moi, nulle main dans ma main ;
Pas une voix qui me dise à demain.

Le dernier hémistiche est digne d’Antony :

Mes pistolets sont là. Déjouons le hasard !

Les tristes souvenirs des nuits désespérées, des jours sans pain, traversent amèrement ces poésies. « Allons, place ! s’écrie Borel :

… Nouveau Malfilâtre,
Je veux au siècle parâtre
Étaler ma nudité.

Nouveau Malfilâtre ! Mais un Malfilâtre excessif, portant sa misère avec des airs de capitan, sa douleur avec une bravade insolente et une verdeur non brisée. Comparez les soupirs de l’ancien élégiaque avec les rauques accents du nouveau.

Autour de moi, ce n’est que palais, joie immonde,
 Biens, somptueuses nuits.
Avenir, gloire, honneurs : au milieu de ce monde,
 Pauvre et souffrant je suis
Comme, entouré des grands, du roi, du Saint-Office,
 Sur le quemadero,
Tous en pompe assemblés pour humer un supplice.
 Un juif au brasero !

Puis l’idée de suicide revient souvent encore dans les méditations de cet autre Young :

Et moi, plus qu’une enfant, capon, flasque, gavache.
  De ce fer acéré
Je ne déchire pas avec ce bras trop lâche
  Mon poitrail ulcéré !
Je rumine mes maux : mon ombre est poursuivie
  D’un regret coutumier.
Qui donc me rend si veule et m’enchaîne à la vie ?…
  Pauvre Job, au fumier !


Une dernière citation pour bien faire connaître cette poésie rabique, un fragment de la pièce intitulée Heur et Malheur.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est un oiseau, le barde ! il doit rester sauvage ;
La nuit, sous la ramure, il gazouille son chant ;
Le canard tout boueux se pavane au rivage,
Saluant tout soleil, ou levant ou couchant.
C’est un oiseau, le barde ! il doit vieillir austère,
Sobre, pauvre, ignoré, farouche, soucieux,
Ne chanter pour aucun, et n’avoir rien sur terre,
Qu’une cape trouée, un poignard et les cieux !
Mais le barde aujourd’hui, c’est une voix de femme,
Un habit bien collant, un minois relavé,
Un perroquet juché, chantonnant pour madame,
Dans une cage d’or, un canari privé ;
C’est un gras merveilleux, versant de chaudes larmes
Sur des maux obligés après un long repas,
Portant un parapluie, et jurant par ses armes,

Et, l’élixir en main, invoquant le trépas.
Joyaux, bal, fleur, cheval, château, fine maîtresse,
Sont les matériaux de ses poèmes lourds ;
Rien pour la pauvreté, rien pour l’humble en détresse ;
Toujours les souffletant de ses vers de velours.
Par merci ! voilez nous vos airs autocratiques ;
Heureux si vous cueillez les biens à pleins sillons !
Mais ne galonnez pas comme vos domestiques
Vos vers, qui font rougir nos fronts ceints de haillons.
Eh ! vous, de ces soleils, moutonnier parélie !
De cacher vos lambeaux ne prenez tant de soin,
Ce n’est qu’à leur abri que l’esprit se délie ;
Le barde ne grandit qu’enivré de besoin !
J’ai caressé la mort, riant au suicide,
Souvent et volontiers, quand j’étais plus heureux ;
Maintenant je le hais, et d’elle suis peureux,
Misérable et miné par la faim homicide.

Douleur factice, a-t-on dit, douleur réelle à mon avis. J’ai prouvé tout à l’heure que Pétrus avait connu la faim ; ces cris sont bien réellement ceux d’une souffrance aiguë. Or, il se trouvait peu de gens autour du lycanthrope pour calmer ces maux réels ou imaginaires, ce qui est même chose comme résultat et comme torture. Les amis applaudissaient, la foule détournait la tête. C’est à peine si, de temps à autre, un encouragement ou un conseil arrivait à Pétrus comme une bouffée d’air frais, — par exemple cette lettre de consolation et d’espoir que Béranger lui écrivait après une lecture des Rhapsodies.


