Peveril du Pic/Chapitre 34

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 427-436).


CHAPITRE XXXIV.

LE NAIN.


Jeune homme dégénéré, vous n’êtes point la race de Tydée, dont le petit corps logeait une si grande âme.
Iliade.


Se trouvant enfin tranquille, sinon seul, pour la première fois de cette journée si triste et si remplie d’événements, Julien se jeta sur une vieille chaise de chêne à côté des restes d’un feu de charbon, et se mit à réfléchir sur la situation misérable, inquiétante, dangereuse même, dans laquelle il était placé, et où, soit qu’il considérât les intérêts de son amour, ses affections de famille ou ses amitiés, tout lui semblait présenter une perspective pareille à celle du marin environné d’écueils, sur le pont d’un navire qui n’obéit plus au gouvernail.

Tandis que Peveril s’abandonnait ainsi au découragement, son compagnon d’infortune se plaça sur une chaise de l’autre côté de la cheminée ; et se mit à le regarder avec une espèce de sérieux solennel, qui le força enfin, quoique presque en dépit de lui-même, à donner quelque attention à l’être singulier qui semblait si fort occupé à l’examiner.

Geoffrey Hudson (car nous omettrons parfois d’ajouter à son nom le monosyllabe indiquant le grade de chevalier que le roi lui avait accordé dans un moment de joyeuse humeur, mais qui pourrait introduire quelque confusion dans notre histoire), quoique nain de la plus petite taille possible, n’avait rien de positivement laid dans la physionomie, ni de véritablement contrefait dans les membres : sa tête, ses mains et ses pieds étaient gros, il est vrai, et sans proportion avec l’exiguïté de son corps ; son corps aussi était beaucoup plus épais que ne l’aurait voulu la symétrie, mais à un degré qui était plutôt grotesque que désagréable. Sa figure, s’il eût été plus grand, aurait pu passer pour belle, lorsqu’il était jeune ; et, maintenant qu’il était vieux, elle avait encore une expression remarquable. Ce n’était que l’énorme disproportion de la tête avec le tronc, qui faisait paraître les traits burlesques et bizarres, effet considérablement augmenté par les moustaches du nain, que son plaisir était de porter si longues qu’elles allaient presque rejoindre ses cheveux grisonnants.

Le costume de cette singulière créature annonçait qu’elle n’était pas absolument exempte du goût malheureux qui porte souvent les êtres affligés par la nature de difformités corporelles à se distinguer, et en même temps à se rendre ridicules, par l’usage de couleurs voyantes et de vêtements ayant une forme extraordinaire et fantasque. Mais les galons, les broderies et toutes les autres élégances du pauvre Geoffrey Hudson avaient été ternies et souillées par le séjour qu’il avait fait en prison sous la vague et malicieuse accusation d’avoir, d’une manière ou d’une autre, trempé dans la conspiration papiste, ce tourbillon qui entraînait tout et dévorait tout : une telle imputation, sortant de la bouche la plus impure et la plus calomniatrice, était alors assez forte pour noircir la meilleure réputation. On va voir bientôt que, dans les opinions et dans les discours du pauvre nain, il y avait quelque chose d’analogue au goût absurde de son costume ; car, de même que, dans ses habits les belles étoffes et les ornements magnifiques devenaient ridicules par la façon grotesque dont ils étaient employés, de même les éclairs de bon sens et les sentiments honorables que montrait souvent le petit homme devenaient absurdes par la manie qu’il avait de vouloir toujours prendre des airs d’importance, et par la crainte continuelle qu’il éprouvait d’être méprisé à cause de la singularité de ses formes extérieures.

