Philèbe (trad. Cousin)

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PHILÈBE,

OU


DU PLAISIR.


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Interlocuteurs :

SOCRATE, PROTARQUE[1], PHILÈBE[2],

ASSISTANS.


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SOCRATE.
VOIS, Protarque, ce que tu te charges de défendre dans l’opinion de Philèbe, et d’attaquer dans la nôtre, s’il y a quelque chose qui ne soit pas selon ta façon de penser. Veux-tu que nous résumions son opinion et la mienne ?

PROTARQUE.

Volontiers.

SOCRATE.

Philèbe dit donc que le bien pour tous les êtres animés consiste dans la joie, le plaisir et l’agrément, et dans les autres choses de ce genre. Je soutiens au contraire que ce n’est pas cela ; et que la sagesse, l’intelligence, la mémoire, et tout ce qui est de même nature, comme le jugement droit et les raisonnemens vrais sont meilleurs et plus précieux que le plaisir pour tous ceux qui les possèdent ; et qu’ils sont pour ceux-là, ce qu’il y a de plus avantageux dans le présent et dans l’avenir. N’est-ce point là, Philèbe, ce que nous disons l’un et l’autre ?

PHILÈBE.

C’est cela même, Socrate.

SOCRATE.

Eh bien, Protarque, acceptes-tu ce qu’on remet entre tes mains ?

PROTARQUE.

Il le faut bien, puisque le beau Philèbe a perdu courage.

SOCRATE.

Essayons à tout prix de parvenir à ce qu’il y a de vrai sur cette question.

PROTARQUE.

Essayons-le.

SOCRATE.

Allons ; outre ce qui vient d’être dit, convenons encore de ceci.

PROTARQUE.

De quoi ?

SOCRATE.

Que nous entreprenons l’un et l’autre d’expliquer quelle est la manière d’être et la disposition de l’âme capable de procurer à tous les hommes une vie heureuse. N’est-ce pas là ce que nous nous proposons ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Ne dites-vous point, Philèbe et toi, que cette manière d’être consiste dans le plaisir, et moi, qu’elle consiste dans la sagesse ?

PROTARQUE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Mais que serait-ce, si nous en découvrions quelque autre préférable à ces deux-là ? N’est-il pas vrai que si nous trouvons qu’elle a plus d’affinité avec le plaisir, nous aurons à la vérité le dessous toi et moi vis-à-vis de ce troisième genre de vie également supérieur au plaisir et à la sagesse, mais que la vie de plaisir l’emportera sur la vie sage ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Et que, si elle a plus d’analogie avec la sagesse, la sagesse triomphera du plaisir, et celui-ci sera vaincu ? Êtes-vous d’accord avec moi là-dessus ? Qu’en pensez-vous l’un et l’autre ?

PROTARQUE.

Pour moi, cela me paraît évident.

SOCRATE.

Et toi, Philèbe, que t’en semble ?

PHILÈBE.

Je pense, et je penserai toujours que la victoire est tout entière du côté de la volupté. Mais c’est à toi d’en juger, Protarque.

PROTARQUE.

Puisque tu nous as remis la dispute, Philèbe, tu n’es plus le maître d’accorder ou de contester rien à Socrate.

PHILÈBE.

Tu as raison. Ainsi la déesse de la volupté n’aura pas de reproche à me faire, et dès à présent, je l’en prends elle-même à témoin.

PROTARQUE.

Nous te rendrons témoignage auprès d’elle que tu as parlé comme tu fais. Maintenant, Socrate, avec l’agrément de Philèbe, ou de quelque manière qu’il prenne la chose, tâchons d’achever cette discussion.

SOCRATE.

Oui, et commençons par cette déesse qui s’appelle Vénus, à ce que dit Philèbe, mais dont le véritable nom est la volupté.

PROTARQUE.

Fort bien.

SOCRATE.

J’ai toujours, Protarque, au sujet des noms des dieux, une crainte au-dessus de toutes les craintes humaines ; et, dans cette occasion, je donne à Vénus le nom qui lui plaira davantage. Quant à la volupté, je sais qu’elle a plus d’une forme ; et, comme j’ai dit, il nous faut commencer par celle, en examinant quelle est sa nature. Au premier coup-d’œil on la prendrait pour une chose simple : néanmoins elle prend des formes de toute espèce, et, à quelques égards, dissemblables entre elles. En effet, fais-y attention. Nous disons qu’il y a le plaisir du libertinage et celui de la tempérance ; que l’insensé, plein d’opinions et d’espérances folles, a du plaisir, et que le sage en trouve aussi dans la sagesse. Or, si on osait dire que ces deux espèces de plaisirs sont semblables entre eux, ne passerait-on point à juste titre pour un extravagant ?

PROTARQUE.

Il est vrai, Socrate que ces plaisirs naissent de causes opposées, mais ils ne sont pas pour cela opposés l’un à l’autre. Car, comment le plaisir ne serait-il pas ce qu’il y a au monde de plus ressemblant au plaisir, c’est-à-dire à lui-même ?

SOCRATE.

À ce compte, la couleur, mon cher, ne différerait en rien de la couleur, en tant que couleur. Cependant nous savons tous que le noir n’est pas seulement différent du blanc, mais qu’il lui est encore tout-à-fait opposé. Pareillement, à ne considérer que le genre : toute figure est la même chose qu’une autre figure ; mais si l’on compare les espèces ensemble, il y en a de très opposées entre elles, et d’autres même diversifiées à l’infini. Nous trouverons beaucoup d’autres choses qui sont dans le même cas. Ainsi, n’ajoute pas foi à la raison que tu viens d’alléguer, qui confond en un les objets les plus contraires. Or, j’appréhende que nous ne découvrions des plaisirs contraires à d’autres plaisirs.

PROTARQUE.

Peut-être y en a-t-il. Mais quel tort cela fait-il à l’opinion que je défends ?

SOCRATE.

C’est que ces plaisirs étant dissemblables, tu les appelles, disons-nous, d’un nom qui ne leur convient pas. Car tu dis que toutes les choses agréables sont bonnes ; et personne à la vérité ne te soutiendra que ce qui est agréable n’est point agréable : mais la plupart des plaisirs étant mauvais, et quelques-uns bons, comme nous le prétendons, tu leur donnes néanmoins à tous le nom de bons, quoique tu reconnaisses qu’ils sont dissemblables, si l’on te force à cet aveu dans la discussion. Quelle qualité commune vois-tu donc également dans les plaisirs bons et mauvais qui t’engage à les comprendre tous sous le nom de bien ?

PROTARQUE.

Comment dis-tu, Socrate ? Crois-tu qu’après avoir mis en principe que le plaisir est le bien, on t’accorde et on te laisse passer qu’il y a de certains plaisirs qui sont bons, et d’autres qui sont mauvais ?

SOCRATE.

Tu avoueras du moins qu’il y en a de dissemblables entre eux, et quelques-uns de contraires.

PROTARQUE.

Nullement, du moins en tant qu’ils sont des plaisirs.

SOCRATE.

Nous retombons de nouveau dans le même discours, Protarque. Nous dirons par conséquent qu’un plaisir ne diffère point d’un plaisir, et qu’ils sont tous semblables : les exemples que j’ai allégués tout-à-l’heure ne nous blesseront en rien, nous essaierons de dire, et nous dirons ce que disent les hommes les plus ineptes et tout-à-fait neufs dans l’art de discuter.

PROTARQUE.

Quoi donc ?

SOCRATE.

Si, pour l’imiter et te rendre la pareille, je m’avise de soutenir qu’il y a une ressemblance parfaite entre les choses les plus dissemblables, je pourrais faire valoir les mêmes raisons que toi ; et par là, nous paraîtrons plus novices dans la discussion qu’il ne nous convient de l’être, et le sujet que nous traitons nous échappera des mains. Reprenons-le donc et remettons-le à flot ; peut-être, en prenant la même direction, parviendrons-nous au même point.

PROTARQUE.

Dis-moi donc comment.

SOCRATE.

Suppose, Protarque, que tu m’interroges à ton tour.

PROTARQUE.

Eh bien ?

SOCRATE.

N’est-il pas vrai que la sagesse, la science, l’intelligence et toutes les autres choses que j’ai mises au commencement au rang des biens, lorsqu’on m’a demandé ce que c’est que le bien, se trouveront dans le même cas que ton plaisir ?

PROTARQUE.

Par où ?

SOCRATE.

Par exemple, la science paraîtra, non pas une, mais divisée en plusieurs sciences, et quelques sciences paraîtront dissemblables entre elles ; et même, si par hasard il s’en rencontrait d’opposées, serais-je digne de disputer avec toi, si dans la crainte de reconnaître cette opposition, je disais qu’aucune science n’est différente d’une autre ? en sorte que cette conversation s’en allât en un vain propos, et que nous nous tirassions d’affaire au moyen d’une absurdité. Mais non, il ne faut pas que cela nous arrive, Tirons-nous d’affaire, à la bonne heure ; mais évitons l’absurdité. Mon avis est que nous mettions de l’égalité entre nous dans cette discussion : qu’il y ait donc plusieurs plaisirs, et qu’ils soient dissemblables ; plusieurs sciences, et qu’elles soient différentes. Ainsi, Protarque, ne dissimulons point que mon bien et le tien renferment chacun en lui-même des élémens différens ; exposons hardiment au grand jour cette différence : peut-être qu’après avoir été discutée, elle nous fera connaître s’il faut dire que le plaisir est le bien, ou si c’est la sagesse, ou une troisième chose. Car nous ne disputons pas sans doute maintenant l’un et l’autre, pour que mon opinion l’emporte, ou la tienne : mais il faut que nous nous réunissions tous deux en faveur de ce qui est le plus vrai.

PROTARQUE.

Il le faut, sans contredit.

SOCRATE.

Ainsi, fortifions encore davantage ce discours par des aveux mutuels.

PROTARQUE.

Quel discours ?

SOCRATE.

Celui qui cause de grands embarras à tous les hommes, volontairement et involontairement, et en toute occasion.

PROTARQUE.

Explique-toi plus clairement.

SOCRATE.

Je parle du discours qui s’est jeté par hasard dans notre entretien, et qui est d’une nature tout-à-fait extraordinaire. C’est en effet une chose étrange à dire, que plusieurs sont un, et qu’un est plusieurs ; et il est aisé d’embarrasser quiconque soutient en cela le pour et le contre.

PROTARQUE.

As-tu ici en vue ce qu’on dit, que moi Protarque, par exemple, je suis un par nature, et ensuite qu’il y a plusieurs moi contraires les uns aux autres, tout à-la-fois grands et petits, pesans et légers et mille autres choses semblables ?

SOCRATE.

Tu viens de dire, Protarque, sur un et plusieurs, une de ces merveilles qui sont connues de tout le monde ; et on est d’accord aujourd’hui qu’il ne faut point toucher à de semblables questions, que l’on regarde comme puériles, triviales, et n’étant bonnes qu’à arrêter dans les discussions. On ne veut pas même qu’on s’amuse aux questions suivantes : lorsque quelqu’un, ayant séparé par le discours tous les membres et toutes les parties d’une chose, et avoué que tout cela n’est que cette chose qui est une, se moque ensuite de lui-même et se réfute, comme ayant été réduit à admettre des chimères, savoir, qu’un est plusieurs et une infinité, et que plusieurs ne sont qu’un.

PROTARQUE.

Quelles sont donc, en ce genre, les autres merveilles dont tu veux parler, Socrate, qui font tant de bruit, et sur lesquelles on n’est point d’accord ?

SOCRATE.

C’est, mon enfant, lorsque cette unité n’est point prise parmi les choses sujettes à la génération et à la corruption, comme celles dont nous venons de faire mention. Car en ce cas, et quand il est question de cette espèce d’unités, on convient, comme nous le disions tout-à-l’heure, qu’il ne faut entreprendre de réfuter personne. Mais lorsqu’on parle de l’idée de l’homme ou du bœuf en général, du beau, du bon, c’est sur ces unités et les autres de même nature que l’on s’échauffe beaucoup sans pouvoir s’entendre.

PROTARQUE.

Comment ?

SOCRATE.

Premièrement, on conteste si l’on doit admettre ces sortes d’unités, comme réellement existantes. Puis on demande comment chacune d’elles est toujours la même, et peut, sans admettre en soi ni génération, ni corruption, rester constamment la même unité ; ensuite, s’il faut dire que cette unité existe dans les êtres soumis à la génération et infinis en nombre, divisée par parcelles et devenue plusieurs, ou que dans chacun elle est tout entière, bien que hors d’elle-même : ce qui paraît la chose du monde la plus impossible, qu’une seule et même unité existe à-la-fois dans une et plusieurs choses. Ce sont ces questions, Protarque, qui sont la source des plus grands embarras, lorsqu’on y répond mal, et aussi des plus grandes clartés, lorsqu’on y répond bien.

PROTARQUE.

N’est-ce point par là, Socrate, qu’il nous faut d’abord entrer en matière ?

SOCRATE.

Oui, à ce que je pense.

PROTARQUE.

Sois persuadé que tous tant que nous sommes ici[3], nous pensons comme toi sur ce point. Pour Philèbe, peut-être est-ce le mieux de ne pas lui demander son avis, de peur, comme on dit, de déranger ce qui est bien.

SOCRATE.

À la bonne heure. Par où entamerons-nous cette controverse qui a tant de parties et de formes diverses ? n’est-ce point par ici ?

PROTARQUE.

Par où ?

SOCRATE.

Je dis que ce rapport d’un et plusieurs se trouve partout et toujours, de tout temps comme aujourd’hui, dans chacune des choses dont on parle. Jamais il ne cessera d’être, et il n’a jamais commencé d’exister : mais, autant qu’il me paraît, c’est une qualité inhérente au discours, immortelle et incapable de vieillir. Le jeune homme qui se sert pour la première fois de cette formule, charmé comme s’il avait découvert un trésor de sagesse, est transporté de joie jusqu’à l’enthousiasme, et il n’est point de sujet qu’il ne se plaise à remuer, tantôt le roulant et le confondant en un, tantôt le développant et le coupant par morceaux, s’embarrassant lui-même et quiconque l’approche, plus jeune et plus vieux ou de même âge que lui ; il ne fait quartier ni à son père, ni à sa mère, ni à aucun de ceux qui l’écoutent : il attaque non-seulement les hommes, mais en quelque sorte tous les êtres ; et je réponds qu’il n’épargnerait aucun barbare, s’il pouvait se procurer un truchement.

PROTARQUE.

Ne vois-tu point, Socrate, que nous sommes en grand nombre, et tous jeunes gens[4] ? et ne crains-tu pas que, nous joignant à Philèbe, nous ne tombions sur toi, si tu nous insultes ? Quoi qu’il en soit, nous comprenons ta pensée et s’il y a quelque moyen de faire sortir paisiblement tout ce tumulte de notre conversation, et de trouver un chemin plus beau que celui-là pour parvenir au but de nos recherches, entres-y le premier ; nous te suivrons, selon nos forces. Car la question présente, Socrate, n’est point de petite conséquence.

SOCRATE.

Je le sais bien, mes enfans, comme vous appelle Philèbe. Il n’y a point et il ne peut y avoir de voie plus belle, que celle que j’ai toujours aimée ; mais elle a échappé déjà un grand nombre de fois à mes poursuites, me laissant seul et dans l’embarras.

PROTARQUE.

Quelle est-elle ? nomme-la seulement.

SOCRATE.

Il n’est pas malaisé de la faire connaître ; mais il est très difficile de la suivre. Toutes les découvertes où l’art entre pour quelque chose, qui ont jamais été faites ne l’ont été que par ce moyen. Considère bien quel est celui dont je parle.

PROTARQUE.

Dis seulement.

SOCRATE.

C’est, selon moi, un présent fait aux hommes par les dieux, apporté d’en haut avec le feu par quelque Prométhée ; et les anciens, qui valaient mieux que nous, et qui étaient plus près des dieux, nous ont transmis cette tradition, que toutes les choses auxquelles on attribue une existence éternelle sont composées d’un et de plusieurs, et réunissent en elles, par leur nature, le fini et l’infini : que telle étant la disposition des choses, il faut dans toute recherche s’attacher toujours à la découverte d’une seule idée : qu’on trouvera qu’il y en a une ; et que l’ayant découverte, il faut examiner si après celle-là il y en a deux, sinon trois, ou quelque autre nombre ; ensuite faire la même chose par rapport à chacune de ces idées, jusqu’à ce qu’on vît non-seulement que l’unité primitive est une et plusieurs et une infinité, mais encore combien d’espèces elle contient en soi : qu’on ne doit point appliquer à la multitude l’idée de l’infini, avant d’avoir saisi par la pensée tous les nombres déterminés qui sont en elle entre l’infini et l’unité ; et qu’alors seulement on peut laisser chaque individu aller se perdre dans l’infini. Ce sont les dieux qui nous ont donné cet art d’examiner, d’apprendre, et de nous instruire les uns les autres. Mais les sages d’entre les hommes d’aujourd’hui font un à l’aventure, et plusieurs plus tôt ou plus tard qu’il ne faut. Après l’unité, ils passent tout de suite à l’infini, et les nombres intermédiaires leur échappent. Cependant ce sont ces intermédiaires qui distinguent la discussion conforme aux lois de la dialectique, de celle qui n’est que contentieuse.

PROTARQUE.

Il me paraît, Socrate, que je comprends une partie de ce que tu dis ; mais j’aurais besoin, sur certains points, d’une explication plus claire.

SOCRATE.

Ce que j’ai dit, Protarque, est très clair pour les lettres : vois ce qui en est dans les choses qu’on t’a apprises dès l’enfance.

PROTARQUE.

Comment ?

SOCRATE.

La voix qui nous sort de la bouche est une, et en même temps infinie en nombre pour tous et pour chacun.

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Nous ne sommes point encore savans par l’un ni par l’autre de ces points, ni parce que nous savons que la voix est infinie, ni parce que nous savons qu’elle est une ; mais de savoir combien elle a d’élémens distincts, et quels ils sont, c’est là ce qui nous rend grammairiens.

PROTARQUE.

Cela est très vrai.

SOCRATE.

C’est aussi la même chose qui fait le musicien.

PROTARQUE.

Comment ?

SOCRATE.

La voix considérée par rapport à cet art est une.

PROTARQUE.

Nul doute.

SOCRATE.

Mettons-en de deux sortes, l’une grave, l’autre aiguë, et une troisième ; n’est-ce pas ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Si tu ne sais que cela, tu n’es point encore habile dans la musique ; et si tu l’ignores, tu n’es, pour ainsi dire, capable de rien en ce genre.

PROTARQUE.

Non, assurément.

SOCRATE.

Mais, mon cher ami, quand tu connais le nombre des intervalles de la voix, tant pour le son aigu que pour le son grave, la qualité et les bornes de ces intervalles, et les systèmes qui en résultent ; systèmes que les anciens ont découverts, et qu’ils nous ont laissés, à nous qui marchons sur leurs traces, sous le nom d’harmonies, comme aussi ils nous ont appris que des propriétés semblables se trouvent dans les mouvemens du corps, et qu’étant mesurées par les nombres, elles doivent s’appeler rhythmes et mesures : et en même temps que nous devons procéder de cette manière dans l’examen de tout ce qui est un et plusieurs ; oui, lorsque tu as compris tout cela, c’est alors que tu es savant ; et quand, en suivant la même méthode, tu es parvenu à comprendre quelque autre chose que ce soit, tu as acquis l’intelligence de cette chose. Mais, perdu dans l’infini, tout échappe à la connaissance ; et, pour n’avoir fait le compte précis d’aucune chose, tu n’es toi-même compté pour rien[5].

PROTARQUE.

Il me paraît, Philèbe, que ce que vient de dire Socrate est parfaitement bien dit.

PHILÈBE.

Je pense de même : mais que nous fait ce discours, et où en veut-il venir ?

SOCRATE.

Philèbe nous a fait cette question fort à propos, Protarque.

PROTARQUE.

Assurément : réponds-lui donc.

SOCRATE.

Je le ferai, après que j’aurai dit encore un mot sur cette matière. De même que, lorsqu’on a pris une unité quelconque, il ne faut pas, disons-nous, jeter tout aussitôt les yeux sur l’infini, mais sur un certain nombre : ainsi, quand on est forcé de commencer par l’infini, il ne faut point passer tout de suite à l’unité, mais porter les regards sur un certain nombre, qui renferme une certaine quantité d’individus, et aboutir enfin à l’unité. Tâchons de concevoir ceci en prenant de nouveau les lettres pour exemple.

PROTARQUE.

Comment ?

SOCRATE.

On remarqua d’abord que la voix était infinie, soit que cette découverte vienne d’un dieu, ou de quelque homme divin, comme on le raconte en Égypte d’un certain Theuth, qui le premier aperçut dans cet infini les voyelles, comme étant, non pas un, mais plusieurs ; et puis d’autres lettres qui, sans être des voyelles, ont pourtant un certain son ; et il reconnut qu’elles avaient pareillement un nombre déterminé ; ensuite il distingua une troisième espèce de lettres, que nous appelons aujourd’hui muettes : après ces observations, il sépara une à une les lettres muettes et privées de son ; ensuite il en fit autant par rapport aux voyelles et par rapport aux moyennes ; jusqu’à ce qu’en ayant saisi le nombre, il leur donna à toutes et à chacune le nom d’élément. De plus, voyant qu’aucun de nous ne pourrait apprendre aucune de ces lettres toute seule, et sans les apprendre toutes, il en imagina le lien, comme une unité ; et se représentant tout cela comme ne faisant qu’un tout, il donna à ce tout le nom de grammaire, comme n’étant aussi qu’un seul art.

