Peveril du Pic/Chapitre 11

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 142-152).


CHAPITRE XI.

LA PÊCHE.


Mona resta long-temps cachée aux matelots.
Collins


L’île de Man, au milieu du dix-septième siècle, était, comme lieu de résidence, fort différente de ce qu’elle est aujourd’hui. On n’avait pas encore découvert son importance, comme lieu de refuge contre les orages de la vie, et la société qu’on y rencontrait était monotone et insignifiante. Alors on n’y voyait pas de ces élégants dissipateurs que la fortune a renversés de leur char brillant, de ces pauvres joueurs dépouillés par la friponnerie, de ces spéculateurs trompés dans leurs calculs, et de ces entrepreneurs de mines, ruinés par leurs projets : en un mot, on ne trouvait là personne de remarquable. La société se bornait aux naturels de l’île, et à quelques marchands qui faisaient le commerce de la contrebande. Les amusements étaient rares et insipides, et le jeune comte, naturellement vif et léger, ne tarda pas à s’ennuyer de la vie qu’on menait dans ses domaines.

Les insulaires eux-mêmes, devenus, pour ainsi dire, trop civilisés pour être heureux, n’avaient plus de goût pour les amusements innocents et tant soit peu stériles qui avaient fait les délices de leurs pères. Le mois de mai ne ramenait plus la querelle supposée de la reine de l’hiver avec celle du printemps, et ils n’eussent plus entendu avec la musique animée de l’une, ni les sons discordants par lesquels l’autre faisait un appel plus bruyant à leur attention. La Noël passait de même sans que les églises fissent retentir leurs cloches dissonantes. Le roitelet, à la chasse duquel on aimait à se livrer autrefois durant les jours de la Pentecôte, n’avait plus à craindre cette poursuite meurtrière. L’esprit de parti avait pénétré parmi ces gens simples, et détruit leur gaieté sans faire cesser leur ignorance. Les courses mêmes, ces amusements qui plaisent en général aux hommes de toute condition, n’avaient plus lieu, parce qu’elles ne leur offraient plus d’attrait. Les bourgeois étaient divisés par des inimitiés jusque-là sans exemple, et chacun d’eux aurait cru se déshonorer s’il eût trouvé quelque plaisir dans les divertissements que recherchaient ceux de la faction contraire. Les deux partis reniaient le souvenir de ces temps où la paix régnait au milieu d’eux, où le comte de Derby, mort si tristement, avait coutume de décerner les prix, et où Christian, sacrifié depuis par la vengeance, faisait courir ses chevaux pour ajouter à l’éclat de la fête.

Julien était assis dans l’embrasure de l’une des fenêtres du château, et, les bras croisés, il regardait avec un air de contemplation profonde la vaste perspective de l’Océan, dont les vagues venaient frapper le rocher sur lequel s’élève l’antique édifice. Le comte, accablé d’ennui, tantôt ouvrait un volume d’Homère, tantôt sifflait, quelquefois se balançait sur sa chaise, puis se promenait dans l’appartement ; enfin son attention se fixa sur son compagnon, dont il parut admirer la tranquillité.