Après que les deux compagnons de captivité se furent regardés quelque temps en silence, le nain pensa que sa dignité, comme premier occupant de leur chambre commune, lui commandait d’en faire les honneurs au nouveau venu. « Monsieur, » dit-il à Julien, en modifiant le ton alternativement dur et criard de sa voix par des inflexions qu’il s’efforçait de rendre harmonieuses, « je comprends que vous êtes le fils de mon digne homonyme sir Geoffrey Peveril du Pic. Je vous assure que j’ai vu votre père en des lieux où les coups pleuvaient plus dru que les pièces d’or ; et pour un homme grand et lourd, auquel il manquait, comme nous le pensions, nous autres guerriers, un peu de cette légèreté, de cette activité, qui distinguait nos cavaliers plus agiles, il s’acquittait de ses devoirs aussi bien qu’on le peut désirer. Je suis heureux de vous voir, vous son fils ; et, quoique ce soit par l’effet d’une méprise, je suis content que nous ayons à partager ensemble ce triste appartement. »

Julien s’inclina et le remercia de sa politesse ; mais la glace une fois rompue, Geoffrey Hudson se mit à le questionner sans plus de cérémonie. « Vous ne tenez pas à la cour, je présume, jeune homme ? »

Julien répondit négativement.

« J’en étais bien sûr, reprit le nain ; car, bien que je n’aie actuellement aucune place officielle à la cour, région où se sont écoulées mes premières années, et où j’ai autrefois occupé un emploi considérable, cependant, lorsque j’étais en liberté, j’assistais parfois au lever du monarque, comme mon devoir était de le faire, par suite de mes anciens services, et j’avais toujours conservé l’habitude de faire attention à messieurs les courtisans, ces beaux esprits d’élite parmi lesquels j’étais jadis enrôlé. Je ne veux point vous faire un compliment, monsieur Peveril mais vous avez une figure remarquable, quoique vous soyez un peu trop grand, de même que votre père : il me semble donc qu’il aurait été difficile que je vous eusse vu quelque part sans vous reconnaître ensuite. »

Peveril pensa qu’il aurait pu en toute justice lui renvoyer le compliment ; mais il se contenta de dire qu’il avait à peine vu la cour d’Angleterre.

« Tant pis ! un jeune homme ne se forme que difficilement s’il ne la fréquente pas. Mais vous avez peut-être été à plus dure école : vous avez servi sans doute ? — Mon créateur, je l’espère. — Allons donc ! vous ne comprenez pas. Je vous demande à la française si vous avez servi dans l’armée ? — Non. Je n’ai pas encore eu cet honneur. — Quoi ! ni courtisan ni soldat, monsieur Peveril ? Votre père est blâmable. Oui, sur ma foi, il est blâmable, monsieur Peveril. Comment un homme se fera-t-il connaître, si ce n’est par sa conduite en paix ou en guerre ? Je vous dis, monsieur, qu’à Newberry, où je chargeai avec ma compagnie à côté du prince Rupert, lorsque nous fûmes tous deux battus par ces gredins qu’on nommait les miliciens de Londres, nous fîmes tout ce que des hommes pouvaient faire, et je crois qu’il s’écoula bien trois ou quatre minutes, après que la plupart de nos gens eurent été mis en fuite, pendant que Son Altesse et moi nous continuions à couper leurs longues piques avec nos sabres ; et je suis convaincu que nous les aurions enfoncés, si je n’avais eu une grande brute de cheval à longues jambes, et un sabre un peu trop court. Bref, nous fûmes enfin obligés de faire volte face, et alors, comme j’allais le dire, les coquins furent si contents d’être débarrassés de nous, que la joie leur fit crier : « Voilà Robin le prince et Robin le coq qui décampent !… » Oui, oui, tous ces drôles-là me connaissaient bien. Mais ces temps ne sont plus. Et où avez-vous été élevé, jeune homme ? »

Peveril répondit que c’était dans la maison de la comtesse de Derby.

« Une très-honorable dame, sur ma parole de gentilhomme. J’ai bien connu la noble comtesse, lorsque j’étais auprès de ma royale maîtresse, Henriette-Marie : elle était alors le véritable modèle de ce qu’il y avait de noble, de loyal et d’aimable ; c’était, je m’en souviens, une des quinze belles de la cour à qui je permettais de m’appeler piccoluomini[1], impertinente plaisanterie sur la taille quelque peu petite qui m’a toujours distingué des hommes ordinaires, même lorsque j’étais jeune : aujourd’hui l’âge en me courbant a réduit ma stature ; mais les dames voulaient toujours me railler. Peut-être, jeune homme, me suis-je fait indemniser par quelques-unes d’entre elles d’une façon ou d’une autre, je ne vous dis ni oui ni non ; mais assurément servir les dames, et se plier à leurs caprices, même quand ils sont trop indiscrets et trop bizarres, c’est le propre d’un homme bien né. »

