Physiologie comparée/01

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PHYSIOLOGIE COMPARÉE





LES MÉTAMORPHOSES.






« Nos corps se transforment, a dit Ovide : ce que nous étions hier, ce que nous sommes aujourd’hui, nous ne le serons pas demain[1]. » Le chantre des Métamorphoses proclamait là une vérité bien plus profonde qu’il ne le croyait sans doute. Après trois siècles d’expériences et d’observations, la science moderne a confirmé de tout point les paroles du poète d’Auguste. Tout au contraire des corps inorganiques, pour lesquels l’immobilité est une condition de durée peut-être absolue, les êtres vivans n’existent qu’à la condition d’être le siège de mouvemens continuels. Mettez dans le plateau d’une balance un animal, un végétal quelconque, et cherchez à en déterminer le poids avec la rigueur que permettent d’atteindre nos instrumens perfectionnés. A peine parviendrez-vous à établir l’équilibre, et sitôt obtenu, cet équilibre se rompra comme de lui-même. Toujours le plateau portant l’être vivant mis en expérience s’élèvera, toujours celui où ont été placés les poids correspondans s’abaissera. De ce résultat, il faudra bien conclure qu’à chaque instant de leur vie les plantes, les animaux et l’homme, lui-même perdent quelque chose de leur substance. Sous peine de mort, ces pertes incessantes doivent être incessamment réparées, et de là résulte pour tous les êtres appartenant aux deux règnes la nécessité de se nourrir. Les animaux et les végétaux empruntent donc au monde extérieur certains matériaux, lesquels, convenablement élaborés, comblent à chaque instant le vide qui ne cesse de se faire. Durant le jeune âge chez tous les êtres vivans, pendant toute la vie chez un certain nombre d’entre eux, la quantité de matière fixée par l’organisme dépasse de quelque chose la quantité de matière rejetée, et de là résulte l’accroissement de l’individu. Chez l’adulte, ces quantités sont rigoureusement égales : de là son état stationnaire. Chez le vieillard enfin, la force de décomposition a le dessus; mais soit que la perte et le gain se balancent, soit que l’un ou l’autre l’emporte, le double mouvement d’apport ou de départ ne s’arrête jamais.

Ici se présente une question importante assez difficile à résoudre. Le tourbillon vital, pour employer l’expression consacrée, tient-il l’organisme entier sous sa dépendance, ou bien laisse-t-il certaines parties en dehors de sa sphère d’action? Cette dernière hypothèse a été et est peut-être encore celle de quelques physiologistes qui ont poussé jusqu’à ses conséquences extrêmes la comparaison des corps vivans avec les appareils employés par l’industrie ou dans nos laboratoires. Pour eux, le corps humain lui-même est quelque chose comme une locomotive. Ce qu’il y a de solide dans nos organes représente l’ensemble des rouages, tubes, pistons, etc. La machine reçoit de la houille et de l’eau; elle porte avec elle son foyer et prépare, sans aucune intervention directe du chauffeur, la vapeur nécessaire pour mettre en jeu le mécanisme; de même, disent les physiologistes physiciens, notre corps reçoit chaque jour sa ration d’alimens et de boissons; il brûle une partie de ces matériaux pour entretenir la chaleur vitale, et fabrique avec le reste les organes qui lui manquent encore et les liquides nécessaires au jeu de l’ensemble. Chez nous d’ailleurs, comme dans la locomotive, la matière solide une fois fixée ne change pas, ou tout au plus s’use à la longue. Ce qui se dépense et veut être renouvelé, c’est seulement la houille et l’eau, les alimens et les boissons, — changés, dans la machine, en vapeur et en fumée, — dans l’homme, en vapeur aussi et en diverses sécrétions.