PHILÈBE.

J’ai compris ceci, Protarque, plus clairement que ce qui a été dit précédemment, et l’un m’a servi à concevoir l’autre. Mais à présent, ainsi qu’un peu plus haut, je trouve toujours la même chose à redire à ce discours.

SOCRATE.

N’est-ce point, Philèbe, quel rapport a tout cela à notre sujet ?

PHILÈBE.

Oui, c’est ce que nous cherchons depuis long-temps, Protarque et moi.

SOCRATE.

En vérité, vous êtes au milieu de ce que vous cherchez, dites-vous, depuis long-temps.

PHILÈBE.

Comment ?

SOCRATE.

Notre entretien n’a-t-il point pour objet dès le commencement la sagesse et le plaisir, pour savoir laquelle de ces deux choses est préférable à l’autre ?

PHILÈBE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Ne disions-nous point que chacune d’elles est une ?

PHILÈBE.

Assurément.

SOCRATE.

Eh bien, le discours que vous venez d’entendre vous demande comment chacune d’elles est une et plusieurs ; et comment elles ne sont pas tout de suite infinies, mais comment elles contiennent l’une et l’autre un certain nombre déterminé, avant que chacune parvienne à l’infini.

PROTARQUE.

Socrate, après nous avoir fait faire je ne sais comment bien des circuits, nous a jetés, Philèbe, dans une question qui n’est point aisée. Vois qui de nous deux y répondra. Peut-être est-il ridicule, qu’ayant pris tout-à-fait ta place dans cette dispute, et m’étant engagé à la soutenir, je te somme de répondre, parce que je ne suis pas en état de le faire ; mais il serait, je pense, plus ridicule encore que nous ne puissions répondre ni l’un ni l’autre. Vois donc quel parti nous prendrons. Il me paraît que Socrate nous demande si le plaisir a des espèces ou non, combien et quelles elles sont ; et qu’il attend de nous la même chose par rapport à la sagesse.

SOCRATE.

Tu dis très vrai, fils de Callias. En effet, si nous ne pouvons satisfaire à cette question sur tout ce qui est un, semblable à soi et toujours le même, et sur son contraire, aucun de nous, comme l’a montré le discours précédent, n’entendra jamais rien à quoi que ce soit.

PROTARQUE.

Il y a toute apparence, Socrate. Mais s’il est beau pour le sage de tout connaître, il me semble qu’il y a un second degré, qui est de ne pas se méconnaître soi-même. Je vais te dire pourquoi je parle de la sorte. Tu nous as accordé cet entretien, Socrate, et tu t’es livré à nous, pour découvrir ensemble quel est le plus excellent des biens humains. Philèbe a dit que c’est le plaisir, l’agrément, la joie ; tu as soutenu au contraire que les meilleurs biens ne sont point ceux-là, mais ceux-ci ; et si nous nous rappelons souvent à nous-mêmes avec une sorte de recherche la difficulté qui nous sépare, ce n’est pas sans raison, mais afin que, étant gravée dans notre mémoire, nous soyons en état de la bien discuter de part et d’autre : tu dis donc, à ce qu’il semble, que le bien qu’il faut regarder comme véritablement supérieur au plaisir, c’est l’intelligence, la science, la prudence, l’art, et tous les autres biens de ce genre, et que ce sont les seuls qu’il faut travailler à acquérir. La dispute s’étant ainsi engagée des deux côtés, nous t’avons menacé en badinant de ne pas te laisser retourner chez toi, que cette question ne fût suffisamment décidée ; et toi, tu y as consenti, et tu t’es donné à nous pour cela. Nous te disons donc, comme les enfans, qu’on ne peut plus reprendre ce qui a été une fois bien donné. Ainsi, cesse de diriger comme tu fais cette discussion.

SOCRATE.

De quelle manière ?

PROTARQUE.

En nous jetant dans l’embarras, et en nous proposant des questions auxquelles nous ne pouvons trouver sur-le-champ une réponse satisfaisante. Car ne nous imaginons pas que la fin de cet entretien doive être de nous réduire tous à ne savoir que dire. Mais lorsque nous sommes hors d’état de répondre, c’est à toi de le faire : tu nous l’as promis. Sur cela, délibère, s’il faut que tu nous donnes la division du plaisir et de la science en leurs espèces, ou si tu la laisseras là, et si tu peux et si tu veux éclaircir d’une autre manière le sujet de notre dispute.

SOCRATE.

Après ce que je viens d’entendre, il ne faut plus que j’appréhende rien de fâcheux de votre part. Ce mot, si tu veux, me délivre de toute crainte à cet égard. Et puis, il me semble qu’un dieu m’a rappelé certaines choses à la mémoire.

PROTARQUE.

Comment, et quelles sont-elles ?

SOCRATE.

Je me souviens à ce moment d’avoir entendu dire autrefois, en songe, ou étant éveillé, au sujet du plaisir et de la sagesse, que ni l’un ni l’autre n’est le bien ; mais que ce nom appartient à une troisième chose, différente de celles-ci et meilleure que toutes les deux. Or, si nous découvrons avec évidence que cela est ainsi, il ne reste plus au plaisir d’espérance de la victoire : car le bien ne pourra plus être confondu avec lui ? N’est-ce pas ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Nous n’aurons plus besoin après cela de diviser le plaisir en ses espèces, à ce qu’il me semble ; la suite de ce discours le montrera plus clairement.

PROTARQUE.

Fort bien commencé ; achève de même.

SOCRATE.

Convenons auparavant ensemble de quelques petites choses.

PROTARQUE.

De quoi ?

SOCRATE.

Est-ce une nécessité que la condition du bien soit parfaite, ou qu’elle ne le soit point ?

PROTARQUE.

La plus parfaite, Socrate.

SOCRATE.

Mais quoi ? le bien est-il suffisant par lui-même ?

PROTARQUE.

Sans contredit ; et c’est en cela que consiste sa différence d’avec tout le reste.

SOCRATE.

Ce qu’il me paraît le plus indispensable d’affirmer du bien, c’est que tout ce qui le connaît, le recherche, le désire, s’efforce d’y atteindre et de le posséder, se mettant peu en peine de toutes les autres choses, hormis celles dont la possession peut s’accorder avec la sienne.

PROTARQUE.

Il est impossible de ne pas convenir de tout ceci.

SOCRATE.

Examinons à présent et jugeons la vie de plaisir et la vie sage, les prenant chacune à part.

PROTARQUE.

Comment dis-tu ?

SOCRATE.

Que la sagesse n’entre pour rien dans la vie de plaisir, ni le plaisir dans la vie sage. Car si l’un de ces deux états est le bien, il faut qu’il n’ait plus absolument besoin de rien : et si l’un ou l’autre nous paraît avoir besoin de quelque autre chose, il n’est pas le vrai bien pour nous.

PROTARQUE.

Comment le serait-il ?

SOCRATE.

Veux-tu que nous fassions sur toi-même l’épreuve de ce qui en est ?

PROTARQUE.

Volontiers.

SOCRATE.

Réponds-moi donc.

PROTARQUE.

Parle.

SOCRATE.

Consentirais-tu, Protarque, à passer toute ta vie dans la jouissance des plus grands plaisirs ?

PROTARQUE.

Pourquoi non ?

SOCRATE.

S’il ne te manquait rien de ce côté-là, croirais-tu avoir besoin de quelque autre chose ?

PROTARQUE.

D’aucune.

SOCRATE.

Examine bien, si tu n’aurais besoin ni de penser, ni de concevoir, ni de raisonner juste, ni de rien de semblable : quoi ! pas même de voir ?

PROTARQUE.

À quoi bon ? Avec le bien-être, j’aurais tout.

SOCRATE.

N’est-il pas vrai que, vivant de la sorte, tu passerais tes jours dans les plus grands plaisirs ?

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Mais n’ayant ni intelligence, ni mémoire, ni science, ni jugement vrai, c’est une nécessité, qu’étant privé de toute réflexion, tu ignores même si tu as du plaisir, ou non.

PROTARQUE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Et puis, étant dépourvu de mémoire, c’est encore une nécessité que tu ne te souviennes point si tu as eu du plaisir autrefois, et qu’il ne te reste pas le moindre souvenir du plaisir que tu ressens dans le moment présent : et même, que ne jugeant pas vrai, tu ne croies pas sentir de la joie dans le temps que tu en sens, et qu’étant destitué de raisonnement, tu sois incapable de conclure que tu te réjouiras dans le temps à venir ; enfin, que tu mènes la vie, non d’un homme, mais d’un poumon marin, ou de ces espèces d’animaux de mer qui vivent enfermés dans des coquillages. Cela est-il vrai ? ou pouvons-nous nous former quelque autre idée de cet état ?

PROTARQUE.

Et comment s’en formerait-on une autre idée ?

SOCRATE.

Et bien, une pareille vie est-elle desirable ?

PROTARQUE.

Ce discours, Socrate, me met dans le cas de ne savoir absolument que dire.

SOCRATE.

Ne nous décourageons pas encore : passons à la vie de l’intelligence, et considérons-la.

PROTARQUE.

De quelle vie parles-tu ?

SOCRATE.

Quelqu’un de nous voudrait-il vivre, ayant en partage toute la sagesse, l’intelligence, la science, la mémoire qu’on peut avoir, à condition qu’il ne ressentirait aucun plaisir, ni petit, ni grand, ni pareillement aucune douleur, et qu’il n’éprouverait absolument aucun sentiment de cette nature ?

PROTARQUE.

Ni l’un ni l’autre état, Socrate, ne me paraît digne d’envie, et je ne crois pas qu’il paraisse jamais tel à personne.

SOCRATE.

Mais quoi ? si on réunissait ensemble ces deux états, Protarque, et que de leur mélange on en fît un seul qui tînt de l’un et de l’autre ?

PROTARQUE.

Parles-tu de celui où le plaisir, l’intelligence et la sagesse entreraient en commun ?

SOCRATE.

Oui, je parle de celui-là même.

PROTARQUE.

Il n’est personne qui ne le choisît préférablement à l’un ou l’autre des deux ; je ne dis pas tel ou tel homme, mais tout le monde sans exception.

SOCRATE.

Concevons-nous ce qui résulte à présent de ce qu’on vient de dire ?

PROTARQUE.

Oui : c’est que de trois genres de vie qu’on a proposés, il y en a deux qui ne sont ni suffisans par eux-mêmes, ni désirables pour aucun homme, ni pour aucun être.

SOCRATE.

N’est-ce pas désormais une chose évidente à l’égard de ces deux genres de vie, que le bien ne se rencontre ni dans l’un ni dans l’autre ? puisque si cela était, ce genre de vie serait suffisant, parfait, digne du choix de tous les êtres, plantes ou animaux, qui auraient la faculté de vivre toujours de cette manière ; et que si quelqu’un de nous s’attachait à une autre condition, ce choix serait contre la nature de ce qui est véritablement desirable, et un effet involontaire de l’ignorance ou de quelque fâcheuse nécessité.

PROTARQUE.

Il paraît effectivement que la chose est ainsi.

SOCRATE.

J’ai donc, ce me semble, suffisamment démontré que la déesse de Philèbe ne doit pas être regardée comme étant la même chose que le bien.

PHILÈBE.

Ton intelligence, Socrate, n’est pas le bien non plus : car elle est sujette aux mêmes reproches.

SOCRATE.

Oui, la mienne peut-être, Philèbe ; mais pour l’intelligence véritable, l’intelligence divine, je ne pense pas qu’il en soit de même. Ainsi, je ne dispute point contre la vie mixte la victoire en faveur de l’intelligence : mais il faut voir et examiner quel parti nous prendrons par rapport au second prix. Peut-être dirons-nous, moi que l’intelligence, toi que la volupté est la principale cause du bonheur de cet état mixte ; et de cette sorte, quoique ni l’une ni l’autre ne soit le bien, l’une ou l’autre pourrait être regardée comme en étant la cause. Or, sur ce point, je suis plus disposé que jamais à soutenir contre Philèbe que, quelle que soit la chose qui rend cette vie mélangée desirable et bonne, l’intelligence a plus d’affinité et de ressemblance avec elle que la volupté. Et, dans cette supposition, on peut dire avec vérité que la volupté n’a droit de prétendre ni au premier, ni au second prix ; elle est même encore plus éloignée du troisième, s’il faut ajouter foi à mon intelligence.

PROTARQUE.

Il paraît, Socrate, que voilà la volupté hors de combat, frappée en quelque manière par les raisons que tu viens d’exposer : elle aspirait au premier prix, et la voilà terrassée. Mais, selon toute apparence, il faut dire aussi que l’intelligence aurait tort de prétendre à la victoire : car elle serait dans le même cas. Mais si la volupté était privée du second prix, ce serait une ignominie pour elle auprès de ses amans, et à leurs yeux elle perdrait beaucoup de sa beauté.

SOCRATE.

Mais quoi ? ne vaut-il pas mieux laisser désormais le plaisir tranquille, au lieu de lui faire de la peine, en lui faisant subir l’examen le plus rigoureux et le poussant à bout ?

PROTARQUE.

C’est comme si tu ne disais rien, Socrate.

SOCRATE.

Est-ce parce que j’ai dit, faire de la peine au plaisir, ce qui est impossible ?

PROTARQUE.

Non-seulement pour cela, mais parce que tu ne sais point qu’aucun de nous ne te laissera partir, que cette dispute ne soit entièrement terminée.

SOCRATE.

Dieux ! quel long discours, Protarque, il nous reste encore, et nullement aisé pour le présent ! Car si nous aspirons au second prix en faveur de l’intelligence, je vois qu’il faudra s’adresser ailleurs pour avoir, en quelque sorte, d’autres traits que ceux du discours précédent : il en est pourtant quelques-uns qui pourront encore nous servir. Voyons, le faut-il ?

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Tâchons d’être extrêmement sur nos gardes, en commençant ce nouveau discours.

PROTARQUE.

Quel est ce commencement ?

SOCRATE.

Partageons en deux, ou plutôt, si tu veux, en trois, tous les êtres de cet univers.

PROTARQUE.

Comment ? explique-toi.

SOCRATE.

Reprenons quelque chose de ce qui a été dit.

PROTARQUE.

Quoi ?

SOCRATE.

N’avons-nous pas dit tout-à-l’heure que la Divinité a enseigné que les êtres sont les uns infinis, les autres finis ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Rangeons donc les êtres en deux espèces, et mettons pour une troisième celle qui résulte du mélange de ces deux-ci. Mais je me rends pleinement ridicule, à ce que je vois, avec mes divisions d’espèces et ma manière de les compter.

PROTARQUE.

Que veux-tu dire, mon cher ?

SOCRATE.

Il me paraît que j’ai encore besoin d’un quatrième genre.

PROTARQUE.

Lequel ?

SOCRATE.

Saisis par la pensée la cause du mélange des deux premières espèces, et mets-la avec les trois autres pour la quatrième.

PROTARQUE.

N’aurais-tu pas affaire d’une cinquième, qui puisse en faire la séparation ?

SOCRATE.

Peut-être : mais en ce moment je ne le pense pas. En tout cas si j’en ai besoin, tu ne trouveras pas mauvais que j’aille à la poursuite d’une cinquième manière d’être.

PROTARQUE.

Non.

SOCRATE.

De ces quatre espèces, mettons-en d’abord trois à part ; et de celles-ci, considérons-en deux, et suivons-les dans toutes leurs branches et leurs divisions : puis ramenons chacune d’elles à une seule idée ; et tâchons ainsi de découvrir par où elles sont l’une et l’autre une et plusieurs.

PROTARQUE.

Si tu veux bien t’expliquer plus clairement, peut-être pourrai-je te suivre.

SOCRATE.

Je dis donc que les deux par lesquelles je propose de commencer l’examen, sont celles dont j’ai parlé tout-à-l’heure, l’infini et le fini. Je vais m’efforcer de montrer que l’infini est en quelque sorte plusieurs. Quant au fini, qu’il nous attende.

PROTARQUE.

Il attendra.

SOCRATE.

Vois : ce que je t’exhorte à considérer est difficile et sujet à contestation ; vois pourtant. En premier lieu, examine si tu découvriras du fini dans ce qui est plus chaud ou plus froid ; ou si le plus et le moins qui réside dans cette espèce d’êtres, tant qu’il y réside, ne les empêche point d’avoir des bornes précises ; car aussitôt qu’ils sont finis, leur fin est venue[6].

PROTARQUE.

Cela est très vrai.

SOCRATE.

Le plus et le moins, disons-nous, se rencontre donc toujours dans ce qui est plus chaud ou plus froid.

PROTARQUE.

Oui, certes.

SOCRATE.

Ainsi, la raison nous montre toujours que ces deux choses n’ont pas de fin, et n’ayant pas de fin, elles sont nécessairement infinies.

PROTARQUE.

Très fort, Socrate.

SOCRATE.

Tu as compris à merveille ma pensée, mon cher Protarque, et tu me rappelles que le terme de fort dont tu viens de te servir, et celui de doucement, ont la même vertu que le plus et le moins : car, quelque part qu’ils se trouvent, ils ne souffrent point que la chose ait une quantité déterminée ; mais y mettant toujours du plus fort relativement à du plus faible, et réciproquement, ils produisent en tout le plus et le moins, et font disparaître le combien. En effet, comme il a été dit, s’ils ne faisaient pas disparaître le combien, et qu’ils le laissassent, lui et la mesure, prendre la place du plus et du moins, du fort et du doucement, dès-lors ils ne subsisteraient plus dans le lieu qu’ils occupaient ; car ayant admis le combien, ils ne seraient plus ni plus chauds ni plus froids, ce qui est plus chaud croissant toujours, sans jamais s’arrêter, et ce qui est plus froid pareillement : au lieu que le combien est fixe, et cesse d’être dès qu’il va en avant. D’où il suivrait que ce qui est plus chaud est infini, ainsi que son contraire.

PROTARQUE.

Du moins la chose paraît telle, Socrate. Mais, comme tu disais, cela n’est point aisé à suivre. Peut-être qu’en y revenant à plusieurs reprises, nous tomberons parfaitement d’accord, toi qui interroges et moi qui réponds.

SOCRATE.

Tu as raison, et c’est ce que nous tâcherons de faire. Pour le présent, vois si nous admettrons ce caractère distinctif de la nature de l’infini, pour ne pas trop nous étendre en les parcourant tous.

PROTARQUE.

De quel caractère parles-tu ?

SOCRATE.

Tout ce qui nous paraîtra devenir plus et moins, recevoir le fort et le doucement, et encore le trop et les autres qualités semblables, il nous faut le rassembler en quelque sorte en un, et le ranger dans l’espèce de l’infini, suivant ce qui a été dit plus haut, qu’il fallait, autant qu’il se peut, réunir les choses séparées et partagées en plusieurs branches, et les marquer du sceau de l’unité, s’il t’en souvient.

PROTARQUE.

Je m’en souviens.

SOCRATE.

Et ce qui n’admet point ces qualités, et reçoit, les qualités contraires, premièrement l’égal et l’égalité, ensuite le double, et tout ce qui est comme un nombre est à un autre nombre, et une mesure à une autre mesure, ne ferons-nous pas bien de le ranger dans la classe du fini ? Qu’en penses-tu ?

PROTARQUE.

Ce sera très bien fait, Socrate.

SOCRATE.

Soit. Et sous quelle idée nous représenterons-nous la troisième espèce qui résulte du mélange des deux autres ?

PROTARQUE.

C’est ce que tu m’apprendras, j’espère.

SOCRATE.

Ce ne sera pas moi, mais une divinité, s’il en est une qui daigne exaucer mes prières.

PROTARQUE.

Prie donc, et réfléchis.

SOCRATE.

Je réfléchis ; et il me semble, Protarque, qu’une divinité nous a été favorable en ce moment.

PROTARQUE.

Comment dis-tu cela, et à quelle marque le reconnais-tu ?

SOCRATE.

Je te le dirai : donne-moi toute ton attention.

PROTARQUE.

Tu n’as qu’à parler.

SOCRATE.

Nous parlions tout-à-l’heure de ce qui est plus chaud et plus froid : n’est-ce pas ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Ajoutes-y donc ce qui est plus sec et plus humide, plus et moins nombreux, plus vite et plus lent, plus grand et plus petit, et tout ce que nous avons compris ci-dessus dans une seule espèce, savoir, celle qui reçoit le plus et le moins.

PROTARQUE.

Tu parles de celle de l’infini.

SOCRATE.

Oui. Mêle présentement avec cette espèce les phénomènes du fini.

PROTARQUE.

Quels phénomènes ?

SOCRATE.

Ceux que nous aurions dû tout-à-l’heure rassembler sous une seule idée, comme nous avons fait ceux de l’infini. Nous ne l’avons pas fait : mais peut-être, pour le moment, cela reviendra-t-il au même ; et ces deux espèces étant réunies, celle que nous cherchons paraîtra.

PROTARQUE.

Mais encore une fois, quels phénomènes veux-tu dire, et comment ?

