Philosophie de la misère/Prologue

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PROLOGUE.
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Avant que j’entre dans la matière qui fait l’objet de ces nouveaux mémoires, j’ai besoin de rendre compte d’une hypothèse qui paraîtra sans doute étrange, mais sans laquelle il m’est impossible d’aller en avant et d’être compris : je veux parler de l’hypothèse d’un dieu.

Supposer Dieu, dira-t-on, c’est le nier. Pourquoi ne l’affirmez-vous pas ?

Est-ce ma faute si la foi à la divinité est devenue une opinion suspecte ? Si le simple soupçon d’un être suprême est déjà noté comme la marque d’un esprit faible, et si, de toutes les utopies philosophiques, c’est la seule que le monde ne souffre plus ? Est-ce ma faute si l’hypocrisie et l’imbécillité se cachent partout sous cette sainte étiquette ?

Qu’un docteur suppose dans l’univers une force inconnue entraînant les soleils et les atomes, et faisant mouvoir toute la machine, chez lui cette supposition, tout à fait gratuite, n’a rien que de naturel ; elle est accueillie, encouragée : témoin l’attraction, hypothèse qu’on ne vérifiera jamais, et qui cependant fait la gloire de l’inventeur. Mais lorsque, pour expliquer le cours des affaires humaines, je suppose, avec toute la réserve imaginable, l’intervention d’un dieu, je suis sûr de révolter la gravité scientifique et d’offenser les oreilles sévères : tant notre piété a merveilleusement discrédité la providence, tant le charlatanisme de toute robe opère de jongleries au moyen de ce dogme ou de cette fiction. J’ai vu les théistes de mon temps, et le blasphème a erré sur mes lèvres ; j’ai considéré la foi du peuple, de ce peuple que Brydaine appelait le meilleur ami de Dieu, et j’ai frémi de la négation qui allait m’échapper. Tourmenté de sentiments contraires, j’ai fait appel à la raison ; et c’est cette raison qui, parmi tant d’oppositions dogmatiques, me commande aujourd’hui l’hypothèse. Le dogmatisme a priori, s’appliquant à Dieu, est demeuré stérile : qui sait où l’hypothèse à son tour nous conduira ?…

Je dirai donc comment, étudiant dans le silence de mon cœur et loin de toute considération humaine, le mystère des révolutions sociales, Dieu, le grand inconnu, est devenu pour moi une hypothèse, je veux dire un instrument dialectique nécessaire.


I.


Si je suis, à travers ses transformations successives, l’idée de Dieu, je trouve que cette idée est avant tout sociale ; j’entends par là qu’elle est bien plus un acte de foi de la pensée collective qu’une conception individuelle. Or, comment et à quelle occasion se produit cet acte de foi ? Il importe de le déterminer.

Au point de vue moral et intellectuel, la société, ou l’homme collectif, se distingue surtout de l’individu par la spontanéité d’action, autrement dite, l’instinct. Tandis que l’individu n’obéit ou s’imagine n’obéir qu’à des motifs dont il a pleine connaissance et auxquels il est maître de refuser ou d’accorder son adhésion ; tandis, en un mot, qu’il se juge libre, et d’autant plus libre qu’il se sait plus raisonneur et mieux instruit, la société est sujette à des entraînements où rien, au premier coup d’œil, ne laisse apercevoir de délibération et de projet, mais qui peu à peu semblent dirigés par un conseil supérieur, existant hors de la société, et la poussant avec une force irrésistible vers un terme inconnu. L’établissement des monarchies et des républiques, la distinction des castes, les institutions judiciaires, etc., sont autant de manifestations de cette spontanéité sociale, dont il est beaucoup plus facile de noter les effets que d’indiquer le principe ou de donner la raison. Tout l’effort même de ceux qui, à la suite de Bossuet, Vico, Herder, Hegel, se sont appliqués à la philosophie de l’histoire, a été jusqu’ici de constater la présence du destin providentiel, qui préside à tous les mouvements de l’homme. Et j’observe, à ce propos, que la société ne manque jamais, avant d’agir, d’évoquer son génie : comme si elle voulait se faire ordonner d’en haut ce que déjà sa spontanéité a résolu. Les sorts, les oracles, les sacrifices, les acclamations populaires, les prières publiques, sont la forme la plus ordinaire de ces délibérations après coup de la société.

Cette faculté mystérieuse, tout intuitive, et pour ainsi dire supra-sociale, peu ou point sensible dans les personnes, mais qui plane sur l’humanité comme un génie inspirateur, est le fait primordial de toute psychologie.

Or, à la différence des autres espèces animales, comme lui soumises tout à la fois à des appétences individuelles et à des impulsions collectives, l’homme a le privilége d’apercevoir et de signaler à sa propre pensée l’instinct ou fatum qui le mène ; nous verrons plus tard qu’il a aussi le pouvoir d’en pénétrer et même d’en influencer les décrets. Et le premier mouvement de l’homme, ravi et pénétré d’enthousiasme — du souffle divin —, est d’adorer l’invisible providence dont il se sent dépendre et qu’il nomme Dieu, c’est-à-dire Vie, Être, Esprit, ou plus simplement encore, Moi : car tous ces mots, dans les langues anciennes, sont synonymes et homophones.

Je suis Moi, dit Dieu à Abraham, et je traite avec Toi... et à Moïse : je suis l’Être. Tu parleras aux enfants d’Israël : l’être m’envoie vers vous. Ces deux mots, l’Être et moi, ont dans la langue originale, la plus religieuse que les hommes aient parlée, la même caractéristique[1]. Ailleurs, quand Ie-hovah, se faisant législateur par l’organe de Moïse, atteste son éternité et jure par son essence, il dit, pour formule de serment : moi ; ou bien avec un redoublement d’énergie : moi, l’être. Aussi le dieu des hébreux est le plus personnel et le plus volontaire de tous les dieux, et nul mieux que lui n’exprime l’intuition de l’humanité.

Dieu apparaît donc à l’homme comme un moi, comme une essence pure et permanente, qui se pose devant lui ainsi qu’un monarque devant son serviteur, et qui s’exprime, tantôt par la bouche des poëtes, des législateurs et des devins, musa, nomos, numen ; tantôt par l’acclamation populaire, vox populi vox Dei. Ceci peut servir entre autres à expliquer comment il y a des oracles vrais et des oracles faux ; pourquoi les individus séquestrés dès leur naissance n’atteignent pas d’eux-mêmes à l’idée de Dieu, tandis qu’ils la saisissent avidement aussitôt qu’elle leur est présentée par l’âme collective ; comment enfin les races stationnaires, telles que les chinois, finissent par la perdre[2]. D’abord, quant aux oracles, il est clair que toute leur certitude vient de la conscience universelle qui les inspire ; et quant à l’idée de Dieu, on comprend aisément pourquoi le séquestre et le statu quo lui sont également mortels. D’un côté, le défaut de communication tient l’âme absorbée dans l’égoïsme animal ; de l’autre, l’absence de mouvement, changeant peu à peu la vie sociale en routine et mécanisme, élimine à la fin l’idée de volonté et de providence. Chose étrange ! La religion, qui périt par le progrès, périt aussi par l’immobilité.

Remarquons au surplus qu’en rapportant à la conscience vague, et pour ainsi dire objectivée d’une raison universelle, la première révélation de la divinité, nous ne préjugeons absolument rien sur la réalité même ou la non- réalité de Dieu. En effet, admettons que Dieu ne soit autre chose que l’instinct collectif ou la raison universelle : reste encore à savoir ce qu’est en elle-même cette raison universelle. Car, comme nous le ferons voir par la suite, la raison universelle n’est point donnée dans la raison individuelle ; en d’autres termes, la connaissance des lois sociales, ou la théorie des idées collectives, bien que déduite des concepts fondamentaux de la raison pure, est cependant tout empirique, et n’eût jamais été découverte a priori par voie de déduction, d’induction ou de synthèse. D’où il suit que la raison universelle, à laquelle nous rapportons ces lois comme étant son œuvre propre ; la raison universelle, qui existe, raisonne, travaille dans une sphère à part et comme une réalité distincte de la raison pure ; de même que le système du monde, bien que créé selon les lois des mathématiques, est une réalité distincte des mathématiques, et dont on n’aurait pu déduire l’existence des seules mathématiques : il s’ensuit, dis-je, que la raison universelle est précisément, en langage moderne, ce que les anciens appelèrent Dieu. Le mot est changé : que savons-nous de la chose ?

Poursuivons maintenant les évolutions de l’idée divine.

L’Être Suprême, une fois posé par un premier jugement mystique, l’homme généralise immédiatement ce thème par un autre mysticisme, l’analogie. Dieu n’est, pour ainsi dire, encore qu’un point : tout à l’heure il remplira le monde.

De même qu’en sentant son moi social, l’homme avait salué son Auteur ; de même en découvrant du conseil et de l’intention dans les animaux, les plantes, les fontaines, les météores, et dans tout l’univers, il attribue à chaque objet en particulier, et ensuite au tout, une âme, esprit ou génie qui y préside : poursuivant cette induction déifiante du sommet le plus élevé de la nature, qui est la société, aux existences les plus humbles, aux choses inanimées et inorganiques. De son moi collectif, pris pour pôle supérieur de la création, jusqu’au dernier atome de matière, l’homme étend donc l’idée de Dieu, c’est-à-dire l’idée de personnalité et d’intelligence, comme la Genèse nous raconte que Dieu lui-même étendit le ciel, c’est-à-dire créa l’espace et le temps, capacités de toutes choses.

Ainsi, sans un Dieu, fabricateur souverain, l’univers et l’homme n’existeraient pas : telle est la profession de foi sociale. Mais aussi sans l’homme Dieu ne serait pas pensé, — franchissons cet intervalle, — Dieu ne serait rien. Si l’humanité a besoin d’un auteur, Dieu, les dieux, n’a pas moins besoin d’un révélateur : la théogonie, les histoires du ciel, de l’enfer et de leurs habitants, ces rêves de la pensée humaine, sont la contrepartie de l’univers, que certains philosophes ont nommé en retour le rêve de Dieu. Et quelle magnificence dans cette création théologique, œuvre de la société ! La création du demiourgos fut effacée ; celui que nous nommons le Tout-Puissant fut vaincu ; et, pendant des siècles, l’imagination enchantée des mortels fut détournée du spectacle de la nature par la contemplation des merveilles olympiennes.

