Peveril du Pic/Chapitre 48

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 573-582).


CHAPITRE XLVIII.

L’ENQUÊTE.


Mais que te dirai-je, lord Scroop ; à toi, créature cruelle, ingrate, sauvage et inhumaine, qui avais la clef de tous mes conseils, qui connaissais le fond de mon cœur, qui aurais pu faire de moi des rouleaux de guinées si tu l’avais essayé ?
Shakspeare. Henri V.


À aucune époque de sa vie, pas même lorsque cette vie était dans le plus grand danger, la gaieté naturelle de Charles n’avait paru plus éclipsée que pendant qu’il attendait le retour de Chiffinch et l’arrivée du duc de Buckingham. Son esprit se révoltait à l’idée que l’homme pour lequel il avait témoigné une bienveillance si marquée, et qu’il avait choisi pour compagnon de ses heures de délassement et de plaisir, pût être capable de tremper dans un complot dirigé, selon toute apparence, contre sa vie et sa liberté. Il interrogea de nouveau le nain à plusieurs reprises ; mais il ne put en tirer autre chose que ce que renfermait déjà son premier récit. Hudson décrivait sous des couleurs si fantastiques et si bizarres l’apparition de la femme qui s’était montrée à lui dans la prison de Newgate, que le roi ne pouvait s’empêcher de penser que la tête du pauvre homme était un peu dérangée ; et comme on ne trouva rien dans la timbale, ni dans les autres instruments apportés pour servir aux musiciens étrangers envoyés par le duc, il nourrissait un léger espoir que tout le complot n’était qu’une plaisanterie, ou que l’idée d’une conspiration réelle était fondée sur une méprise.

Les personnes qui avaient été envoyées pour observer les mouvements de l’assemblée de M. Weiver revinrent annoncer qu’elle s’était tranquillement dispersée. On apprit en même temps que ceux qui la composaient y avaient assisté en armes ; mais cette circonstance n’indiquait aucune intention particulière d’agir hostilement, à une époque où tous les bons protestants se croyaient exposés à un massacre imminent ; où les anciens de la Cité avaient convoqué à plusieurs reprises la milice, et donné l’alarme aux citoyens de Londres, dans l’idée d’une insurrection prochaine des catholiques ; et où, pour employer les paroles emphatiques d’un alderman du temps, qui sont le résumé de ces craintes exagérées, il régnait une croyance générale que tous s’éveilleraient quelque matin avec la gorge coupée. Quels étaient ceux qui devaient entreprendre cette terrible besogne, c’est ce qu’il était plus difficile de conjecturer ; mais tout le monde admettait la possibilité du fait, puisqu’un juge de paix avait déjà été assassiné. On ne pouvait donc point voir un symptôme de projets hostiles dans cette circonstance, qu’au milieu d’une panique si générale, des protestants par excellence, vétérans des anciennes congrégations, s’étaient assemblés armés dans un lieu destiné à leur culte.

Le langage violent du ministre, en supposant qu’il fût prouvé, ne démontrait pas nécessairement qu’il y eût intention de recourir à la force. Les paraboles favorites des prédicateurs, les figures et les ornements oratoires qu’ils affectionnaient, avaient toujours une teinte belliqueuse ; et la prise d’assaut du royaume des cieux, belle et énergique métaphore, lorsqu’elle est employée en un sens général comme dans l’Écriture, était présentée avec tous ses développements dans leurs sermons, et relevée de tous les termes techniques de l’attaque et de la défense d’une place forte. Le danger en un mot, quelle qu’en eût pu être l’étendue réelle, avait disparu avec autant de rapidité qu’une bulle formée sur l’eau, quand on vient à la toucher, et n’avait pas laissé plus de traces après lui. Il y avait donc beaucoup à douter qu’il eût jamais réellement existé.

Tandis que plusieurs rapports arrivaient du dehors, et que le roi en discutait l’importance avec ceux qu’il avait jugé à propos de consulter en cette occasion, la tristesse et l’inquiétude se mêlèrent par degrés à la gaieté de la soirée, et finirent par l’étouffer. Tout le monde s’aperçut qu’il se passait quelque chose d’étrange, et le long temps pendant lequel Charles se tenait, contre son habitude, éloigné des personnes réunies au palais, en ajoutant à l’air d’ennui qui commençait à dominer dans le salon de réception, donna lieu de supposer que l’esprit du roi était préoccupé de quelque objet extraordinaire.