Tout abattu qu’était Peveril, il ne put que difficilement s’empêcher de rire en regardant le pygmée qui racontait ces histoires avec tant de complaisance, et qui semblait disposé à proclamer, en se servant à lui-même de héraut, qu’il avait été un véritable modèle de valeur et de galanterie, quoique l’amour et les armes parussent être deux métiers totalement inconciliables avec ses traits ridés et son petit corps usé par l’âge. Julien évita néanmoins très-soigneusement de causer la moindre peine à son compagnon, et, cherchant à le mettre de bonne humeur, il lui dit qu’indubitablement un homme élevé, comme sir Geoffroy Hudson, dans les cours et les camps, savait exactement quelles étaient les libertés qu’il pouvait souffrir et celles qu’il devait ne point permettre.

Le petit chevalier, avec beaucoup de vivacité, mais non sans peine, se mit à traîner sa chaise vers le côté de la cheminée où Julien était assis, et réussit enfin à se rapprocher de lui, témoignant par là une cordialité toujours croissante.

« Vous dites bien, monsieur Peveril, reprit-il, et j’ai montré que je savais comment il fallait se conduire dans l’un comme dans l’autre cas. Oui, monsieur, il n’y avait pas une seule chose que ma très-royale maîtresse, Henriette-Marie, pût me demander, que je ne fusse prêt à la satisfaire ; j’étais son serviteur juré, à la guerre comme dans une fête, en bataille rangée comme à un banquet. À la requête particulière de Sa Majesté, je consentis un jour à devenir, pour un certain temps, l’habitant de l’intérieur d’un pâté. — D’un pâté ! » dit Julien, quelque peu surpris.

« Oui, monsieur, d’un pâté. J’espère que vous ne trouverez rien de risible dans ma complaisance ? » répliqua le nain d’un ton comme fâché.