Descendons de cette région fantastique : l’impitoyable raison frappe à la porte ; il faut répondre à ses questions redoutables.

Qu’est-ce que Dieu ? dit-elle ; où est-il ? combien est-il ? que veut-il ? que peut-il ? que promet-il ? — Et voici qu’au flambeau de l’analyse, toutes les divinités du ciel, de la terre et des enfers se réduisent à un je ne sais quoi incorporel, impassible, immobile, incompréhensible, indéfinissable, en un mot, à une négation de tous les attributs de l’existence. En effet, soit que l’homme attribue à chaque objet un esprit ou génie spécial ; soit qu’il conçoive l’univers comme gouverné par une puissance unique, il ne fait toujours que supposer une entité inconditionnée, c’est-à-dire impossible, pour en déduire une explication telle quelle de phénomènes qu’il juge inconcevables autrement. Mystère de dieu et de la raison ! Afin de rendre l’objet de son idolâtrie de plus en plus rationnel, le croyant le dépouille successivement de tout ce qui pourrait le faire réel ; et après des prodiges de logique et de génie, les attributs de l’être par excellence se trouvent être les mêmes que ceux du néant. Cette évolution est inévitable et fatale : l’athéisme est au fond de toute théodicée.

Essayons de faire comprendre ce progrès.

Dieu, créateur de toutes choses, est à peine créé lui-même par la conscience ; en d’autres termes, à peine nous avons élevé Dieu de l’idée de moi social à l’idée de moi cosmique, qu’aussitôt notre réflexion se met à le démolir, sous prétexte de perfectionnement. Perfectionner l’idée de Dieu ! épurer le dogme théologique ! Ce fut la seconde hallucination du genre humain.

L’esprit d’analyse, Satan infatigable qui interroge et contredit sans cesse, devait tôt ou tard chercher la preuve du dogmatisme religieux. Or, que le philosophe détermine l’idée de Dieu, ou qu’il la déclare indéterminable ; qu’il l’approche de sa raison, ou qu’il l’en éloigne, je dis que cette idée souffre une atteinte : et comme il est impossible que la spéculation s’arrête, il est nécessaire qu’à la longue l’idée de Dieu disparaisse. Donc le mouvement athéiste est le second acte du drame théologique ; et ce second acte est donné par le premier, comme l’effet par la cause. Les cieux racontent la gloire de l’Éternel, dit le psalmiste ; ajoutons : et leur témoignage le détrône.

En effet, à mesure que l’homme observe les phénomènes, il croit apercevoir, entre la nature et Dieu, des intermédiaires : ce sont des rapports de nombre, de figure et de succession ; des lois organiques, des évolutions, des analogies ; c’est un certain enchaînement dans lequel les manifestations se produisent ou s’appellent invariablement les unes les autres. Il observe même que dans le développement de cette société dont il fait partie, les volontés privées et les délibérations en commun entrent pour quelque chose ; et il se dit que le grand Esprit n’agit point sur le monde directement et par lui-même, ni arbitrairement et selon une volonté capricieuse ; mais médiatement, par des ressorts ou organes sensibles, et en vertu de règles. Et, remontant par la pensée la chaîne des effets et des causes, il place, tout à l’extrémité, comme à un balancier, Dieu.

Par delà tous les cieux, le dieu des cieux réside,


a dit un poëte. Ainsi, du premier bond de la théorie, l’Être Suprême est réduit à la fonction de force motrice, cheville ouvrière, clef de voûte, ou, si l’on me permet une comparaison encore plus triviale, de souverain constitutionnel, régnant, mais ne gouvernant pas, jurant d’obtempérer à la loi et nommant des ministres qui l’exécutent. Mais, sous l’impression du mirage qui le fascine, le théiste ne voit, dans ce système ridicule, qu’une preuve nouvelle de la sublimité de son idole, qui fait, selon lui, servir ses créatures d’instruments à sa puissance, et tourner à sa gloire la sagesse des humains.

Bientôt, non content de limiter l’empire de l’éternel, l’homme, par un respect de plus en plus déicide, demande à le partager.

Si je suis un esprit, un moi sensible et émettant des idées, continue le théiste, j’ai part aussi à l’existence absolue ; je suis libre, créateur, immortel, égal à Dieu. Cogito, ergo sum ; je pense, donc je suis immortel : voilà le corollaire, la traduction de l’Ego sum qui sum : la philosophie est d’accord avec la Bible. L’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme sont données par la conscience dans le même jugement : là, l’homme parle au nom de l’univers, au sein duquel il transporte son moi ; ici, il parle en son propre nom, sans s’apercevoir que, dans cette allée et cette venue, il ne fait que se répéter.

L’immortalité de l’âme, vraie scission de la divinité, et qui, au moment de sa promulgation première, arrivée après un long intervalle, parut une hérésie aux fidèles du dogme antique, n’en fut pas moins considérée comme le complément de la majesté divine, le postulé nécessaire de la bonté et de la justice éternelles. Sans l’immortalité de l’âme, on ne comprend pas Dieu, disent les théistes, semblables aux théoriciens politiques, pour qui une représentation souveraine et des fonctionnaires partout inamovibles sont des conditions essentielles de la monarchie. Mais autant la parité des doctrines est exacte, autant la contradiction des idées est flagrante : aussi le dogme de l’immortalité de l’âme devint-il bientôt la pierre d’achoppement des théologiens philosophes, qui, dès les siècles de Pythagore et d’Orphée, s’efforcent inutilement d’accorder les attributs divins avec la liberté de l’homme, et la raison avec la foi. Sujet de triomphe pour les impies !… mais l’illusion ne pouvait céder sitôt : le dogme de l’immortalité de l’âme, précisément parce qu’il était une limitation de l’être incréé, était un progrès. Or, si l’esprit humain s’abuse par l’acquisition partielle du vrai, il ne rétrograde jamais, et cette persévérance dans sa marche est la preuve de son infaillibilité. Nous allons en acquérir une nouvelle preuve.

En se faisant semblable à Dieu, l’homme faisait Dieu semblable à lui : cette corrélation, que pendant bien des siècles on eût qualifiée d’exécrable, fut l’invisible ressort qui détermina le nouveau mythe. Au temps des patriarches, Dieu faisait alliance avec l’homme ; maintenant, et pour cimenter le pacte, Dieu va se faire homme. Il prendra notre chair, notre figure, nos passions, nos joies et nos peines, naîtra d’une femme et mourra comme nous. Puis, après cette de l’infini, l’homme prétendra encore avoir agrandi l’idéal de son Dieu, en faisant, par une conversion logique, de celui qu’il avait jusque-là nommé créateur, un conservateur, un rédempteur. L’humanité ne dit pas encore : c’est moi qui suis Dieu ; une telle usurpation ferait horreur à sa piété ; elle dit : Dieu est en moi, Emmanuel, nobiscum Deus. Et, au moment où la philosophie avec orgueil, et la conscience universelle avec effroi, s’écriaient d’une voix unanime : les dieux s’en vont, excedere deos, une période de dix-huit siècles d’adoration fervente et de foi surhumaine était inaugurée.

Mais le terme fatal approche. Toute royauté qui se laisse circonscrire finira par la démagogie ; toute divinité qui se définit se résout en un pandémonium. La christolâtrie est le dernier terme de cette longue évolution de la pensée humaine. Les anges, les saints, les vierges, règnent au ciel avec Dieu, dit le catéchisme ; les démons et les réprouvés vivent aux enfers d’un supplice éternel. La société ultramondaine a sa gauche et sa droite : il est temps que l’équation s’achève, que cette hiérarchie mystique descende sur la terre, et se montre dans sa réalité.

Lorsque Milton représente la première femme se mirant dans une fontaine et tendant avec amour les bras vers sa propre image comme pour l’embrasser, il peint trait pour trait le genre humain. — Ce dieu que tu adores, ô homme ! Ce dieu que tu as fait bon, juste, tout-puissant, tout sage, immortel et saint, c’est toi-même : cet idéal de perfections est ton image, épurée au miroir ardent de ta conscience. Dieu, la nature et l’homme, sont le triple aspect de l’être un et identique ; l’homme, c’est Dieu même arrivant à la conscience de soi par mille évolutions ; en Jésus-Christ, l’homme s’est senti Dieu, et le christianisme est vraiment la religion de Dieu-homme. Il n’y a pas d’autre dieu que celui qui, dès l’origine, a dit : Moi ; il n’y a pas d’autre Dieu que Toi.

Telles sont les dernières conclusions de la philosophie, qui expire en dévoilant le mystère de la religion et le sien.


II.


Il semble dès lors que tout soit fini ; il semble que l’humanité cessant de s’adorer et de se mystifier elle-même, le problème théologique soit écarté à jamais. Les dieux sont partis : l’homme n’a plus qu’à s’ennuyer et mourir dans son égoïsme. Quelle effrayante solitude s’étend autour de moi et se creuse au fond de mon âme ! Mon exaltation ressemble à l’anéantissement, et depuis que je me suis fait Dieu, je ne me vois plus que comme une ombre. Il est possible que je sois toujours un moi, mais il m’est bien difficile de me prendre pour l’absolu ; et si je ne suis pas l’absolu, je ne suis que la moitié d’une idée.

Un peu de philosophie éloigne de la religion, a dit je ne sais quel penseur ironique ; et beaucoup de philosophie y ramène. — Cette observation est d’une vérité humiliante. Toute science se développe en trois époques successives, que l’on peut appeler, en les comparant aux grandes époques de la civilisation, époque religieuse, époque sophistique, époque scientifique[3]. Ainsi, l’alchimie désigne la période religieuse de la science plus tard appelée chimie, et dont le plan définitif n’est pas encore trouvé ; tout comme l’astrologie forme la période religieuse d’une autre construction scientifique, l’astronomie.