« Monsieur,

« Pardonnez-moi d’avoir autant tardé à vous remercier de l’envoi que vous avez bien voulu me faire de vos poésies. M. Gérard ne m’a donné votre adresse que depuis quelques jours.

« Si le métal bouillonnant a rejeté ses scories, ces scories font bien présumer du métal, et, dussiez-vous vous irriter contre moi de trop présumer de votre avenir, j’aime à croire qu’il sera remarquable. J’ai été jeune aussi, Monsieur, jeune et mélancolique ; comme vous je m’en suis souvent pris à l’ordre social des angoisses que j’éprouvais ; j’ai conservé telle strophe d’ode, car jeune je faisais des odes, où j’exprime le vœu d’aller vivre parmi les loups. Une grande confiance dans la Divinité a été souvent mon seul refuge. Mes premiers vers, un peu raisonnables, l’attesteraient ; ils ne valent pas les vôtres ; mais, je vous le répète, ils ne sont pas sans de nombreux rapports ; je vous dis cela pour que vous jugiez du plaisir triste, mais profond, que m’ont fait les vôtres. J’ai d’autant mieux sympathisé avec quelques-unes de vos idées, que si ma destinée a éprouvé un grand changement, je n’ai ni oublié mes premières impressions, ni pris beaucoup de goût à cette société que je maudissais à vingt ans. Seulement aujourd’hui je n’ai plus à me plaindre d’elle pour mon propre compte, je m’en plains quand je rencontre de ses victimes. Mais, Monsieur, vous êtes né avec du talent, vous avez reçu de plus que moi une éducation soignée ; vous triompherez, je l’espère, des obstacles dont la route est semée ; si cela arrive, comme je le souhaite, conservez bien toujours l’heureuse originalité de votre esprit, et vous aurez lieu de bénir la Providence des épreuves qu’elle aura fait subir à votre jeunesse.

« Vous ne devez pas aimer les éloges ; je n’en ajouterai pas à ce que je viens de vous dire. J’ai pensé d’ailleurs que vous préfériez connaître les réflexions que votre poésie m’aurait suggérées. Vous verrez bien que ce n’est pas par égoïsme que je vous ai beaucoup parlé de moi.

« Recevez, Monsieur, avec mes sincères remercîments, l’assurance de ma considération et du plus vif intérêt.

« Béranger. »

16 février 1832.


Il en eût fallu beaucoup de ces consolations à Pétrus Borel.

Mais il est assez curieux de voir ce que devient ce désespéré, ce violent, ce révolté, en face de sa famille et de ses amis. Au milieu des siens, le voici le meilleur et le plus paisible homme du monde, un peu nerveux, susceptible, agacé, au fond excellent. Il avait, ai-je dit, plusieurs frères, — l’un, Bénoni Borel, qui mourut tout jeune. ( Voyez dans son recueil la pièce Larme à mon frère, page 5.)

Il dort, mon Bénoni, bien moins souffrant sans doute, C’est le premier sommeil qu’aussi longtemps il goûte…

L’autre, Bénédict, qui passait sa vie à élever des oiseaux, à la façon de M. Gama Machado ; un troisième, enfin, M. A. Borel d’Hauterive, l’auteur de tant de livres précieux, érudits et estimables sur l’art héraldique. Pétrus Borel avait aussi des sœurs, — ils étaient quatorze enfants, — et c’est à Mlle Victorine Borel qu’il adressait la lettre et les vers suivants, au moment même où il rimait des apostrophes incendiaires à la société.

Mlle Borel avait sans doute demandé à son frère des vers pour la fête de sa maîtresse de pension. Vous figurez-vous le lycanthrope écrivant des Compliments pour les institutions de demoiselles ?