Cette théorie, on le voit, saute à pieds joints sur les difficultés que présente l’histoire du développement : elle est faite surtout pour un organisme entièrement constitué et en .plein exercice de toutes ses fonctions; mais alors du moins supporte-t-elle l’épreuve de l’application et rend-elle compte des faits que nous présentent le maintien et la décadence des organismes? Pas davantage, au moins dans le règne animal. Chez l’homme adulte, chez le vieillard, de nombreux phénomènes normaux ou pathologiques démontrent le mouvement continuel de la matière solide aussi bien que celui des liquides. Les expériences déjà anciennes de Duhamel, si habilement reprises et développées par M. Flourens, les travaux de M. Chossat, couronnés par l’académie des sciences, ne sauraient laisser prise au doute. Le dernier, entre autres, a nourri des poules, des pigeons avec des alimens ordinaires dont il avait seulement enlevé tous les sels calcaires. Il fournissait ainsi à ces oiseaux les élémens nécessaires à l’entretien de tous les tissus, moins la matière inorganique qui, associée à une trame vivante, donne aux os leur solidité. Au bout d’un certain temps, poules et pigeons ont langui et sont morts. Alors on a trouvé le squelette altéré, des os ramenés à l’état de cartilage, et parfois amincis ou même perforés. Le reste de l’organisme avait été nourri; seul, le tissu osseux n’avait pu réparer ses pertes, et celles-ci se trahissaient par de graves lésions[2]. Ainsi les os eux-mêmes, ces organes peut-être les moins vivans de tous, et que les physiologistes dont nous combattons les idées ont presque assimilés à des corps bruts, sont, comme les plus délicates parties du corps, quoiqu’à un moindre degré, soumis au tourbillon vital[3].

On le voit, jusque dans les profondeurs les plus cachées des êtres vivans règnent deux courans contraires : l’un enlevant sans cesse et molécule à molécule quelque chose à l’organisme, l’autre réparant au fur et à mesure des brèches qui, trop élargies, entraîneraient la mort. Au bout d’un temps donné, dans chaque individu, le renouvellement total ou presque total de la matière doit être la conséquence de cette double action. C’est là un fait des plus importans. En présence de cette instabilité des élémens organiques, la constance absolue des formes et des proportions ne se comprendrait guère, et l’esprit s’habitue sans peine à admettre la possibilité des changemens les plus considérables. Certes nous ne connaissons pas la cause qui provoque ces changemens, détermine l’ordre de leur succession, et les renferme dans d’infranchissables limites, mais du moins nous entrevoyons un des principaux procédés mis en œuvre par la nature pour créer, développer, maintenir et détruire.

Quelques granulations à peine visibles sous les plus forts grossissemens, ou même une seule utricule moins épaisse que la pointe de la plus fine aiguille, voilà ce que sont à l’origine les germes végétaux ou animaux, graines, bourgeons, bulbilles ou œufs. Ainsi commence le chêne comme l’éléphant, la mousse comme le ver; telle est certainement la première apparence de ce qui plus tard sera un homme. Entre ces points de départ et ces points d’arrivée, on comprend tout ce qu’il doit exister d’intermédiaires, et quel immense champ de recherches s’ouvre ici pour l’observateur. Entièrement semblables au début, il faut que toutes les espèces animales ou végétales se différencient et acquièrent leurs caractères propres. Chacune d’elles présentera donc des faits particuliers à découvrir. C’est à la conquête de ce monde de phénomènes que la science moderne a marché d’abord un peu à l’aventure et comme à tâtons, puis d’un pas de plus en plus ferme, au point d’avoir pu reconnaître, sinon les lois absolues, du moins les tendances générales du développement. Retracer ici cet ensemble de faits et d’idées, même en nous bornant à la zoologie, ce serait vouloir dépasser de beaucoup les bornes naturelles de ce travail; mais parmi les questions que les études récentes ont éclairées d’un jour tout nouveau, il en est une, celle des métamorphoses, que connaissent au moins par son titre la plupart des esprits cultivés, et c’est sur elle que nous voudrions appeler un moment l’attention du lecteur.


Le mot de métamorphose a été pris longtemps dans une acception à la fois restreinte et peu précise. On désignait par là les changemens très considérables subis après l’éclosion par quelques animaux, par les insectes en particulier. On faisait ainsi de ces changemens un groupe de phénomènes à part et presque entièrement distincts de ceux que présente la formation des embryons dans l’œuf des espèces ovipares. A plus forte raison les regardait-on comme ayant tout au plus quelque bien lointaine analogie avec ceux qu’on observe dans le développement des espèces vivipares. Enfin le terme de métamorphose s’appliquait à peu près exclusivement aux modifications soit de la forme extérieure, soit de quelque grand appareil influant d’une manière directe sur le genre de vie de l’animal. C’étaient là de graves erreurs. La nature d’un phénomène ne change pas avec le lieu où il doit s’accomplir, avec son plus ou moins d’étendue, — et pour se passer à l’abri d’une coque ou dans le sein de la mère, pour ne frapper qu’un seul organe ou porter sur le corps entier, les changemens de forme et de fonction ne perdent rien de leur essence. Tous ont pour cause première la vie qui anime la matière, qui démolit et reconstruit sans cesse, à l’aide du tourbillon vital, ces édifices merveilleux que nous appelons les êtres vivans.