Or, voici qu’après s’être moqués soixante ans de la pierre philosophale, les chimistes, conduits par l’expérience, n’osent plus nier la transmutabilité des corps ; tandis que les astronomes sont amenés par la mécanique du monde à soupçonner aussi une organique du monde, c’est-à-dire précisément quelque chose comme l’astrologie. N’est-ce pas le cas de dire, à l’instar du philosophe que j’ai cité tout à l’heure, que si un peu de chimie détourne de la pierre philosophale, beaucoup de chimie ramène à la pierre philosophale ; et semblablement, que si un peu d’astronomie fait rire des astrologues, beaucoup d’astronomie ferait croire aux astrologues[4]

J’ai certes moins d’inclination au merveilleux que bien des athées ; mais je ne puis m’empêcher de penser que les histoires de miracles, de prédictions, de charmes, etc., ne sont que des récits défigurés d’effets extraordinaires produits par certaines forces latentes, ou, comme on disait autrefois, par des puissances occultes. Notre science est encore si brutale et si pleine de mauvaise foi ; nos docteurs montrent tant d’impertinence pour si peu de savoir ; ils nient si impudemment les faits qui les gênent, afin de protéger les opinions qu’ils exploitent, que je me méfie de ces esprits forts, à l’égal des superstitieux. Oui, j’en suis convaincu, notre rationalisme grossier est l’inauguration d’une période qui, à force de science, deviendra vraiment prodigieuse ; l’univers, à mes yeux, n’est qu’un laboratoire de magie, où il faut s’attendre à tout… Cela dit, je rentre dans mon sujet.

On se tromperait donc, si l’on allait s’imaginer, après l’exposé rapide que j’ai fait des évolutions religieuses, que la métaphysique a dit son dernier mot sur la double énigme exprimée dans ces quatre mots : existence de Dieu, immortalité de l’âme. Ici, comme ailleurs, les conclusions les plus avancées et les mieux établies de la raison, celles qui paraissent avoir tranché à jamais la question théologique, nous ramènent au mysticisme primordial, et impliquent les données nouvelles d’une inévitable philosophie. La critique des opinions religieuses nous fait sourire aujourd’hui et de nous-mêmes et des religions ; et pourtant le résumé de cette critique n’est qu’une reproduction du problème. Le genre humain, au moment où j’écris, est à la veille de reconnaître et d’affirmer quelque chose qui équivaudra pour lui à l’antique notion de la Divinité ; et cela, non plus comme autrefois par un mouvement spontané, mais avec réflexion et en vertu d’une dialectique invincible.

Je vais, en peu de mots, tâcher de me faire entendre.

S’il est un point sur lequel les philosophes, malgré qu’ils en eussent, aient fini par se mettre d’accord, c’est sans doute la distinction de l’intelligence et de la nécessité, du sujet de la pensée et de son objet, du moi et du non-moi ; en termes vulgaires, de l’esprit et de la matière. Je sais bien que tous ces termes n’expriment rien de réel et de vrai, que chacun d’eux ne désigne qu’une scission de l’absolu, qui seul est vrai et réel, et que, pris séparément, ils impliquent tous également contradiction. Mais il n’est pas moins certain aussi que l’absolu nous est complétement inaccessible, que nous ne le connaissons que par ses termes opposés, qui seuls tombent sous notre empirisme ; et que, si l’unité seule peut obtenir notre foi, la dualité est la première condition de la science.

Ainsi, qui pense, et qui est pensé ? Qu’est-ce qu’une âme, qu’est-ce qu’un corps ? Je défie d’échapper à ce dualisme. Il en est des essences comme des idées : les premières se montrent séparées dans la nature, comme les secondes dans l’entendement ; et de même que les idées de Dieu et d’immortalité de l’âme, malgré leur identité, se sont posées successivement et contradictoirement dans la philosophie, tout de même, malgré leur fusion dans l’absolu, le moi et le non-moi se posent séparément et contradictoirement dans la nature, et nous avons des êtres qui pensent, en même temps que d’autres qui ne pensent pas.

Or, quiconque a pris la peine d’y réfléchir sait aujourd’hui qu’une semblable distinction, toute réalisée qu’elle soit, est ce que la raison peut rencontrer de plus inintelligible, de plus contradictoire, de plus absurde. L’être ne se conçoit pas plus sans les propriétés de l’esprit que sans les propriétés de la matière : en sorte que si vous niez l’esprit, parce que, ne tombant sous aucune des catégories de temps, d’espace, de mouvement, de solidité, etc., il vous semble dépouillé de tous les attributs qui constituent le réel, je nierai à mon tour la matière, qui, ne m’offrant d’appréciable que sa passivité, d’intelligible que ses formes, ne se manifeste nulle part comme cause (volontaire et libre), et se dérobe entièrement comme substance : et nous arrivons à l’idéalisme pur, c’est-à-dire au néant. Mais le néant répugne à des je ne sais quoi qui vivent et qui raisonnent, réunissant en eux-mêmes, dans un état (je ne saurais dire lequel) de synthèse commencée ou de scission imminente, tous les attributs antagonistes de l’être. Force nous est donc de débuter par un dualisme dont nous savons parfaitement que les termes sont faux, mais qui, étant pour nous la condition du vrai, nous oblige invinciblement ; force nous est, en un mot, de commencer avec Descartes et avec le genre humain par le moi, c’est-à-dire par l’esprit.

Mais depuis que les religions et les philosophies, dissoutes par l’analyse, sont venues se fondre dans la théorie de l’absolu, nous n’en savons pas mieux ce que c’est que l’esprit, et nous ne différons en cela des anciens que par la richesse de langage dont nous décorons l’obscurité qui nous assiége. Seulement, tandis que, pour les hommes d’autrefois, l’ordre accusait une intelligence hors du monde ; pour les modernes, il semble plutôt l’accuser dans le monde. Or, qu’on la place dedans ou dehors, dès l’instant qu’on l’affirme en vertu de l’ordre, il faut l’admettre partout où l’ordre se manifeste, ou ne l’accorder nulle part. Il n’y a pas plus de raison d’attribuer de l’intelligence à la tête qui produisit l’Iliade qu’à une masse de matière qui cristallise en octaèdres ; et réciproquement il est aussi absurde de rapporter le système du monde à des lois physiques, sans tenir compte du moi ordonnateur, que d’attribuer la victoire de Marengo à des combinaisons stratégiques, sans tenir compte du premier consul. Toute la différence qu’on pourrait faire est que, dans ce dernier cas, le moi pensant est localisé dans le cerveau de Bonaparte ; tandis que, par rapport à l’univers, le moi n’a pas de lieu spécial et se répand partout.

Les matérialistes ont cru avoir bon marché de l’opinion contraire, en disant que l’homme, ayant assimilé l’univers à son corps, acheva sa comparaison en prêtant à cet univers une âme semblable à celle qu’il supposait être le principe de sa vie et de sa pensée ; qu’ainsi tous les arguments de l’existence de Dieu se réduisaient à une analogie d’autant plus fausse que le terme de comparaison était lui-même hypothétique.

Assurément je ne viens pas défendre le vieux syllogisme : tout arrangement suppose une intelligence ordonnatrice ; or, il existe dans le monde un ordre admirable ; donc le monde est l’œuvre d’une intelligence. Ce syllogisme, tant rebattu depuis Job et Moïse, bien loin d’être une solution, n’est que la formule de l’énigme qu’il s’agit de déchiffrer. Nous connaissons parfaitement ce que c’est que l’ordre ; mais nous ignorons absolument ce que nous voulons dire par le mot Ame, Esprit ou Intelligence : comment donc pouvons-nous logiquement conclure de la présence de l’un à l’existence de l’autre ? Je récuserai donc jusqu’à plus ample informé la prétendue preuve de l’existence de Dieu, tirée de l’ordre du monde ; et je n’y verrai tout au plus qu’une équation proposée à la philosophie. De la conception de l’ordre à l’affirmation de l’esprit, il y a tout un abîme de métaphysique à combler ; je n’ai garde, encore une fois, de prendre le problème pour la démonstration.

Mais ce n’est pas là ce dont il s’agit en ce moment. J’ai voulu constater que la raison humaine était fatalement et invinciblement conduite à la distinction de l’être en moi et non-moi, esprit et matière, âme et corps. Or, qui ne voit que l’objection des matérialistes prouve précisément ce qu’elle a pour objet de nier ? L’homme distinguant en lui-même un principe spirituel et un principe matériel, qu’est-ce autre chose que la nature même, proclamant tour à tour sa double essence, et rendant témoignage de ses propres lois ? Et remarquons l’inconséquence du matérialisme : il nie, et il est forcé de nier que l’homme soit libre ; or, moins l’homme a de liberté, plus son dire acquiert d’importance et doit être regardé comme l’expression de la vérité. Lorsque j’entends cette machine qui me dit : je suis âme et je suis corps ; bien qu’une semblable révélation m’étonne et me confonde, elle revêt à mes yeux une autorité incomparablement plus grande que celle du matérialiste qui, corrigeant la conscience et la nature, entreprend de leur faire dire : je suis matière et rien que matière, et l’intelligence n’est que la faculté matérielle de reconnaître.

Que serait-ce, si, prenant à mon tour l’offensive, je démontrais combien l’existence des corps, ou, en d’autres termes, la réalité d’une nature purement corporelle, est une opinion insoutenable ? — La matière, dit-on, est impénétrable. — Impénétrable à quoi ? Demanderai-je. A elle-même sans doute ; car on n’oserait dire à l’esprit, puisque ce serait admettre ce que l’on veut écarter. Sur quoi j’élève cette double question : qu’en savez-vous ? Et qu’est-ce que cela signifie ?