SOCRATE.

J’entends ceux de l’égal, du double, et tout ce qui fait cesser l’inimitié entre les contraires, et produit entre eux la proportion et l’accord en y introduisant le nombre.

PROTARQUE.

Je conçois. Il me paraît que tu veux dire que, si on mêle ensemble ces deux espèces, chaque mélange produira certaines choses.

SOCRATE.

Tu ne te trompes pas.

PROTARQUE.

Ainsi, poursuis.

SOCRATE.

N’est-il pas vrai que, dans les maladies, le juste mélange du fini et de l’infini produit la santé ?

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Que le même mélange, lorsqu’il se fait en ce qui est aigu et grave, vite et lent, phénomènes qui appartiennent à l’infini, imprime le caractère du fini, et donne la forme la plus parfaite à toute la musique ?

PROTARQUE.

À merveille.

SOCRATE.

Pareillement, lorsqu’il a lieu à l’égard du froid et du chaud, il en ôte le trop et l’infini, et y substitue la mesure et la proportion.

PROTARQUE.

Cela est certain.

SOCRATE.

Les saisons et tout ce qu’il y a de beau dans la nature ne naît-il pas de ce mélange de l’infini et du fini ?

PROTARQUE.

Sans difficulté.

SOCRATE.

Je passe sous silence une infinité d’autres choses, telles que la beauté et la force avec la santé, et dans l’âme d’autres qualités très belles et en grand nombre. En effet, ta déesse elle-même, beau Philèbe, faisant réflexion à l’intempérance et à la dépravation des hommes en tout genre, et voyant qu’ils ne mettent aucune borne aux plaisirs et à l’accomplissement de leurs désirs, y a fait entrer la loi et l’ordre qui sont du genre fini. Tu prétends que borner le plaisir c’est le détruire ; et moi je soutiens au contraire que c’est le conserver. Protarque, que t’en semble ?

PROTARQUE.

Je suis tout-à-fait de ton avis, Socrate.

SOCRATE.

J’ai expliqué les trois premières espèces, si tu me comprends bien.

PROTARQUE.

Je crois te comprendre. Tu mets, ce me semble, dans la nature des choses une première espèce, l’infini ; une seconde, qui est le fini ; pour la troisième, je ne la conçois pas bien encore.

SOCRATE.

Cela vient, mon cher ami, de ce que la multitude des productions de cette troisième espèce t’a étourdi. Cependant l’infini nous en a offert aussi un grand nombre : mais comme elles portaient toutes l’empreinte du plus et du moins, elles se sont présentées à nous sous une seule idée.

PROTARQUE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Pour le fini, il n’avait pas beaucoup de phénomènes, et nous n’avons pas contesté qu’il ne fût un de sa nature.

PROTARQUE.

Comment aurions-nous pu le contester ?

SOCRATE.

En aucune manière. Dis donc que je mets pour la troisième espèce tout ce qui est produit par le mélange des deux autres, et que la mesure qui accompagne le fini fait passer à l’existence.

PROTARQUE.

J’entends.

SOCRATE.

Outre ces trois genres, il faut voir quel est celui que nous avons dit être le quatrième. Nous allons faire cette recherche en commun. Vois s’il te paraît nécessaire que tout ce qui est produit, le soit en vertu de quelque cause.

PROTARQUE.

Il me paraît qu’oui : car comment pourrait-il être produit sans cela ?

SOCRATE.

N’est-il pas vrai que la nature de ce qui produit ne diffère de la cause que de nom ? en sorte qu’on peut dire avec raison que la cause et ce qui produit sont une même chose.

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Pareillement, nous trouverons, comme tout-à-l’heure, qu’entre ce qui est produit et l’effet, il n’y a aucune différence, si ce n’est de nom. N’est-ce pas ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Ce qui produit ne précède-t-il point toujours par sa nature ; et ce qui est produit ne marche-t-il point après, en tant qu’effet ?

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Ce sont, par conséquent, deux choses, et non pas la même, que la cause, et ce que la puissance de la cause fait passer à l’existence.

PROTARQUE.

J’en tombe d’accord.

SOCRATE.

Or les choses produites, et celles dont elles sont produites, nous ont fourni trois espèces d’êtres.

PROTARQUE.

Oui, vraiment.

SOCRATE.

Eh bien, disons que la cause productrice de tous ces êtres constitue une quatrième espèce, et qu’il est suffisamment démontré qu’elle diffère des trois autres.

PROTARQUE.

Disons-le hardiment.

SOCRATE.

Ces quatre espèces ainsi distinguées, il est à propos, pour les mieux graver chacune dans notre mémoire, de les compter par ordre.

PROTARQUE.

Fort bien.

SOCRATE.

Ainsi, je mets pour la première l’infini, pour la seconde le fini, puis pour la troisième l’existence réelle produite du mélange des deux premières, et pour la quatrième la cause de ce mélange et de cette production. Ne fais-je point quelque faute en cela ?

PROTARQUE.

Comment ?

SOCRATE.

Voyons que nous reste-t-il à dire à présent ? et quel est le dessein qui nous a conduits jusqu’ici ? N’est-ce point celui-ci ? Nous cherchions si le second prix appartient au plaisir ou à la sagesse : n’est-il pas vrai ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

À présent donc que nous avons fait toutes ces distinctions, ne porterons-nous pas probablement un jugement plus assuré sur la première et la seconde place qu’il faut assigner aux objets qui font la matière de cette dispute ?

PROTARQUE.

Peut-être.

SOCRATE.

Voyons donc. Nous avons accordé la victoire à la vie mêlée de plaisir et de sagesse. Cela est-il vrai ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Nous voyons sans doute quelle est cette vie, et dans quelle espèce il la faut placer.

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Nous dirons, je pense, qu’elle fait partie de la troisième espèce. Car cette espèce ne résulte pas du mélange de deux choses particulières, mais de celui de tous les infinis liés par le fini. C’est pourquoi nous avons raison de dire que la vie à laquelle appartient la victoire fait partie de cette espèce.

PROTARQUE.

Certainement.

SOCRATE.

À la bonne heure. Et ta vie de plaisir, qui n’est pas un mélange, Philèbe, dans laquelle de ces espèces faut-il la ranger pour lui assigner sa véritable place ? Mais avant de le dire, réponds-moi à ceci.

PHILÈBE.

Parle.

SOCRATE.

Le plaisir et la douleur ont-ils des bornes, ou sont-ils du nombre des choses susceptibles du plus et du moins ?

PHILÈBE.

Oui, elles sont de ce nombre, Socrate. Car le plaisir ne serait pas le souverain bien, si de sa nature il n’était infini en nombre et en grandeur.

SOCRATE.

Sans cela aussi, Philèbe, la douleur ne serait pas le souverain mal. C’est pourquoi il nous faut jeter les yeux ailleurs que sur la nature de l’infini, pour découvrir ce qui communique aux plaisirs quelque parcelle du bien. Mettons donc le plaisir du nombre des choses infinies. Mais dans quelle classe, Protarque et Philèbe, pouvons-nous, sans impiété, ranger la sagesse, la science et l’intelligence ? Il me paraît que le risque n’est pas médiocre à répondre bien ou mal à la question présente.

PHILÈBE.

Tu élèves bien haut ta déesse, Socrate.

SOCRATE.

Tu n’élèves pas moins la tienne, mon cher ami. Mais néanmoins il nous faut répondre à ce que j’ai proposé.

PROTARQUE.

Socrate a raison, Philèbe ; il faut le satisfaire.

PHILÈBE.

Ne t’es-tu pas engagé, Protarque, à disputer en ma place ?

PROTARQUE.

J’en conviens : mais je suis maintenant dans l’embarras ; et je te conjure, Socrate, de vouloir bien nous fournir ici les expressions que nous devons employer, afin que nous ne nous rendions coupables d’aucune faute envers notre adversaire[7], et qu’il ne nous échappe aucune parole de travers.

SOCRATE.

Il faut t’obéir, Protarque : aussi bien ce que tu exiges de moi n’est pas difficile ; mais véritablement je t’ai troublé, lorsqu’en élevant si haut, comme a dit Philèbe, l’intelligence et la science par une espèce de badinage, je t’ai demandé à quelle espèce elles appartiennent.

PROTARQUE.

Cela est vrai, Socrate.

SOCRATE.

Il n’était pourtant pas difficile de répondre : car tous les sages sont d’accord, et en cela ils font eux-mêmes leurs honneurs, que l’intelligence est la reine du ciel et de la terre ; et peut-être ont-ils raison. Examinons, si tu le veux, avec quelque étendue, de quel genre elle est.

PROTARQUE.

Parle, comme il te plaira, Socrate, sans redouter en aucune façon la longueur. Tu ne nous feras aucune peine en cela.

SOCRATE.

C’est fort bien dit. Commençons donc en nous interrogeant de cette manière.

PROTARQUE.

De quelle manière ?

SOCRATE.

Dirons-nous, Protarque, qu’une puissance dépourvue de raison, téméraire et agissant au hasard, gouverne toutes choses et ce que nous appelons l’univers ? ou au contraire, comme l’ont dit ceux qui nous ont précédés, qu’une intelligence, une sagesse admirable a formé le monde et le gouverne ?

PROTARQUE.

Quelle différence entre ces deux sentimens, divin Socrate ! Il ne me paraît pas qu’on puisse soutenir le premier sans crime. Mais dire que l’intelligence gouverne tout, c’est un sentiment digne de l’aspect de cet univers, du soleil, de la lune, des astres, et de tous les mouvemens célestes. Je ne pourrais ni parler ni penser d’une autre manière.

SOCRATE.

Veux-tu que, nous joignant à ceux qui ont avancé la même chose avant nous, nous soutenions qu’il en est ainsi ; et qu’au lieu de nous borner à exposer sans danger les sentimens d’autrui, nous courions les mêmes risques et participions au même mépris, quand un homme habile prétendra que le désordre règne dans l’univers ?

PROTARQUE.

Pourquoi ne le voudrais-je pas ?

SOCRATE.

Allons donc, examine le discours qui vient après celui-ci.

PROTARQUE.

Tu n’as qu’à dire.

SOCRATE.

Par rapport à la nature des corps de tous les animaux, nous voyons les élémens qui entrent dans leur composition, le feu, l’eau, l’air et la terre, comme disent les matelots battus de la tempête.

PROTARQUE.

Il est vrai. Nous sommes en effet comme au milieu d’une tempête, par l’embarras où nous jette cette dispute.

SOCRATE.

De plus, forme-toi l’idée suivante au sujet de chacun des élémens dont nous sommes composés.

PROTARQUE.

Quelle idée ?

SOCRATE.

Que nous n’avons de chacun d’eux qu’une partie petite et méprisable, qu’elle n’est pure en aucune manière et dans aucun de nous, et que la force qu’elle montre ne répond nullement à son essence. Prenons un élément en particulier, et applique à tous ce que nous en dirons. Par exemple, il y a du feu en nous ; il y en a aussi dans l’univers.

PROTARQUE.

Eh bien ?

SOCRATE.

Le feu que nous avons n’est-il pas en petite quantité, faible et méprisable ? et celui qui est dans l’univers n’est-il pas admirable pour la quantité, la beauté, et toute la force naturelle au feu ?

PROTARQUE.

Ce que tu dis est très vrai.

SOCRATE.

Mais quoi ! le feu de l’univers est-il formé, nourri, gouverné par le feu qui est en nous ; ou tout au contraire, mon feu, le tien, et celui de tous les animaux, ne tient-il pas tout ce qu’il est du feu de l’univers ?

PROTARQUE.

Cette question n’a pas besoin de réponse.

SOCRATE.

Fort bien. Tu diras, je pense, la même chose de cette terre d’ici-bas, dont tous les animaux sont composés, et de celle qui est dans l’univers, ainsi que de toutes les autres choses sur lesquelles je t’interrogeais il n’y a qu’un moment. Répondras-tu de même ?

PROTARQUE.

Qui pourrait passer pour un homme sensé, s’il répondait autrement ?

SOCRATE.

Personne assurément. Mais sois attentif à ce qui va suivre. N’est-ce pas à l’assemblage de tous les élémens dont je viens de parler que nous avons donné le nom de corps ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Figure-toi donc qu’il en est ainsi de ce que nous appelons l’univers ; car étant composé des mêmes élémens, il est aussi un corps par la même raison.

PROTARQUE.

Tu dis très bien.

SOCRATE.

Je te demande si notre corps est nourri par celui de l’univers, ou si celui-ci tire du nôtre sa nourriture, et s’il en a reçu et en reçoit ce qui entre, comme nous avons dit, dans la composition du corps.

PROTARQUE.

Cette question, Socrate, n’a pas besoin non plus de réponse.

SOCRATE.

Et celle-ci, en demande-t-elle une ? qu’en penses-tu ?

PROTARQUE.

Propose-la.

SOCRATE.

Ne dirons-nous pas que notre corps a une âme ?

PROTARQUE.

Oui, nous le dirons.

SOCRATE.

D’où l’aurait-il prise, mon cher Protarque, si le corps de l’univers n’est pas lui-même animé, et s’il n’a pas les mêmes choses que le nôtre, et de plus belles encore ?

PROTARQUE.

Il est clair, Socrate, qu’il ne l’a point prise d’ailleurs.

SOCRATE.

Car sans doute, Protarque, de ces quatre genres, le fini, l’infini, le composé de l’un et de l’autre, et la cause, qui se rencontre en toutes choses comme quatrième élément, nous ne concevons pas que celui-ci, qui nous donne une âme, et une force vitale conservatrice à-la-fois et réparatrice de la santé, qui fait en mille autres choses d’autres compositions et d’autres réparations, reçoive le nom de sagesse universelle, toujours présente dans l’infinie variété de ses formes ; et que, dans l’immensité de ce monde, qui renferme aussi ces quatre genres, mais plus en grand, et dans une beauté et une pureté sans égales, on ne trouve pas le genre le plus beau et le plus excellent de tous.

PROTARQUE.

Non, cela serait tout-à-fait inconcevable.

SOCRATE.

Ainsi, puisque cela est impossible, nous ferons mieux de dire, en suivant les mêmes principes, qu’il y a ce que nous avons dit souvent, dans cet univers beaucoup d’infini, et une quantité suffisante de fini, auxquels préside une cause respectable, qui arrange et ordonne les années, les saisons, les mois, et qui mérite à très juste titre le nom de sagesse et d’intelligence.

PROTARQUE.

À très juste titre, assurément.

SOCRATE.

Mais il ne peut y avoir de sagesse et d’intelligence là où il n’y a point d’âme.

PROTARQUE.

Non, certes.

SOCRATE.

Ainsi, tu diras qu’il y a dans Jupiter, en qualité de cause, une âme royale, une intelligence royale, et dans les autres, d’autres belles qualités, quel que soit le nom sous lequel il plaise à chacun de les désigner.

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Ne va pas croire, Protarque, que nous ayons fait ce discours en vain : d’abord il vient à l’appui du sentiment de ceux qui ont avancé autrefois que l’intelligence préside toujours à cet univers.

PROTARQUE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Ensuite, il fournit la réponse à ma question, savoir, que l’intelligence est de la même famille que la cause, laquelle est une des quatre espèces que nous avons marquées. Tu as maintenant notre réponse.

PROTARQUE.

Oui, je l’ai et je le conçois fort bien : cependant je ne me suis point aperçu d’abord que tu répondisses.

SOCRATE.

Quelquefois, Protarque, le badinage est un délassement des recherches sérieuses.

PROTARQUE.

À merveille.

SOCRATE.

Ainsi, mon cher ami, nous avons désormais suffisamment démontré de quel genre est l’intelligence, et quelle est sa vertu.

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Pour le plaisir, il y a long-temps déjà que nous avons vu de même à quel genre il appartient.

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Souvenons-nous donc, pour l’une et pour l’autre que l’intelligence a de l’affinité avec la cause, et qu’elle est du même genre à-peu-près ; et que le plaisir est infini par lui-même, et qu’il est du genre qui n’a et n’aura jamais en soi ni par soi de commencement, de milieu, et de fin.

PROTARQUE.

Nous nous en souviendrons, tu peux y compter.

SOCRATE.

Il nous faut examiner après cela leur siège et leur origine. Voyons d’abord le plaisir : comme c’est lui dont nous avons commencé à rechercher le genre, nous garderons ici le même ordre. Mais nous ne pourrons jamais connaître à fond le plaisir, sans parler aussi de la douleur.

PROTARQUE.

Marchons par cette voie, s’il est nécessaire d’y marcher.

SOCRATE.

Te semble-t-il la même chose qu’à moi sur la naissance de l’une et de l’autre ?

PROTARQUE.

Eh bien, que te semble ?

SOCRATE.

Il me paraît que, suivant l’ordre de la nature, la douleur et le plaisir naissent dans le genre mixte.

PROTARQUE.

Et ce genre mixte, rappelle-nous, je te prie, mon cher Socrate, quelle place il a parmi les genres dont nous avons parlé précédemment.

SOCRATE.

C’est ce que je vais faire, mon cher, de tout mon pouvoir.

PROTARQUE.

Fort bien.

SOCRATE.

Par le genre mixte il faut entendre celui des quatre que nous avons mis le troisième.

PROTARQUE.

Est-ce celui dont tu as fait mention après l’infini et le fini, et dans lequel tu as placé la santé, et, je crois, aussi l’harmonie ?

SOCRATE.

Parfaitement bien. Donne-moi désormais toute l’attention possible.

PROTARQUE.

Tu n’as qu’à parler.

SOCRATE.

Je dis donc que, quand l’harmonie vient à se dissoudre dans nous autres animaux, en ce moment même la nature se dissout aussi, et la douleur naît.

PROTARQUE.

Ce que tu dis est très vraisemblable.

SOCRATE.

Qu’ensuite, lorsque l’harmonie se rétablit et rentre dans son état naturel, il faut dire que le plaisir prend alors naissance, si l’on doit s’exprimer en si peu de mots et si brièvement sur des objets si importans.

PROTARQUE.

Je pense que tu as raison, Socrate. Essayons cependant de mettre ceci dans un plus grand jour.

SOCRATE.

N’est-il pas très aisé de concevoir ces affections ordinaires, et qui sont connues de tout le monde ?

PROTARQUE.

Quelles affections ?

SOCRATE.

La faim, par exemple, est une dissolution et une douleur.

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Le manger au contraire est une réplétion et un plaisir.

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

La soif pareillement est une dissolution et une douleur : au contraire, la qualité de l’humide qui remplit ce qui est desséché, est un plaisir. De même le sentiment d’une chaleur excessive et contre nature cause une séparation, une dissolution, une douleur : au lieu que le rétablissement dans l’état naturel et le rafraîchissement est un plaisir.

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Le froid encore qui congèle contre nature l’humide de l’animal est une douleur ; et le retour des humeurs reprenant leur cours ordinaire et se séparant, ce retour conforme à la nature est un plaisir. En un mot, vois s’il te paraît raisonnable de dire par rapport au genre animal, formé naturellement, comme il a été expliqué auparavant, du mélange de l’infini et du fini, que quand l’animal se corrompt, la corruption est une douleur, qu’au contraire le retour de chaque chose à sa constitution primitive est un plaisir.

PROTARQUE.

Soit. Il me semble en effet que cette explication est vraisemblable.

SOCRATE.

Ainsi, comptons ce qui se passe dans ces deux sortes d’affections pour une espèce de douleur et de plaisir.

PROTARQUE.

J’y consens.

SOCRATE.

Mets présentement l’attente de l’âme elle-même par rapport à ces deux sensations ; attente pleine d’espérances et de confiance, quand elle a le plaisir pour objet ; pleine de crainte et de soucis, lorsqu’elle a pour objet la douleur.

PROTARQUE.

C’est effectivement une autre espèce de plaisir et de douleur, à laquelle le corps n’a point de part, et que l’attente de l’âme seule fait naître.

SOCRATE.

Tu as fort bien compris la chose. Autant que j’en puis juger, j’espère que dans ces deux espèces pures et sans mélange de plaisir et de douleur, nous verrons clairement si le plaisir pris en entier est digne d’être recherché ; ou s’il faut attribuer cet avantage à quelque autre des genres dont nous avons fait mention précédemment, et s’il en est du plaisir et de la douleur comme du chaud et du froid, et des autres choses semblables, que l’on doit quelquefois rechercher, quelquefois aussi rejeter, parce qu’elles ne sont point bonnes par elles-mêmes, et que seulement quelques-unes, en certaines rencontres, participent de la nature des biens.

PROTARQUE.

Oui, c’est par cette voie qu’il faut aller à la découverte de ce que nous poursuivons.

SOCRATE.

Faisons donc en premier lieu l’observation suivante. S’il est vrai, comme nous l’avons dit, que quand l’animal se corrompt, il ressent de la douleur, et du plaisir quand il se rétablit ; voyons par rapport à chaque animal, lorsqu’il n’éprouve ni altération, ni rétablissement, quelle doit être dans cette situation sa manière d’être. Sois extrêmement attentif à ce que tu répondras. N’est-il pas de toute nécessité que, durant cet intervalle, l’animal ne ressente aucune douleur, aucun plaisir, ni grand ni petit ?

PROTARQUE.

C’est une nécessité.

SOCRATE.