« Roi des hommes, » s’écria-t-il en répétant l’épithète favorite qu’Homère donne à Agamemnon, « j’ose croire, pour l’honneur de l’ancien roi de la Grèce, qu’il menait une plus joyeuse vie que le roi de Man. Eh bien ! philosophe Julien, rien ne peut donc t’éveiller, pas même une plaisanterie sortie de ma bouche royale[1] ? — Je voudrais que vous fussiez plus réellement le roi de Man, » dit Julien en sortant de sa rêverie ; « vos domaines vous sembleraient alors plus agréables. — Quoi ! détrôner la royale Sémiramis ma mère ! s’écria le jeune lord ; elle qui a autant de plaisir à jouer le rôle de reine que si elle l’était réellement ! Je suis surpris que vous me donniez un tel conseil. — Votre mère, mon cher Derby, serait enchantée si elle vous voyait prendre quelque intérêt aux affaires de l’île ; vous ne l’ignorez pas. — Oui, elle me permettrait d’être roi, mais elle voudrait être vice-reine et régner sur moi ; et elle ne gagnerait qu’un sujet de plus si je consentais à sacrifier aux soins de ma royauté un temps qui m’est si précieux. Non, non, Julien, elle pense qu’il lui appartient de diriger toutes les affaires de ces pauvres insulaires, et elle trouve son plaisir dans l’exercice de cette autorité. Je n’interviendrai pas, à moins qu’il ne lui plaise de tenir encore une haute cour de justice ; car je n’ai pas le moyen de payer une autre amende à mon frère le roi Charles. Mais j’oublie que ce sujet de conversation est pénible pour vous. — C’est-à-dire pour la comtesse, répondit Julien, et je m’étonne que vous le mettiez sur le tapis. — En vérité, je n’ai envie plus que vous d’attaquer la mémoire du pauvre homme : et quoique je n’aie pas les mêmes raisons de la respecter, reprit le comte de Derby, je lui garde pourtant quelque vénération. Je me rappelle le jour où on le conduisit à la mort : c’était celui du premier congé que j’aie jamais eu de ma vie, et que je voudrais de bon cœur avoir eu pour quelque autre motif. — J’aimerais mieux vous entendre parler de toute autre chose, milord, dit Julien. — C’est toujours ainsi chaque fois que je vous parle de quelque chose qui vous échauffe le sang, que vous avez aussi froid qu’un homme moitié chair, moitié poisson, pour employer une comparaison de cette île fortunée. Mais puisque vous voulez changer d’entretien, voyons, de quoi parlerons-nous ? Ô Julien, si vous n’aviez pas été vous enterrer tout vivant dans les vieux castels et les cavernes du Derbyshire, que de sujets délicieux n’aurions-nous pas à traiter ? les spectacles, le palais du roi, celui du duc : la demeure de Louis n’est rien au prix de cela ; et la promenade du parc, qui l’emporte sur le Corso de Naples ; et le beau sexe de Londres, qui l’emporte sur celui de tous les autres pays du monde. — Je ne demande pas mieux que d’écouter tout ce que vous aurez à me dire sur ce sujet, répondit Julien ; les récits que vous me ferez sur Londres seront d’autant plus intéressants pour moi que je connais à peine cette ville. — Eh bien ! mon ami… mais par où commencerai-je ? par l’esprit de Buckingham, de Sedley et d’Etherege[2], ou par l’élégance d’Henri Jermy, la courtoisie du duc de Montmouth, ou par les attraits de la belle Hamilton, de la duchesse de Richmond, de lady… par la beauté de Roxelane, ou la vivacité piquante de mistress Nelly[3] ?… — Que ne commencez-vous par les grâces enchanteresses de lady Cynthia ? — Ma foi, je voulais les garder pour moi-même, afin de suivre l’exemple de votre prudente réserve. Mais puisque vous me le demandez, je conviendrai franchement que je ne sais que vous en dire, si ce n’est que j’y pense vingt fois plus souvent qu’à toutes ces beautés dont je vous ai parlé. Et cependant elle n’est ni aussi belle, à beaucoup près, que la moins belle de toutes ces beautés de cour, ni aussi spirituelle que la plus simple d’entre elles, ni aussi à la mode que la plus obscure et la plus ignorée, ce qui est un point d’une grande importance. Je ne saurais dire, en vérité, ce qui m’attire vers elle, si ce n’est qu’elle est aussi capricieuse que tout son sexe ensemble. — Ce serait là un bien faible mérite à mes yeux, reprit Julien. — Bien faible, dites-vous ? continua le comte, et vous vous intitulez confrères de l’hameçon ! Et qu’aimeriez-vous mieux ? employer toutes vos forces pour tirer, comme font nos pêcheurs dans leurs barques, un pesant filet qui ne vous amène qu’un misérable goujon ; ou pour prendre un saumon frétillant qui, par sa pesanteur, fait plier le bois et siffler la corde de votre ligne, qui vous joue mille tours malins, qui tourmente votre cœur de craintes et d’espérances, et qui ne tombe enfin sur le rivage qu’après vous avoir obligé à déployer tout ce que vous possédez d’adresse, de patience et de ruse ? Mais je vois que vous êtes disposé à pêcher selon votre ancienne méthode. Point d’habit galonné ; c’est la casaque brune qu’il vous faut, les couleurs brillantes effarouchent le poisson dans les eaux tranquilles de l’île de Man. Sur ma foi ! vous n’en attraperiez guère à Londres, si l’amorce ne brillait un peu. Eh bien ! vous partez ? allons, je vous souhaite bonne chance. Moi, je vais prendre la barque de parade : la mer et les vents sont moins inconstants que la rivière sur laquelle vous vous êtes embarqué. — C’est à Londres que vous avez appris à dire toutes ces belles choses, milord, répondit Julien ; mais nous vous verrons en faire pénitence, si lady Cynthia est de mon avis. Adieu, bien du plaisir jusqu’à ce que nous nous revoyions. »