1° L’impénétrabilité, par laquelle on prétend définir la matière, n’est qu’une hypothèse de physiciens inattentifs, une conclusion grossière déduite d’un jugement superficiel. L’expérience montre dans la matière une divisibilité à l’infini, une dilatabilité à l’infini, une porosité sans limite assignable, une perméabilité à la chaleur, à l’électricité et au magnétisme, en même temps qu’une propriété de les retenir, indéfinies ; des affinités, des influences réciproques et des transformations sans nombre : toutes choses peu compatibles avec la donnée d’un aliquid impénétrable. L’élasticité, qui, mieux qu’aucune autre propriété de la matière, pouvait conduire, par l’idée de ressort ou résistance, à celle d’impénétrabilité, varie au gré de mille circonstances, et dépend entièrement de l’attraction moléculaire : or, quoi de plus inconciliable avec l’impénétrabilité que cette attraction ? Enfin il existe une science que l’on pourrait rigoureusement définir science de la pénétrabilité de la matière : c’est la chimie. En effet, en quoi ce que l’on nomme composition chimique diffère-t-il d’une pénétration[5]… bref, on ne connaît de la matière que ses formes ; quant à la substance, néant. Comment donc est-il possible d’affirmer la réalité d’un être invisible, impalpable, incoercible, toujours changeant, toujours fuyant, impénétrable seulement à la pensée, à laquelle il ne laisse voir de lui que ses déguisements ? Matérialiste ! Je vous permets d’attester la réalité de vos sensations : quant à ce qui les occasionne, tout ce que vous en pouvez dire implique cette réciprocité : quelque chose (que vous appelez matière) est l’occasion des sensations qui arrivent à un autre quelque chose (que je nomme esprit).

2o Mais d’où vient donc cette supposition, que rien dans l’observation externe ne justifie, qui n’est pas vraie, d’impénétrabilité de la matière, et quel en est le sens ?

Ici apparaît le triomphe du dualisme. La matière est déclarée impénétrable, non pas, comme les matérialistes et le vulgaire se le figurent, par le témoignage des sens, mais par la conscience. C’est le moi, nature incompréhensible, qui, se sentant libre, distinct et permanent, et rencontrant hors de lui-même une autre nature également incompréhensible, mais distincte aussi et permanente malgré ses métamorphoses, prononce, en vertu des sensations et des idées que cette essence lui suggère, que le non-moi est étendu et impénétrable. L’impénétrabilité est un mot figuratif, une image sous laquelle la pensée, scission de l’absolu, se représente la réalité matérielle, autre scission de l’absolu : mais cette impénétrabilité, sans laquelle la matière s’évanouit, n’est en dernière analyse qu’un jugement spontané du sens intime, un à priori métaphysique, une hypothèse non vérifiée… de l’esprit.

Ainsi, soit que la philosophie, après avoir renversé le dogmatisme théologique, spiritualise la matière ou matérialise la pensée, idéalise l’être ou réalise l’idée ; soit qu’identifiant la substance et la cause elle substitue partout la force, toutes phrases qui n’expliquent et ne signifient rien : toujours elle nous ramène à l’éternel dualisme, et, en nous sommant de croire à nous-mêmes, nous oblige de croire à Dieu, si ce n’est aux esprits. Il est vrai qu’en faisant rentrer l’esprit dans la nature, à la différence des anciens qui l’en séparaient, la philosophie a été conduite à cette conclusion fameuse, qui résume à peu près tout le fruit de ses recherches : dans l’homme, l’esprit se sait, tandis que partout ailleurs il nous semble qu’il ne se sait pas. — « Ce qui veille dans l’homme, qui rêve dans l’animal et qui dort dans la pierre… » a dit un philosophe.

La philosophie, à sa dernière heure, ne sait donc rien de plus qu’à sa naissance : comme si elle n’eût paru dans le monde que pour vérifier le mot de Socrate, elle nous dit, en se couvrant solennellement de son drap mortuaire : je sais que je ne sais rien. Que dis-je ? La philosophie sait aujourd’hui que tous ses jugements reposent sur deux hypothèses également fausses, également impossibles, et cependant également nécessaires et fatales, la matière et l’esprit. En sorte que, tandis qu’autrefois l’intolérance religieuse et les discordes philosophiques, répandant partout les ténèbres, excusaient le doute et invitaient à une insouciance libidineuse, le triomphe de la négation sur tous les points ne permet plus même ce doute ; la pensée affranchie de toute entrave, mais vaincue par ses propres succès, est contrainte d’affirmer ce qui lui paraît clairement contradictoire et absurde. Les sauvages disent que le monde est un grand fétiche gardé par un grand manitou. Pendant trente siècles, les poëtes, les législateurs et les sages de la civilisation, se transmettant d’âge en âge la lampe philosophique, n’ont rien écrit de plus sublime que cette profession de foi. Et voici qu’à la fin de cette longue conspiration contre Dieu, qui s’est appelée elle-même philosophie, la raison émancipée conclut comme la raison sauvage : L’univers est un non-moi, objectivé par un moi.

L’humanité suppose donc fatalement l’existence de Dieu : et si, pendant la longue période qui se clôt de notre temps, elle a cru à la réalité de son hypothèse ; si elle en a adoré l’inconcevable objet ; si, après s’être saisie dans cet acte de foi, elle persiste sciemment, mais non plus librement, dans cette opinion d’un être souverain qu’elle sait n’être qu’une personnification de sa propre pensée ; si elle est à la veille de recommencer ses invocations magiques, il faut croire qu’une si étonnante hallucination cache quelque mystère, qui mérite d’être approfondi.

Je dis hallucination et mystère, mais sans que je prétende nier par là le contenu surhumain de l’idée de Dieu, comme aussi sans admettre la nécessité d’un nouveau symbolisme, je veux dire d’une nouvelle religion. Car s’il est indubitable que l’humanité, en affirmant Dieu ou tout ce que l’on voudra sous le nom de moi ou d’esprit, n’affirme qu’elle-même, on ne saurait nier non plus qu’elle s’affirme alors comme autre que ce qu’elle se connaît ; cela résulte de toutes les mythologies comme de toutes les théodicées. Et puisque d’ailleurs cette affirmation est irrésistible, elle tient sans doute à des rapports secrets qu’il importe de déterminer, s’il est possible, scientifiquement.

En d’autres termes, l’athéisme, autrement dit l’humanisme, vrai dans toute sa partie critique et négative, ne serait, s’il s’arrêtait à l’homme tel quel de la nature, s’il écartait comme jugement abusif cette affirmation première de l’humanité, qu’elle est fille, émanation, image, reflet ou verbe de Dieu, l’humanisme, dis-je, ne serait, s’il reniait ainsi son passé, qu’une contradiction de plus. Force nous est donc d’entreprendre la critique de l’humanisme, c’est-à-dire de vérifier si l’humanité, considérée dans son ensemble et dans toutes les périodes de son développement, satisfait à l’idée divine, déduction faite même des attributs hyperboliques et fantastiques de Dieu ; si elle satisfait à la plénitude de l’être, si elle se satisfait à elle-même. Force nous est, en un mot, de rechercher si l’humanité tend à Dieu, selon le dogme antique, ou si c’est elle-même qui devient Dieu, comme parlent les modernes. Peut-être trouverons-nous à la fin que les deux systèmes, malgré leur opposition apparente, sont vrais à la fois, et au fond identiques : dans ce cas, l’infaillibilité de la raison humaine, dans ses manifestations collectives comme dans ses spéculations réfléchies, serait hautement confirmée. — En un mot, jusqu’à ce que nous ayons vérifié sur l’homme l’hypothèse de Dieu, la négation athéiste n’a rien de définitif.

C’est donc une démonstration scientifique, c’est-à-dire empirique, de l’idée de Dieu, qui reste à faire : or, cette démonstration n’a jamais été essayée. La théologie dogmatisant sur l’autorité de ses mythes, la philosophie spéculant à l’aide des catégories, Dieu est demeuré à l’état de conception transcendentale, c’est-à-dire inaccessible à la raison, et l’hypothèse subsiste toujours.

Elle subsiste, dis-je, cette hypothèse, plus vivace, plus impitoyable que jamais. Nous sommes parvenus à l’une de ces époques fatidiques, où la société, dédaigneuse du passé et tourmentée de l’avenir, tantôt embrasse le présent avec frénésie, laissant à quelques penseurs solitaires le soin de préparer la foi nouvelle ; tantôt crie à Dieu de l’abîme de ses jouissances et demande un signe de salut, ou cherche dans le spectacle de ses révolutions, comme dans les entrailles d’une victime, le secret de ses destinées.

Qu’ai-je besoin d’insister davantage ? L’hypothèse de Dieu est légitime, car elle s’impose à tout homme malgré lui : elle ne saurait donc m’être reprochée par personne. Celui qui croit ne peut moins faire que de m’accorder la supposition que Dieu existe ; celui qui nie est forcé de me l’accorder encore, puisque lui-même l’avait faite avant moi, toute négation impliquant une affirmation préalable ; quant à celui qui doute, il lui suffit de réfléchir un instant pour comprendre que son doute suppose nécessairement un je ne sais quoi que tôt ou tard il appellera Dieu.

Mais si je possède, du fait de ma pensée, le droit de supposer Dieu, je dois conquérir le droit de l’affirmer. En d’autres termes, si mon hypothèse s’impose invinciblement, elle est pour le moment tout ce que je puis prétendre. Car affirmer, c’est déterminer ; or, toute détermination, pour être vraie, doit être donnée empiriquement. En effet, qui dit détermination, dit rapport, conditionnalité, expérience. Puis donc que la détermination du concept de Dieu doit sortir pour nous d’une démonstration empirique, nous devons nous abstenir de tout ce qui, dans la recherche de cette haute inconnue, n’étant pas donné par l’expérience, dépasserait l’hypothèse, sous peine de retomber dans les contradictions de la théologie, et par conséquent de soulever de nouveau les protestations de l’athéisme.


III.


Il me reste à dire comment, dans un livre d’économie politique, j’ai dû partir de l’hypothèse fondamentale de toute philosophie.

Et d’abord, j’ai besoin de l’hypothèse de Dieu pour fonder l’autorité de la science sociale. — Quand l’astronome, pour expliquer le système du monde, s’appuyant exclusivement sur l’apparence, suppose, avec le vulgaire, le ciel en voûte, la terre plate, le soleil gros comme un ballon, et décrivant une courbe en l’air de l’orient à l’occident, il suppose l’infaillibilité des sens, sauf à rectifier plus tard, à fur et mesure de l’observation, la donnée de laquelle il est obligé de partir. C’est qu’en effet la philosophie astronomique ne pouvait admettre à priori que les sens nous trompent, et que nous ne voyons pas ce que nous voyons : que deviendrait, après un pareil principe, la certitude de l’astronomie ? Mais le rapport des sens pouvant, en certains cas, se rectifier et se compléter par lui-même, l’autorité des sens demeure inébranlable, et l’astronomie est possible.