Voilà donc un troisième état pour nous, différent de celui où l’on goûte du plaisir, et de celui où on ressent de la douleur.

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Allons, fais tous tes efforts pour t’en souvenir. Car ce ne sera pas peu de chose d’avoir cet état présent ou non à l’esprit, lorsqu’il sera question de prononcer sur le plaisir. Si tu le trouves bon, disons-en quelque chose encore.

PROTARQUE.

Quoi donc ?

SOCRATE.

Tu sais que rien n’empêche de vivre de cette manière celui qui a embrassé la vie sage.

PROTARQUE.

Parles-tu de cet état qui n’est sujet ni à la joie ni à la douleur ?

SOCRATE.

Nous avons dit en effet, dans la comparaison des différens genres de vie, que celui qui a choisi de vivre selon l’intelligence et la sagesse, ne doit jamais goûter aucun plaisir, ni grand ni petit.

PROTARQUE.

Nous l’avons dit, il est vrai.

SOCRATE.

Cet état est donc le sien. Et peut-être ne serait-il point étrange que, de tous les genres de vie ce fût le plus divin.

PROTARQUE.

Il n’y a donc pas apparence que les dieux soient sujets à la joie et à l’affection contraire.

SOCRATE.

Non, certes, il n’y a pas apparence, du moins y a-t-il quelque chose d’indécent dans l’une et l’autre affection. Mais nous examinerons ce point plus au long dans la suite, si cela est à propos pour notre dispute ; et nous ferons valoir cet avantage pour le second prix en faveur de l’intelligence, si nous ne le pouvons pour le premier.

PROTARQUE.

Fort bien.

SOCRATE.

Mais la seconde espèce de plaisirs, qui est propre à l’âme seule, comme nous avons dit, doit entièrement sa naissance à la mémoire.

PROTARQUE.

Comment cela ?

SOCRATE.

Il me paraît qu’il faut expliquer auparavant ce que c’est que la mémoire, et même avant la mémoire, ce que c’est que la sensation ; si nous voulons nous former une idée claire de la chose dont il s’agit.

PROTARQUE.

Comment dis-tu ?

SOCRATE.

Pose pour certain que parmi les affections que notre corps éprouve ordinairement, les unes s’éteignent dans le corps même, avant de passer jusqu’à l’âme, et la laissent sans aucun sentiment ; les autres passent du corps à l’âme, et produisent une espèce d’ébranlement qui a quelque chose de particulier pour l’un et pour l’autre, et de commun aux deux.

PROTARQUE.

Je le suppose.

SOCRATE.

N’aurons-nous pas raison de dire que les affections qui ne se communiquent point à l’un et à l’autre échappent à l’âme, et que celles qui vont jusqu’à tous les deux ne lui échappent point ?

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Quand je dis qu’elles lui échappent, ne va pas croire que je veuille parler ici de l’origine de l’oubli[8]. Car l’oubli est la perte de la mémoire ; et, dans le cas présent, la mémoire n’a point encore eu lieu. Or il est absurde de dire qu’on puisse perdre ce qui n’est point, et n’a point existé. N’est-ce pas ?

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Change donc quelque chose aux termes seulement.

PROTARQUE.

Comment ?

SOCRATE.

Au lieu de dire que, quand l’âme ne ressent rien des ébranlemens arrivés dans le corps, ces ébranlemens lui échappent, n’appelle pas cela oubli, mais insensibilité.

PROTARQUE.

J’entends.

SOCRATE.

Mais lorsque l’affection est commune à l’âme et au corps, et qu’ils sont ébranlés l’un et l’autre, tu ne te tromperas point en donnant à ce mouvement le nom de sensation.

PROTARQUE.

Rien n’est plus vrai.

SOCRATE.

Comprends-tu à présent ce que nous entendons par sensation ?

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Or, si l’on disait que la mémoire est la conservation de la sensation, on parlerait juste, du moins à mon avis.

PROTARQUE.

Je le pense aussi.

SOCRATE.

Ne disons-nous point que la réminiscence est différente de la mémoire ?

PROTARQUE.

Peut-être.

SOCRATE.

Cette différence ne consiste-t-elle pas en ceci ?

PROTARQUE.

En quoi ?

SOCRATE.

Lorsque l’âme, sans le corps et retirée en elle-même, se rappelle ce qu’elle a éprouvé autrefois avec le corps, nous appelons cela réminiscence. N’est-ce pas ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Et aussi, lorsque ayant perdu le souvenir, non plus seulement d’une sensation, mais d’une connaissance, elle se rend à elle-même ce souvenir. Voilà tout ce que nous appelons réminiscence et mémoire.

PROTARQUE.

Tu as raison.

SOCRATE.

Ce qui nous a engagés dans tout ce détail, le voici.

PROTARQUE.

Quoi ?

SOCRATE.

C’est le desir que nous concevions de la manière la plus parfaite et la plus claire ce que c’est que le plaisir que l’âme éprouve sans le corps, et en même temps ce que c’est que le desir : car il paraît que ce qu’on vient de dire nous fait connaître l’un et l’autre.

PROTARQUE.

Ainsi voyons, Socrate, ce qui vient après cela.

SOCRATE.

Selon toute apparence, nous serons obligés d’entrer dans la recherche de bien des choses, pour parvenir à l’origine du plaisir et à toutes les formes qu’il prend. En effet, il nous faut encore expliquer auparavant la nature et l’origine du desir.

PROTARQUE.

Examinons-le donc : aussi bien nous n’y perdrons rien.

SOCRATE.

Si fait, Protarque ; quand nous aurons trouvé ce que nous cherchons, nous perdrons nos doutes à cet égard.

PROTARQUE.

Bien réparti ; mais venons à la suite.

SOCRATE.

N’avons-nous pas dit que la faim, la soif, et beaucoup d’autres affections semblables, sont des espèces de desirs ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Que voyons-nous de commun dans ces affections si différentes entre elles, qui nous les fait appeler du même nom ?

PROTARQUE.

Par Jupiter, il n’est peut-être pas aisé de l’expliquer, Socrate : il faut pourtant le dire.

SOCRATE.

Pour cela, reprenons la chose d’ici.

PROTARQUE.

D’où, s’il te plaît ?

SOCRATE.

Ne dit-on pas ordinairement que l’on a soif ?

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Avoir soif n’est-ce pas être vide ?

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

La soif n’est-elle pas un desir ?

PROTARQUE.

Oui, un désir de la boisson.

SOCRATE.

De la boisson, ou bien d’être rempli de la boisson ?

PROTARQUE.

Oui, d’en être rempli, ce me semble.

SOCRATE.

Ainsi celui d’entre nous qui est vide, desire, à ce qu’il paraît, le contraire de ce qu’il éprouve : étant vide, il desire d’être rempli.

PROTARQUE.

Évident.

SOCRATE.

Mais quoi ! se peut-il qu’un homme qui se trouve vide pour la première fois, parvienne, soit par la sensation, soit par la mémoire, à remplir le vide d’une chose qu’il n’éprouve pas dans le moment, et qu’il n’a jamais éprouvée par le passé ?

PROTARQUE.

Comment le pourrait-il ?

SOCRATE.

Cependant, tout homme qui desire, desire quelque chose, disons-nous.

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Il ne desire donc point ce qu’il éprouve : car il a soif : or la soif est un vide ; et il desire d’être rempli.

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Et celui qui a soif ne parviendra à remplir le vide qu’il éprouve que par quelque partie de lui-même.

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Il est impossible que ce soit par le corps, puisqu’il est vide.

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Reste donc que ce soit l’âme qui parvienne à remplir le vide, et par la mémoire évidemment ; car par quelle autre voie y parviendrait-elle ?

PROTARQUE.

Par aucune autre.

SOCRATE.

Comprenons-nous ce qui résulte de tout ceci ?

PROTARQUE.

Quoi ?

SOCRATE.

Ce discours nous fait connaître qu’il n’y a point de desir du corps.

PROTARQUE.

Comment ?

SOCRATE.

En ce qu’il nous montre que l’effort de tout être animé se porte toujours vers le contraire de ce que le corps éprouve.

PROTARQUE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Or cet appétit qui le pousse vers le contraire de ce qu’il éprouve, marque qu’il y a en lui une mémoire des choses opposées aux affections de son corps.

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Ce discours, en nous faisant voir que la mémoire est ce qui porte l’animal vers ce qu’il desire, nous apprend en même temps que toute espèce d’appétit, tout desir, a son principe dans l’âme, et que c’est elle qui commande dans tout être animé.

PROTARQUE.

Très bien.

SOCRATE.

La raison ne souffre donc en aucune manière qu’on dise que notre corps a soif, qu’il a faim, ni qu’il éprouve rien de semblable.

PROTARQUE.

Rien de plus vrai.

SOCRATE.

Faisons encore sur le même sujet la remarque suivante. Il me paraît que le discours présent nous découvre ici un genre particulier de vie.

PROTARQUE.

Où ? et de quelle vie parles-tu ?

SOCRATE.

Quand l’âme éprouve un vide et quand ce vide est rempli, dans tout ce qui se rapporte à la conservation et à l’altération de l’animal, et lorsqu’un de nous, se trouvant dans l’un ou dans l’autre état, éprouve tantôt de la douleur, tantôt du plaisir, selon qu’il passe de l’un à l’autre.

PROTARQUE.

En effet, ces deux états sont réels.

SOCRATE.

Mais qu’arrive-t-il lorsqu’on est dans une espèce de milieu entre ces deux états ?

PROTARQUE.

Dans quel milieu ?

SOCRATE.

Quand on ressent de la douleur à cause de la manière dont le corps est affecté et qu’on se rappelle les sensations flatteuses qu’on a éprouvées, que la douleur cesse et que le vide n’est pas encore rempli, dirons-nous ou ne dirons-nous pas qu’on est alors dans un état mitoyen par rapport aux deux états précédens ?

PROTARQUE.

Nous le dirons sans balancer.

SOCRATE.

Est-on tout entier dans la douleur, ou tout entier dans la joie ?

PROTARQUE.

Non, certes ; mais on ressent en quelque sorte une douleur double : quant au corps, par l’état de souffrance où il est : quant à l’âme, par l’attente et le desir.

SOCRATE.

Comment entends-tu cette double douleur, Protarque ? N’arrive-t-il point quelquefois qu’éprouvant un vide on a une espérance certaine que ce vide sera rempli ? quelquefois aussi qu’on en désespère absolument ?

PROTARQUE.

J’en conviens.

SOCRATE.

Ne trouves-tu pas que celui qui espère que le vide qu’il éprouve sera rempli goûte du plaisir par la mémoire ? et qu’en même temps, comme il est vide il souffre de la douleur ?

PROTARQUE.

Nécessairement.

SOCRATE.

Alors donc et l’homme et les autres animaux sont tout à-la-fois dans la douleur et dans la joie.

PROTARQUE.

Il y a apparence.

SOCRATE.

Mais lorsque étant vide on désespère d’être rempli, n’est-ce pas alors qu’on éprouve ce double sentiment de douleur, que tu as cru à la première vue qu’on éprouvait dans l’un et l’autre cas sans distinction ?

PROTARQUE.

Cela est très vrai, Socrate.

SOCRATE.

Faisons maintenant l’usage suivant de ces observations touchant ces sortes d’affections.

PROTARQUE.

Quel usage ?

SOCRATE.

Dirons-nous de ces douleurs et de ces plaisirs qu’il sont tous ou vrais ou faux, ou que les uns sont vrais et les autres faux ?

PROTARQUE.

Comment se peut-il faire, Socrate, qu’il y ait de faux plaisirs et de fausses douleurs ?

SOCRATE.

Comment se fait-il, Protarque, qu’il y ait des craintes vraies et des craintes fausses, des attentes vraies et des attentes fausses, des opinions vraies et des opinions fausses ?

PROTARQUE.

Pour les opinions, je l’accorderai bien ; mais pour tout le reste, je le nie.

SOCRATE.

Comment dis-tu ? nous allons là, si je ne me trompe, réveiller une dispute qui n’est pas peu considérable.

PROTARQUE.

Tu dis vrai.

SOCRATE.

Mais il faut voir, fils d’un si grand homme[9], si cette dispute a quelque liaison avec ce qui a été dit.

PROTARQUE.

Peut-être.

SOCRATE.

Car, il nous faut renoncer absolument à toutes les longueurs et à toutes les discussions qui nous écarteraient de notre but.

PROTARQUE.

Fort bien.

SOCRATE.

Dis-moi donc : car je suis toujours dans l’étonnement à l’égard des difficultés qu’on vient de proposer.

PROTARQUE.

Que veux-tu dire ?

SOCRATE.

Quoi ! les plaisirs ne sont pas les uns vrais, les autres faux ?

PROTARQUE.

Comment cela pourrait-il être ?

SOCRATE.

Ainsi, selon toi, personne, ni en dormant, ni en veillant, ni dans la folie, ni dans toute autre aberration d’esprit, ne s’imagine goûter du plaisir, quoiqu’il n’en goûte aucun, ni ressentir de la douleur, quoiqu’il n’en ressente aucune.

PROTARQUE.

Il est vrai, Socrate, que nous croyons tous que la chose est comme tu dis.

SOCRATE.

Mais est-ce avec raison ? ne faut-il pas examiner si l’on a tort ou raison de parler ainsi ?

PROTARQUE.

Je suis d’avis qu’il le faut.

SOCRATE.

Expliquons donc d’une manière plus claire ce que nous venons de dire au sujet du plaisir et de l’opinion. Juger ou se faire une opinion, n’est-ce pas quelque chose qui se passe en nous ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Et goûter du plaisir ?

PROTARQUE.

Pareillement.

SOCRATE.

L’objet de l’opinion n’est-il point quelque chose aussi ?

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Ainsi que l’objet du plaisir que l’on ressent ?

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

N’est-il pas vrai que le sujet qui juge, que son opinion soit fondée ou non, ne juge pas moins pour cela ?

PROTARQUE.

Qui en doute ?

SOCRATE.

N’est-il pas évident de même que celui qui goûte de la joie, qu’il ait sujet ou non de se réjouir, ne se réjouit pas moins réellement pour cela ?

PROTARQUE.

Sans difficulté.

SOCRATE.

De quelle manière se fait-il donc que nous soyons sujets à avoir des opinions tantôt vraies et tantôt fausses, et que nos plaisirs soient toujours vrais, tandis que l’action de juger et celle de se réjouir se trouvent avoir une égale réalité de part et d’autre ?

PROTARQUE.

C’est ce qu’il faut voir.

SOCRATE.

Ce qu’il faut voir, est-ce comment le mensonge et la vérité accompagnent l’opinion, de sorte qu’elle n’est pas simplement une opinion, mais telle ou telle opinion, soit vraie, soit fausse ? Est-ce là ce qu’il faut rechercher, selon toi ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Et, de plus, ne faut-il pas examiner aussi si, tandis que d’autres choses sont douées de certaines qualités, le plaisir et la douleur sont uniquement ce qu’ils sont, sans avoir aucunes qualités qui les distinguent ?

PROTARQUE.

Il le faut évidemment.

SOCRATE.

Mais il ne me paraît pas difficile d’apercevoir que le plaisir et la douleur sont aussi marqués de certains caractères. Car nous avons dit, il y a long-temps, qu’ils sont l’un et l’autre grands ou petits, forts ou faibles.

PROTARQUE.

J’en conviens.

SOCRATE.

Si la méchanceté, Protarque, survient à quelqu’une de ces choses, en ce cas ne dirons-nous pas de l’opinion qu’elle devient mauvaise, et du plaisir qu’il le devient aussi ?

PROTARQUE.

Pourquoi non, Socrate ?

SOCRATE.

Mais quoi ! si la rectitude ou le contraire de la rectitude vient s’y joindre, ne dirons-nous pas de l’opinion qu’elle est droite, au cas qu’elle ait la rectitude ; et du plaisir, la même chose ?

PROTARQUE.

Nécessairement.

SOCRATE.

Et si l’objet de l’opinion s’écarte du vrai, ne faudra-t-il pas convenir que l’opinion qui erre alors, n’est point droite ?

PROTARQUE.

Comment le serait-elle ?

SOCRATE.

Et si nous découvrons de même quelque douleur ou quelque plaisir qui errent par rapport à leur objet, leur donnerons-nous alors le nom de droit, de bon, ou quelque autre belle dénomination ?

PROTARQUE.

Non, s’il est vrai toutefois que le plaisir puisse errer.

SOCRATE.

Il me paraît pourtant que souvent le plaisir naît en nous à la suite non d’une opinion vraie, mais d’une opinion fausse.

PROTARQUE.

Je l’avoue : et en ce cas, Socrate, nous avons dit que l’opinion est fausse ; mais personne ne dira jamais que le plaisir lui-même le soit aussi.

SOCRATE.

Tu défends vivement, Protarque, le parti du plaisir.

PROTARQUE.

Point du tout : je répète ce que j’entends dire.

SOCRATE.

Mais ne mettrons-nous donc nulle différence, mon cher ami, entre le plaisir accompagné d’opinion droite et de science, et celui qui naît souvent en chacun de nous accompagné de mensonge et d’ignorance ?

PROTARQUE.

Selon toute apparence, il y en a une très grande.

SOCRATE.

Passons un peu à l’examen de cette différence.

PROTARQUE.

Dirige la chose comme tu l’entendras.

SOCRATE.

Je m’y prendrai donc de cette manière.

PROTARQUE.

Comment ?

SOCRATE.

Nos opinions, disons-nous, sont les unes vraies, les autres fausses.

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Et souvent, comme nous le disions encore à l’instant, le plaisir et la douleur marchent à leur suite ; j’entends à la suite de l’opinion vraie et de la fausse.

PROTARQUE.

D’accord.

SOCRATE.

N’est-il pas vrai que c’est de la mémoire et de la sensation que nous viennent ordinairement l’opinion et la résolution de nous en faire une ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Or, voilà nécessairement, n’est-ce pas, comment les choses se passent en nous à cet égard.

PROTARQUE.

Voyons.

SOCRATE.

Tu conviens avec moi que souvent il arrive qu’un homme, pour avoir vu de loin un objet peu distinct, veut juger de ce qu’il voit ?

PROTARQUE.

J’en conviens.

SOCRATE.

Alors cet homme se dira sans doute à lui-même…

PROTARQUE.

Quoi ?

SOCRATE.

Qu’est-ce que j’aperçois là-bas près du rocher, et qui paraît debout sous un arbre ? Ne te semble-t-il pas qu’on se tient ce langage à soi-même, à la vue de certains objets ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Ensuite cet homme, répondant à sa pensée, ne pourrait-il pas se dire, c’est un homme ; jugeant ainsi à l’aventure ?

PROTARQUE.

Je le crois bien.

SOCRATE.

Et puis, venant à passer auprès, il pourrait se dire alors que l’objet qu’il avait vu est une statue, l’ouvrage de quelques bergers.

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Mais si quelqu’un était près de lui, il lui exprimerait par la parole ce qu’il se disait intérieurement à lui-même, et alors, comme il énoncerait la même chose, ce que nous appelions tout-à-l’heure opinion deviendrait discours.

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

S’il est seul et conçoit cette idée en lui-même, il la porte quelquefois assez long-temps dans sa tête.

PROTARQUE.

Cela est certain.

SOCRATE.

Eh bien ! ne te semble-t-il point à ce sujet la même chose qu’à moi ?

PROTARQUE.

Quelle chose ?

SOCRATE.

Il me paraît que notre âme ressemble alors à un livre.

PROTARQUE.

Comment cela ?

SOCRATE.

La mémoire, d’accord avec la sensation et les affections qui en dépendent, me paraît en ce moment écrire en quelque sorte dans nos âmes de certains discours ; et lorsque la vérité s’y trouve écrite, il en naît en nous une opinion vraie par suite des discours vrais, comme au contraire nous avons l’opposé du vrai, s’il arrive à cet écrivain intérieur d’écrire des choses fausses.

PROTARQUE.

Je suis tout-à-fait de ton avis, et j’admets ce que tu viens de dire.

SOCRATE.

Admets encore un autre ouvrier qui travaille en même temps dans notre âme.

PROTARQUE.

Quel est-il ?

SOCRATE.

Un peintre qui, après l’écrivain, peint dans l’âme l’image des choses que le discours ne faisait qu’énoncer.

PROTARQUE.

Comment, et quand cela se fait-il ?

SOCRATE.

Lorsque, empruntant à la vue, ou à tout autre sens, les objets de nos opinions et de nos discours, on voit, en quelque sorte, en soi-même, les images de ces objets. N’est-ce pas là ce qui se passe en nous ?

PROTARQUE.

Tout-à-fait.

SOCRATE.

Les images des opinions et des discours vrais ne sont-elles pas vraies ? et celles des opinions et des discours faux, également fausses ?

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Si tout ceci est bien arrêté, examinons encore une autre chose.

PROTARQUE.

Quoi ?

SOCRATE.

Voyons si c’est une nécessité pour nous d’être affectés ainsi à l’égard du présent et du passé, mais non point à l’égard de l’avenir.

PROTARQUE.

C’est la même chose pour tous les temps.

SOCRATE.

N’avons-nous pas dit précédemment que les plaisirs et les peines de l’âme précèdent les plaisirs et les peines du corps ; en sorte qu’il nous arrive de nous réjouir et de nous attrister d’avance par rapport au temps à venir ?