Nous avons dit ailleurs comment il faut traduire la fameuse phrase, — omne vivum ex ovo[4]. — Tout être vivant, par conséquent tout animal, provient d’un germe. Avec l’organisation de ce germe commence une série de transformations générales ou partielles, rapides ou lentes, qui ne prend fin qu’avec la vie. Ainsi l’aphorisme de Harvey conduit nécessairement à cet autre : — tout être vivant subit des métamorphoses. — Au fond, celles-ci sont dues à la même cause, opérées par le même procédé. Y voir des faits d’ordres divers, parce qu’elles sont un peu plus ou un peu moins faciles à constater, ne serait ni scientifique ni vrai. C’est là ce qu’avaient senti et exprimé plus ou moins clairement quelques naturalistes modernes, et surtout Dugès, Carus et Burdach; mais M. Duvernoy le premier a compris toute la valeur de cette idée, et l’a systématisée par son enseignement et ses écrits. Dès 1841, ce naturaliste prenait pour texte de son cours au Collège de France les métamorphoses. Partageant l’existence entière de tout animal en cinq époques distinctes, il comparait les espèces à elles-mêmes et les divers groupes entre eux, à ces cinq époques, sous le triple point de vue des formes extérieures, de l’organisation interne et de l’accomplissement des fonctions. Quatre années suffirent à peine pour remplir ce cadre immense, le plus propre sans contredit à donner une idée complète du règne animal. Nous ne saurions, on le voit, nous engager sur les traces du savant professeur; l’espace nous manquerait. D’ailleurs, depuis cette époque, la science a enregistré bien des faits nouveaux, et les doctrines d’il y a dix ans ont dû se modifier en bien des choses. Nous avions seulement à cœur de dire qu’en assimilant aux métamorphoses proprement dites les faits embryogéniques et tous les changemens éprouvés par les organismes les plus stables, nous ne venons que longtemps après M. Duvernoy[5].

Toutefois il faut s’entendre. Les animaux, c’est un fait que nous n’avons plus à établir[6], se multiplient par des œufs et par des bourgeons fixes ou caduques. Nous reviendrons plus loin sur ces deux derniers modes de propagation. Disons ici que le premier seul est fondamental. Quant à la distinction entre les espèces ovipares et les espèces vivipares, bien qu’admise encore dans le langage scientifique, elle n’est en réalité que nominale. Baër en découvrant l’œuf des mammifères, M. Coste en démontrant que cet œuf possède les mêmes parties que l’œuf des oiseaux, avaient établi ce fait, qu’ont mis depuis hors de doute les recherches de plus en plus approfondies de ces deux naturalistes et les beaux travaux des physiologistes anglais et allemands, Barry, Bernhardt, Bischoff, Warthon Jones, Valentin, Wagner, etc. Les mammifères et l’homme lui-même proviennent, aussi bien que les oiseaux et les reptiles, de véritables œufs. D’un bout à l’autre du règne animal, la structure de ces derniers est très probablement identique dans ce qu’elle a d’essentiel, et dans les mammifères comme dans les rayonnes ou les vers, dans l’homme comme dans la hermelle ou la synapte, trois sphères emboîtées l’une dans l’autre et comprises dans une membrane transparente constituent le germe. À ces trois sphères peuvent se joindre des enveloppes variées, des couches accessoires pour les protéger ou aider à l’alimentation du nouvel être; mais toujours on retrouve dans la membrane vitelline le vitellus ou jaune enveloppant la vésicule germinative de Purkinje, qui renferme elle-même la tache germinative de Wagner.