Lisez[3]:

 Ma seule amie,

Je m’ennuyais tout-à-l’heure au bureau et tout en fredonnant l’air du Pauvre Pierre : Pour aller venger la patrie, etc., j’ai improvisé quatre couplets, je dis improvisé parce que je les ai faits en moins d’une heure ; je te les envoie sans perdre une minute pour qu’ils puissent te parvenir avant demain. Tu en feras ce que tu voudras. Je ne sais ce qu’ils valent. J’en suis trop plein pour les juger et d’ailleurs je n’ai pas le temps d’y retoucher. Je sais que les demoiselles connaissent et cherchent au piano l’air de cette romance. Je préférerais qu’on ne la chantât pas plutôt que de la mettre sur un autre air.

Adieu, ma chère sœur, je te presse sincèrement et participerai de cœur à la fête de demain.

Pétrus


Ce 14, vendredi, 3 h. du soir.
Air du Pauvre Pierre

Compagnes ! l’aurore chérie
Dore le sommet du coteau
Et le passereau nous convie

À célébrer un jour si beau.
Venez cueillir la pâquerette,
Venez tresser le romarin,
Le galoubet ouvre la fête
Entendez-vous le tambourin ?

Pour fêter une tendre mère
Unissons nos voix et nos cœurs ;
Parons de festons sa chaumière,
Sur le seuil épanchons des fleurs.
Tout ici vante sa sagesse,
Tout le hameau bénit sa main.
Voyez quels transports d’allégresse !
Entendez-vous le tambourin ?

Tant de bonté, de bienveillance,
Mérite plus que notre amour ;
Pour tant de soins, de vigilance,
Comment la payer de retour ?
A ses leçons soyons fidelles.
De la vertu c’est le chemin.
La voici, jeunes pastourelles !
Entendez-vous le tambourin ?

J’ai cité cette chanson inédite, digne d’un poète de dessert, berquinade rimée, verselets anodins, seulement pour faire contraste avec les élucubrations de tout à l’heure. Eh quoi ! voilà ce loup-cervier, cet Otaïtien, ce Caraïbe, qui se change en pasteur Corydon ! Oui vraiment. Mais j’oubliais le dernier complet :

Vive à jamais, vive Marie !
À ses pieds, tombons à genoux.
Son cœur s’émeut ! De notre vie
Prolongeons un instant si doux !
Que nos pleurs de reconnaissance
S’épanchent en paix dans son sein.
Qu’un autre chant d’amour commence.
Entendez-vous le tambourin ?

Ah ! si M. de Jouy avait su que ces tigres devenaient parfois de tels agneaux ! Du reste, il faut l’avouer, Pétrus Borel est, certes, un versificateur original, quoique souvent maladroit ; mais, à vrai dire, ce n’est pas un poète. Je pourrais citer d’autres vers encore, vous y trouveriez les mêmes défauts de facture, la même énergie d’expression et la même pauvreté d’images. J’ai de lui une autre pièce inédite, les Vendeurs chassés du temple, qui, publiée, n’ajouterait rien à sa réputation.

Emporté par son zèle austère,
Jésus dit à ses compagnons :
— Quoi ! les affiliés des démons

De mon temple ont fait leur repaire ?
C’est une halle maintenant…

La chanson a quatre couplets. Pétrus voulait aussi philosopher sur l’air : Elle aime à rire, elle aime à boire.

Par exemple, il est beaucoup mieux inspiré dans d’autres pièces de ses Rhapsodies, dans la satire Sur le refus du tableau : la Mort de Bailli par le jury. En 1831, Louis Boulanger envoie au Salon un Bailli marchant à la mort. Le jury le refuse. Pourquoi ? Parce que les figures qui entourent Bailli sont trop laides. Louis Boulanger n’a pas mis de poudre de riz aux tricoteuses de la guillotine ! Grande faute. On rejette son tableau. Ah ! cette fois, Pétrus Borel s’insurge. Il s’agit de répondre à l’Institut. Ce sont des académiciens qui « ont fait le coup. » Quelle fantaisie leur a pris, cette fois, de s’ériger en défenseurs des jacobins enlaidis. Vengeance ! Justice ! Écoutez Pétrus :

Laisse moi, Boulanger, dans ta douleur profonde
Descendre tout entier par ses noirs soupiraux ;

Laisse immiscer ma rage à ta plainte qui gronde ;
Laisse pilorier tes iniques bourreaux…

Des bourreaux ? Oui, ces bourreaux ce sont les académiciens, les gens chauves, les tardigrades de l’Institut, les unaux du pont des Arts…

Détrimens de l’Empire, étreignant notre époque,
Qui triture du pied leurs cœurs étroits et secs ;
Détrimens du passé que le siècle révoque,
Fabricateurs à plat de Romains et de Grecs.
Lauréats, à deux mains retenant leur couronne
Qui, caduque, déchoit de leur front conspué.
Gauchement ameutés et grinçant sur leur trône
Contre un âge puissant qui sur eux a rué !