PROTARQUE.

Cela est très vrai.

SOCRATE.

Ces lettres et ces images, que nous avons supposées, un peu auparavant, s’écrire et se peindre au dedans de nous-mêmes, n’ont-elles lieu qu’à l’égard du passé et du présent, et nullement à l’égard de l’avenir ?

PROTARQUE.

Il s’en faut de beaucoup.

SOCRATE.

De beaucoup ? Veux-tu dire que tout le temps futur et que toute notre vie est remplie d’espérances ?

PROTARQUE.

Oui, cela même.

SOCRATE.

Çà donc, outre ce qui vient d’être dit, réponds encore à ceci.

PROTARQUE.

À quoi ?

SOCRATE.

L’homme juste, pieux et bon en toute manière, n’est-il point chéri des dieux ?

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

N’est-ce pas tout le contraire pour l’homme injuste et méchant ?

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Tout homme, comme nous disions tout-à-l’heure, est rempli d’une foule d’espérances.

PROTARQUE.

Pourquoi non ?

SOCRATE.

Et ce que nous appelons espérances, ce sont des discours que chacun se tient à soi-même.

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Et encore des images qui se peignent dans l’âme : de façon que souvent on s’imagine avoir une grande quantité d’or, et, par le moyen de cet or, des plaisirs en abondance ; et l’on se voit peint au-dedans de soi-même, comme étant au comble de la félicité.

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Assurerons-nous qu’entre ces images, celles qui se présentent aux gens de bien sont vraies, pour la plupart, parce qu’ils sont aimés des dieux, et qu’à l’égard des méchans, c’est communément le contraire ? N’est-ce pas là notre avis ?

PROTARQUE.

Oui, c’est le nôtre.

SOCRATE.

Et les images des plaisirs n’en sont pas moins peintes pour cela dans l’âme des méchans ; mais seulement ces plaisirs sont faux ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Les méchans ne goûtent donc, pour l’ordinaire, que de faux plaisirs, et les hommes vertueux n’en goûtent que de vrais.

PROTARQUE.

C’est une conclusion nécessaire.

SOCRATE.

Ainsi, suivant ce qu’on vient de dire, il y a dans l’âme des hommes de faux plaisirs, qui imitent ridiculement les vrais ; et de même pour les peines.

PROTARQUE.

J’en conviens.

SOCRATE.

Ne peut-il pas se faire qu’en même temps qu’on a réellement une opinion, on ait toujours pour objet de son opinion une chose qui n’existe point, qui n’a point existé, et n’existera jamais ?

PROTARQUE.

D’accord.

SOCRATE.

Et c’est là, ce me semble, ce qui fait qu’une opinion est fausse, et qu’on se fait de fausses opinions. N’est-ce pas ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Mais quoi ! ne faut-il point appliquer à la peine et au plaisir des propriétés correspondantes à celles de l’opinion ?

PROTARQUE.

Comment ?

SOCRATE.

En disant que celui qui se réjouit, n’importe sur quel sujet, fût-il même des plus vains, trouve néanmoins du plaisir, même à des choses qui ne sont pas, qui n’ont jamais été, et souvent, peut-être même toujours, à des choses qui ne doivent jamais exister.

PROTARQUE.

C’est encore une nécessité, Socrate, que cela soit ainsi.

SOCRATE.

Ne dirons-nous pas de même au sujet de la crainte, de la colère et des autres passions semblables, qu’elles sont fausses quelquefois ?

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Mais nous ne pouvons aussi qualifier de mauvaise une opinion autrement que parce qu’elle est fausse ?

PROTARQUE.

Je le crois.

SOCRATE.

Nous ne concevons pas non plus, je pense, qu’un plaisir puisse être mauvais autrement que parce qu’il est faux.

PROTARQUE.

Ici, Socrate, c’est tout le contraire de ce que tu dis. Pour l’ordinaire, ce n’est guère à la fausseté qu’on reconnaît si les peines et les plaisirs sont mauvais, mais à d’autres défauts graves et nombreux auxquels ils peuvent être sujets.

SOCRATE.

Cela posé, nous parlerons un peu plus tard des plaisirs mauvais, et qui se trouvent tels à cause de quelque défaut, si nous persistons dans ce sentiment. Mais nous allons d’abord nous occuper des plaisirs faux qui se trouvent et se forment en nous souvent et en très grand nombre d’une autre manière. Aussi bien cela nous servira-t-il peut-être pour le jugement que nous devons porter.

PROTARQUE.

Comment ne pas nous en occuper, s’il est vrai, toutefois, qu’il y ait de tels plaisirs.

SOCRATE.

Mais, à mon avis, Protarque, il y en a ; et tant que nous admettrons ce principe, il est impossible de ne pas l’examiner.

PROTARQUE.

Fort bien.

SOCRATE.

Ainsi, préparons-nous à attaquer ce principe, et à nous mesurer avec comme des athlètes.

PROTARQUE.

Avançons.

SOCRATE.

Nous avons dit un peu plus haut, s’il nous en souvient, que dans ce qu’on appelle desir, les affections qu’éprouve le corps n’ont rien de commun avec celles de l’âme.

PROTARQUE.

Je me rappelle en effet que cela a été dit.

SOCRATE.

Nous prétendions, n’est-il pas vrai, que ce qui desire une manière d’être opposée à celle du corps, c’est l’âme ; et que c’est le corps qui reçoit la douleur ou le plaisir, en conséquence de l’affection qu’il éprouve ?

PROTARQUE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Vois donc un peu ce qui arrive en cette occasion.

PROTARQUE.

Parle.

SOCRATE.

Il arrive alors que la douleur et le plaisir sont présens en nous à-la-fois, et qu’il y a dans l’âme les sentimens opposés de ces affections qui se combattent. C’est ce que nous avons déjà vu.

PROTARQUE.

En effet.

SOCRATE.

N’avons-nous pas dit encore ceci, et n’en sommes-nous pas convenus ?

PROTARQUE.

Quoi ?

SOCRATE.

Que la douleur et le plaisir admettent le plus et le moins, et qu’elles appartiennent également à l’infini.

PROTARQUE.

Nous l’avons dit. Eh bien ?

SOCRATE.

Comment donc nous y prendre ici pour bien juger ?

PROTARQUE.

Où donc, et comment ?

SOCRATE.

Le but du jugement, en fait de douleur et de plaisir, n’est-il pas de discerner quel est le plus grand et le plus petit, le plus fort et le plus intense, en opposant douleur à plaisir, ou douleur à douleur, ou plaisir à plaisir ?

PROTARQUE.

Oui, c’est bien là le but de tout jugement.

SOCRATE.

Mais quoi ! par rapport à la vue, la distance trop grande ou trop petite empêche de connaître la vérité des objets, et nous donne de fausses opinions. Est-ce que la même chose n’arrive pas à l’égard du plaisir et de la douleur ?

PROTARQUE.

Beaucoup plus encore, Socrate.

SOCRATE.

En ce cas, c’est tout le contraire de ce que nous disions tout-à-l’heure.

PROTARQUE.

De quoi parles-tu ?

SOCRATE.

Là, c’étaient les opinions qui, étant en elles-mêmes fausses ou vraies, communiquaient ces mêmes qualités aux douleurs et aux plaisirs.

PROTARQUE.

Cela est très vrai.

SOCRATE.

Ici, ce sont les douleurs et les plaisirs qui, étant vus de loin ou de près dans leurs alternatives continuelles, étant mis en parallèle les uns avec les autres, nous paraissent, les plaisirs plus grands et plus forts qu’ils ne sont, vis-à-vis de la douleur ; et les douleurs, au contraire, plus petites et plus faibles à côté des plaisirs.

PROTARQUE.

Assurément, il en est ainsi.

SOCRATE.

Si donc tu retranches du plaisir et de la douleur tout ce dont ils paraissent plus grands ou plus petits qu’ils ne sont, comme n’étant qu’apparent et n’ayant rien de réel, tu n’oseras pas soutenir que ces apparences ont aucune réalité, ni que la portion de plaisir ou de douleur qui en résulte est réelle et légitime.

PROTARQUE.

Non, sans doute.

SOCRATE.

Immédiatement après ceci, en suivant la même route, nous rencontrerons des plaisirs et des douleurs plus fausses encore que les précédentes.

PROTARQUE.

Quelles sont-elles, et comment l’entends-tu ?

SOCRATE.

Nous avons dit souvent que lorsque la nature de l’animal s’altère par des concrétions et des dissolutions, des réplétions et des évacuations, des augmentations et des diminutions, on ressent alors des douleurs, des souffrances, des peines, et tout ce qu’on appelle d’un pareil nom.

PROTARQUE.

Oui, c’est ce qui a été dit souvent.

SOCRATE.

Et lorsqu’elle se rétablit dans son premier état, nous avons admis que ce rétablissement est du plaisir.

PROTARQUE.

Fort bien.

SOCRATE.

Mais que faut-il penser, quand notre corps n’éprouve rien de semblable ?

PROTARQUE.

Quand cela peut-il arriver, Socrate ?

SOCRATE.

La question que tu me fais, Protarque, ne fait rien à notre sujet.

PROTARQUE.

Pourquoi ?

SOCRATE.

Parce que tu ne m’empêcheras pas de te proposer derechef la même demande.

PROTARQUE.

Quelle demande ?

SOCRATE.

Au cas que le corps n’éprouvât rien de semblable, Protarque, te dirai-je, que serait-il nécessaire qu’il en résultât ?

PROTARQUE.

Au cas que le corps ne fût affecté ni d’une façon, ni d’une autre, dis-tu ?

SOCRATE.

Oui.

PROTARQUE.

Il est évident, Socrate, qu’il ne ressentirait alors ni plaisir ni douleur.

SOCRATE.

Très bien répondu. Mais, à ce que je vois, tu crois qu’il est nécessaire que nous éprouvions toujours quelque chose de semblable, comme d’habiles gens le prétendent, parce que tout est dans un mouvement continuel en tout sens.

PROTARQUE.

C’est en effet ce qu’ils disent, et leurs raisons ne paraissent pas méprisables[10].

SOCRATE.

Comment le seraient-elles, puisque eux-mêmes ne le sont pas ? Mais je veux détourner cette question qui se jette à la traverse de notre entretien ; et voici comment j’ai dessein de l’éviter ; évite-la avec moi.

PROTARQUE.

Dis comment.

SOCRATE.

À la bonne heure, dirons-nous à ces sages, que les choses soient comme vous le prétendez. Mais toi, Protarque, dis-moi si les êtres animés ont la sensation de tout ce qui se passe en eux ; si nous avons le sentiment des accroissemens que prend notre corps, et des affections de cette nature auxquelles il est sujet ; ou si c’est tout le contraire, rien de tout cela ne se faisant, pour ainsi dire, sentir à nous.

PROTARQUE.

C’est tout le contraire, assurément.

SOCRATE.

Ce que nous avons dit tout-à-l’heure n’était donc pas bien dit, que les changemens qui arrivent en tous sens produisent en nous des douleurs et des plaisirs ?

PROTARQUE.

Eh bien ?

SOCRATE.

Et nous parlerons mieux, et d’une manière plus irrépréhensible…

PROTARQUE.

Comment ?

SOCRATE.

En disant que les grands changemens excitent en nous de la douleur et du plaisir ; mais que les changemens qui se font peu-à-peu, ou qui sont peu considérables, n’excitent en nous ni l’un ni l’autre.

PROTARQUE.

Cette façon de parler est plus juste, Socrate.

SOCRATE.

Mais si cela est, le genre de vie dont je viens de faire mention a lieu de nouveau.

PROTARQUE.

Quel genre de vie ?

SOCRATE.

Celui que nous avons dit exempt de douleur et de plaisir.

PROTARQUE.

Rien de plus vrai.

SOCRATE.

En conséquence de tout ceci, mettons trois espèces de vie : une de plaisir, une de douleur, et une troisième, qui n’est ni l’une ni l’autre. Quel est ton avis là-dessus ?

PROTARQUE.

Je pense, comme toi, qu’il faut admettre ces trois sortes de vie.

SOCRATE.

Ainsi, être exempt de douleur ne saurait jamais être la même chose que ressentir du plaisir.

PROTARQUE.

Comment pourrait-il l’être ?

SOCRATE.

Lors donc que tu entends dire que rien n’est plus agréable que de passer toute sa vie sans douleur, que penses-tu que signifie ce langage ?

PROTARQUE.

Il me paraît signifier qu’être exempt de douleur est une chose agréable.

SOCRATE.

Supposons donc trois choses telles qu’il te plaira, et, pour nous servir de noms plus beaux, prenons que l’une soit de l’or, l’autre de l’argent, la troisième ni l’un ni l’autre.

PROTARQUE.

Soit.

SOCRATE.

Se peut-il faire que ce qui n’est ni l’un ni l’autre, devienne l’un ou l’autre, or ou argent ?

PROTARQUE.

Impossible.

SOCRATE.

Ainsi, soit qu’on pense, soit qu’on dise que la vie moyenne est agréable ou douloureuse, on ne peut ni le penser ni le dire à juste titre, du moins à consulter la droite raison.

PROTARQUE.

Non, sans doute.

SOCRATE.

Cependant, mon cher ami, nous connaissons des gens qui parlent et qui pensent de la sorte.

PROTARQUE.

Il est vrai.

SOCRATE.

S’imaginent-ils avoir du plaisir, lorsqu’ils sont exempts de douleur ?

PROTARQUE.

Ils le disent, du moins.

SOCRATE.

Ils s’imaginent donc avoir du plaisir : car sans cela ils ne le diraient point.

PROTARQUE.

Il y a apparence.

SOCRATE.

Ainsi, ils sont à cet égard dans une opinion fausse, s’il est vrai que l’exemption de douleur et le sentiment du plaisir soient différens de leur nature.

PROTARQUE.

Or, ils sont différens.

SOCRATE.

Dirons-nous, comme tout-à-l’heure, que ce sont trois choses, ou qu’il n’y en a que deux ; que la douleur est le mal pour les hommes, et que la cessation de la douleur, étant le bien lui-même, s’appelle plaisir ?

PROTARQUE.

Pourquoi donc nous faisons-nous cette question, Socrate ? Je ne te comprends pas.

SOCRATE.

Tu dis vrai ; tu ne comprends pas, Protarque, les ennemis de Philèbe.

PROTARQUE.

Quels sont-ils ?

SOCRATE.

Des hommes qui passent pour très habiles dans la connaissance de la nature, et qui soutiennent qu’il n’y a point absolument de plaisirs.

PROTARQUE.

Comment cela ?

SOCRATE.

Ils disent que ce que les partisans de Philèbe appellent plaisir, n’est autre chose que la délivrance de la douleur.

PROTARQUE.

Nous conseilles-tu d’adopter leur sentiment, Socrate ?

SOCRATE.

Non ; mais je veux que nous les écoutions comme des espèces de devins, qui, au lieu de suivre méthodiquement les lois de leur art, obéissent au dépit d’un naturel généreux ; et qui, pleins d’aversion pour tout ce qui porte le caractère du plaisir, et persuadés qu’il n’y a rien de bon en lui, prennent ses plus vifs attraits comme des prestiges. C’est dans cet esprit qu’il faut les écouter, et examiner les discours que la mauvaise humeur leur inspire. Je te dirai ensuite quels sont les plaisirs qui me paraissent vrais ; de sorte qu’après l’examen de ces deux points de vue différens de la nature du plaisir, nous puissions en porter un jugement.

PROTARQUE.

Tu as raison.

SOCRATE.

Suivons-les donc, en quelque sorte, à la trace de leur mauvaise humeur, comme des hommes qui combattent avec nous. Voici, ce me semble, ce qu’ils disent en commençant d’assez haut. Si nous voulions connaître la nature de quoi que ce soit, par exemple, de la dureté, ne la comprendrions-nous pas beaucoup mieux en jetant les yeux sur ce qu’il y a de plus dur, qu’en nous arrêtant à ce qui n’a qu’un degré ordinaire de dureté ? Protarque, il faut que tu répondes à ces caractères difficiles, ainsi qu’à moi.

PROTARQUE.

Je le veux bien ; et je dis qu’il faut pour cela envisager les choses les plus dures.

SOCRATE.

Par conséquent, si nous voulions connaître le plaisir et sa nature, ce n’est pas sur les plaisirs d’un degré inférieur qu’il faudrait jeter les yeux, mais sur ceux qui passent pour les plus grands et les plus vifs.

PROTARQUE.

Il n’est personne qui ne t’accorde ce point.

SOCRATE.

Les plaisirs qui se présentent les premiers, et qui sont en même temps les plus grands, comme nous disions, ne sont-ce pas ceux qui ont le corps pour objet ?

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Sont-ils et deviennent-ils plus grands pour les malades dans leurs maladies, que pour les personnes en santé ? Prenons garde de faire un faux pas en répondant sans réflexion.

PROTARQUE.

Comment ?

SOCRATE.

Nous allons dire peut-être qu’ils sont plus grands pour ceux qui se portent bien.

PROTARQUE.

Il y a toute apparence.

SOCRATE.

Mais quoi ! les plaisirs les plus vifs ne sont-ce pas ceux dont les desirs sont les plus violens ?

PROTARQUE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Ceux qui sont tourmentés de la fièvre et d’autres maladies semblables, n’ont-ils pas plus soif, plus froid ? n’éprouvent-ils pas à un plus haut degré les autres affections qu’ils ont coutume d’éprouver par l’entremise du corps ? n’ont-ils pas plus de besoins ? et ces besoins satisfaits, ne goûtent-ils pas un plus grand plaisir ? N’avouerons-nous point que la chose est ainsi ?

PROTARQUE.

A merveille.

SOCRATE.

Mais quoi ! trouvons-nous que ce soit bien parler de dire que, si on veut connaître quels sont les plaisirs les plus vifs, ce n’est pas sur l’état de santé qu’il faut porter les regards, mais sur l’état de maladie ? Et garde-toi de penser que je te demande si des malades ont plus de plaisir que ceux qui sont en santé ; mais figure-toi que je cherche la grandeur du plaisir, et où il se trouve d’ordinaire avec plus de véhémence. Car notre but est d’en découvrir la nature, et de savoir ce qu’en pensent ceux qui soutiennent que le plaisir n’a pas d’existence par lui-même.

PROTARQUE.

Je comprends à-peu-près ce que tu veux dire.

SOCRATE.

Tu le montreras encore mieux tout-à-l’heure, lorsque tu répondras, Protarque. Aperçois-tu dans l’intempérance, des plaisirs, je ne dis pas en plus grand nombre, mais plus grands, plus considérables pour la véhémence et l’intensité, que dans la vie tempérante ? Fais attention à ce que tu vas répondre.

PROTARQUE.

Je conçois ta pensée ; et j’aperçois en effet une grande différence. Les tempérans sont retenus par la maxime qui leur répète à chaque instant, Rien de trop ; maxime à laquelle ils se conforment ; au lieu que les hommes déréglés se livrent à l’excès du plaisir jusqu’à en perdre la raison, et pousser des cris extravagans.

SOCRATE.

Fort bien ; et si la chose est ainsi, il est évident que ce n’est pas à la vertu, mais à une mauvaise disposition de l’âme et du corps que les plus grands plaisirs, comme les plus grandes douleurs, sont attachés.

PROTARQUE.

Je l’avoue.

SOCRATE.

Il nous faut en choisir quelques-uns, et examiner ce qui nous les fait appeler très grands.

PROTARQUE.

Soit.

SOCRATE.

Considérons donc quelle est la nature des plaisirs que causent certaines maladies.

PROTARQUE.

Quelles maladies ?

SOCRATE.

Les plaisirs de certaines maladies honteuses, pour lesquels les austères dont nous avons parlé ont une extrême aversion.

PROTARQUE.

Quels plaisirs ?

SOCRATE.

Par exemple, la guérison de la gale par la friction, et des autres maux semblables, qui n’ont pas besoin d’autre remède. Au nom des dieux, que dirons-nous que ce soit ce qu’on éprouve alors ? Un plaisir ? une douleur ?

PROTARQUE.

Il me paraît, Socrate, que c’est une espèce de douleur mélangée.

SOCRATE.

Je n’aurais jamais proposé cet exemple par égard pour Philèbe ; mais, Protarque, si nous n’examinons à fond ces plaisirs, et tous ceux de même nature, jamais nous ne parviendrons à découvrir ce que nous cherchons.

PROTARQUE.

Il faut donc entrer dans l’examen des plaisirs qui ont de l’affinité avec ceux-là ?

SOCRATE.

Parles-tu des plaisirs qui sont mélangés ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

De ces mélanges, les uns, qui regardent le corps, se font dans le corps même ; les autres, qui regardent l’âme, se font pareillement dans l’âme. Nous trouverons aussi de certains mélanges de plaisirs et de douleurs qui appartiennent en même temps au corps et à l’âme ; mélanges auxquels on donne quelquefois le nom de plaisir, quelquefois celui de douleur.

PROTARQUE.

Comment cela ?

SOCRATE.

Lorsque dans le rétablissement ou l’altération de la constitution, on éprouve en même temps deux sensations contraires ; qu’ayant froid, par exemple, on est réchauffé, ou qu’ayant chaud, on est rafraîchi ; et qu’on cherche à se procurer une de ces sensations et à se délivrer de l’autre ; alors le doux et l’amer mêlés ensemble, comme on dit, et ne pouvant se séparer que très difficilement, excitent d’abord du trouble dans l’âme, et puis une tension douloureuse.