Les jeunes gens se séparèrent donc ; et tandis que le comte s’embarquait pour son joyeux voyage, Julien, ainsi que son ami l’avait prévu, prenait le costume d’un homme qui veut goûter le plaisir de la pêche. Le chapeau à plumes fut échangé contre un bonnet de drap gris, le manteau richement galonné contre une jaquette de la même couleur et des pantalons semblables ; puis une ligne à la main, un panier sur le dos, et monté sur un joli petit cheval de Man, le jeune Peveril sortit du château et parcourut lestement le pays qui le séparait de l’une des belles rivières qui descendent des montagnes de Kirk-Merlagh et vont se jeter à la mer.

Arrivé à l’endroit où il avait l’intention de s’amuser à pêcher, Julien laissa paître librement son petit coursier, qui, dressé par lui, le suivait comme un chien. De temps en temps, l’intéressant animal, fatigué de brouter l’herbe de la vallée que parcourait la rivière, venait se reposer près de son maître ; et, comme s’il eût été grand amateur de la pêche, il semblait regarder curieusement les truites qui se débattaient sur le rivage où Julien les amenait. Mais ce jour-là, le maître de Fairy ne montra pas toute la persévérance d’un véritable pêcheur à la ligne, et il eut peu d’égard à la recommandation que fait le vieux Isaac Walton[4], de pêcher dans le courant des rivières pouce par pouce. Il est vrai qu’il cherchait de l’œil d’un connaisseur les endroits qui lui promettaient le plus de succès, ceux où l’eau s’élançait d’un pont majestueux par-dessus quelque grosse pierre, et offrait à la truite l’abri qu’elle aime, ou bien encore ceux où l’eau sortait en bouillonnant d’un courant rapide, soit pour former un tranquille remous sous quelque rive escarpée, soit pour se précipiter en cascade. Par ce choix intelligent des lieux où il pouvait le mieux exercer son adresse, son panier fut bientôt assez pesant pour prouver que la pêche n’avait point été un vain prétexte ; et dès qu’il en fut convaincu, il remonta le cours de la rivière, jetant de temps à autre sa ligne dans l’eau pour tromper l’œil de ceux qui l’auraient observé des hauteurs voisines.

La petite vallée verdoyante et rocailleuse qu’arrosait cette rivière était solitaire, bien que le sentier mal tracé qui la traversait indiquât qu’on la parcourait quelquefois et qu’elle n’était pas tout à fait dépourvue d’habitants. À mesure que Peveril avançait, la rive droite s’élargissait, et offrait à l’œil une vaste prairie qui se terminait à la rivière, et dont les riches pâturages étaient dus en partie à des débordements accidentels. Sur la partie la plus élevée du vallon on voyait une vieille maison, de construction singulière, ayant une terrasse au-devant, et par derrière quelques champs cultivés. Jadis une forteresse danoise ou norwégienne, nommée Blackfort[5], s’élevait en cet endroit ; elle tenait son nom d’une haute colline couverte de bruyère, où la rivière paraissait prendre sa source, et qui, s’élevant derrière l’édifice, fermait la vallée de ce côté. La construction primitive, qui n’était probablement composée que de pierres sèches, avait été détruite depuis long-temps, et les matériaux avaient servi à édifier la nouvelle maison, ouvrage de quelque moine du xvie siècle, comme on pouvait le présumer d’après l’énorme dimension des pierres qui formaient l’encadrement d’étroites croisées, à peine assez grandes pour donner passage à la lumière du jour, ainsi que d’après deux ou trois arcs-boutants massifs, qui étaient appuyés sur la façade de la maison, et dans lesquels étaient pratiquées des niches pour des statues de saints. Les statues avaient été détruites et remplacées par des pots de fleurs, autour desquels croissaient diverses espèces de plantes grimpantes, taillées et arrangées soigneusement. Le jardin était bien tenu, et quoique ce lieu fût extrêmement solitaire, on remarquait partout un air d’aisance et même d’élégance qu’il était en général fort rare de rencontrer à cette époque dans les habitations de l’île.

Ce fut avec beaucoup de circonspection que Julien s’approcha du petit porche gothique qui défendait l’entrée de la maison contre les intempéries auxquelles sa situation l’exposait, et qui, de même que les arcs-boutants, était couvert de lierre et d’autres plantes grimpantes. Un anneau de fer, disposé de manière que, lorsqu’on le soulevait, il frappait en retombant contre la barre de fer à laquelle il était attaché, servait de marteau : Julien le fit agir, mais avec la plus grande précaution.