Le rôle précis dévolu à chacune de ces sphères est loin d’être déterminé, mais il est au moins certain que le vitellus est surtout composé de matières organisâmes et nutritives. Chez certains ovipares, cette provision d’alimens est considérable : une faible partie suffit à la constitution du nouvel être, qui se nourrit et s’accroît aux dépens du reste. Le poisson, par exemple, sort de l’œuf complètement formé, mais portant encore à son ventre une large poche renfermant la plus grande partie du jaune, et celui-ci, lentement résorbé, lui permet de se passer de nourriture pendant plus d’un mois après l’éclosion. Chez tous les vivipares au contraire, le vitellus est fort petit. Il ne saurait suffire à l’embryon, qui doit tirer du dehors les matériaux nécessaires à tout développement ultérieur. De cette seule différence résulte pour certains germes la possibilité de se séparer complètement de la mère; pour certains autres, la nécessité de vivre quelque temps à l’intérieur de celle-ci. L’œuf des ovipares à grand vitellus est pondu, c’est-à-dire expulsé, et souvent abandonné à toutes les influences extérieures, sans autre protection qu’une mince membrane ou une légère coque de nature inorganique. L’œuf des vivipares, resté tout entier vivant, se greffe dans le sein maternel comme une plante parasite, aspire des sucs nourriciers qu’il partage avec l’embryon, et grandit avec lui. Les phénomènes qu’il présente, tous commandés par la nécessité de nourrir le jeune animal, ne changent en rien sa nature, et au dernier moment l’identité reparaît. Pour entrer dans le monde, le mammifère, l’homme, ont à déchirer leurs enveloppes comme l’oiseau rompt sa coquille; la naissance est une véritable éclosion.

Or, dans certaines espèces, l’embryon, une fois complété et passé à l’état de fœtus, ressemble déjà à ses parens. Au moment de l’éclosion, il présente à peu près les formes générales qu’il gardera jusqu’à sa mort. Le mode d’accomplissement des principales fonctions est définitivement déterminé pour toujours. Si quelques organes sont encore peu développés, du moins tous existent, et aucun ne doit disparaître. Les changemens qui auront lieu chez l’animal après l’éclosion seront donc peu de chose et tiendront surtout à quelques variations de taille et de proportion. Tel est le cas de tous les vivipares[7] et d’un grand nombre d’ovipares. Chez eux, la nature semble avoir marché en ligne droite. Chaque modification imprimée au germe a rapproché le nouvel être de son type définitif.

Au contraire, dans d’autres espèces, toutes ovipares, l’animal qui sort de l’œuf s’éloigne presque à tous égards de ses père et mère. Il n’a ni leur forme, ni leur genre de vie. Souvent il est fait pour habiter un milieu différent. On lui trouve des appareils entiers qui n’existent pas chez ses parens : en revanche, ces derniers en possèdent d’autres qui manquent à leur fils. Pour revenir au type originel, celui-ci devra donc passer par des modifications profondes. Ici déjà la nature semble se plaire à allonger la route et n’arriver au but qu’après de longs détours; mais du moins cette route est simple, nettement tracée et sans aucun carrefour.

Les trois embranchemens inférieurs, — annelés, mollusques et zoophytes, — nous réservent des faits bien plus étranges, et dont la signification véritable est une des plus récentes acquisitions de la science. Dans certaines espèces toujours ovipares, chaque œuf produit un animal sans aucun rapport apparent avec ceux qui lui donnèrent naissance. Puis cet animal engendre à lui seul, et comme de toutes pièces, un grand nombre d’autres êtres qui ne lui ressemblent pas davantage. Ici les dissemblances portent non plus sur un seul individu étudié à divers âges, mais sur des générations entières qui se succèdent, toujours différant les unes des autres jusqu’à la dernière, laquelle seule reproduit le type premier. Pour rester fidèle à notre métaphore, nous dirons que chez ces animaux la route suivie par la nature est d’abord unique et à peu près directe, mais que bientôt elle va se divisant et se subdivisant en sentiers plus ou moins tortueux, aboutissant toutefois au même but.