« Oh ! non, monsieur, je ne suis guère disposé à rire maintenant. — Et je ne l’étais guère non plus lorsque je me trouvai emprisonné dans une énorme pièce de pâtisserie de dimension peu ordinaire, comme vous devez croire, puisque je pouvais m’y coucher de toute ma longueur, et que je fus, pour ainsi dire, enseveli entre des murailles de croûte épaisse et sous un large couvercle également de pâte, assez vaste pour qu’on y pût graver l’épitaphe d’un officier général ou d’un archevêque. Monsieur, malgré les précautions qu’on avait prises pour me donner de l’air, je ressemblais, beaucoup plus que je ne l’eusse imaginé, à un homme enterré vivant. — Je le crois bien, monsieur. — Au reste, monsieur, il y avait peu de personnes dans le secret, qu’on avait résolu de bien garder pour le grand amusement de la reine ; et moi, pour la divertir, je me serais blotti dans une coquille de noix, si la chose eût été possible. Donc, comme je vous disais, peu de personnes se trouvant être du complot, il y avait des accidents à craindre. J’appréhendais, au fond de ma ténébreuse cachette, que quelque domestique maladroit ne me laissât tomber, comme j’ai vu souvent la chose arriver aux pâtés de venaison, ou bien qu’un convive, pressé par la faim, n’anticipât le moment de ma résurrection en plongeant un couteau dans la croûte de dessus. Et quoique je fusse armé de pied en cap, jeune homme, ainsi que ç’a toujours été mon habitude de l’être en cas de péril, cependant, si un téméraire avait enfoncé trop avant la main dans les entrailles du prétendu pâté, mon sabre et mon poignard n’auraient pu me servir qu’à venger, et non assurément à prévenir une affreuse catastrophe. — À coup sûr, c’est ainsi que je l’entends, » dit Julien qui commençait du reste à penser que la compagnie de ce nain babillard ne servirait qu’à aggraver encore les inconvénients d’une prison, au lieu de les alléger. — Même, » continua le petit homme sans perdre son sujet de vue, « j’eus encore d’autres motifs d’appréhension ; car il plut à lord Buckingham, père de celui qui porte actuellement le titre de duc, et qui est à la cour dans toute la plénitude de la faveur, d’ordonner qu’on emportât le pâté à l’office et qu’on le remît au four, alléguant fort mal à propos qu’il serait beaucoup meilleur chaud que froid. — Et cette circonstance, monsieur, ne troubla-t-elle pas votre égalité d’âme ? — Mon jeune ami, je ne puis le nier : la nature exerce toujours ses droits, même sur les plus braves. Je pensais à Nabuchodonosor et sa fournaise ardente, et la peur seule me faisait éprouver déjà une sensation de chaleur. Mais grâces au ciel ! je songeais aussi à mes devoirs envers ma royale maîtresse, et j’étais en conséquence obligé de trouver en moi assez de force pour résister à la tentation d’apparaître avant l’instant marqué. Néanmoins le duc (si c’était par malice, puisse le ciel le lui pardonner !) se rendit à l’office et pressa vivement le chef de remettre le pâté au feu, ne fût-ce que cinq minutes seulement ; mais le chef de cuisine, qui connaissait heureusement les intentions bien différentes de ma noble maîtresse, s’y refusa avec une courageuse énergie ; et je fus encore replacé sain et sauf sur la table royale. — Et sans doute délivré de votre emprisonnement en temps convenable ? — Oui, monsieur ; cet heureux, et je puis dire ce glorieux moment arriva enfin. La croûte de dessus fut enlevée, et je parus au son de la trompette et du clairon, comme l’âme d’un guerrier quand l’heure du jugement dernier sonnera, ou plutôt, si cette comparaison est trop audacieuse, comme un champion délivré d’un charme qui le retenait immobile. Ce fut alors que, mon bouclier au bras et ma bonne lame à la main, j’exécutai une espèce de danse guerrière, dans laquelle mon adresse et mon agilité faisaient de moi un vrai prodige, déployant en même temps mes postures d’attaque et de défense d’une manière si complètement inimitable, que je fus presque assourdi des applaudissements qui retentirent autour de moi, et noyé dans les eaux parfumées que me jetèrent à pleins flacons les dames de la cour. Je me vengeai aussi de lord Buckingham ; car, comme je dansais un pas dont la mesure était rapide, parcourant la table du roi dans toutes les directions, et tantôt allongeant mon épée, tantôt la ramenant à moi, je dirigeai un coup vers son nez, une espèce d’estramaçon, dont la dextérité consiste à s’approcher extrêmement de l’objet qu’on semble viser, mais sans cependant l’atteindre. Vous pouvez avoir vu un barbier faire ce tour avec un rasoir. Je vous assure que le duc recula au moins d’un pas. Il fut assez hardi pour me menacer de me fendre le crâne avec un os de poulet, comme il s’exprima dans sa dédaigneuse colère. Mais le roi dit : « George ce n’est qu’un Roland pour votre Olivier[2]. » Et je continuai ma danse, montrant une courageuse insouciance de son déplaisir, ce que peu de personnes alors eussent osé, bien que l’auteur de cette prouesse fût protégé par les sourires de la valeur et de la beauté. Mais, hélas ! monsieur, la jeunesse, ses joies, ses folies, ses caprices, toutes ses pompes et tout son orgueil, sont aussi vains et aussi peu stables que le pétillement d’un fagot d’épines sous une marmite.

« La fleur qui est jetée au four aurait été une meilleure comparaison, pensa Peveril. Bon Dieu ! se peut-il qu’un homme vive pour regretter de n’être plus assez jeune pour être traité comme une pièce de viande cuite au four, et servi dans un pâté ! »

Son compagnon dont la langue avait été aussi étroitement emprisonnée que sa personne depuis quelques jours, sembla résolu a s’indemniser et à profiter de l’occasion, en continuant de s’abandonner à sa loquacité naturelle aux dépens de son pauvre camarade. Il se mit donc d’un ton solennel à moraliser sur l’aventure qu’il venait de conter.