Il fut quelque temps sans recevoir de réponse, et on eût dit que la maison n’était point habitée. Son impatience l’emportant à la fin, il essaya d’ouvrir la porte, et comme elle n’était fermée qu’au loquet, il y parvint aisément. Il traversa une petite salle, basse et voûtée, au fond de laquelle était un escalier, et, tournant sur la gauche, il ouvrit la porte d’un salon d’été, boisé en chêne noir, dont tout l’ameublement se composait de quelques tables de même bois et de sièges couverts de cuir. Cette pièce était fort sombre, le jour n’y pénétrant que par une de ces croisées lourdement encadrées dont nous avons déjà parlé, et qui était garnie d’un épais feuillage de lierre. Au-dessus du manteau de la cheminée, en chêne noir comme la boiserie, était suspendu le seul ornement de la pièce : c’était le portrait d’un officier, revêtu de l’uniforme adopté lors des guerres civiles. Le collet qui tombait sur la cuirasse, l’écharpe de couleur orange, et surtout les cheveux coupés très court autour de la tête, montraient clairement auquel des deux partis politiques il avait appartenu. Sa main droite était appuyée sur la garde de son épée, et de la gauche il tenait une petite Bible portant cette inscription : In hoc signo. Il avait le visage ovale, le teint clair et pâle, et des yeux bleus d’une beauté presque féminine. C’était une de ces physionomies auxquelles on attache naturellement une idée de mélancolie et d’infortune, quoique d’ailleurs elles ne soient point désagréables. Apparemment que cette figure était bien connue de Julien Peveril ; car, après l’avoir regardée quelque temps, il ne put s’empêcher de dire à demi-voix : « Que ne donnerais-je pas pour que cet homme n’eût jamais vécu, ou pour qu’il vécût encore ! — Comment ? que veut dire ceci ? » s’écria une femme qui entrait dans l’appartement comme il prononçait ces mots.

« Vous ici, monsieur Peveril, en dépit de tous les avertissements que vous avez reçus ? Vous, installé dans la maison d’autrui lorsqu’on est absent, et vous parlant à vous-même ? — Oui mistress Deborah, dit Peveril, je viens encore ici, comme vous le voyez, contre toutes les défenses qui m’en ont été faites, et au risque de tous les dangers. Où est Alice ? — Où vous ne la verrez jamais, monsieur Julien, vous pouvez être certain de cela », répondit mistress Deborah ; car c’était en effet cette respectable gouvernante. Se laissant tomber alors sur un des larges fauteuils de cuir, elle commença à s’éventer avec son mouchoir de poche, et à se plaindre de la chaleur, en s’efforçant de se donner l’air d’une femme de bon ton.

Mistress Debbitch, quoique son extérieur annonçât combien sa situation était devenue meilleure, et que sa figure offrît des signes moins favorables des ravages que vingt années avaient exercées sur elle, était, sous le rapport de l’esprit et des manières, à peu près la même qu’à l’époque où elle combattait les opinions et les volontés de mistress Ellesmère au château de Martindale. En un mot, elle était aussi volontaire, aussi opiniâtre, aussi coquette que jamais : du reste, assez bonne créature. Sa mise était celle d’une femme d’un rang distingué. Néanmoins, d’après la forme modeste de ses vêtements et l’uniformité de leur couleur, il était clair qu’elle appartenait à quelque secte qui condamnait la superfluité et l’élégance dans les habillements ; mais aucune règle, pas même celle d’un couvent de nonnes ou d’une société de quakers, ne saurait empêcher un peu de coquetterie à cet égard, lorsqu’une femme désire faire croire qu’elle peut prétendre encore à fixer les regards et à obtenir des attentions personnelles. Toute la toilette de Deborah était arrangée de manière à faire valoir, autant que possible, une femme de bonne mine, dont l’extérieur annonçait l’aisance, qui se donnait trente-cinq ans, et qui aurait eu le droit, si elle l’avait voulu, de s’en donner douze ou quinze de plus.

Julien fut obligé de supporter l’ennui de tous ses airs d’importance, et d’attendre avec tranquillité qu’elle se fût ajustée, qu’elle eût attaché quelques épingles, tiré sa coiffe en avant, puis en arrière, respiré une petite fiole d’essence, fermé les yeux comme une oie qui se pâme, qu’elle eût enfin épuisé ses minauderies, et voulût bien commencer la conversation.