Bien que ces faits se laissent ramener à la même cause et à des procédés fondamentaux communs, bien qu’ils ne soient en réalité qu’une continuation des phénomènes embryogéniques, ils diffèrent cependant assez pour qu’on les distingue dans le langage. Nous verrons d’ailleurs que les plus simples se retrouvent dans les plus complexes, et, sous peine d’ajouter encore aux difficultés de notre sujet, il faut bien les désigner par des dénominations spéciales. Nous appellerons transformation les changemens qu’éprouvé un germe quelconque pour se constituer à l’état d’embryon, ceux qu’on observe dans tout animal encore contenu dans l’œuf, ceux enfin que présentent, dans le cours de leur vie extérieure, les espèces qui naissent avec des formes à peu près arrêtées. Nous conserverons le nom connu de métamorphose aux changemens subis après l’éclosion, et qui altèrent profondément la forme générale ou le genre de vie de l’individu. Nous désignerons enfin par le terme nouveau de géagènèse les changemens qui portent sur les générations elles-mêmes. Notre travail se trouvera ainsi comprendre trois ordres de recherches, et ce sera encore traiter bien succinctement les grandes questions qu’il soulève que de consacrer une étude spéciale à chacune des divisionsde ce vaste sujet.


I.

TRANSFORMATION.

I. — TRANSFORMATIONS DE L’OEUF.

De la ressemblance à peu près absolue que présentent dans leur composition tous les œufs étudiés jusqu’ici, il serait presque permis de conclure à l’identité des premiers phénomènes de transformation. Tel me paraît aussi être le résultat général des recherches, déjà fort nombreuses, dues à une foule de naturalistes. Sans doute, et surtout lorsqu’il s’agit des animaux supérieurs, l’accord est loin d’être parfait; mais dans bien des cas on peut expliquer les divergences en supposant que chaque observateur a vu seulement certaines phases d’un phénomène complexe dont l’ensemble lui échappait. Pour saisir cet ensemble, il est nécessaire de recourir aux espèces inférieures, et encore faut-il choisir. Une coque non transparente, l’opacité du jaune, trop de lenteur dans les modifications de forme et de texture seront autant d’obstacles souvent insurmontables. C’est pour avoir trouvé, parmi les annélides et les mollusques, des animaux à transformations rapides et à œufs transparais, que j’ai pu distinguer les phénomènes dus à la vitalité propre du germe de ceux qu’entraîné la fécondation, déterminer toute une période jusque-là méconnue, et constater le fait bien extraordinaire d’une coque devenant la peau même de l’animal. Les lecteurs de la Revue comprendront qu’il s’agit des hermelles et des tarets dont j’ai esquissé l’histoire dans un chapitre de mes Souvenirs d’un Naturaliste[8]. Amour-propre d’auteur à part, et par cela seul que les premiers temps de leur embryogénie sont le plus complètement connus, je prendrai ces espèces pour terme de comparaison. À ce que nous apprendra l’étude des hermelles et des tarets, j’opposerai les principaux résultats obtenus chez les mammifères, laissant entièrement de côté les ovipares ordinaires, dont l’embryogénie, au point de vue qui nous occupe, n’aurait qu’un médiocre intérêt.

Chez la hermelle et le taret, l’œuf, qu’il soit ou non fécondé, devient le siège de mouvemens intérieurs qui n’altèrent en rien sa forme générale, et dont on ne peut juger que par transparence. Une force mystérieuse agite le jaune, en accumule les granulations tantôt sur un point, tantôt sur un autre, tout en respectant la surface extérieure, et dessine ainsi dans la masse des ombres dont l’apparence change à chaque instant. Admettons que des mouvemens de même nature se passent dans l’œuf des mammifères, et nous expliquerons comment MM. Barry et Bischoff, malgré tout ce qu’ils ont mis de savoir et d’habileté dans leurs recherches, n’ont pu toujours être d’accord, comment le dernier surtout a rencontré parfois des œufs d’un aspect tout exceptionnel. La lenteur des modifications imprimées au jaune, l’impossibilité d’une observation prolongée, rendent aisément compte de ces apparentes contradictions. En réalité, très probablement, les phénomènes sont identiques[9] . Dans la hermelle et le taret, la composition de l’œuf, fécondé ou non, se modifie sous l’influence de cette agitation. La vésicule de Purkinje, la tache de Wagner disparaissent. Leur contenu se mêle à la substance du jaune, avec laquelle il est comme pétri, et qui devient ainsi le véritable germe. Ici la ressemblance que nous cherchons à démontrer est complète. Chez les mammifères, comme chez les mollusques et les vers, la distinction entre les trois sphères disparaît indépendamment de toute fécondation. Au plus haut comme au plus bas de l’échelle animale, l’œuf manifeste ainsi son activité propre.