De même la philosophie sociale n’admet point à priori que l’humanité dans ses actes puisse ni tromper ni être trompée : sans cela, que deviendrait l’autorité du genre humain, c’est-à-dire l’autorité de la raison, synonyme au fond de la souveraineté du peuple ? Mais elle pense que les jugements humains, toujours vrais dans ce qu’ils ont d’actuel et d’immédiat, peuvent se compléter et s’éclairer successivement les uns les autres, à mesure de l’acquisition des idées, de manière à mettre toujours d’accord la raison générale avec la spéculation individuelle, et à étendre indéfiniment la sphère de la certitude : ce qui est toujours affirmer l’autorité des jugements humains.

Or, le premier jugement de la raison, le préambule de toute constitution politique, cherchant une sanction et un principe, est nécessairement celui-ci : Il est un Dieu ; ce qui veut dire : la société est gouvernée avec conseil, préméditation, intelligence. Ce jugement, qui exclut le hasard, est donc ce qui fonde la possibilité d’une science sociale ; et toute étude historique et positive des faits sociaux, entreprise dans un but d’amélioration et de progrès, doit supposer avec le peuple l’existence de Dieu, sauf à rendre compte plus tard de ce jugement.

Ainsi, l’histoire des sociétés n’est plus pour nous qu’une longue détermination de l’idée de Dieu, une révélation progressive de la destinée de l’homme. Et tandis que l’ancienne sagesse faisait tout dépendre de la notion arbitraire et fantastique de la divinité, opprimant la raison et la conscience, et arrêtant le mouvement par la terreur d’un maître invisible ; — la nouvelle philosophie, renversant la méthode, brisant l’autorité de Dieu aussi bien que celle de l’homme, et n’acceptant d’autre joug que celui du fait et de l’évidence, fait tout converger vers l’hypothèse théologique, comme vers le dernier de ses problèmes.

L’athéisme humanitaire est donc le dernier terme de l’affranchissement moral et intellectuel de l’homme, par conséquent la dernière phase de la philosophie, servant de passage à la reconstruction ou vérification scientifique de tous les dogmes démolis.

J’ai besoin de l’hypothèse de Dieu, non-seulement, comme je viens de le dire, pour donner un sens à l’histoire, mais encore pour légitimer les réformes à opérer, au nom de la science, dans l’État.

Soit que nous considérions la Divinité comme extérieure à la société, dont elle modère d’en-haut les mouvements (opinion tout à fait gratuite et très-probablement illusoire) ; — soit que nous la jugions immanente dans la société et identique à cette raison impersonnelle et inconsciencieuse qui, comme un instinct, fait marcher la civilisation (bien que l’impersonnalité et l’ignorance de soi répugnent à l’idée d’intelligence) ; — soit enfin que tout ce qui s’accomplit dans la société résulte du rapport de ses éléments (système dont tout le mérite est de changer un actif en passif, de faire l’intelligence nécessité, ou, ce qui revient au même, de prendre la loi pour la cause) : toujours s’ensuit-il que, les manifestations de l’activité sociale nous apparaissant nécessairement ou comme des signes de la volonté de l’Être Suprême, ou bien comme une espèce de langage typique de la raison générale et impersonnelle, ou bien enfin comme des jalons de la nécessité, ces manifestations seront pour nous d’une autorité absolue. Leur série étant liée dans le temps aussi bien que dans l’esprit, les faits accomplis déterminent et légitiment les faits à accomplir ; la science et le destin sont d’accord ; tout ce qui arrive procédant de la raison, et réciproquement la raison ne jugeant que sur l’expérience de ce qui arrive, la science a droit de participer au gouvernement, et ce qui fonde sa compétence comme conseil, justifie son intervention comme souverain.

La science, exprimée, reconnue et acceptée par le suffrage de tous comme divine, est la reine du monde. Ainsi, grâce à l’hypothèse de Dieu, toute opposition stationnaire ou rétrograde, toute fin de non-recevoir proposée par la théologie, la tradition ou l’égoïsme, se trouve péremptoirement et irrévocablement écartée.

J’ai besoin de l’hypothèse de Dieu pour montrer le lien qui unit la civilisation à la nature.

En effet, cette hypothèse étonnante, par laquelle l’homme s’assimile à l’absolu, impliquant l’identité des lois de la nature et des lois de la raison, nous permet de voir dans l’industrie humaine le complément de l’opération créatrice, rend solidaire l’homme et le globe qu’il habite, et, dans les travaux d’exploitation de ce domaine où nous a placés la Providence, et qui devient ainsi en partie notre ouvrage, nous fait concevoir le principe et la fin de toutes choses. Si donc l’humanité n’est pas Dieu, elle continue Dieu ; ou, si l’on préfère un autre style, ce que l’humanité fait aujourd’hui avec réflexion, est la même chose que ce qu’elle a commencé d’instinct, et que la nature nous semble accomplir par nécessité. Dans tous ces cas, et quelque opinion qu’on choisisse, une chose demeure indubitable, l’unité d’action et de loi. Êtres intelligents, acteurs d’une fable conduite avec intelligence, nous pouvons hardiment conclure de nous à l’univers et à l’éternel, et, quand nous aurons définitivement organisé parmi nous le travail, dire avec orgueil : la création est expliquée.

Ainsi le champ d’exploration de la philosophie se trouve déterminé : la tradition est le point de départ de toute spéculation sur l’avenir ; l’utopie est écartée à jamais ; l’étude du moi, transportée de la conscience individuelle aux manifestations de la volonté sociale, acquiert le caractère d’objectivité dont elle avait été jusqu’alors privée ; et, l’histoire devenant psychologie, la théologie anthropologie, les sciences naturelles métaphysique, la théorie de la raison se déduit, non plus de la vacuité de l’intellect, mais des innombrables formes d’une nature largement et directement observable.

J’ai besoin de l’hypothèse de Dieu pour témoigner de ma bonne volonté envers une multitude de sectes, dont je ne partage pas les opinions, mais dont je crains les rancunes : — théistes ; je sais tel qui, pour la cause de Dieu, serait prêt à tirer l’épée, et comme Robespierre à faire jouer la guillotine jusqu’à la destruction du dernier athée, sans se douter que cet athée ce serait lui ; — mystiques, dont le parti, composé en grande partie d’étudiants et de femmes, marchant sous la bannière de MM. Lamennais, Quinet, Leroux et autres, a pris pour devise : tel maître tel valet, tel Dieu tel peuple ; et, pour régler le salaire d’un ouvrier, commence par restaurer la religion ; — spiritualistes, qui, si je méconnaissais les droits de l’esprit, m’accuseraient de fonder le culte de la matière, contre lequel je proteste de toutes les forces de mon âme ; — sensualistes et matérialistes, pour qui le dogme divin est le symbole de la contrainte et le principe de l’asservissement des passions, hors desquelles, disent-ils, il n’est pour l’homme ni plaisir, ni vertu, ni génie ; — éclectiques et sceptiques, libraires-éditeurs de toutes les vieilles philosophies, mais eux-mêmes ne philosophant pas, coalisés en une vaste confrérie, avec approbation et privilége, contre quiconque pense, croit ou affirme sans leur permission ; — conservateurs enfin, rétrogrades, égoïstes et hypocrites, prêchant l’amour de Dieu par la haine du prochain, accusant depuis le déluge la liberté des malheurs du monde, et calomniant la raison par sentiment de leur sottise.

Se pourrait-il donc que l’on accusât une hypothèse qui, loin de blasphémer les fantômes vénérés de la foi, n’aspire qu’à les faire paraître au grand jour ; qui, au lieu de rejeter les dogmes traditionnels et les préjugés de la conscience, demande seulement à les vérifier ; qui, tout en se défendant des opinions exclusives, prend pour axiôme l’infaillibilité de la raison, et grâce à ce fécond principe, ne conclura sans doute jamais contre aucune des sectes antagonistes ? Se pourrait-il que les conservateurs religieux et politiques me reprochassent de troubler l’ordre des sociétés, lorsque je pars de l’hypothèse d’une intelligence souveraine, source de toute pensée d’ordre ; que les démocrates semi-chrétiens me maudissent comme ennemi de Dieu, par conséquent traître à la république, lorsque je cherche le sens et le contenu de l’idée de Dieu ; et que les marchands universitaires m’imputassent à impiété de démontrer la non-valeur de leurs produits philosophiques, alors que je soutiens précisément que la philosophie doit s’étudier dans son objet, c’est-à-dire dans les manifestations de la société et de la nature ?…

J’ai besoin de l’hypothèse de Dieu pour justifier mon style.

Dans l’ignorance où je suis de tout ce qui regarde Dieu, le monde, l’âme, la destinée ; forcé de procéder comme le matérialiste, c’est-à-dire par l’observation et l’expérience, et de conclure dans le langage du croyant, parce qu’il n’en existe pas d’autre ; ne sachant pas si mes formules, malgré moi théologiques, doivent être prises au propre ou au figuré ; dans cette perpétuelle contemplation de Dieu, de l’homme et des choses, obligé de subir la synonymie de tous les termes qu’embrassent les trois catégories de la pensée, de la parole et de l’action, mais ne voulant rien affirmer d’un côté plus que de l’autre : la rigueur de la dialectique exigeait que je supposasse, rien de plus, rien de moins, cette inconnue qu’on appelle Dieu. Nous sommes pleins de la divinité, Jovis omnia plena ; nos monuments, nos traditions, nos lois, nos idées, nos langues et nos sciences, tout est infecté de cette indélébile superstition hors de laquelle il ne nous est pas donné de parler ni d’agir, et sans laquelle nous ne pensons seulement pas.

Enfin j’ai besoin de l’hypothèse de Dieu pour expliquer la publication de ces nouveaux Mémoires.