« Les jeunes gens regarderont sans doute comme digne d’envie l’homme qui était capable de devenir le favori et l’admiration de la cour (Julien se disculpa au fond de son âme de tout sentiment pareil) ; et cependant mieux vaut être moins pourvu de ces talents qui distinguent, et se trouver à l’abri des calomnies, des accusations odieuses et de la haine qui toujours accompagnent les faveurs de cour. Des gens qui n’avaient point d’autre motif me raillaient parce que ma taille était un peu hors des proportions ordinaires ; et parfois les plaisanteries m’étaient inconsidérément lancées par des personnes que j’étais tenu de respecter, et qui sans doute ne réfléchissaient pas assez que le roitelet sort des mains du même créateur que l’outarde ; que le diamant, malgré sa petitesse, est mille fois plus précieux qu’une masse de granit mille fois plus considérable. Cependant elles n’agissaient ainsi envers moi que par excès de bonne humeur, et comme par devoir autant que par reconnaissance, je ne pouvais riposter ; il me fallut chercher un moyen de venger mon honneur sur ceux qui, bien que confondus ainsi que moi dans la foule des serviteurs et des courtisans, se comportaient néanmoins à mon égard comme s’ils avaient été d’une classe supérieure par le rang et les dignités, aussi bien que par la circonstance accidentelle de la taille. Et comme si c’eût été une leçon réservée à mon orgueil et à celui des autres, il arriva que l’exploit dont je vous ai fait le récit… et que je considère comme ce qu’il y a de plus glorieux dans ma vie, excepté peut-être la part honorable que je pris à la bataille de Round-Way-Down, devint la cause d’un bien tragique événement ; que je regarde comme la plus grande infortune de mon existence. »

Le nain s’arrêta ici, poussa un gros soupir qui marquait ses regrets ; et avec l’importance qui convenait à une histoire tragique, il continua de la manière suivante :

« Vous auriez cru dans votre simplicité, jeune homme, que la prouesse dont je viens de vous entretenir n’aurait pu être citée qu’à mon avantage, comme une mascarade vraiment rare, joliment imaginée et non moins heureusement exécutée, et cependant la malice des courtisans, qui se mouraient de jalousie et de désespoir, donnant un libre cours à leur humeur sardonique, ils épuisèrent leur fonds d’esprit pour me tourner en ridicule de toutes les manières. Bref, mes oreilles furent tellement blessées d’allusions aux pâtés, aux croûtes et aux fours, que je fus forcé d’interdire un tel sujet de plaisanteries, avec menaces de faire sentir immédiatement tout le poids de mon déplaisir. Mais il arriva qu’il y avait alors à la cour un jeune homme de bonne famille, fils d’un chevalier banneret, et jouissant de la plus haute estime, lequel même était mon ami particulier, et de qui par conséquent je n’avais pas lieu d’attendre ce genre de raillerie offensante. Cependant un soir, chez le portier du château, comme il était un peu gris et en train de plaisanter, il lui plut de revenir sur ce sujet rebattu, et de dire, à propos d’un pâté d’oie, des choses que je ne pus m’empêcher de prendre pour moi. Je le priai néanmoins d’un ton calme et ferme de choisir un autre sujet, faute de quoi il éprouverait bientôt les effets de ma colère. Mais il continua sur le même ton, et aggrava même la première offense en parlant du Petit-Poucet, et en se permettant d’autres comparaisons aussi méchantes qu’inutiles, au point que je fus forcé de lui envoyer un cartel, et une rencontre s’ensuivit. Or, comme j’aimais réellement ce jeune homme, mon intention n’était que de le corriger par une égratignure ou deux, et j’aurais bien voulu qu’il choisît l’épée, mais il préféra le pistolet, et s’étant rendu à cheval sur le terrain, il tira par manière d’arme un de ces petits instruments dont les enfants malins ont coutume de se servir dans leurs jeux, pour se lancer de l’eau ; un… une… ma foi, j’en ai oublié le nom. — Une seringue sans doute, dit Peveril, qui commençait à se souvenir d’avoir entendu parler de cette aventure.