PROTARQUE.

À merveille.

SOCRATE.

Ces sortes de mélanges ne se forment-ils pas d’une dose tantôt égale et tantôt inégale de douleur et de plaisir ?

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Mets donc au nombre des mélanges où la douleur l’emporte sur le plaisir les sensations mixtes dont nous venons de parler, de la gale et des autres démangeaisons, lorsque le principe de l’inflammation est interne, et que par la friction et le chatouillement on ne parvient pas jusqu’à lui, mais qu’on ne fait que répandre un peu de plaisir sur la surface, qu’on se met tantôt dans le feu, tantôt au froid, et que l’on se procure quelquefois des plaisirs extraordinaires que l’on échange toujours pour de l’inquiétude ; ou au contraire, quand le mal est externe, et que l’on procure à l’intérieur du plaisir mêlé de douleur, de quelque manière que l’on s’y prenne, soit qu’on divise de force les humeurs ramassées, ou qu’on rassemble les humeurs ramassées, ou qu’on rassemble les humeurs trop divisées, et qu’on mêle ainsi le plaisir et la douleur.

PROTARQUE.

Cela est très vrai.

SOCRATE.

N’est-il pas vrai aussi qu’en ces rencontres, lorsque le plaisir entre pour la meilleure part dans ce mélange, le peu de douleur qui s’y trouve joint cause une démangeaison et une irritation douces, tandis que le plaisir, se répandant en bien plus grande abondance, produit une sorte de contraction qui oblige quelquefois à sauter, et que, faisant prendre au visage toutes sortes de couleurs, au corps toutes sortes de postures, à la respiration toutes sortes de mouvemens, il réduit l’homme à un état de stupeur, et lui arrache de grands cris comme à un furieux ?

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Et il va, mon cher ami, jusqu’à lui faire dire de lui-même et à faire dire aux autres qu’il se meurt, en quelque sorte, au milieu de ces voluptés. Il les recherche donc toujours, et d’autant plus qu’il est plus intempérant et plus insensé. Il les appelle les plus grandes des voluptés, et il tient pour le plus heureux celui qui passe la plus grande partie de sa vie dans leur jouissance.

PROTARQUE.

Tu as fait, à ce qu’il semble, Socrate, l’histoire de la plupart des hommes.

SOCRATE.

Oui, Protarque, pour les plaisirs qu’on ressent dans les affections composées du corps où la sensation extérieure se mêle avec l’intérieure. Quant aux affections de l’âme et du corps, quand l’âme éprouve des phénomènes contraires à ceux du corps, de douleur vis-à-vis du plaisir, de plaisir vis-à-vis de la douleur, en sorte que ces deux sentimens se mêlent et se confondent, nous en avons parlé plus haut, lorsque nous disions que l’âme étant vide desire être remplie, que l’espoir de l’être la comble de joie, tandis qu’elle souffre de ne l’être pas. Nous ne l’avons pas prouvé ; mais maintenant nous disons que, l’âme ne s’accordant point avec le corps dans toutes ses affections, dont le nombre est infini, il en résulte un mélange de douleur et de plaisir.

PROTARQUE.

Tu as bien l’air d’avoir raison.

SOCRATE.

Il nous reste encore un mélange de douleur et de plaisir.

PROTARQUE.

Lequel, dis-moi ?

SOCRATE.

Celui que l’âme reçoit seulement en elle-même, comme nous avons dit plus d’une fois.

PROTARQUE.

Comment disons-nous ceci ?

SOCRATE.

Ne conviens-tu pas que la colère, la crainte, le desir, la tristesse, l’amour, la jalousie, l’envie, et les autres passions semblables, sont des douleurs propres de l’âme ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Ne trouverons-nous point qu’elles sont remplies de plaisirs inexprimables ? Est-il besoin que, par rapport au ressentiment et à la colère, nous nous rappelions que la colère entraîne quelquefois le sage même à se courroucer,

Plus douce que le miel qui coule du rayon[11].
et les plaisirs mêlés avec la douleur dans les lamentations et les regrets ?
PROTARQUE.

Non ; je conviens que les choses se passent de cette manière, et pas autrement.

SOCRATE.

Tu te rappelles aussi les représentations tragiques où l’on pleure en même temps qu’on goûte de la joie.

PROTARQUE.

Pourquoi non ?

SOCRATE.

Sais-tu que dans la comédie même notre âme est ainsi disposée, et qu’il y a en elle un mélange de plaisir et de douleur ?

PROTARQUE.

Je ne vois pas cela clairement.

SOCRATE.

Il est vrai, Protarque, que le sentiment qu’on éprouve alors n’est nullement aisé à démêler.

PROTARQUE.

Il paraît du moins qu’il ne l’est pas pour moi.

SOCRATE.

Attachons-nous donc d’autant plus à l’éclaircir, qu’il est plus obscur. Cela nous servira à découvrir plus facilement pour le reste comment le plaisir et la douleur s’y trouvent mêlés.

PROTARQUE.

Parle.

SOCRATE.

Ce que nous venons d’appeler envie, le regardes-tu comme une douleur de l’âme ? Qu’en penses-tu ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Nous voyons pourtant que l’envieux se réjouit du mal de son prochain.

PROTARQUE.

Très fort.

SOCRATE.

L’ignorance, et comme on l’appelle, la bêtise, n’est-elle point un mal ?

PROTARQUE.

Qui en doute ?

SOCRATE.

Ceci posé, conçois-tu quelle est la nature du ridicule ?

PROTARQUE.

Tu n’as qu’à dire.

SOCRATE.

À le prendre en général, c’est une espèce de vice qui tire son nom d’une certaine habitude de l’âme ; et ce qui le distingue de tous les autres vices, c’est qu’il fait en nous le contraire de ce que prescrit l’inscription de Delphes.

PROTARQUE.

Parles-tu, Socrate, du précepte, Connais-toi toi-même ?

SOCRATE.

Oui : et il est évident que l’inscription dirait tout le contraire, si elle portait, Ne te connais en aucune façon.

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Essaie donc, Protarque, de diviser ceci en trois.

PROTARQUE.

Comment cela ? je crains fort de ne pouvoir le faire.

SOCRATE.

Tu dis apparemment qu’il faut que je fasse moi-même cette division.

PROTARQUE.

Non-seulement je le dis, mais je t’en prie.

SOCRATE.

N’est-il pas nécessaire que ceux qui ne se connaissent point eux-mêmes soient dans cette ignorance par rapport à une de ces trois choses ?

PROTARQUE.

Quelles choses ?

SOCRATE.

En premier lieu, par rapport aux richesses, s’imaginant être plus riches qu’ils ne sont en effet.

PROTARQUE.

Beaucoup de gens sont attaqués de cette maladie.

SOCRATE.

Il en est bien davantage qui se croient plus grands, plus beaux qu’ils ne sont, et doués de toutes les qualités du corps dans un degré supérieur à la vérité.

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Mais le plus grand nombre, à ce que je pense, est de ceux qui se trompent à l’égard des qualités de l’âme, s’imaginant, en fait de vertu, être meilleurs qu’ils ne sont : ce qui est la troisième espèce d’ignorance.

PROTARQUE.

Cela est certain.

SOCRATE.

Et parmi les vertus, au sujet de la sagesse, par exemple, n’est-il pas vrai que la plupart, avec les prétentions les plus grandes, ne savent que disputer, et sont pleins de fausses lumières et de mensonge ?

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

On peut assurer avec raison qu’un pareil état est un mal.

PROTARQUE.

Avec beaucoup de raison.

SOCRATE.

Protarque, il nous faut encore partager ceci en deux, si nous voulons connaître l’envie puérile et innocente, et le mélange singulier qui s’y fait du plaisir et de douleur.

PROTARQUE.

Comment le partagerons-nous ? en deux, dis-tu ?

SOCRATE.

C’est une nécessité, je pense, que tous ceux qui conçoivent follement cette fausse opinion d’eux-mêmes aient en partage, ainsi que le reste des hommes, les uns la force et la puissance, les autres le contraire.

PROTARQUE.

C’est une nécessité.

SOCRATE.

Distingue-les donc ainsi : et si tu appelles ridicules ceux d’entre eux qui, avec une telle opinion d’eux-mêmes, sont faibles et incapables de se venger lorsqu’on se moque d’eux, tu ne diras que la vérité ; comme en disant que ceux qui ont la force en main pour se venger sont redoutables, violens et odieux, tu ne te tromperas pas. L’ignorance, en effet, dans les personnes puissantes, est odieuse et honteuse, parce qu’elle est nuisible aux autres, elle et tout ce qui en porte la ressemblance ; au lieu que l’ignorance accompagnée de faiblesse est pour nous le partage des personnages ridicules.

PROTARQUE.

C’est fort bien dit. Mais je ne découvre pas encore en ceci le mélange du plaisir et de la douleur.

SOCRATE.

Commence auparavant par concevoir la nature de l’envie.

PROTARQUE.

Explique-la-moi.

SOCRATE.

N’y a-t-il point des douleurs et des plaisirs injustes ?

PROTARQUE.

On ne saurait le contester.

SOCRATE.

Il n’y a ni injustice ni envie à se réjouir du mal de ses ennemis ; n’est-ce pas ?

PROTARQUE.

Non.

SOCRATE.

Mais lorsqu’on est témoin quelquefois des maux de ses amis, n’est-ce pas une chose injuste de n’en pas être affligé, et au contraire de s’en réjouir ?

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

N’avons-nous pas dit que l’ignorance est un mal pour tous les hommes ?

PROTARQUE.

Et avec raison.

SOCRATE.

Mais quoi ! par rapport à la fausse opinion que nos amis se forment de leur sagesse, de leur beauté, et des autres qualités dont nous avons parlé, les distinguant en trois espèces, et ajoutant qu’en ces rencontres le ridicule se trouve là où est la faiblesse, et l’odieux là où est la force, n’avouerons-nous point, comme je disais tout-à-l’heure, que cette disposition de nos amis, lorsqu’elle ne nuit à personne, est ridicule ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Ne convenons-nous point aussi que, comme ignorance, elle est un mal ?

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Quand nous rions d’une pareille ignorance, sommes-nous joyeux ou affligés ?

PROTARQUE.

Il est évident que nous sommes joyeux.

SOCRATE.

N’avons-nous pas dit que c’est l’envie qui produit en nous ce sentiment de joie à la vue des maux de nos amis ?

PROTARQUE.

Nécessairement.

SOCRATE.

Ainsi il résulte de ce discours que, quand nous rions des ridicules de nos amis, nous mêlons le plaisir à l’envie, et par conséquent le plaisir à la douleur : puisque nous avons reconnu précédemment que l’envie est une douleur de l’âme, et le rire un plaisir, et que ces deux choses se rencontrent ensemble en cette circonstance.

PROTARQUE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Ceci nous donne en même temps à connaître que dans les lamentations et les tragédies, non pas au théâtre, mais dans la tragédie et la comédie de la vie humaine, le plaisir est mêlé à la douleur, ainsi que dans mille autres choses.

PROTARQUE.

Il est impossible de n’en pas convenir, Socrate, quelque désir que l’on ait de soutenir le contraire.

SOCRATE.

Nous avons proposé, la colère, le regret, les lamentations, la crainte, l’amour, la jalousie, l’envie, et les autres passions semblables, comme autant d’affections où nous trouverions mêlées les deux choses que nous avons dites si souvent. N’est-ce pas ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Nous comprenons que cela vient d’être expliqué par rapport aux lamentations, à l’envie et à la colère.

PROTARQUE.

Comment ne le comprendrions-nous pas ?

SOCRATE.

Ne reste-t-il point encore bien des passions à parcourir ?

PROTARQUE.

Oui, vraiment.

SOCRATE.

Pour quelle raison principalement penses-tu que je me suis attaché à te montrer ce mélange dans la comédie ? N’est-ce pas pour te persuader qu’il est facile de faire voir la même chose dans les craintes, les amours et les autres passions, et, afin qu’en étant bien convaincu, tu me laisses libre, et ne m’obliges point à allonger le discours en prouvant que cela a lieu aussi pour tout le reste, et que tu conçoives généralement que le corps sans l’âme, et l’âme sans le corps, et tous les deux en commun éprouvent mille affections où le plaisir est mêlé avec la douleur ? Dis-moi donc présentement si tu me donneras la liberté, ou si tu me feras pousser cet entretien jusqu’au milieu de la nuit. Encore quelques mots, et j’espère obtenir de toi que tu me lâches, m’engageant à te rendre raison demain de tout cela. Pour le présent, mon dessein est de m’acheminer vers ce qui me reste à dire pour arriver au jugement que Philèbe exige de moi.

PROTARQUE.

C’est bien parlé, Socrate. Achève comme il te plaira ce qui te reste encore.

SOCRATE.

Suivant l’ordre naturel des choses, après les plaisirs mélangés, il est nécessaire, en quelque sorte, que nous considérions à leur tour ceux qui sont sans mélange.

PROTARQUE.

Fort bien.

SOCRATE.

Je vais essayer maintenant de t’en faire connaître la nature ; car je ne suis nullement de l’opinion de ceux qui prétendent que tous les plaisirs ne sont qu’une cessation de la douleur : mais, comme je le disais, je me sers d’eux comme de devins, pour prouver qu’il y a des plaisirs qu’on prend pour réels, et qui ne le sont pas ; et qu’un grand nombre d’autres qui passent pour très vifs, sont confondus avec des douleurs positives et des intervalles de repos au milieu de souffrances excessives, dans certaines situations critiques du corps et de l’âme.

PROTARQUE.

Quels sont donc les plaisirs, Socrate, qu’on peut à juste titre regarder pour vrais ?

SOCRATE.

Ce sont ceux qui ont pour objet les belles couleurs et les belles figures, la plupart de ceux qui naissent des odeurs et des sons ; tous ceux, en un mot, dont la privation n’est ni sensible ni douloureuse, et dont la jouissance est accompagnée d’une sensation agréable, sans aucun mélange de douleur.

PROTARQUE.

Comment faut-il que nous entendions ceci, Socrate ?

SOCRATE.

Puisque tu ne comprends pas sur-le-champ ce que je veux dire, il faut tâcher de te l’expliquer. Par la beauté des figures, je n’ai point en vue ce que la plupart pourraient s’imaginer, par exemple, des êtres vivans ou des peintures ; mais je parle de ce qui est droit et circulaire, plan et solide, des ouvrages travaillés au tour ou faits à la règle et à l’équerre, si tu conçois ma pensée. Car je soutiens que ces figures ne sont point, comme les autres, belles relativement, mais qu’elles sont toujours belles par elles-mêmes et de leur nature, qu’elles procurent certains plaisirs qui leur sont propres, et n’ont rien de commun avec les plaisirs produits par le chatouillement. J’en dis autant des couleurs qui sont belles de cette beauté absolue, et des plaisirs qui leur sont attachés. Me comprends-tu ?

PROTARQUE.

Je fais tous mes efforts pour cela, Socrate ; mais tâche toi-même de t’expliquer encore plus clairement.

SOCRATE.

Je dis donc, par rapport aux sons, que ceux qui sont coulans, clairs, qui rendent une mélodie pure, ne sont pas simplement beaux relativement, mais par eux-mêmes, ainsi que les plaisirs, qui en sont une suite naturelle.

PROTARQUE.

J’en conviens.

SOCRATE.

L’espèce de plaisir qui résulte des odeurs a quelque chose de moins divin, à la vérité ; mais les plaisirs où il ne se mêle aucune douleur nécessaire, par quelque voie et par quelque sens qu’ils parviennent jusqu’à nous, je les mets tous dans le genre opposé à ceux dont il a été parlé auparavant. Ce sont, si tu comprends bien, deux différentes espèces de plaisirs.

PROTARQUE.

Je comprends.

SOCRATE.

Ajoutons donc encore à ceci les plaisirs qui accompagnent les sciences, s’il nous paraît que ces plaisirs ne sont pas joints à une certaine soif d’apprendre, et que cette soif de savoir ne cause dès le commencement aucune douleur.

PROTARQUE.

Et il me paraît qu’il en est ainsi.

SOCRATE.

Mais quoi ! après avoir possédé des sciences, si l’on vient ensuite à les perdre par l’oubli, vois-tu qu’il en résulte quelque douleur ?

PROTARQUE.

Aucune, naturellement : ce n’est que par réflexion que, se voyant privé d’une science, on s’en afflige, à cause du besoin qu’on en a.

SOCRATE.

Or, mon cher, nous considérons ici les affections naturelles en elles-mêmes, et indépendamment de toute réflexion.

PROTARQUE.

Aussi dis-tu avec vérité, que l’oubli des sciences auquel nous sommes sujets tous les jours n’entraîne après soi aucune douleur.

SOCRATE.

Il faut dire, par conséquent, que les plaisirs attachés aux sciences sont dégagés de toute douleur, et qu’ils ne sont pas faits pour tout le monde, mais pour un très petit nombre.

PROTARQUE.

Comment ne le dirions-nous pas ?

SOCRATE.

Maintenant donc que nous avons séparé suffisamment les plaisirs purs, et ceux qu’on peut avec assez de raison appeler impurs, ajoutons à ce discours que les plaisirs violens sont démesurés, et ceux qui n’ont pas de violence mesurés. Disons que la grandeur et la vivacité des premiers, leur fréquence ou leur rareté les rangent dans le genre de l’infini, qui, avec le caractère de plus ou de moins, parcourt les régions du corps et de l’âme ; et que les seconds, n’ayant pas ce caractère, sont du genre mesuré.

PROTARQUE.

On ne peut pas mieux, Socrate.

SOCRATE.

Outre cela, il y a encore une chose qu’il faut examiner par rapport à eux.

PROTARQUE.

Quelle chose ?

SOCRATE.

Qui doit-on dire qui approche le plus de la vérité, ou ce qui est pur et sans mélange, ou ce qui est vif, nombreux, grand, abondant ?

PROTARQUE.

À quel dessein fais-tu cette question, Socrate ?

SOCRATE.

C’est que, Protarque, je ne veux rien omettre dans l’examen du plaisir et de la science, de ce que l’un et l’autre peuvent avoir de pur ou d’impur, afin que ce que tous deux ont de pur se présentant à toi, à moi, et à tous les assistans, il nous soit plus aisé d’en porter un jugement.

PROTARQUE.

Très bien.

SOCRATE.

Formons-nous donc l’idée suivante de toutes les choses que nous appelons pures ; et, avant que d’aller plus loin, commençons par en prendre une.

PROTARQUE.

Laquelle prendrons-nous ?

SOCRATE.

Considérons, si tu veux, d’abord la blancheur.

PROTARQUE.

À la bonne heure.

SOCRATE.

Comment et en quoi consiste la pureté de la blancheur ? Est-ce dans la grandeur et la quantité ? ou bien en ce qui est tout-à-fait sans mélange, et où il ne se trouve aucune trace d’aucune autre couleur ?

PROTARQUE.

Il est évident que c’est en ce qui est parfaitement dégagé de tout mélange.

SOCRATE.

Fort bien. Ne dirons-nous pas, Protarque, que ce blanc est le plus vrai, et en même temps le plus beau de tous les blancs, et non pas celui qui serait en plus grande quantité ou plus grand ?

PROTARQUE.

Oui, et avec beaucoup de raison.

SOCRATE.

Si nous soutenons donc qu’un peu de blanc sans mélange est tout à-la-fois plus blanc, plus beau et plus vrai que beaucoup de blanc mélangé, nous n’avancerons rien que de très juste.

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Mais quoi ! Nous n’aurons pas besoin, apparemment, de beaucoup d’exemples semblables pour en faire l’application au plaisir ; mais celui-ci suffit pour nous faire comprendre que tout plaisir dégagé de douleur, quoique faible et en petite quantité, est plus agréable, plus vrai, plus beau qu’un autre, fût-il plus vif et en grande quantité.

PROTARQUE.

J’en conviens ; et ce seul exemple est suffisant.

SOCRATE.

Que penses-tu de ceci ? N’avons-nous pas ouï dire que le plaisir est toujours en voie de génération, et jamais dans l’état d’existence ? C’est en effet ce que certaines personnes habiles entreprennent de nous démontrer, et nous devons leur en savoir gré.

PROTARQUE.

Pour quelle raison ?

SOCRATE.

Je discuterai cette question avec toi, mon cher Protarque, par voie d’interrogation.

PROTARQUE.

Parle, et interroge…

SOCRATE.

N’y a-t-il point deux sortes de choses, l’une qui est pour elle-même ; l’autre, qui en désire sans cesse une autre ?

PROTARQUE.

Comment, et de quelle chose parles-tu ?

SOCRATE.

L’une est très noble de sa nature, l’autre lui est inférieure en dignité.

PROTARQUE.

Explique-toi encore plus clairement.

SOCRATE.

Nous avons vu sans doute de beaux garçons ayant pour amans des hommes pleins de courage.

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Eh bien, cherche maintenant deux choses qui ressemblent à ces deux-là, parmi toutes celles qui sont unies entre elles par un rapport[12].

PROTARQUE.

Dis plus clairement, Socrate, ce que tu veux dire.

SOCRATE.