Notre société se sent grosse d’événements et s’inquiète de l’avenir : comment rendre raison de ces pressentiments vagues avec le seul secours d’une raison universelle, immanente si l’on veut, et permanente, mais impersonnelle et par conséquent muette ; — ou bien avec l’idée de nécessité, s’il implique que la nécessité se connaisse, et partant qu’elle ait des pressentiments ? Reste donc encore une fois l’hypothèse d’un agent ou incube qui presse la société, et lui donne des visions.

Or, quand la société prophétise, elle s’interroge par la bouche des uns, et se répond par la bouche des autres. Et sage alors qui sait écouter et comprendre, parce que Dieu même a parlé, quia locutus est Deus.

L’académie des sciences morales et politiques a proposé la question suivante :

Déterminer les faits généraux qui règlent les rapports des profits avec les salaires, et en expliquer les oscillations respectives.

Il y a quelques années, la même Académie demandait : Quelles sont les causes de la misère ? C’est qu’en effet le dix-neuvième siècle n’a qu’une pensée, qui est égalité et réforme. Mais l’esprit souffle où il veut : beaucoup se mirent à ruminer la question, personne ne répondit. Le collége des aruspices a donc renouvelé sa demande, mais en termes plus significatifs. Il veut savoir si l’ordre règne dans l’atelier ; si les salaires sont équitables ; si la liberté et le privilége se font une juste compensation ; si la notion de valeur, qui domine tous les faits d’échange, est, dans les formes où l’ont rendue les économistes, suffisamment exacte ; si le crédit protége le travail ; si la circulation est régulière ; si les charges de la société pèsent également sur tous, etc., etc.

Et, en effet, la misère ayant pour cause immédiate l’insuffisance du revenu, il convient de savoir comment, hors les cas de malheur et de mauvaise volonté, le revenu de l’ouvrier est insuffisant. C’est toujours la même question d’inégalité des fortunes qui fit tant de bruit il y a un siècle, et qui, par une fatalité étrange, se reproduit sans cesse dans les programmes académiques, comme si là était le véritable nœud des temps modernes.

L’égalité donc, son principe, ses moyens, ses obstacles, sa théorie, les motifs de son ajournement, la cause des iniquités sociales et providentielles : voilà ce qu’il faut apprendre au monde, en dépit des sarcasmes de l’incrédulité.

Je sais bien que les vues de l’Académie ne sont pas si profondes, et qu’elle a horreur des nouveautés à l’égal d’un concile ; mais plus elle se tourne vers le passé, plus elle nous réfléchit l’avenir, plus par conséquent nous devons croire à son inspiration : car les vrais prophètes sont ceux qui ne comprennent pas ce qu’ils annoncent. Écoutez plutôt :

Quelles sont, a dit l’Académie, les applications les plus utiles qu’on puisse faire du principe de l’association volontaire et privée au soulagement de la misère ?

Et encore : Exposer la théorie et les principes du contrat d’assurance, en faire l’histoire, et déduire de la doctrine et des faits les développements que ce contrat peut recevoir, et les diverses applications utiles qui pourraient en être faites dans l’état de progrès où se trouve actuellement notre commerce et notre industrie.

Les publicistes conviennent que l’assurance, forme rudimentaire de la solidarité commerciale, est une association dans les choses, societas in re, c’est-à-dire une société dont les conditions, fondées sur des rapports purement économiques, échappent à l’arbitraire de l’homme. En sorte qu’une philosophie de l’assurance ou de la garantie mutuelle des intérêts, qui serait déduite de la théorie générale des sociétés réelles, in re, contiendrait la formule de l’association universelle, à laquelle personne ne croit à l’Académie. Et lorsque, réunissant dans le même point de vue le sujet et l’objet, l’Académie demande, à côté d’une théorie de l’association des intérêts, une théorie de l’association volontaire, elle nous révèle ce que doit être la société la plus parfaite, et par là même elle affirme tout ce qu’il y a de plus contraire à ses convictions. Liberté, égalité, solidarité, association ! Par quelle inconcevable méprise un corps si éminemment conservateur a-t-il proposé aux citoyens ce nouveau programme des droits de l’homme ? Ainsi Caïphe prophétisait la rédemption en reniant Jésus-Christ.

Sur la première de ces questions, quarante-cinq mémoires en deux ans ont été adressés à l’Académie : preuve que le sujet répondait merveilleusement à l’état des esprits. Mais, parmi tant de concurrents, aucun n’ayant été jugé digne du prix, l’Académie a retiré la question, alléguant l’insuffisance des concurrents, mais en réalité parce que l’insuccès du concours étant le seul but que s’était proposé l’Académie, il lui importait de déclarer, sans attendre davantage, les espérances des partisans de l’association dénuées de fondement.

Ainsi donc messieurs de l’Académie désavouent, dans la chambre de leurs séances, ce qu’ils ont annoncé sur le trépied ! Une telle contradiction n’a rien qui m’étonne ; et Dieu me garde de leur en faire un crime. Les anciens croyaient que les révolutions s’annonçaient par des signes épouvantables, et qu’entre autres prodiges les animaux parlaient. C’était une figure, pour désigner ces idées soudaines et ces paroles étranges qui circulent tout à coup dans les masses aux instants de crise, et qui semblent privées de tous antécédents humains, tant elles s’écartent du cercle de la judiciaire commune. À l’époque où nous vivons, pareille chose ne pouvait manquer de se produire. Après avoir, par un instinct fatidique et une spontanéité machinale, pecudesque locutæ, proclamé l’association, messieurs de l’Académie des sciences morales et politiques sont rentrés dans leur prudence ordinaire, et chez eux la routine est venue démentir l’inspiration. Sachons donc discerner les avis d’en haut d’avec les jugements intéressés des hommes, et tenons pour certain que dans les discours des sages cela est surtout indubitable, à quoi leur réflexion a eu le moins de part.

Toutefois l’Académie, en rompant si brusquement avec ses intuitions, semble avoir éprouvé quelque remords. En place d’une théorie de l’association, à laquelle par réflexion elle ne croit plus, elle demande un Examen critique du système d’instruction et d’éducation de Pestalozzi, considéré principalement dans ses rapports avec le bien-être et la moralité des classes pauvres. Qui sait ? peut-être que le rapport des profits et des salaires, l’association, l’organisation du travail, enfin, se trouvent au fond d’un système d’enseignement. La vie de l’homme n’est-elle pas un perpétuel apprentissage ? La philosophie et la religion ne sont-elles pas l’éducation de l’humanité ? Organiser l’instruction, ce serait donc organiser l’industrie, et faire la théorie de la société : l’Académie, dans ses moments lucides, en revient toujours là.

Quelle influence, c’est encore l’Académie qui parle, les progrès et le goût du bien-être matériel exercent-ils sur la moralité d’un peuple ?

Prise dans le sens le plus apparent, cette nouvelle question de l’Académie est banale et propre tout au plus à exercer un rhéteur. Mais l’Académie, qui doit jusqu’à la fin ignorer le sens révolutionnaire de ses oracles, a levé le rideau dans sa glose. Qu’a-t-elle donc vu de si profond dans cette thèse épicurienne ?

« C’est, nous dit-elle, que le goût du luxe et des jouissances, l’amour singulier qu’en éprouve le plus grand nombre, la tendance des âmes et des intelligences à s’en préoccuper exclusivement, l’accord des particuliers et de l’État pour en faire le mobile et le but de tous leurs projets, de tous leurs efforts et de tous leurs sacrifices, engendrent des sentiments généraux ou individuels qui, bienfaisants ou nuisibles, deviennent des principes d’action plus puissants peut-être que ceux qui en d’autres temps ont dominé les hommes. »

Jamais plus belle occasion ne s’était offerte à des moralistes d’accuser le sensualisme du siècle, la vénalité des consciences, et la corruption érigée en moyen de gouvernement : au lieu de cela, que fait l’Académie des sciences morales ? Avec le calme le plus automatique, elle institue une série où le luxe, si longtemps proscrit par les stoïciens et les ascètes, ces maîtres en sainteté, doit apparaître à son tour comme un principe de conduite aussi légitime, aussi pur et aussi grand que tous ceux invoqués jadis par la religion et la philosophie. Déterminez, nous dit-elle, les mobiles d’action (sans doute vieux maintenant et usés) auxquels succède providentiellement dans l’histoire la volupté, et, d’après les résultats des premiers, calculez les effets de celle-ci. Prouvez, en un mot, qu’Aristippe n’a fait que devancer son siècle, et que sa morale devait avoir son triomphe, aussi bien que celle de Zénon et d’Akempis.

Donc, nous avons affaire à une société qui ne veut plus être pauvre, qui se moque de tout ce qui lui fut autrefois cher et sacré, la liberté, la religion et la gloire, tant qu’elle n’a pas la richesse ; qui, pour l’obtenir, subit tous les affronts, se rend complice de toutes les lâchetés : et cette soif ardente de plaisir, cette volonté irrésistible d’arriver au luxe, symptôme d’une nouvelle période dans la civilisation, est le commandement suprême en vertu duquel nous devons travailler à l’expulsion de la misère : ainsi dit l’Académie. Que devient après cela le précepte de l’expiation et de l’abstinence, la morale du sacrifice, de la résignation et de l’heureuse médiocrité ? Quelle méfiance des dédommagements promis pour l’autre vie, et quel démenti à l’Évangile ! Mais surtout quelle justification d’un gouvernement qui a pris la clef d’or pour système ! Comment des hommes religieux, des chrétiens, des Sénèque, ont-ils proféré d’un seul coup tant de maximes immorales ?

L’Académie, complétant sa pensée, va nous répondre.

Démontrez comment les progrès de la justice criminelle, dans la poursuite et la punition des attentats contre les personnes et les propriétés, suivent et marquent les âges de la civilisation depuis l’état sauvage jusqu’à l’état des peuples les mieux policés.