Les tables de jeu étaient abandonnées. La musique se taisait, ou jouait sans être écoutée. Les galants cessèrent de faire des compliments et les dames de les entendre ; et une sorte du curiosité qui tenait de la crainte se répandit dans toute l’assemblée. On se demandait les uns aux autres pourquoi l’on était si sérieux ; et l’on ne recevait pas plus de réponse qu’on eût pu en obtenir d’un troupeau de bétail troublé par instinct à l’approche de l’orage.

Pour ajouter à la stupeur générale, il commença à circuler sourdement qu’une ou deux personnes, ayant désiré sortir du palais, avaient été informées que nul ne pourrait se retirer avant l’heure du départ général. Lorsqu’elles revinrent dans le salon, elles annoncèrent tout bas à leurs connaissances que les sentinelles des portes étaient doublées, et qu’un détachement des gardes à cheval était rangé en bataille dans la cour : circonstances tellement inaccoutumées, qu’elles excitèrent la curiosité et l’anxiété la plus vive.

Telle était la situation de la cour lorsqu’on entendit le bruit d’une voiture à l’extérieur, et le mouvement qui s’ensuivit annonça l’arrivée de quelque personnage important.

« Voici, dit le roi, Chiffinch qui arrive avec sa proie entre les griffes. »

C’était en effet le duc de Buckingham, et il n’approchait pas sans émotion du lieu où il allait se retrouver en présence du roi. Quand il entra dans la cour du palais, la lumière des flambeaux que l’on portait autour de la voiture se réfléchit sur les habits écarlates, les chapeaux bordés, et les sabres nus des gardes à cheval, spectacle inaccoutumé, fait pour inspirer la terreur à une conscience qui n’était pas des plus nettes.

Le duc descendit de voiture, et se contenta de dire à l’officier de service : « Vous êtes tard sous les armes ce soir ? capitaine Carleton. » — « Tels sont nos ordres, milord, » répondit Carleton avec une brièveté militaire ; et ensuite il ordonna aux quatre factionnaires à pied, qui étaient à la seconde porte d’entrée, de faire place au duc de Buckingham. Ce dernier ne fut pas plus tôt entré, qu’il entendit derrière lui l’officier crier : « Rapprochez-vous, sentinelles, gardez cette porte de près ; » et il lui sembla que par cet ordre toute chance de salut lui fût ravie.

À mesure qu’il montait le grand escalier, il aperçut d’autres symptômes d’alarme et de précaution. Les gardes à pied étaient en plus grand nombre que de coutume, et portaient des carabines au lieu de leurs hallebardes ; les gentilshommes pensionnaires, avec leurs pertuisanes, se montraient aussi renforcés. En un mot, toutes les forces militaires qui composaient la maison du roi paraissaient, pour quelque motif important, avoir pris les armes et se trouver de service.

Buckingham monta l’escalier royal en examinant avec attention tous ces préparatifs, et d’un pas ferme et lent, comme s’il eût compté chacun des degrés sur lesquels il mettait le pied : « Qui me répondra de la fidélité de Christian ? se demanda-t-il à lui-même. S’il tient bon, nous sommes sauvés ; autrement… » Comme il posait cette alternative, il entra dans le salon de réception.

Le roi se trouvait au milieu de l’appartement, entouré des personnages qu’il venait de consulter. Le reste de cette brillante assemblée, dispersé par groupes, regardait en se tenant à quelque distance. Lorsque Buckingham entra, tout le monde fit silence, dans l’espoir d’obtenir quelques éclaircissements sur les mystères de la soirée. Comme l’étiquette défendait d’approcher, chacun se penchait en avant, pour saisir, s’il était possible, quelque chose de ce qui allait se passer entre le roi et l’homme d’état intrigant. Dans ce moment aussi, les conseillers qui se tenaient autour de Charles se retirèrent de chaque côté, de manière à permettre au duc de présenter ses hommages au roi dans la forme accoutumée. Il s’acquitta de ce cérémonial avec sa grâce ordinaire ; mais il fut reçu par Charles avec une gravité fort différente de sa contenance habituelle.