Rien de bien relevé, Protarque ; mais le discours prend plaisir à nous embarrasser. Il veut nous faire entendre que, de ces deux choses, l’une est toujours faite en vue de quelque autre ; l’autre est celle en vue de laquelle se fait ordinairement ce qui est fait pour une autre chose.

PROTARQUE.

J’ai eu bien de la peine à le comprendre, à force de me faire répéter.

SOCRATE.

Peut-être, mon enfant, le comprendras-tu encore mieux, à mesure que nous avancerons.

PROTARQUE.

Je l’espère.

SOCRATE.

Concevons à présent deux autres choses.

PROTARQUE.

Lesquelles ?

SOCRATE.

Le phénomène et l’être.

PROTARQUE.

Soit ; j’admets ces deux choses, l’être et le phénomène.

SOCRATE.

Fort bien. Lequel des deux, dirons-nous, qui est fait à cause de l’autre ; le phénomène, à cause de l’existence, ou l’existence à cause du phénomène ?

PROTARQUE.

Me demandes-tu si l’existence est ce qu’elle est en vue du phénomène ?

SOCRATE.

Il y a apparence.

PROTARQUE.

Au nom des dieux, que me demandes-tu par là ?

SOCRATE.

Le voici, Protarque. Dis-tu que la construction des vaisseaux se fait en vue des vaisseaux, ou les vaisseaux en vue de leur construction ? et ainsi des autres choses de même nature. Voilà, Protarque, ce que je veux savoir de toi.

PROTARQUE.

Pourquoi ne te réponds-tu pas toi-même, Socrate ?

SOCRATE.

Rien ne m’en empêche ; mais prends part à la discussion.

PROTARQUE.

Volontiers.

SOCRATE.

Je dis donc que tous les ingrédiens, tous les instrumens, tous les matériaux de toutes choses y entrent en vue de quelque phénomène : que tout phénomène se fait, l’un en vue de telle existence, l’autre en vue de telle autre ; et que la totalité des phénomènes se fait en vue de la totalité des existences.

PROTARQUE.

Cela est très clair.

SOCRATE.

Par conséquent, si le plaisir est un phénomène, il est nécessaire qu’il se fasse en vue de quelque existence.

PROTARQUE.

J’en conviens.

SOCRATE.

Mais la chose en vue de laquelle est toujours fait ce qui se fait en vue d’une autre doit être mise dans la classe du bien ; et il faut mettre, mon cher, dans une autre classe ce qui se fait en vue d’une autre chose.

PROTARQUE.

De toute nécessité.

SOCRATE.

Si donc le plaisir est un phénomène, n’aurons-nous pas raison de le mettre dans une autre classe que celle du bien ?

PROTARQUE.

Tout-à-fait raison.

SOCRATE.

Ainsi, comme j’ai dit en entamant ce propos, il faut savoir gré à celui qui nous a fait connaître que le plaisir est un phénomène, et qu’il n’a point d’existence par lui-même. Car il est évident que cet homme se moque de ceux qui soutiennent que le plaisir est le bien.

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Ce même homme se moquera aussi sans doute de ceux qui se contentent de phénomènes.

PROTARQUE.

Comment et de qui parles-tu ?

SOCRATE.

De ceux qui, se délivrant de la faim, de la soif, et des autres besoins semblables, dont on se délivre à l’aide des phénomènes, se réjouissent de ces phénomènes, parce qu’ils procurent du plaisir ; et disent qu’ils ne voudraient pas vivre, s’ils n’étaient sujets à la soif, à la faim, et s’ils n’éprouvaient toutes les autres sensations, sous quelque nom que ce soit, comme une dépendance nécessaire à ces sortes de besoins.

PROTARQUE.

Ils paraissent, du moins, dans cette disposition.

SOCRATE.

Tout le monde ne conviendra-t-il point que la corruption d’un phénomène est le contraire de sa génération ?

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Ainsi quiconque choisit la vie de plaisir, choisit la génération et la corruption, et non le troisième état, où il ne se rencontre ni plaisir, ni douleur, et où l’on peut avoir en partage la sagesse la plus pure.

PROTARQUE.

Je vois bien, Socrate, que c’est la plus grande des absurdités de mettre le bien de l’homme dans le plaisir.

SOCRATE.

Cela est vrai. Prouvons-le encore de cette manière.

PROTARQUE.

De quelle manière ?

SOCRATE.

Comment n’est-il point absurde que, n’y ayant rien de bon et de beau, ni dans les corps, ni dans toute autre chose, si ce n’est dans l’âme seule, le plaisir fût le seul bien de cette âme, et que la force, la tempérance, l’intelligence, et tous les autres biens que l’âme a reçus en partage, ne fussent comptés pour rien ? et encore qu’on fût réduit à avouer que quiconque ne goûte point de plaisir et ressent de la douleur est méchant pendant tout le temps qu’il souffre, fût-ce d’ailleurs l’homme le plus vertueux ; qu’au contraire, dès qu’on goûte du plaisir, on est vertueux par cette raison-là même, et d’autant plus vertueux que le plaisir est plus grand ?

PROTARQUE.

Tout cela, Socrate est de la dernière absurdité.

SOCRATE.

Qu’on ne puisse pas nous reprocher qu’après avoir examiné le plaisir avec la plus grande rigueur, nous avons l’air d’épargner l’intelligence et la science. Frappons-les hardiment de tous côtés, pour voir si elles ont quelque endroit faible, jusqu’à ce qu’ayant découvert ce qu’il y a de plus pur dans leur nature, nous nous servions, dans le jugement que nous devons porter en commun, de ce que l’intelligence d’une part, et le plaisir de l’autre, ont de plus vrai.

PROTARQUE.

Fort bien.

SOCRATE.

Les sciences ne se divisent-elles pas en deux classes, dont l’une a, je pense, pour objet les arts mécaniques, et l’autre la culture morale ? n’est-ce pas ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

Voyons d’abord, par rapport aux arts mécaniques, si, à certains égards, ils ne tiennent pas davantage de la science, et moins à d’autres égards ; et s’il nous faut regarder comme très pure la partie par laquelle ils approchent plus de la science, et l’autre comme impure.

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Dans les arts, considérons séparément ceux qui sont à la tête des autres.

PROTARQUE.

Quels arts, et comment les séparerons-nous ?

SOCRATE.

Par exemple, si on sépare de tous les autres arts l’art de compter, de mesurer, de peser, ce qui demeurera sera bien peu de chose, à dire vrai.

PROTARQUE.

J’en conviens.

SOCRATE.

Il ne restera plus après cela qu’à recourir à la probabilité, à exercer ses sens par l’expérience et une certaine routine, et à employer ce talent conjectural auquel on donne le nom d’art lorsqu’il a acquis sa perfection par la réflexion et le travail.

PROTARQUE.

Tout cela est indubitable.

SOCRATE.

N’est-ce pas là qu’en est la musique, elle qui ne règle point ses accords par la mesure, mais par les conjectures rapides que fournit l’habitude ; aussi bien que toute la partie instrumentale de cet art, laquelle ne saisit que par conjecture la juste mesure de chaque corde en mouvement ; de manière qu’il y a dans la musique bien des choses obscures, et très peu de certaines ?

PROTARQUE.

Rien de plus vrai.

SOCRATE.

Nous trouverons qu’il en est de même de la médecine, de l’agriculture, de la navigation et de l’art militaire.

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Qu’au contraire l’architecture fait usage, ce me semble, de beaucoup de mesures et d’instrumens qui lui donnent une grande justesse et la rendent plus exacte que la plupart des sciences.

PROTARQUE.

En quoi ?

SOCRATE.

Dans la construction des vaisseaux, des maisons, et de beaucoup d’autres ouvrages de charpenterie. Car elle se sert, je pense, de la règle, du tour, du compas, de l’aplomb, et d’une espèce de redressoir[13] artistement travaillé.

PROTARQUE.

Tu as raison, Socrate.

SOCRATE.

Ainsi séparons les arts en deux classes : les uns, qui sont une dépendance de la musique, ont moins de précision dans leurs ouvrages ; les autres, qui appartiennent à l’architecture, en ont davantage.

PROTARQUE.

Soit.

SOCRATE.

Et mettons au rang des arts les plus exacts ceux dont nous avons d’abord fait mention.

PROTARQUE.

Il me paraît que tu parles de l’arithmétique et des autres arts que tu as nommés avec elle.

SOCRATE.

Justement. Mais, Protarque, ne faut-il pas dire que ces arts eux-mêmes sont de deux sortes ? Qu’en penses-tu ?

PROTARQUE.

Quels arts, s’il te plaît ?

SOCRATE.

D’abord l’arithmétique. Ne doit-on pas reconnaître qu’il y a une arithmétique vulgaire, et une autre propre au philosophe ?

PROTARQUE.

Comment assigner la différence qu’il y a entre ces deux espèces d’arithmétique ?

SOCRATE.

Elle n’est pas petite, Protarque ; car le vulgaire fait entrer dans le même calcul des unités inégales, comme deux armées, deux bœufs, deux unités très petites ou très grandes. Le philosophe, au contraire, ne daignera seulement pas écouter quiconque refusera d’admettre que, dans le nombre infini des unités, il n’y a pas une unité qui diffère en rien d’une autre unité.

PROTARQUE.

Tu as raison de dire que la différence entre ceux qui s’occupent de la science des nombres n’est pas petite, et qu’on est par conséquent fondé à distinguer deux espèces d’arithmétique.

SOCRATE.

Mais quoi ! l’art de supputer et de mesurer qu’emploient les architectes et les marchands, ne diffère-t-il point de la géométrie et des calculs raisonnés du philosophe ? Dirons-nous que c’est le même art, ou les compterons-nous pour deux ?

PROTARQUE.

D’après ce qu’on vient de dire, je serais d’avis que ce sont deux arts.

SOCRATE.

Fort bien. Conçois-tu pourquoi nous sommes entrés dans cette discussion ?

PROTARQUE.

Peut-être. Je serais pourtant bien aise d’entendre ta réponse à cette question.

SOCRATE.

Il me semble que le discours est arrivé jusqu’ici dans le même dessein qu’il avait au commencement, celui de faire le pendant au discours sur les plaisirs ; et il en est venu à examiner si, de même qu’il y a des plaisirs plus purs les uns que les autres, il en est ainsi à l’égard des sciences.

PROTARQUE.

Il est manifeste au moins que c’est dans cette vue que nous nous y sommes engagés.

SOCRATE.

Mais quoi ! ne nous a-t-il pas découvert plus haut des arts qui sont les uns plus précis, les autres plus confus ?

PROTARQUE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Et après avoir appelé chaque art d’un seul nom, et nous avoir fait naître la pensée que cet art est un, ne suppose-t-il pas maintenant que ce sont deux arts, lorsqu’il demande si ce qu’il y a de précis et de pur dans chacun appartient plus à l’art des philosophes, ou à l’art de ceux qui ne le sont pas ?

PROTARQUE.

Il me paraît en effet que c’est là ce qu’il nous demande.

SOCRATE.

Eh bien, Protarque, quelle réponse lui ferons-nous ?

PROTARQUE.

Ô Socrate ! nous sommes parvenus à une différence étonnante entre les sciences pour la précision !

SOCRATE.

Nous répondrons donc plus facilement.

PROTARQUE.

Sans doute ; et nous dirons que les arts plus précis dont nous avons parlé diffèrent infiniment des autres arts ; et encore que de ces mêmes arts, par exemple, la géométrie et l’arithmétique, ceux qui sont employés par les vrais philosophes, l’emportent plus qu’on ne saurait dire sur eux-mêmes pour l’exactitude et la vérité.

SOCRATE.

Que la chose soit donc ainsi, selon toi ; et, sur ta parole, répondons avec confiance aux hommes redoutables dans l’art de traîner la dispute en longueur…

PROTARQUE.

Quoi ?

SOCRATE.

Qu’il y a deux arithmétiques et deux géométries, et qu’une foule d’autres arts dépendans de ceux-ci, quoique compris sous un seul nom, sont néanmoins doubles de la même manière.

PROTARQUE.

À la bonne heure, faisons cette réponse, Socrate, à ces hommes que tu dis si redoutables.

SOCRATE.

Nous disons donc que ces sciences sont de la dernière exactitude.

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Mais la dialectique, Protarque, ne nous avouerait point, si nous donnions à une autre science la préférence sur elle.

PROTARQUE.

Que faut-il entendre par dialectique ?

SOCRATE.

Il est clair que c’est la science qui connaît toutes les sciences dont nous parlons. Je pense en effet que tous ceux qui ont quelque peu d’intelligence, conviendront que la connaissance la plus vraie, sans comparaison, est celle qui a pour objet ce qui existe, ce qui existe réellement, et dont la nature est toujours la même. Et toi, Protarque, quel jugement en porterais-tu ?

PROTARQUE.

Socrate, j’ai souvent entendu répéter à Gorgias que l’art de persuader l’emporte sur tous les autres, parce qu’il se soumet tout, non par la force, mais de plein gré ; en un mot, que c’est le plus excellent de tous les arts. Je ne voudrais combattre ici ni son sentiment, ni le tien.

SOCRATE.

Tu allais parler contre moi ; mais il me paraît que par honte tu as quitté tes armes.

PROTARQUE.

Eh bien ! qu’il en soit à cet égard comme il te plaira.

SOCRATE.

Est-ce ma faute si tu as mal pris ma pensée ?

PROTARQUE.

Comment donc ?

SOCRATE.

Je ne t’ai pas demandé, mon cher Protarque, quel est l’art ou la science qui l’emporte sur les autres à raison de son importance, de son excellence, et des avantages qu’on en retire ; mais quelle est la science dont l’objet est le plus net, le plus exact, le plus vrai, qu’elle soit d’une grande utilité, ou non. Voilà ce que nous cherchons pour le présent. Ainsi, vois ; tu ne t’exposeras point à l’indignation de Gorgias, si tu accordes à l’art qu’il professe l’avantage sur tous les autres pour l’utilité qui en revient aux hommes ; tandis que pour l’affaire dont je parle, comme je disais tout-à-l’heure au sujet du blanc, qu’un peu de blanc, pourvu qu’il soit pur, l’emporte sur une grande quantité qui ne le serait pas, en ce que c’est le blanc le plus véritable, de même ici, après une sérieuse attention et une discussion suffisante, sans avoir égard à l’utilité des sciences ni à la célébrité qu’elles donnent, mais considérant uniquement s’il y a dans notre âme une faculté faite pour aimer le vrai et disposée à tout entreprendre pour parvenir à le connaître, disons que cette faculté est vraisemblablement le domaine de ce qu’il y a de pur dans l’intelligence et la sagesse, ou qu’il en faut chercher quelque autre plus excellente.

PROTARQUE.

J’examine ; et il me paraît difficile d’accorder qu’aucune autre science ou aucun autre art participe plus de la vérité que la dialectique.

SOCRATE.

Ce qui te fait parler de la sorte, n’est-ce point cette raison, que la plupart des arts et des sciences qui s’occupent des choses d’ici-bas donnent beaucoup à l’opinion, et étudient avec beaucoup d’application ce qui appartient à l’opinion ? Ensuite, lorsque quelqu’un se propose d’étudier la nature, tu sais qu’il s’occupe toute sa vie autour de cet univers, pour savoir comment il a été produit, et quels sont les effets et les causes de ce qui s’y passe. N’est-ce pas là ce que nous disons ? ou quoi enfin ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

N’est-il pas vrai que l’objet du travail entrepris par cet homme, n’est point ce qui existe toujours, mais ce qui se fait, ce qui se fera, et ce qui s’est fait ?

PROTARQUE.

Cela est très vrai.

SOCRATE.

Pouvons-nous dire qu’il y ait quelque chose d’évident selon la plus exacte vérité, dans des choses dont aucune partie n’a jamais existé, ni n’existera, ni n’existe dans le même état ?

PROTARQUE.

Et le moyen ?

SOCRATE.

Comment aurions-nous des connaissances fixes sur ce qui n’a aucune fixité ?

PROTARQUE.

Impossible, selon moi.

SOCRATE.

Par conséquent, ce n’est point de ces choses passagères dont s’occupe l’intelligence et toute science qui s’attache à la vérité en elle-même.

PROTARQUE.

Il n’y a pas d’apparence.

SOCRATE.

Ainsi il faut mettre absolument à quartier ici et toi, et moi, et Gorgias, et Philèbe, et, n’écoutant que la raison, affirmer ceci.

PROTARQUE.

Quoi ?

SOCRATE.

Que la fixité, la pureté, la vérité, et ce que nous appelons l’état d’abstraction, se rencontrent dans ce qui est toujours dans le même état, de la même manière, sans aucun mélange, ensuite dans ce qui en approche davantage ; et que tout le reste ne doit être mis qu’après et dans un degré inférieur.

PROTARQUE.

Rien de plus certain.

SOCRATE.

Pour ce qui est des noms qui expriment ces objets, n’est-il pas très juste de donner les plus beaux noms aux plus belles choses ?

PROTARQUE.
Oui.
SOCRATE.

Les noms les plus honorables ne sont-ils pas ceux d’intelligence et de sagesse ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

On peut donc les regarder dans la plus exacte vérité comme parfaitement appliqués aux pensées qui ont pour objet ce qui existe réellement.

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Ce que j’ai soumis tout-à-l’heure à notre jugement, ce n’est pas autre chose que ces noms-là.

PROTARQUE.

Pas autre chose, Socrate.

SOCRATE.

Bien. Et si quelqu’un disait que nous ressemblons à des ouvriers, devant lesquels on a mis la sagesse et le plaisir comme des matières qu’ils doivent allier ensemble pour en former quelque ouvrage, cette comparaison ne serait-elle pas juste ?

PROTARQUE.

Très juste.

SOCRATE.

Ne faut-il pas essayer à présent de faire cet alliage ?

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

Mais ne serait-il pas mieux de nous dire et de nous rappeler auparavant à nous-mêmes certaines choses ?

PROTARQUE.

Lesquelles ?

SOCRATE.

Des choses dont il a été déjà fait mention ; mais c’est, à mon avis, une bonne maxime que celle qui ordonne de revenir jusqu’à deux et trois fois sur ce qui est bien.

PROTARQUE.

J’en conviens.

SOCRATE.

Au nom de Jupiter, sois attentif. Voici, je pense, ce que nous disions au commencement de cette dispute.

PROTARQUE.

Quoi ?

SOCRATE.

Philèbe soutenait que le plaisir est la fin légitime de tous les êtres animés, le but auquel ils doivent tendre ; qu’il est le bien de tous, et que ces deux mots, bon et agréable, appartiennent, à parler exactement, à une seule et même idée. Socrate, au contraire, prétendait que cela n’est point ; que comme le bon et l’agréable sont deux noms différens, ils expriment aussi deux choses d’une nature différente, et que la sagesse participe davantage à la condition du bien que le plaisir. N’est-ce point là, Protarque, ce qui s’est dit alors de part et d’autre ?

PROTARQUE.

Certainement.

SOCRATE.

Ne sommes-nous pas convenus, et ne convenons-nous pas encore de ceci ?

PROTARQUE.

De quoi ?

SOCRATE.

Que la nature du bien a l’avantage sur toute autre chose en ce point.

PROTARQUE.

En quel point ?

SOCRATE.

En ce que l’être animé qui en a la possession pleine, entière, non interrompue pendant toute sa vie, n’a plus besoin d’aucune autre chose, et que le bien lui suffit parfaitement. Cela n’est-il pas vrai ?

PROTARQUE.

Très vrai.

SOCRATE.

N’avons-nous point tâché d’établir deux espèces de vie absolument distinctes l’une de l’autre, où régnât, d’une part, le plaisir sans aucun mélange de sagesse ; et, de l’autre, la sagesse sans le moindre élément de plaisir ?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.

L’une ou l’autre de ces conditions a-t-elle paru suffisante par elle-même à aucun de nous ?

PROTARQUE.

Et comment l’eût-elle paru ?

SOCRATE.

Si nous nous sommes alors écartés de la vérité en quelque chose, que le premier qui voudra nous redresse en ce moment, et dise mieux ; qu’il comprenne sous une seule idée la mémoire, la science, la sagesse, l’opinion vraie, et qu’il examine s’il est quelqu’un qui consentît à jouir de quelque chose que ce soit, étant privé de tout cela, non pas même du plaisir, quelque grand qu’on le suppose pour le nombre ou pour la vivacité, s’il n’avait aucune opinion vraie, touchant la joie qu’il ressent, qu’il ne connût aucunement quel est le sentiment qu’il éprouve, et qu’il n’en eût aucun souvenir dans le plus petit espace de temps. Dis-en autant de la sagesse, et vois si l’on choisirait la sagesse sans aucun plaisir, si petit qu’il soit, plutôt qu’avec quelque plaisir ; ou tous les plaisirs du monde sans sagesse, plutôt qu’avec quelque sagesse.

PROTARQUE.

Cela ne se peut point, Socrate, et il n’est pas nécessaire de revenir si souvent à la charge là-dessus.

SOCRATE.

Ainsi ni le plaisir ni la sagesse ne sont le bien parfait, le bien desirable pour tous, le souverain bien.

PROTARQUE.

Non, sans doute.

SOCRATE.

Il nous faut donc découvrir le bien ou en lui-même, ou dans quelque image, afin de voir, comme nous avons dit, à qui nous devons adjuger le second prix.