A la suite des mouvemens dont nous venons de parler, chez la hermelle et le taret il se forme, à la surface du jaune modifié, une sorte de mamelon par où s’échappent, comme chassés du dedans, un ou deux globules transparens bientôt dissous par le liquide qui entoure le vitellus. Quel rôle est assigné à ces globules? On l’ignore. Toujours est-il qu’ils ont été rencontrés également dans l’œuf du lapin par Barry, Bischoff et Pouchet, dans celui du chien par Bischoff, dans ceux des tritons par Warthon Jones, et qu’on les trouvera sans doute chez les autres mammifères, oiseaux, reptiles et poissons. Vertébrés, annelés et mollusques se ressemblent encore sous ce rapport.

A l’expulsion des globules succède chez le mammifère, tout comme chez la hermelle et le taret, un repos de courte durée. Le germe reprend sa forme sphérique un moment altérée, et montre alors une structure entièrement homogène; puis le mouvement recommence, et cette fois il porte sur l’extérieur aussi bien que sur l’intérieur. Un étranglement annulaire se prononce vers le milieu de la sphère animée et se creuse rapidement. Un second étranglement croise bientôt le premier à angle droit; il est suivi de plusieurs autres. Les sillons se multipliant, la masse entière semble composée de sphérules de plus en plus nombreuses, adhérentes entre elles, ce qui donne à l’ensemble un aspect framboise; mais les progrès mêmes de cette division rendent peu à peu la surface lisse et ramènent presque l’état primitif. Seulement le germe s’est éclairci, et ses couches extérieures commencent à prendre l’apparence d’un jeune tissu. Ces singuliers phénomènes sont encore communs à tous les animaux. Découverts chez les grenouilles par MM. Prévost et Dumas, ils furent promptement observés chez un grand nombre d’invertébrés, puis chez les poissons par Rusconi, chez les mammifères par Bischoff, enfin chez les oiseaux par M. Coste. Ici toutefois apparaissent déjà de légères différences : dans certains œufs à vitellus volumineux, une portion du jaune échappe au fractionnement; mais, dans tous, la conséquence du phénomène est la formation d’une couche organisée primitive, qui enveloppe le jaune et a reçu le nom de blastoderme[10].

A peine ces premiers vestiges d’organisation ont-ils paru, que la similitude cesse et que des caractères distinctifs se prononcent. Le germe va devenir embryon, et dès l’origine il revêt les traits fondamentaux du groupe primaire dont fera partie le nouvel être. Vertébrés et invertébrés ont jusqu’ici marché de front dans la voie du développement. À ce moment, ils se séparent pour ne plus se rejoindre. Les deux grandes divisions du règne animal, les deux sous-règnes sont désormais absolument distincts[11].

Dans les vertébrés, sur un point du blastoderme, les élémens organiques, — cellules et granulations, — s’accumulent et se pressent de manière à former une petite tache d’abord circulaire. Cette tache est l’aire germinative. C’est le champ où les forces créatrices vont déployer leur principale énergie, ou mieux, elle est déjà l’embryon. L’aire grandit assez rapidement et devient ovale, Une ligne plus claire se dessine le long du grand axe. C’est la ligne primitive, indiquant déjà la place qu’occuperont la moelle épinière et le cerveau, ces deux centres nerveux qui commandent à l’organisme entier. Bientôt de petits points obscurs, disposées symétriquement le long de cette ligne, attestent que la colonne vertébrale commence aussi à se former. Le type ainsi déterminé, les classes se caractérisent à leur tour. Chez les mammifères, l’enveloppe propre de l’œuf, la membrane vitelline, s’est également transformée. D’abord épaisse et nue, elle s’est entourée d’une couche semblable à du blanc d’œuf, s’est de plus en plus confondue avec elle, et a considérablement grandi. Elle est encore libre de toute adhérence; mais déjà tout autour d’elle poussent de minces lamelles, premiers rudimens des racines que cet œuf vivant enfoncera dans le sein de la mère pour y puiser les sucs destinés à nourrir et lui-même et l’embryon. Chez la hermelle et le taret, le blastoderme est à peine formé, que la membrane vitelline, jusque-là restée inactive, entre aussi en action : ses plis irréguliers s’effacent, son épaisseur semble augmenter, et cette espèce de coque flexible vient s’appliquer exactement sur le germe encore informe comme un véritable épidémie. Quelques cils se montrent à la surface. D’abord immobiles comme de simples filamens de cristal, ils s’agitent bientôt par saccades. Leur nombre augmente rapidement; leurs vibrations, plus rapides et plus soutenues, ébranlent le corps qui les porte. Ce petit être, qui n’est plus un œuf et n’est pas encore un animal, semble se balancer sur la lame de verre placée au foyer du microscope. Enfin la transformation s’achève : tout à coup la jeune larve s’échappe comme poussée par une force mécanique, et nage en tourbillonnant dans le liquide, semblable à un petit hérisson garni de piquans animés.