« Ces promenades me feront mourir, monsieur Julien Peveril ; et tout cela à cause de vous. Il est certain que, si dame Christian apprenait que vous vous avisez de faire des visites à sa nièce, miss Alice et moi nous serions obligées de chercher gîte ailleurs. — Allons, mistress Deborah, allons, un peu de bonne humeur, dit Julien ; considérez une chose, notre intimité n’est-elle pas votre ouvrage ? N’est-ce pas vous qui vous êtes fait connaître à moi, lorsque la première fois je vins dans cette vallée, ma ligne à la main ? N’est-ce pas vous qui m’avez rappelé que vous aviez été la première gardienne de mon enfance, et qu’Alice avait été la compagne de mes jeux ? Et n’était-il pas naturel que je revinsse voir le plus souvent possible deux personnes dont la présence ne pouvait manquer de m’être chère ? — Oui, sans doute, répondit Deborah ; mais je ne vous ai pas dit de devenir amoureux de l’une de nous, et d’agiter la question du mariage, soit pour elle, soit pour moi. — Cela est vrai, mistress Deborah ; il faut vous rendre justice à cet égard : vous ne me l’avez jamais dit. Mais qu’importe ? ces choses-là viennent avant qu’on y ait songé. Je suis sûr que vous avez reçu cinquante propositions de ce genre quand vous vous y attendiez le moins. — Fi ! fi, monsieur Julien Peveril, dit la gouvernante ; je vous prie de croire que je me suis toujours conduite de manière que les plus fins du pays y auraient pensé deux fois avant de me parler, et auraient réfléchi à la manière dont ils allaient s’y prendre avant de me faire de pareilles propositions. — C’est très-vrai, mistress Deborah, c’est très-vrai, continua Julien ; mais tout le monde n’a pas votre prudence. D’ailleurs, Alice Bridgenorth est une enfant, une véritable enfant ; et n’a-t-on pas l’habitude en général de dire à une enfant comme elle : Voulez-vous être ma petite femme ? Allons, je sais bien que vous me pardonnerez, car vous êtes la meilleure personne du monde ; et vous savez bien que vous avez dit vingt fois que nous étions faits l’un pour l’autre. — Non, monsieur Julien, non, s’écria Deborah ; je peux, il est vrai, avoir dit que vos propriétés étaient faites pour être réunies ; et certainement rien n’est plus naturel à une femme qui sort comme moi d’une vieille souche d’honnêtes vassaux de Peveril du Pic, que de souhaiter de voir ces riches domaines reprendre leurs anciennes limites ; ce qui nécessairement arriverait si vous épousiez Alice Bridgenorth. Mais il y a le chevalier votre père, milady votre mère ; il y a le père d’Alice qui a l’esprit à moitié renversé par sa religion ; il y a la tante qui porte éternellement une robe de gourgouran noir, à cause de ce malheureux colonel Christian ; et enfin, il y a la comtesse de Derby, qui nous accommoderait tous à la même sauce, si nous nous avisions de songer à quelque chose qui pût lui déplaire. Indépendamment de tout cela, vous avez manqué de parole à miss Alice ; ainsi tout est fini entre nous, et je suis d’avis que de cette manière les choses sont pour le mieux : c’est là, peut-être, monsieur Julien, ce que j’aurais dû penser il y a long-temps, sans attendre qu’une enfant comme Alice me donnât l’éveil ; mais j’ai un cœur si bon ! »

Il n’y a pas de flatteur pareil à un amant qui veut parvenir à son but.

« Vous êtes la meilleure femme, la plus aimable personne du monde, Deborah, lui dit Julien ; mais vous n’avez pas encore vu la bague que j’ai rapportée pour vous de Paris : je veux vous la mettre au doigt moi-même. Allons, ne soyez pas si sévère pour l’enfant que vous aimiez tant, et dont vous avez pris tant de soins. »