PROTARQUE.

Très bien.

SOCRATE.

N’avons-nous point rencontré quelque voie qui nous conduise au bien ?

PROTARQUE.

Quelle voie ?

SOCRATE.

Si l’on cherchait un homme, et qu’on apprît exactement où est sa demeure, ne serait-ce pas une grande avance pour le trouver ?

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Et maintenant, comme à l’entrée de cet entretien, la raison nous a fait connaître qu’il ne faut pas chercher le bien dans une vie sans mélange, mais dans celle qui est mélangée.

PROTARQUE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Il y a plus d’espérance que ce que nous cherchons se montrera plus à découvert dans une vie bien mélangée que dans une autre.

PROTARQUE.

Beaucoup plus.

SOCRATE.

Ainsi, faisons ce mélange, Protarque, après avoir adressé nos vœux aux dieux, soit Bacchus, soit Vulcain, soit toute autre divinité sous l’invocation de laquelle ce mélange doit se faire.

PROTARQUE.

J’y consens.

SOCRATE.

Semblables à des échansons, nous avons à notre disposition deux fontaines : celle du plaisir, qu’on peut comparer à une fontaine de miel ; et celle de la sagesse, fontaine sobre, à laquelle le vin est inconnu, et d’où sort une eau austère et salutaire. Voilà ce qu’il faut nous efforcer de mêler ensemble de notre mieux.

PROTARQUE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Voyons d’abord. Ferons-nous bien de mêler toute espèce de plaisir avec toute espèce de sagesse ?

PROTARQUE.

Peut-être.

SOCRATE.

Ce ne serait pas sûr. Je puis te montrer un moyen de faire, ce me semble, ce mélange avec moins de risque.

PROTARQUE.

Quel moyen ? dis.

SOCRATE.

N’avons-nous pas, à ce que nous pensons, des plaisirs plus vrais les uns que les autres, et des arts plus exacts que d’autres arts ?

PROTARQUE.

Sans doute.

SOCRATE.

N’y a-t-il pas aussi deux sciences différentes ; l’une, qui a pour objet les choses sujettes à la génération et à la corruption ; l’autre, ce qui échappe à l’une et à l’autre et subsiste toujours la même et de la même manière ? En les considérant du côté de la vérité, nous avons jugé que celle-ci est plus vraie que celle-là.

PROTARQUE.

Et avec raison.

SOCRATE.

Eh bien, si, commençant par mêler ensemble les portions les plus vraies de part et d’autre, nous examinions si ce mélange est suffisant pour nous procurer la vie la plus desirable, ou si nous avons encore besoin d’y faire entrer d’autres portions qui ne seraient pas si pures ?

PROTARQUE.

Oui, prenons ce parti.

SOCRATE.

Soit donc un homme qui ait une juste idée de la nature de la justice en elle-même, avec un talent d’exprimer sa pensée conforme à son intelligence, et qui en toutes choses ait les mêmes avantages.

PROTARQUE.

Soit.

SOCRATE.

Cet homme aura-t-il autant de science qu’il est nécessaire, si, connaissant la nature du cercle en lui-même et de la sphère divine, il ignore d’ailleurs ce que c’est que cette sphère humaine et ces cercles réels, et que, pour la construction d’un édifice ou de tout autre ouvrage, il lui faille se servir de règles et de cercles ?

PROTARQUE.

Notre situation, Socrate, serait ridicule, si nous n’avions que ces connaissances divines.

SOCRATE.

Comment dis-tu ? Il faut donc y ajouter l’art mobile et grossier de la règle et du cercle défectueux.

PROTARQUE.

Il le faut bien si l’on veut que nous retrouvions chaque jour le chemin pour retourner chez nous.

SOCRATE.

Faudra-t-il y joindre aussi la musique, que nous avons dite un peu plus haut toute pleine de conjecture et d’imitation, et manquant de pureté ?

PROTARQUE.

Il le faut bien, selon moi, si nous voulons que notre vie soit un peu supportable.

SOCRATE.

Veux-tu que, semblable à un portier pressé et forcé par la foule, je cède, j’ouvre les portes toutes grandes, et laisse toutes les sciences entrer et se mêler ensemble, les pures avec celles qui ne le sont pas ?

PROTARQUE.

Je ne vois pas, Socrate, quel mal il y aurait à posséder toutes les autres sciences, pourvu qu’on eût les premières.

SOCRATE.

Je vais donc leur ouvrir passage, et les laisser toutes se rassembler dans le sein de la très poétique vallée d’Homère[14].

PROTARQUE.

À la bonne heure.

SOCRATE.

Le passage est ouvert ; qu’elles se rassemblent toutes. Il faut aller maintenant à la source des plaisirs : car nous n’avons pu faire notre mélange comme nous l’avions d’abord projeté, en commençant par ce qu’il y a de vrai dans le plaisir et dans la science ; mais par amour pour la science, nous avons admis toutes les sciences sans distinction, et avant les plaisirs.

PROTARQUE.

Tu dis très vrai.

SOCRATE.

Il est temps par conséquent de délibérer au sujet des plaisirs ? si nous les laisserons aussi entrer tous à-la-fois, ou si nous ne devons ouvrir d’abord passage qu’à ceux qui sont vrais.

PROTARQUE.

Il faut d’abord, pour plus de sûreté, donner entrée aux véritables.

SOCRATE.

Qu’ils passent donc. Mais que ferons-nous après cela ? Ne faut-il pas, s’il y a quelques plaisirs nécessaires, que nous les mêlions avec les autres, comme nous avons fait à l’égard des sciences ?

PROTARQUE.

Pourquoi non ? Les nécessaires, du moins.

SOCRATE.

Mais si, comme nous avons dit au sujet des arts, qu’il n’y avait aucun danger et qu’il y avait même de l’utilité à les connaître tous, nous disons à présent la même chose par rapport aux plaisirs ; au cas qu’il soit universellement avantageux et sans aucun inconvénient de goûter tous les plaisirs durant la vie, il nous les faut mêler tous ensemble.

PROTARQUE.

Que dirons-nous donc à cet égard, et quel parti prendrons-nous ?

SOCRATE.

Ce n’est pas nous, Protarque, qu’il faut consulter ici, mais les plaisirs et la sagesse, les interrogeant en cette manière sur ce qu’ils pensent l’un de l’autre.

PROTARQUE.

De quelle manière ?

SOCRATE.

Mes bons amis, soit qu’il faille vous appeler du nom de plaisirs ou de quelque autre nom semblable, qu’aimeriez-vous mieux, d’habiter avec la sagesse, ou d’en être séparés ? Je pense qu’ils ne pourraient se dispenser de nous faire cette réponse.

PROTARQUE.

Quelle réponse ?

SOCRATE.

Il n’est, diront les plaisirs, ni possible, ni avantageux, comme on l’a remarqué tout-à-l’heure, qu’un genre demeure seul, isolé, et dans l’état d’abstraction ; et entre tous les genres, nous croyons que le plus digne d’habiter avec nous est celui qui peut connaître tout le reste, et avoir même de chacun de nous une connaissance parfaite.

PROTARQUE.

Et vous avez très-bien répondu, leur dirons-nous.

SOCRATE.

À merveille. Il faut, après cela, interroger à leur tour la sagesse et l’intelligence. Avez-vous besoin du mélange des plaisirs ? dirons-nous à l’intelligence et à la sagesse. De quels plaisirs ? répondront-elles.

PROTARQUE.

Oui, voilà ce qu’elles répondront, selon toute apparence.

SOCRATE.

Nous continuerons ensuite à leur parler en ces termes : Outre les plaisirs véritables, dirons-nous, avez-vous encore besoin de la compagnie des plaisirs les plus grands et les plus vifs ? Comment, répliqueront-elles, en aurions-nous affaire, Socrate, puisqu’ils nous apportent une infinité d’obstacles, en troublant par des joies excessives les âmes où nous habitons, qu’ils nous empêchent même d’y prendre naissance, et font périr nos enfans la plupart du temps par la négligence et par l’oubli ? Mais pour les plaisirs véritables et purs dont tu as parlé, regarde-les comme nos amis ; joins-y ceux qui accompagnent la santé et la tempérance, et qui formant, pour ainsi dire, le cortège de la vertu, comme celui d’une déesse, marchent partout à sa suite : fais entrer ceux-là dans le mélange. Mais quant à ceux qui sont toujours à la suite de la folie et du vice, il y aurait de l’absurdité à les associer à l’intelligence, pour quiconque se proposerait de faire le mélange le plus beau, le plus exempt de sédition, et où l’on pût voir quel est le bien de l’homme et de tout l’univers, et quelle idée on doit se former de son essence. Ne dirons-nous pas que l’intelligence a répondu avec bien de la raison, et comme on devait l’attendre d’elle, pour elle-même, pour la mémoire, et pour la vraie connaissance ?

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Mais il est encore un point nécessaire, et sans lequel rien ne peut exister.

PROTARQUE.

Quel est-il ?

SOCRATE.

Toute chose où nous ne ferons pas entrer la vérité, n’existera jamais, et n’a jamais existé d’une manière réelle.

PROTARQUE.

En effet, comment cela se pourrait-il ?

SOCRATE.

En aucune manière. À présent, s’il manque encore quelque chose à ce mélange, dites-le, toi et Philèbe. Pour moi, il me paraît que ce discours est désormais achevé, et qu’on peut le regarder comme une espèce de monde incorporel propre à bien gouverner un corps animé.

PROTARQUE.

Tu peux bien dire aussi, Socrate, que je suis de ton avis.

SOCRATE.

Et si nous disions que nous voilà maintenant parvenus au vestibule du bien, et à la demeure où habite la vie heureuse, n’aurions-nous pas raison ?

PROTARQUE.

Il me le semble, au moins.

SOCRATE.

Quel est, selon nous, en ce mélange, l’élément le plus précieux, et le plus capable de rendre une pareille situation desirable à tout le monde ? Lorsque nous l’aurons découvert, nous examinerons ensuite avec quoi il a plus de liaison et d’affinité, du plaisir ou de l’intelligence.

PROTARQUE.

Fort bien. Cela nous sera d’un très grand secours pour le jugement que nous devons porter.

SOCRATE.

Mais il n’est pas difficile d’apercevoir quelle est dans tout mélange la cause qui le rend tout-à-fait digne d’estime, ou tout-à-fait méprisable.

PROTARQUE.

Comment dis-tu ?

SOCRATE.

Il n’est personne sans doute qui ignore ceci.

PROTARQUE.

Quoi ?

SOCRATE.

Que dans tout mélange, quel qu’il soit, et de quelque manière qu’il soit formé, si la mesure et la proportion ne s’y rencontrent, c’est une nécessité que les choses dont il est composé, et que le mélange lui-même tout le premier, périssent. Car ce n’est plus alors un mélange, mais une véritable confusion, qui d’ordinaire est un malheur réel pour ceux qui le possèdent.

PROTARQUE.

Rien de plus vrai.

SOCRATE.

L’essence du bien nous est donc échappée, et s’est allée jeter dans celle du beau : car en toute chose la mesure et la proportion constituent la beauté comme la vertu.

PROTARQUE.

Cela est certain.

SOCRATE.

Mais nous avons dit aussi que la vérité entrait avec elles dans le mélange.

PROTARQUE.

Assurément.

SOCRATE.

Par conséquent, si nous ne pouvons saisir le bien sous une seule idée, saisissons-le sous trois idées, celles de la beauté, de la proportion et de la vérité ; et disons que ces trois choses réunies sont la véritable cause de l’excellence de ce mélange, et que cette cause étant bonne y c’est par elle que le mélange est bon.

PROTARQUE.

On ne peut mieux.

SOCRATE.

Tout le monde, Protarque, est à présent en état de décider qui du plaisir ou de la sagesse a plus d’affinité avec le souverain bien, et a le premier rang aux yeux des hommes et des dieux.

PROTARQUE.

La chose parle d’elle-même : toutefois il sera mieux d’en apporter la preuve.

SOCRATE.

Comparons donc successivement chacune de ces trois choses avec le plaisir et l’intelligence : car il nous faut voir auquel des deux nous attribuerons chacune d’elles, comme lui appartenant de plus près.

PROTARQUE.

Tu parles de la beauté, de la vérité et de la mesure ?

SOCRATE.

Oui. Prends d’abord la vérité, Protarque ; et l’ayant prise, jette les yeux sur ces trois choses, l’intelligence, la vérité, le plaisir ; et après y avoir long-temps réfléchi, réponds-toi à toi-même si c’est le plaisir ou l’intelligence qui a plus d’affinité avec la vérité.

PROTARQUE.

Qu’est-il besoin de temps pour cela ? La différence est grande, à ce que je pense. En effet, le plaisir est la chose du monde la plus menteuse ; aussi dit-on que les dieux pardonnent tout parjure commis dans les plaisirs de l’amour, qui passent pour les plus grands de tous, comme si les plaisirs étaient des enfans sans raison. Mais l’intelligence est, ou la même chose que la vérité, ou ce qui lui ressemble davantage, et ce qu’il y a de plus vrai.

SOCRATE.

Considère ensuite de la même manière la mesure, et vois si elle appartient plus au plaisir qu’à la sagesse, ou à la sagesse qu’au plaisir.

PROTARQUE.

La question que tu me proposes n’est pas non plus difficile à résoudre. Je pense en effet que dans la nature des choses, il est impossible de trouver rien qui soit plus ennemi de toute mesure que le plaisir et les joies extrêmes, ni rien qui soit plus ami de la mesure que l’intelligence et la science.

SOCRATE.

Très bien dit. Achève néanmoins le troisième parallèle. L’intelligence participe-t-elle plus à la beauté que le plaisir, en sorte que l’intelligence soit plus belle que le plaisir ? ou bien est-ce le contraire ?

PROTARQUE.

N’est-il donc pas vrai, Socrate, que dans aucun temps présent, passé, à venir, personne n’a vu ni imaginé nulle part, en aucune manière, soit durant la veille, soit en dormant, une sagesse et une intelligence qui eût mauvaise grâce ?

SOCRATE.

Fort bien.

PROTARQUE.

Au lieu que, quand nous voyons goûter certains plaisirs, et surtout les plus grands, nous trouvons que cette jouissance traîne à sa suite ou le ridicule ou la honte, au point que nous en rougissons nous-mêmes, et que les dérobant aux regards, nous les cachons et les confions à la nuit, jugeant qu’il est indécent que la lumière du jour soit témoin de pareils plaisirs.

SOCRATE.

Ainsi tu publieras partout, Protarque, aux absens par des envoyés, aux présens par toi-même, que le plaisir n’est ni le premier, ni le second bien ; mais que le premier bien est la mesure, le juste milieu, l’à-propos, et toutes les autres qualités semblables, qu’on doit regarder comme ayant en partage une nature immuable.

PROTARQUE.

C’est ce qui paraît, d’après ce qui vient d’être dit.

SOCRATE.

Que le second bien est la proportion, le beau, le parfait, ce qui se suffit par soi-même, et tout ce qui est de ce genre.

PROTARQUE.

Il y a apparence.

SOCRATE.

Autant que je puis conjecturer, tu ne t’écarteras guère de la vérité en mettant pour le troisième bien l’intelligence et la sagesse.

PROTARQUE.

Peut-être bien.

SOCRATE.

N’assignerons-nous point la quatrième place à ce que nous avons dit appartenir à l’âme seule, aux sciences, aux arts, aux vraies connaissances, s’il est vrai que ces choses ont une liaison plus étroite avec le bien que le plaisir ?

PROTARQUE.

Apparemment.

SOCRATE.

Au cinquième rang, mettons les plaisirs que nous avons distingués des autres comme exempts de douleur, les nommant des perceptions pures de l’âme qui tiennent à la suite des sensations.

PROTARQUE.

Peut-être.

SOCRATE.

À la sixième génération, dit Orphée, mettez fin à vos chants[15]. Il me semble pareillement que ce discours a pris fin au sixième jugement. Il ne nous reste plus qu’à couronner ce qui a été dit.

PROTARQUE.

Il n’y a qu’à le faire.

SOCRATE.

Voyons ; encore une troisième libation en l’honneur de Jupiter Libérateur ; un troisième et dernier essai.

PROTARQUE.

Comment ?

SOCRATE.

Philèbe appelait souverain bien le plaisir dans sa plénitude.

PROTARQUE.

C’est donc pour cela, Socrate, que tu disais qu’il fallait répéter jusqu’à trois fois le commencement de cette discussion.

SOCRATE.

Oui : mais écoutons ce qui suit. Comme j’avais dans l’esprit tout ce que je viens d’exposer, et que j’étais révolté contre cette opinion, qui n’est pas seulement de Philèbe, mais d’une infinité d’autres, j’ai dit que l’intelligence est beaucoup meilleure que le plaisir, et qu’elle est plus avantageuse à la vie humaine.

PROTARQUE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Et comme je soupçonnais qu’il y avait encore plusieurs autres biens, j’ai ajouté que, si nous en découvrions un qui fût préférable à ces deux-là, je disputerais pour le second prix en faveur de l’intelligence contre le plaisir, et que celui-ci ne l’obtiendrait point.

PROTARQUE.

Tu l’as dit en effet.

SOCRATE.

Nous avons vu ensuite très suffisamment que ni l’un ni l’autre de ces biens n’est suffisant par soi-même.

PROTARQUE.

Rien de plus certain.

SOCRATE.

Dans cette dispute, l’intelligence et le plaisir n’ont-ils pas été convaincus l’un et l’autre de ne pouvoir prétendre à la qualité de souverain bien étant privés de la propriété de se suffire par soi-même de la plénitude et de la perfection ?

PROTARQUE.

Très bien.

SOCRATE.

Une troisième espèce de bien supérieure aux deux autres s’étant donc présentée à nous, l’intelligence nous a paru avoir une affinité mille fois plus grande et plus intime que le plaisir, avec l’essence de ce bien victorieux.

PROTARQUE.

Comment en douter ?

SOCRATE.

Ainsi, suivant le jugement que nous venons de prononcer, le plaisir n’est qu’à la cinquième place.

PROTARQUE.

À ce qu’il paraît.

SOCRATE.

Quant à la première place, tous les bœufs, tous les chevaux et toutes les autres bêtes sans exception ne la réclameront-elles point en faveur du plaisir, parce qu’elles s’attachent à sa poursuite ? et la plupart des hommes s’en rapportant à elles, comme les devins aux oiseaux, jugent que le plaisir est le souverain maître du bonheur de la vie ; et ils pensent que les appétits de la bête sont des garans plus sûrs de la vérité que les discours inspirés par une muse philosophe.

PROTARQUE.

Nous convenons tous, Socrate, que ce que tu as dit est parfaitement vrai.

SOCRATE.

Laissez-moi donc aller.

PROTARQUE.

Il y a encore une petite chose à éclaircir, Socrate. Aussi bien tu ne t’en iras pas d’ici avant nous. Je te rappellerai ce qui reste à dire.

FIN DU SECOND VOLUME.

Notes[modifier]

  1. Jeune homme, fils de Callias, si célèbre par sa passion pour les sophistes.
  2. On ne trouve rien de particulier sur Philèbe, hors de ce dialogue, où l’on voit seulement que c’était un homme qui enseignait à-peu-près comme les sophistes.
  3. Ce qui semble indiquer des personnages muets dans ce dialogue.
  4. Nouvelle preuve qu’il y avait d’autres assistans. Voyez aussi quelques lignes plus bas : Mes enfans…
  5. Mot à mot : Mais l’infinité (τὸ ἄπειρον (to apeiron)) des individus et la multitude qui se trouve en eux est cause que tu es d’ordinaire dépourvu d’intelligence (ἄπειρος (apeiros)), et que tu ne mérites qu’on fasse de toi ni estime ni compte (ἐνάριθμον (enarithmon)), comme ne regardant à aucun compte (εἰς οὐδενὰ ἄριθμον (eis oudena arithmon)), à aucun nombre déterminé dans aucune chose. Le même jeu de mots sur ἄπειρος (apeiros) se trouve dans le Timée.
  6. Jeu de mots du texte : Τελευτῆς γενομένης ϰαὶ αὐτῷ τετελευτήϰατον (Teleutês genomenês teteleutêkaton).
  7. C’est-à-dire, envers l’intelligence.
  8. Tout ce passage repose sur un jeu de mots. Le mot qui exprime que l’âme ignore ses sensations, λανθάνειν (lanthanein), exprime aussi qu’elle les oublie. Socrate prévient ici une équivoque qui aurait pu naître des deux nuances de λανθάνειν (lanthanein), et qui n’a point lieu en français.
  9. Pour dire, élève d’un tel maître, voulant désigner Philèbe, qui appelait ses élèves, enfans. Telle est l’explication de Schleiermacher et de Stalbaum. Sydenham croit qu’il s’agit tout simplement du père de Protarque, Callias, si célèbre par ses relations avec les sophistes.
  10. Voyez le Théétète.
  11. Hom. Iliade, liv. XVIII, v. 108 et suiv.
  12. Voyez la note.
  13. Προσαγώγιον. — Le Scholiaste et Suidas : Instrument d’architecture qui servait à redresser le bois.
  14. Allusion aux vers 452, 453, du liv. IV de l’Iliade.
  15. Orphic. Fragment, v. 473, édition d’Hermann.