« Nous vous avons un peu attendu, milord duc ; il y a longtemps que Chiffinch nous a quitté pour aller vous avertir de vous rendre ici. Je vois que votre toilette est recherchée : elle était superflue dans la circonstance présente. — Superflue, sire, parce qu’elle n’ajoute rien à la splendeur de votre cour, répondit le duc ; mais elle ne saurait l’être pour moi. C’était précisément aujourd’hui jour d’exécution à York-Place ; et mon club de pendables était en train de se livrer à la joie, lorsque les ordres de Votre Majesté sont arrivés. Je ne pouvais me trouver en compagnie d’Ogle, de Maniduc, de Dawson et autres, sans être obligé à quelques réparations dans ma toilette et à quelques ablutions avant d’entrer dans ce cercle. — J’espère que la purification sera complète, » dit le roi, sans adoucir en aucune sorte, par son sourire habituel, des traits qui étaient naturellement sombres, durs, et même sévères. « Nous désirerions avoir quelques explications de Votre Grâce au sujet d’une mascarade musicale que vous nous destiniez, mais qui a échoué, comme on nous le donne à entendre. — Il faut en effet que le succès ait bien peu répondu à mon attente, dit le duc, puisque Votre Majesté en paraît si contrariée. Je croyais, en envoyant le contenu de ce violoncelle, faire plaisir à Votre Majesté (car je l’ai vue avoir la condescendance de paraître s’amuser de semblables bagatelles) ; mais je crains que la plaisanterie n’ait déplu, je crains que le feu d’artifice n’ait fait quelque mal. — Non pas le mal qu’il était destiné à faire peut-être, » dit gravement le roi. « Vous voyez, milord, qu’aucun de nous n’a été atteint par les flammes, et que nous sommes tous sains et saufs. — Puisse Votre Majesté l’être long-temps ! dit le duc ; cependant je m’aperçois qu’il y a dans tout ceci quelque chose que l’on a mal interprété : ce doit être une faute impardonnable, quoique commise sans intention, puisqu’elle a pu déplaire à un maître si indulgent. — Trop indulgent en effet, Buckingham, répliqua le roi ; et le fruit de mon indulgence a été de changer des hommes loyaux en traîtres. — Avec la permission de Votre Majesté, je ne puis comprendre ceci, dit le duc. — Suivez-nous, milord, répondit Charles, et nous essaierons de vous expliquer notre pensée. »

Accompagné des mêmes seigneurs qui se tenaient autour de lui, et suivi du duc de Buckingham, sur lequel tous les yeux étaient fixés, Charles se retira dans le cabinet qui avait été dans la soirée le théâtre de fréquentes consultations. Là, s’appuyant les bras croisés sur le dos d’un fauteuil, Charles procéda à l’interrogatoire du noble suspect.