Il réussit sans trop de peine, et avec une affectation marquée de galanterie, à passer un bel anneau d’or au gros doigt de miss Deborah Debbitch, qui avait une de ces âmes comme on en trouve souvent dans les rangs inférieurs du peuple, et même quelquefois dans les rangs plus élevés : sans être positivement accessible à la corruption, elle était néanmoins très-âpre au gain, et singulièrement portée à se laisser entraîner, peut-être à son insu, hors de la ligne du devoir, par l’amour des petits égards, des petits présents, et des compliments. Miss Deborah tourna et retourna l’anneau sur son doigt, et dit enfin à demi-voix : « En vérité, monsieur Julien Peveril, on ne peut rien refuser à un jeune homme comme vous, et les jeunes gens sont toujours si obstinés ! Ainsi donc, je ferai tout aussi bien de vous dire que miss Alice est revenue de Kirk-Truagh avec moi, et qu’elle vient d’entrer dans la maison en même temps que moi. — Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ? » s’écria Julien vivement ; « où est-elle ? — Vous feriez mieux de me demander pourquoi je vous le dis maintenant, répondit Deborah ; car je vous assure que j’agis contre ses ordres positifs : et je ne vous aurais rien dit, si vous ne m’eussiez regardé d’un air si chagrin. Mais quant à vous voir, elle ne le veut pas : elle est dans sa chambre à coucher, fermée par une bonne porte de chêne bien verrouillée : c’est une excellente garantie. Ainsi vous voyez que tout acte de trahison de ma part (la petite mijaurée ne manquerait pas, soyez-en sûr, d’appeler la chose de ce nom) devient complètement impossible. — Ne parlez pas ainsi, Deborah ; allez… essayez… seulement, priez-la de m’entendre ; dites-lui que j’ai cent motifs excusables pour désobéir à ses ordres ; dites-lui que j’ai la certitude de lever tous les obstacles au château de Martindale. — Je vous répète que tout cela est inutile. Quand j’ai aperçu votre bonnet et votre ligne dans le vestibule, je me suis écriée : Le voilà encore ! Aussitôt elle a monté l’escalier avec la vitesse d’une biche, et je l’ai entendue tourner la clef et pousser le verrou, avant d’avoir pu dire un seul mot pour l’arrêter : je m’étonne que vous n’en ayez rien entendu. — C’est parce que je suis ce que j’ai toujours été, un oiseau, un rêveur, un fou, qui laisse passer les minutes d’or que sa malheureuse étoile lui offre si rarement. Eh bien ! allez lui dire que je pars, que je pars pour toujours, que je vais dans un lieu d’où elle n’entendra plus parler de moi, d’où personne n’en entendra jamais parler. — Ô père du ciel ! s’écria Deborah ; l’entendez-vous ! Et que deviendra sir Geoffrey, et votre mère, et moi, et la comtesse, si vous allez si loin, qu’on n’entende plus parler de vous ? Et que deviendra aussi la pauvre Alice ? car je jurerais qu’elle vous aime plus qu’elle ne dit ; je sais bien qu’elle a l’habitude de s’asseoir à la fenêtre pour regarder le chemin par lequel vous avez coutume de venir à la rivière, et souvent elle me demande si le temps est bon pour la pêche ; et pendant toute la durée de votre voyage sur le continent, comme on appelle ce pays, à peine a-t-elle souri une seule fois, si ce n’est lorsqu’elle reçut deux longues lettres venant de pays étrangers. — C’est de l’amitié, Deborah, de la simple amitié ; ce n’est qu’un souvenir calme et froid pour un homme qui, grâce à votre douce indulgence, a pu s’introduire de temps en temps dans votre solitude, pour vous donner des nouvelles du monde vivant. Pourtant une seule fois j’ai cru qu’il m’était permis d’espérer… Mais tout est fini, adieu ! »

En parlant ainsi, il couvrit son visage d’une main, et tendit l’autre à Deborah, comme pour prendre congé ; mais le cœur de celle-ci n’eut pas la force de résister au spectacle de son affliction.

« Pourquoi cette précipitation ? dit-elle ; je vais monter chez miss Alice ; je lui dirai tout ce que je viens d’entendre, et je la ramènerai, s’il est au pouvoir d’une femme de le faire. »

À ces mots, elle sortit de l’appartement, et monta rapidement l’escalier.

Cependant Julien Peveril se promenait à grands pas dans la salle, attendant avec la plus grande agitation le résultat de la démarche de Deborah, dont l’absence fut assez longue pour nous donner le temps d’expliquer, en rétrogradant un peu, les circonstances qui avaient amené Julien dans la situation où il se trouvait.



  1. Ici l’interlocuteur joue sur le mot man, qui veut dire homme, et qui est en même temps le nom de l’île dont il est question. a. m.
  2. Courtisans beaux esprits. a. m.
  3. Les portraits de ces belles se voient encore aujourd’hui dans une galerie du château de Windsor. a. m.
  4. Auteur d’un traité sur la pêche. a. m.
  5. Le fort Noir. a. m.