Cette satire de Pétrus Borel est le Place aux jeunes ! de 1830. Elle est violente : mais la lutte était terrible entre les peintres classiques, froids bâtards de la solennelle école de David, et les nouveaux venus, ivres de couleur, les Devéria, les Delacroix, les Boulanger. Pétrus prit le parti de ses amis, et il fit bien. Il mordit et emporta le morceau. Le plus étrange, c’est qu’il y a deux ans cette satire eût encore été une actualité. L’Institut tenait bon sur sa chaise curule, il ne mourait ni ne se rendait, il résistait, — et il refusait. Maintenant les artistes se jugent et se condamnent eux-mêmes. L’Institut ne s’en consolera pas.

  1. Rhapsodies, par Pétrus Borel (Paris, Levavasseur, Palais-Royal. 1832. Imprimerie de A. Barbier). Sur la couverture, ces vers en épigraphe (caractères gothiques) :

    Vous dont les censures s’étendent
    Dessus les ouvrages de tous,
    Ce livre se moque de vous.

    Malherbe.

    Sur la première page, autre épigraphe :

    Hop ! hop ! hop !
    Burger.

    Dans ses curieux articles intitulés Mélanges tirés d’une petite bibliothèque romantique (publiés en 1862 dans la Revue anecdotique, 2e semestre, nos 5 à 7), M. Charles Asselineau a décrit ainsi la gravure au vernis mou qui sert de frontispice à la première édition : « Un jeune homme coiffé du bonnet phrygien, assis sur un escabeau et appuyé sur une table recouverte d’un tapis où sont brodés ou peints des cœurs. L’homme est en chemise et bras nus, et tient à la main un long et large couteau dont il paraît vouloir percer les cœurs brodés sur le tapis. » J’ai bien regardé ; ce ne sont pas des cœurs, mais des dessins quelconques, des feuillages. L’homme ne veut pas percer ces dessins, ou ces cœurs. Il est évident que la gravure n’est que l’illustration de la pièce intitulée Sanculottide (p. 16), où le poète promet à son poignard la mort d’un tyran :

    Dors, mon bon poignard, dors, vieux compagnon fidèle.
    Dors, bercé par ma main, patriote trésor !
    Tu dois être bien las ? sur toi le sang ruisselle,
    Et du choc de cent coups ta lame vibie encor !

    Cent coups, en vérité ? Pétrus Borel, vous vous vantiez. ! Mais encore une fois, toute cette belle fureur ne sortait pas du Camp des Tartares.

    M. Ch. Asselineau décrit ainsi la deuxième édition des Rhapsodies :

    1833. — Deuxième édition. Bouquet, successeur de Levavasseur, au Palais-Royal. Même tirage. Le frontispice au vernis mou est remplacé par une vignette à l’eau-forte de Célestin Nanteuil. — Annoncés sur la couverture : — Du même auteur : — Faust, dauphin de France, un fort volume in-18. — Les Contes du Bousingo (sic), par une camaraderie.

  2. Léon Clopet, architecte.
  3. Ces vers sont inédits. L’écriture de Pétrus Borel, que j’ai là, est fort curieuse. Il écrit en penchant ses caractères non de gauche à droite, mais de droite à gauche. Pourquoi ? Par pur mépris de l’écriture ordinaire, et dite élégante, l’écriture enseignée par les Favarger. Aucun accent d’ailleurs, peu ou point de virgules. Si son orthographe (nous le verrons tout à l’heure) est archaïque, sa ponctuation est très-fantaisiste.