« Soyons francs l’un envers l’autre ; parlez, Buckingham, quelle devait être, en un mot, la surprise que vous nous ménagiez pour ce soir ? — Une petite mascarade, sire. J’avais l’intention de faire sortir de cet instrument une petite danseuse que j’espérais devoir plaire, par ses talents, à Votre Majesté. Il renfermait aussi quelques pièces de feu d’artifice chinois, parce que, m’étant imaginé que le divertissement aurait lieu dans la salle de marbre, je pensais qu’on pourrait les faire partir de manière à produire un effet agréable et sans le moindre danger, au moment où ma petite magicienne apparaîtrait ; elles étaient destinées à masquer, pour ainsi dire, son entrée en scène. J’espère qu’il n’y a pas eu de perruques brûlées, de dames effrayées, ni d’espoir de noble lignée éteint par cette plaisanterie mal conçue ? — Nous n’avons point vu de feu d’artifice, milord, et votre danseuse, dont nous entendons maintenant parler pour la première fois, s’est présentée à nous sous la forme de notre vieille connaissance, Geoffrey Hudson, pour qui le temps de danser est certainement passé. — Votre Majesté me surprend ! Je vous en supplie, faites venir… Christian… Édouard Christian. Il loge dans une grande et vieille maison, près de la boutique de Sherper l’armurier, dans le Strand. Aussi sûr que je vis de pain, sire, je l’ai chargé de l’arrangement de cette fête ; la petite danseuse lui appartient. S’il a fait quelque chose qui ait gâté mon concert ou porté atteinte à ma réputation, il mourra sous le bâton. — Il est singulier, dit le roi, et je l’ai souvent observé, que ce Christian porte le blâme des actions de tout le monde : il joue le rôle ordinairement assigné, dans une nombreuse famille, à cet être malfaisant que l’on nomme Personne. Lorsque Chiffinch fait des sottises, il en charge toujours Christian ; quand Sheffield écrit une satire, je suis sûr d’apprendre que Christian l’a corrigée, ou copiée, ou distribuée : c’est l’âme damnée de chacun à ma cour, le bouc émissaire sur qui retombent toutes les iniquités, et il aura un terrible fardeau à porter dans le désert. Mais il est particulièrement et régulièrement chargé de tous les péchés de Buckingham, et je suis convaincu que Sa Grâce compte que Christian doit subir, dans ce monde ou dans l’autre, tous les châtiments qu’elle a encourus. — Non, sire, » reprit le duc, du ton le plus respectueux, « je n’ai pas l’espoir d’être pendu ou damné par procuration ; mais il est clair que quelqu’un s’est permis de revoir et de changer mon projet. Si quelque chose m’est imputé, qu’on me fasse au moins connaître l’accusation et voir l’accusateur. — C’est juste, dit le roi. Faites sortir notre petit ami de derrière la cheminée. (Hudson étant en conséquence tiré de sa cachette, le roi continua) : Voilà le duc de Buckingham : répétez devant lui le récit que vous nous avez fait. Apprenez-lui quel était le contenu de ce violoncelle, qu’on en a retiré pour vous y introduire. Ne vous laissez intimider par personne, mais dites hardiment la vérité. — N’en déplaise à Votre Majesté, dit Hudson, la crainte est un sentiment qui m’est inconnu. — Il n’y a pas de place dans son corps pour une telle passion, ou bien il s’agit de trop peu de chose pour qu’il appréhende les conséquences, dit Buckingham ; mais qu’il parle. »

Avant qu’Hudson eut achevé son récit, Buckingham l’interrompit, en s’écriant : « Est-il possible que je sois soupçonné par Votre Majesté sur la parole de cette pitoyable variété de la famille des babouins ? — Lord félon, je t’appelle au combat ! » dit le petit homme, grandement offensé de la qualification qu’on lui donnait.

« Voyez-vous ! dit le duc ; le petit animal a tout à fait perdu l’esprit, et défie un homme qui n’aurait besoin d’autre arme que d’une bonne épingle pour lui traverser la poitrine, et qui, d’un coup de pied, pourrait le faire sauter de Douvres à Calais, sans qu’il fût besoin de yacht ou de bateau. Et que pouvez-vous attendre d’un idiot, engoué d’une danseuse de bas étage, qui dansait sur la corde à Gand en Flandre, à moins qu’ils n’unissent leurs talents pour aller se faire voir dans une baraque à la foire de Saint-Barthélémi ? N’est-il pas clair, en supposant que ce misérable pygmée n’agît point par malice, car toute son espèce nourrit une haine invétérée contre ceux qui jouissent des proportions ordinaires de l’humanité ; en supposant, dis-je, que tout cela n’est pas un mensonge perfide de son invention, n’est-il pas évident qu’il a pris des fusées et des pétards chinois pour des armes ? Il ne dit pas qu’il les ait touchées ou maniées ; et je doute que la simple vue suffise à ce vieil avorton, lorsque quelque lubie ou quelque prévention s’est emparée de sa caboche, pour qu’il puisse distinguer un mousqueton d’un boudin. »

Le vacarme horrible que fit le nain dès qu’il entendit ainsi rabaisser ses connaissances militaires, la précipitation avec laquelle il débita les preuves de son expérience belliqueuse, et les ridicules grimaces qu’il fit pour donner de la force à ses assertions, excitèrent un moment l’hilarité du roi, et même celle des hommes d’état qui l’entouraient ; ce qui ajouta quelque ridicule à la bizarrerie de cette scène. Charles mit un terme à la querelle, en ordonnant au nain de se retirer.