Croit-on que les criminalistes de l’Académie des sciences morales aient prévu la conclusion de leurs prémisses ? Le fait qu’il s’agit d’étudier dans chacun de ses moments, et que l’Académie indique par les mots progrès de la justice criminelle, n’est autre chose que l’adoucissement progressif qui se manifeste, soit dans les formes de l’instruction criminelle, soit dans la pénalité, à mesure que la civilisation croît en liberté, en lumière et en richesse. En sorte que le principe des institutions répressives étant inverse de tous ceux qui constituent le bien-être des sociétés, il y a élimination constante de toutes les parties du système pénal comme de tout l’attirail judiciaire, et que la conclusion dernière de ce mouvement est celle-ci : La sanction de l’ordre n’est ni la terreur ni le supplice ; par conséquent ni l’enfer ni la religion.

Quel renversement des idées reçues ! Quelle négation de tout ce que l’Académie des sciences morales a pour mission de défendre ! Mais si la sanction de l’ordre n’est plus dans la crainte d’un châtiment à subir, soit dans cette vie, soit dans l’autre, où donc se trouvent les garanties protectrices des personnes et des propriétés ? Ou plutôt, sans institutions répressives, que devient la propriété ? Et sans la propriété, que devient la famille ?

L’Académie, qui ne sait rien de toutes ces choses, répond sans s’émouvoir :

Retracez les phases diverses de l’organisation de la famille sur le sol de la France, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours.

Ce qui signifie : déterminez, par les progrès antérieurs de l’organisation familiale, les conditions d’existence de la famille dans un état d’égalité des fortunes, d’association volontaire et libre, de solidarité universelle, de bien-être matériel et de luxe, d’ordre public sans prisons, cours d’assises, police ni bourreaux.

On s’étonnera peut-être qu’après avoir, à l’instar des plus audacieux novateurs, mis en question tous les principes de l’ordre social, la religion, la famille, la propriété, la justice, l’Académie des sciences morales et politiques n’ait pas aussi proposé ce problème : Quelle est la meilleure forme de gouvernement ? En effet, le gouvernement est pour la société la source d’où découle toute initiative, toute garantie, toute réforme. Il était donc intéressant de savoir si le gouvernement, tel qu’il se trouve formulé dans la Charte, suffisait à la solution pratique des questions de l’Académie.

Mais ce serait mal connaître les oracles que de s’imaginer qu’ils procèdent par induction et analyse ; et précisément parce que le problème politique était une condition ou corollaire des démonstrations demandées, l’Académie ne pouvait le mettre au concours. Une telle conclusion lui aurait ouvert les yeux, et sans attendre les mémoires des concurrents, elle se serait empressée de supprimer tout entier son programme. L’Académie a repris la question de plus haut. Elle s’est dit :

Les œuvres de Dieu sont belles de leur propre essence, justificata in semetipsa ; elles sont vraies, en un mot, parce qu’elles sont de lui. Les pensers de l’homme ressemblent à d’épaisses vapeurs, traversées par de longs et minces éclairs. Qu’est-ce donc que la vérité par rapport à nous, et quel est le caractère de la servitude ?

Comme si l’Académie nous disait : vous vérifierez l’hypothèse de votre existence, l’hypothèse de l’académie qui vous interroge, l’hypothèse du temps, de l’espace, du mouvement, de la pensée et des lois de la pensée. Puis vous vérifierez l’hypothèse du paupérisme, l’hypothèse de l’inégalité des conditions, l’hypothèse de l’association universelle, l’hypothèse du bonheur, l’hypothèse de la monarchie et de la république, l’hypothèse d’une providence !…

C’est toute une critique de Dieu et du genre humain.

J’en atteste le programme de l’honorable compagnie, ce n’est pas moi qui ai posé les conditions de mon travail, c’est l’Académie des sciences morales et politiques. Or, comment puis-je satisfaire à ces conditions, si je ne suis moi-même doué d’infaillibilité, en un mot si je ne suis Dieu ou devin ? L’académie admet donc que la divinité et l’humanité sont identiques, ou du moins corrélatives ; mais il s’agit de savoir en quoi consiste cette corrélation : tel est le sens du problème de la certitude, tel est le but de la philosophie sociale.

Ainsi donc, au nom de la société que Dieu inspire, une Académie interroge ;

Au nom de la même société, je suis l’un des voyants qui essaient de répondre. La tâche est immense, et je ne promets pas de la remplir : j’irai jusqu’où Dieu me donnera. Mais, quel que soit mon discours, il ne vient point de moi : la pensée qui fait courir ma plume ne m’est pas personnelle, et rien de ce que j’écris ne m’est imputable. Je rapporterai les faits tels que je les aurai vus ; je les jugerai sur ce que j’en aurai dit ; j’appellerai chaque chose de son nom le plus énergique, et nul ne pourra y trouver une offense. Je chercherai librement et d’après les règles de la divination que j’ai apprise, ce que nous veut le conseil divin qui s’exprime en ce moment par la bouche éloquente des sages, et par les vagissements inarticulés du peuple : et quand je nierais toutes les prérogatives consacrées par notre constitution, je ne serai point factieux. Je montrerai du doigt où nous pousse l’invisible aiguillon ; et mon action ni mes paroles ne seront irritantes. Je provoquerai la nue, et quand j’en ferais tomber la foudre, je serais innocent. Dans cette enquête solennelle où l’Académie m’invite, j’ai plus que le droit de dire la vérité, j’ai le droit de dire ce que je pense : puissent ma pensée, mon expression et la vérité, n’être jamais qu’une seule et même chose !

Et vous, lecteur, car sans lecteur il n’est pas d’écrivain ; vous êtes de moitié dans mon œuvre. Sans vous, je ne suis qu’un airain sonore ; avec la faveur de votre attention, je dirai merveille. Voyez-vous ce tourbillon qui passe et qu’on appelle la société, duquel jaillissent, avec un éclat si terrible, les éclairs, les tonnerres et les voix ? Je veux vous faire toucher du doigt les ressorts cachés qui le meuvent ; mais il faut pour cela que vous vous réduisiez, sous mon commandement, à l’état de pure intelligence. Les yeux de l’amour et du plaisir sont impuissants à reconnaître la beauté dans un squelette, l’harmonie dans des viscères mis à nu, la vie dans un sang noir et figé : ainsi les secrets de l’organisme social sont lettre close pour l’homme dont les passions et les préjugés offusquent le cerveau. De telles sublimités ne se laissent atteindre que dans une silencieuse et froide contemplation. Souffrez donc qu’avant de dérouler à vos yeux les feuillets du livre de vie, je prépare votre âme par cette purification sceptique, que réclamèrent de tous temps de leurs disciples les grands instituteurs des peuples, Socrate, Jésus-Christ, saint Paul, saint Rémi, Bacon, Descartes, Galilée, Kant, etc.

Qui que vous soyez, couvert des haillons de la misère ou paré des vêtements somptueux du luxe, je vous rends à cette nudité lumineuse que ne ternissent ni les fumées de l’opulence, ni les poisons de l’envieuse pauvreté. Comment persuader au riche que la différence des conditions vient d’une erreur de compte ; et comment le pauvre, sous sa besace, se figurerait-il que le propriétaire possède de bonne foi ? S’enquérir des souffrances du travailleur est pour l’oisif la plus insupportable distraction ; de même que rendre justice à l’heureux est pour le misérable le breuvage le plus amer.

Vous êtes élevé en dignité : je vous destitue, vous voilà libre. Il y a trop d’optimisme sous ce costume d’ordonnance, trop de subordination, trop de paresse. La science exige l’insurrection de la pensée : or, la pensée d’un homme en place, c’est son traitement.

Votre maîtresse, belle, passionnée, artiste, n’est, je veux le croire, possédée que de vous. C’est-à-dire que votre âme, votre esprit, votre conscience, ont passé dans le plus charmant objet de luxe que la nature et l’art aient produit pour l’éternel supplice des humains fascinés. Je vous sépare de cette divine moitié de vous-même : c’est trop aujourd’hui de vouloir la justice et d’aimer une femme. Pour penser avec grandeur et netteté, il faut que l’homme dédouble sa nature et reste sous son hypostase masculine. Aussi bien, dans l’état où je vous ai mis, votre amante ne vous connaîtrait plus : souvenez-vous de la femme de Job.

De quelle religion êtes-vous ?… oubliez votre foi, et, par sagesse, devenez athée. — Quoi ! dites-vous, athée malgré notre hypothèse ! — non, mais à cause de notre hypothèse. Il faut avoir dès longtemps élevé sa pensée au-dessus des choses divines pour avoir le droit de supposer une personnalité au delà de l’homme, une vie au delà de cette vie. Du reste, n’ayez crainte de votre salut. Dieu ne se fâche point contre qui le méconnaît par raison, pas plus qu’il ne se soucie de qui l’adore sur parole ; et, dans l’état de votre conscience, le plus sûr pour vous est de ne rien penser de lui. Ne voyez-vous pas qu’il en est de la religion comme des gouvernements, dont le plus parfait serait la négation de tous ? Qu’aucune fantaisie politique ni religieuse ne retienne donc votre âme captive ; c’est l’unique moyen aujourd’hui de n’être ni dupe ni renégat. Ah ! disais-je au temps de mon enthousiaste jeunesse, n’entendrai-je point sonner les secondes vêpres de la république, et nos prêtres, vêtus de blanches tuniques, chanter sur le mode dorien l’hymne du retour : Change, ô dieu, notre servitude, comme le vent du désert en un souffle rafraîchissant !… Mais j’ai désespéré des républicains, et je ne connais plus ni religion ni prêtres.