« Comme vous dites. Oui, vous avez en effet trouvé le nom de ce maudit engin, dont j’ai souvent ressenti les effets en traversant les cours de Westminster. Eh bien, monsieur, cette marque de mépris me força de tenir à mon adversaire un langage qui le mit dans la nécessité de prendre des armes plus sérieuses. Nous combattîmes à cheval, partant d’un endroit marqué et avançant à un signal convenu ; et comme je ne manque jamais mon coup, j’eus le malheur de tuer l’honorable M. Crofts du premier feu. Je ne souhaiterais pas à mon plus mortel ennemi la douleur que j’éprouvai lorsque je le vis perdre l’équilibre sur sa selle et tomber à terre ; et quand j’aperçus son sang qui coulait en abondance, le ciel m’est témoin que j’aurais voulu voir plutôt couler tout le mien. Ainsi périrent jeunesse, espérances et bravoure, sacrifiées à une sotte et imprudente plaisanterie. Pourtant, hélas ! pouvais-je agir autrement, puisque l’honneur est pour ainsi dire l’air que nous respirons, et qu’on ne peut, dans aucun sens, dire que nous vivions, si nous souffrons qu’on nous en prive ? »

Le ton de sentiment avec lequel cet extrait de héros termina son récit donna à Julien une meilleure idée de son cœur et même de son jugement ; car il n’avait pu jusque-là concevoir une opinion fort avantageuse d’un personnage qui se glorifiait d’avoir, dans une grande occasion, formé le contenu d’un pâté. Cela lui donna lieu de conclure que le petit champion ne s’était laissé entraîner à montrer tant de complaisance, que par la nécessité que lui imposait sa situation, par sa propre vanité, et par les flatteries dont l’accablaient ceux qui cherchaient à s’amuser à ses dépens. Cependant le sort du malheureux Crofts, ainsi que différents exploits de ce nain martial, durant les guerres civiles, où il commanda réellement et avec une grande valeur un corps de cavalerie, rendirent les gens plus circonspects dans leurs plaisanteries, lesquelles d’ailleurs étaient d’autant moins nécessaires que, lorsqu’on le laissait tranquille, il manquait rarement à se montrer de lui-même sous un jour ridicule.

À une heure après midi, le porte-clefs, fidèle à sa parole, apporta aux deux captifs un dîner très-passable, et un flacon de vin assez bon, quoiqu’un peu léger ; et le vieillard, qui était presque un bon vivant, observa d’un ton de regret que la bouteille était d’une taille à peu près aussi diminutive que la sienne. La soirée s’écoula ainsi, mais non sans de continuels symptômes de garrulité de la part de Geoffrey Hudson.

Il est vrai que son bavardage prit un caractère plus grave qu’auparavant ; car, lorsque le flacon fut vide, il récita une longue prière latine. L’acte de religion auquel il s’était livré fit prendre à ses paroles un tour plus sérieux que celui de ses premiers discours, où il ne s’agissait que d’amour, de guerre, et des splendeurs d’une cour magnifique.

Le petit chevalier harangua d’abord sur des points polémiques de théologie, et ne quitta cet épineux sentier que pour entrer dans la route obscure de la mysticité. Il parla d’avertissements secrets, de prédictions faites par des prophètes sévères, de visites que rendaient les esprits moniteurs, et des mystères cabalistiques des rose-croix : tous sujets qu’il traitait avec l’air d’un homme tellement convaincu, alléguant même très-souvent son expérience personnelle, qu’on aurait pu le croire membre de la confrérie des gnomes et des fées, auxquels il ressemblait tant par la taille. En un mot, il continua pendant plus d’une heure à verser un tel torrent de babillage inutile, que Peveril résolut, à tout hasard, de chercher à obtenir un logement séparé. Après avoir récité ses prières du soir en latin, comme la première fois, car il était catholique, le vieillard entama une nouvelle histoire pendant qu’ils se déshabillaient ; et la prolongea jusqu’à ce qu’il eût ainsi appelé le sommeil sur ses yeux et sur ceux de son compagnon.



  1. En italien, piccolo, petit ; uomo, homme ; piccoluomini, petits hommes. Ce dernier mot était le nom propre d’un général italien de ce temps-là. a. m.
  2. Proverbe anglais qui signifie : « Ce n’est qu’une juste représaille. » a. m.