On reprit alors avec plus de régularité la discussion de son témoignage, et Ormond fut le premier à observer que le petit homme en disait plus qu’on ne l’avait d’abord pensé, puisqu’il parlait d’une conversation fort extraordinaire et criminelle, tenue par les gens du duc qui l’avaient transporté au palais.

« Je sais que les discours charitables de milord d’Ormond ne manqueront jamais de me rendre un bon office dans l’occasion, » dit le duc avec dédain : « mais je le défie, lui et tous mes autres ennemis ; et il me sera aisé de prouver que cette prétendue conspiration, si elle a quelque fondement, n’est qu’un stratagème pour détourner de dessus les catholiques l’odieux qui s’attache si justement à leur secte, et le faire retomber sur les protestants. Voici une créature qui était à moitié chemin de la potence, et qui, le jour même où elle échappe à la main du bourreau, avec qui tout le monde pense qu’elle méritait de faire plus ample connaissance, vient chercher à noircir la réputation d’un pair protestant. Et qu’allègue-t-elle ? Une conversation décelant un projet de haute trahison, qu’ont tenue trois ou quatre musiciens allemands ; conversation entendue à travers les fentes d’un étui de violoncelle, et cela, tandis que ce marmouset était renfermé dedans, porté sur les épaules d’un homme. Le petit coquin, en répétant leur langage, montre qu’il comprend aussi peu l’allemand que mon cheval ; et quand même il aurait bien entendu, saisi exactement, et rapporté sans se tromper ce qu’ils disaient, est-ce que, même dans ce cas, mon honneur doit être compromis par le discours que tiennent de tels gens, avec qui je n’ai jamais eu d’autres rapports que ceux qui pouvaient concerner leur profession. Pardonnez-moi, sire, si j’ose ajouter que les hommes d’état profonds qui essayèrent d’étouffer la conspiration papiste, par le prétendu complot du tonneau de farine, n’obtiendront guère plus de crédit cette fois par leurs fictions établies sur des violoncelles et des concertos. »

Les conseillers présents s’entre-regardèrent ; Charles tourna sur les talons, et marcha à grands pas dans le cabinet. En ce moment, on annonça que les Peveril père et fils venaient d’arriver au palais, et le roi donna l’ordre de les introduire en sa présence.

Ils avaient reçu l’injonction de se rendre à la cour dans un moment plein d’intérêt pour eux. Après avoir été relâchés par Bridgenorth de la manière et aux conditions dont le lecteur doit avoir connaissance par la conversation de ce dernier avec Christian, ils avaient gagné le logement de lady Peveril, qui les attendait avec une joie mêlée de terreur et d’incertitude. La nouvelle de l’acquittement lui était parvenue, grâce à l’empressement du fidèle Lance-Outram ; mais son esprit avait depuis été alarmé du long retard qu’ils mettaient à paraître, et surtout en entendant parler du désordre qui avait eu lieu dans Fieet-Street et dans le Strand.

Après que les premiers transports occasionnés par leur réunion se furent calmés, lady Peveril en jetant un regard d’inquiétude sur son fils comme pour lui recommander la prudence, dit qu’elle allait lui présenter la fille d’un ancien ami, que jamais (elle appuya sur ce mot) il n’avait vue auparavant. « Cette jeune personne, ajouta-t-elle, est la fille unique du colonel Mitford, du pays de Galles : il a voulu qu’elle vînt auprès de moi et demeurât quelque temps sous ma tutelle, se sentant lui-même incapable d’entreprendre son éducation. — Oui, oui, dit sir Geoffrey, Dick Mitford doit être vieux maintenant ; je crois même qu’il a passé les soixante-dix ans. Ce n’était déjà plus un poulet, mais un coq pour la besogne, lorsqu’il joignit le marquis d’Hertford à Namptwich avec deux cents Gallois. Par saint George ! Julien, j’aime cette enfant comme si elle était de mon propre sang ! Lady Peveril n’aurait jamais pu résister à cette épreuve sans elle : et de plus, Bick Mitford m’a envoyé mille pièces d’or fort à propos, lorsque, grâce à ce procès, il nous restait à peine une pièce marquée de la croix pour empêcher le diable de danser dans nos poches. Je m’en suis servi sans scrupule, parce qu’il y a une coupe de bois à faire à Martindale lorsque nous y arriverons ; et Dick Mitford sait qu’en pareille occasion j’aurais agi de même envers lui. Il est singulier qu’il ait été le seul de mes amis qui ait pensé que je pourrais avoir besoin de quelques pièces d’or. »