Je voudrais encore, pour assurer tout à fait votre jugement, cher lecteur, vous rendre l’âme insensible à la pitié, supérieure à la vertu, indifférente au bonheur. Mais ce serait trop exiger d’un néophyte. Souvenez-vous seulement, et n’oubliez jamais, que la pitié, le bonheur et la vertu, de même que la patrie, la religion et l’amour, sont des masques…





  1. Ie-hovah, et en composition Iah, l'être; Iao, iou-piter, même signif‍ication; ha-iah, héb. il fut; ei, gr. il est, ei-nai, être; an-i, héb. et en conjugaison th i, moi; e-go , io, ich, i, m-î, m-e. t-ibi, te. et tous les pronoms personnels dans lesquels la voyelle i, e, ei, oï, figure la personnalité en général, et les consonnes m ou n, s ou t, servent à indiquer le numéro d’ordre des personnes. Au reste, qu’on dispute sur ces analogies, je ne m’y oppose pas : à cette profondeur, la science du philologue n’est plus que nuage et mystère. Ce qui importe et que je remarque, c’est que le rapport phonétique des noms semble traduire le rapport métaphysique des idées.
  2. Les Chinois ont conservé dans leurs traditions le souvenir d’une religion qui aurait cessé d’exister parmi eux des le cinquième ou le sixième siècle avant notre ère. (Voir Pauthier, Chine, Paris, Didot.) Une chose plus surprenante encore, c’est que ce peuple singulier. en perdant son culte primitif, parait avoir compris que la divinité n’est autre que le moi collectif du genre humain ; en sorte que depuis plus de deux mille ans la Chine, dans sa croyance vulgaire, serait parvenue aux derniers résultats de la philosophie de l’Occident. « Ce que le ciel voit et entend, est-il dit dans le Chou-King, n’est que ce que le peuple voit et entend. Ce que le peuple juge digne de récompense et de punition, est ce que le Ciel veut punir et récompenser. Il y a une communication intime outre le ciel et le peuple : que ceux qui gouvernent le peuple soient donc attentifs et réservés. » Confucius avait exprimé la même pensée d’une autre manière : « Obtiens l’affection du peuple et tu obtiendras l’empire ; — Perds l’affection du peuple et tu perdras l’empire. » Voilà la raison générale, l’opinion prise pour reine du monde, comme ailleurs ç’a été la révélation. Le Tao-te-King est encore plus décisif. Dans cet ouvrage, qui n’est qu’une critique ébauchée de la raison pure, le philosophe Lao-Tseu identifie perpétuellement sous le nom de Tao, la raison universelle et l’être infini ; et c’est même, à mon avis, cette identification constante de principes que nos habitudes religieuses et métaphysiques ont si profondément différenciés, qui ont fait toute l’obscurité du livre de Lao-Tseu.
  3. Voir, entre autres, Auguste Comte, Cours de philosophie positive, et P.-J. Proudhon, de la Création de l’ordre dans l’humanité.
  4. Je n’entends point affirmer ici d’une manière positive la transmutabilité des corps ni la désigner comme but aux investigations ; bien moins encore ai-je la prétention de dire quelle doit être sur ce point l’opinion des savants. Je veux seulement signaler l’espèce de scepticisme que font naître dans tout %prit non prévenu les conclusions les plus générales de la philosophie chimique, ou pour mieux dire, les inconciliables hypothèses qui servent de support à ses théories. La chimie est vraiment le désespoir de la raison : de toutes parts, elle touche au fantastique ; et plus l’expérience nous la fait connaître, plus elle s’entoure d’impénétrables mystères. C’est la réflexion que me suggérait naguère la lecture des Lettres sur la chimie de M. Liebig (Paris, Masgana, 1843, trad. de Bertet-Dupiney et Dubreuii-Hélion).
      Ainsi M. Liebig, après avoir banni de la science les causes hypothétiques et toutes les entités admises par les anciens, comme la force créatrice de la ma » lière, l’horreur du vide, l’esprit recteur, etc. (p. 22), admet aussitôt, comme condition d’intelligibilité des phénomènes chimiques, une série d’entités non moins obscures, la force vitale, la force chimique, la force électrique, la force d’attraction, etc. (p. 146, 149). On dirait une réalisation des propriétés des corps, à rinstar de la réalisation que les psychologues ont faite des facultés de l’âme, sous les noms de liberté, imagination, mémoire, etc. Pourquoi ne pas s’en tenir aux éléments ? Pourquoi, si les atomes pèsent par eux-mêmes, comme parait le croire M. Liebig, ne seraient-ils pas aussi par eux-mêmes électriques et vivants ? Chose curieuse ! les phénomènes de la matière, comme ceux de l’esprit, ne deviennent intelligibles qu’en les supposant produits par des forces inintelligibles et gouvernés par des lois contradictoires : c’est ce qui ressort à chaque page du livre de M. Liebig.
      La matière, selon M. Liebig, est essentiellement inerte et dépourvue de toute activité spontanée (p. 148) ; comment alors les atomes sont-ils pesants ? La pesanteur inhérente aux atomes n’est-elle pas le mouvement propre, éternel et spontané de la matière ? et ce qu’il nous arrive de prendre pour repos, ne serait-ce pas plutôt un équilibre ? Pourquoi donc supposer tantôt une inertie que les définitions démentent, tantôt une virtualité extérieure que rien n’atteste ?
      De ce que les atomes sont pesants, M. Liebig conclut qu’ils sont indivisibles (p. 58). Quel raisonnement ! La pesanteur n’est que la force, c’est-à-dire une chose qui ne peut tomber sous le sens, et qui ne laisse apercevoir d’elle que ses phénomènes ; une chose par conséquent à laquelle le concept de division et indivision est inapplicable ; et de la présence de cette force, de l’hypothèse d’une entité indéterminée et immatérielle, on conclut à une matérialité indivisible !
      Au reste, M. Liebig avoue qu’il est impossible à notre intelligence de se figurer des particules absolument indivisibles ; il reconnaît de plus que le fait de cette indivisibilité n’est pas prouvé ; mais il ajoute que la science ne peut se passer de cette hypothèse : en sorte que, de l’aveu des maîtres, la chimie a pour point de départ une fiction qui répugne à l’esprit autant quelle est étrangère à l’expérience. Quelle ironie !
      Les poids des atomes, dit M. Liebig, sont inégaux, parce que leurs volumes sont inégaux : toutefois, il est impossible de démontrer que les équivalents chimiques expriment le poids relatif des atomes, ou, en d’autres termes, que ce que nous regardons, d’après le calcul des équivalences atomiques, comme atome, n’est pas composé de plusieurs atomes. Tout cela revient à dire que plus de matière pèse davantage que moins de matière ; et puisque la pesanteur est l’essence de la matérialité, on en conclura rigoureusement, que la pesanteur étant partout identique à elle-même, il y a aussi identité dans la matière ; que la différence des corps simples provient uniquement, soit des différents modes des associations des atomes, soit des divers degrés de condensation moléculaire, et qu’au fond les atomes sont transmutables, ce que M. Liebig n’admet pas.
      « Nous n’avons, dit-il, aucun motif de croire qu’un élément se convertisse en un autre élément (p. 135). » Qu’en savez-vous ? Les motifs de croire à cette conversion peuvent très-bien exister sans que vous les aperceviez ; et il n’est pas sûr que votre intelligence soit à cet égard au niveau de votre expérience. Mais admettons l’argument négatif de M. Liebig, que s’ensuit-il ? Qu’à cinquante-six exceptions près, demeurées jusqu’à présent irréductibles, toute la matière est en métamorphose perpétuelle. Or, c’est une loi de notre raison de supposer dans la nature unité de substance aussi bien qu’unité de force et unité de système ; d’ailleurs, la série des composés chimiques et des corps simples eux-mêmes nous y porte invinciblement. Comment donc refuser de suivre jusqu’au bout la route ouverte par la science, et d’admettre une hypothèse qui est la conclusion fatale de l’expérience même ?
      De même que M. Liebig nie la transmutabilité des éléments, il repousse la formation spontanée des germes. Or, si l’on rejette la formation spontanée des germes, force est d’admettre leur éternité ; et comme, d’un autre côté, il est prouvé par la géologie que le globe n’est point habité de toute éternité, on est contraint d’admettre encore que, à un moment donné, les germes éternels des animaux et des plantes sont éclos, sans père ni mère, sur la surface du globe. Ainsi, la négation des générations spontanées ramène l’hypothèse de cette spontanéité : qu’est-ce que la métaphysique, tant honnie, offre de plus contradictoire ?
      Qu’on ne croie pas pour cela que je nie la valeur et la certitude des théories chimiques, ni que l’atomisme me semble chose absurde, ni que je partage l’opinion des épicuriens sur les générations spontanées. Tout ce que je veux faire remarquer, encore une fois, c’est qu’au point de vue des principes, la chimie a besoin d’une extrême tolérance, puisqu’elle n’est possible qu’à la condition d’un certain nombre de fictions qui répugnent à la raison et à l’expérience, et qui s’entre-détruisent.
  5. Les chimistes distinguent le mélange de la composition, de même que les logiciens distinguent l’association des idoles de leur synthèse. Il est vrai cependant que, d’après les chimistes, la composition ne serait encore qu’un mélange, ou plutôt une aggrégation, non plus fortuite, mais systématique des atomes, lesquels ne produiraient des composés divers que par la diversité de leur arrangement. Mais ce n’est encore là qu’une hypothèse tout à fait gratuite, une hypothèse qui n’explique rien, et n’a pas même le mérite d’être logique. Comment une différence purement numérique ou géométrique dans la composition et la forme de l’atome. engendre-t-elle des propriétés physiologiques si différentes ? Comment, si les atomes sont indivisibles et impénétrables, leur association, bornée à des effets mécaniques, ne les laisse-t-elle pas, quant à leur essence, inaltérables ? Où est ici le rapport entre la cause supposée et l’effet obtenu ?
      Délions-nous de notre optique intellectuelle : il en est des théories chimiques comme des systèmes de psychologie. L’entendement, pour se rendre compte des phénomènes, opère sur les atomes qu’il ne voit ni ne verra jamais, comme sur le moi qu’il n’aperçoit pas davantage z il applique à tout ses catégories ; c’est-à-dire qu’il distingue, individualise, concrète, dénombre, oppose ce qui, matériel ou immatériel, est profondément identique et indiscernable. La matière, aussi bien que l’esprit, joue à nos yeux toutes sortes de rôles ; et comme ses métamorphoses n’ont rien d’arbitraire, nous en prenons texte pour bâtir ces théories psychologiques et atomiques, vraies en tant que sous un langage de convention, elles nous représentent fidèlement la série des phénomènes ; mais radicalement fausses, dès qu’elles prétendent réaliser leurs abstractions, et conclure au pied de la lettre.