Pendant que sir Geoffrey parlait de la sorte, l’entrevue entre Alice et Julien eut lieu sans qu’il parût autrement y faire attention qu’en s’écriant : « Embrasse-la, Julien, embrasse-la. Que diable ? est-ce donc là la manière dont tu apprends à saluer une dame à l’île de Man, comme si ses lèvres étaient un fer de cheval encore rouge. Ne vous en fâchez pas, ma jolie petite amie. Julien est naturellement timide, et a été élevé par une vieille dame ; mais vous le trouverez, tout bien considéré, aussi galant que je l’ai été pour vous, ma belle. Et maintenant, dame Peveril, à table, à table ! Il faut que le vieux renard se remplisse la panse quoiqu’il ait été chassé par les chiens toute la journée. »

Lance, dont il fallut ensuite écouter les joyeuses félicitations, eut le bon esprit de les abréger pour s’occuper de faire venir du restaurant voisin un dîner simple, mais substantiel, auquel Julien prit part, assis comme par enchantement entre sa mère et sa maîtresse. Il comprit aisément que lady Peveril était l’amie sûre à qui Bridgenorth avait définitivement confié la surveillance de sa fille, et sa seule inquiétude était de savoir ce que ferait et dirait son père lorsqu’il apprendrait de qui elle était réellement la fille. Il eut néanmoins le bon esprit de ne pas permettre que ces prévisions troublassent la joie de sa situation actuelle, pendant laquelle plusieurs signaux de reconnaissance, presque imperceptibles, mais remplis de charme pour les deux amants, s’échangèrent sous les yeux de lady Peveril, sans qu’elle y trouvât à redire, et à la faveur de la gaieté bruyante du vieux baronnet, qui parlait pour deux, mangeait pour quatre, et buvait pour six. Il aurait peut-être poussé un peu trop loin cette dernière occupation, s’il n’eût été interrompu par la personne qui lui apporta l’ordre du roi de se rendre incontinent auprès de Sa Majesté à White-Hall, et d’amener son fils avec lui.

Lady Peveril fut alarmée, et Alice pâlit, agitée de la même inquiétude ; mais le vieux chevalier qui ne voyait jamais au-delà de ce qui s’offrait naturellement à sa vue, attribua cet ordre au désir empressé du roi de le féliciter sur l’heureuse issue de son jugement ; intérêt de la part de Sa Majesté qu’il ne trouvait nullement extraordinaire, puisque lui-même payait si cordialement de retour cette bienveillance du souverain. Il se rappela, non sans une agréable surprise, qu’avant de quitter le tribunal, on lui avait donné à entendre qu’il serait prudent à lui de retourner à Martindale sans se présenter à la cour ; restriction qu’il jugeait aussi éloignée des sentiments du roi qu’elle l’était des siens propres.

Tandis qu’il se consultait avec Lance-Outram sur les moyens de nettoyer son ceinturon de buffle et la poignée de son sabre aussi promptement que la circonstance le permettait, lady Peveril put informer plus clairement Julien qu’Alice avait été mise sous sa protection par la volonté de son père, et avec le consentement de celui-ci à leur union, si elle pouvait avoir lieu. Elle ajouta qu’elle avait résolu d’employer la médiation de la comtesse de Derby pour surmonter les obstacles que l’on pouvait appréhender de la part de sir Geoffrey.