La hermelle et le taret sont des animaux à métamorphoses proprement dites. Laissons pour le moment leurs larves vagabondes, que nous retrouverons plus tard, et revenons à l’œuf des mammifères. Nous avons vu comment, à l’intérieur de l’enveloppe vitelline, déjà fort élargie, le germe s’était entouré du blastoderme, et comment sur un point de celui-ci s’était formée l’aire germinative. Presque dès son apparition celle-ci est composée de deux lames qu’une dissection très délicate parvient à séparer. Bientôt une troisième se développe entre les deux premières, et grandit avec elles. De ces trois lames naissent tous les organes et aussi diverses membranes qui complètent les enveloppes du germe. Une couche spéciale fournie par la lame externe devient l’amnios, qui, comme un voile de gaze, entoure l’embryon et sécrète un liquide abondant au milieu duquel le jeune mammifère reste plongé jusqu’à l’heure de sa naissance. Une autre, se détachant peu à peu du même point, a déjà doublé en dedans la membrane vitelline et contribué à former le chorion, qui est comme la coque de l’œuf. Des deux autres lames s’élève à l’extrémité postérieure de l’embryon une espèce de poche, l’allantoïde, qui grandit rapidement, s’allonge en forme de ballon à long col, et vient à son tour s’appliquer à l’intérieur du chorion. Cette allantoïde amène avec elle des veines et des artères communiquant avec les vaisseaux de l’embryon. Aussi, partout où elle atteint, on voit se manifester un surcroît d’activité vitale. Les villosités du chorion grandissent, se multiplient. Enfin l’œuf se greffe dans le sein qui le porte pour y rester fixé jusqu’au moment de l’éclosion, et à partir de ce moment il se nourrit aux dépens de la mère.

Pendant que s’accomplissent dans les enveloppes les transformations que je viens d’indiquer, le germe lui-même n’est pas resté inactif. Nous avons vu qu’à l’époque dont il s’agit, ce germe se compose du jaune modifié et enveloppé par la membrane blastodermique, laquelle porte sur un point très circonscrit l’aire germinative et les premiers rudimens de l’embryon. A mesure que ce dernier se caractérise, à mesure que les parois de ses grandes cavités tendent à se former, il s’éloigne peu à peu de la sphère qui le porte, tout en lui restant attaché par une sorte de canal. Au bout d’un certain temps, l’embryon et la vésicule blastodermique ne tiennent plus l’un à l’autre que par une sorte de cordon creux et quelques vaisseaux, à peu près, — qu’on me passe cette comparaison grossière, — comme la boule et le manche d’un bilboquet. Alors la vésicule blastodermique change de nom et s’appelle la vésicule ombilicale. Celle-ci tantôt, comme chez l’homme et les ruminans, ne tarde pas à s’atrophier et à disparaître; tantôt au contraire, chez les carnassiers et les rongeurs par exemple, elle continue à croître et vient à son tour tapisser le chorion sur tous les points que n’a pas envahis l’allantoïde.

Ainsi, chez la hermelle et le taret, l’œuf entier, enveloppe comprise transforme de toutes pièces en un véritable animal. Chez les mammifères, au contraire, un embryon, réduit à quelques élémens dont l’avenir seul révélera la nature, se montre d’abord sur un point à peine perceptible du germe, et tend de plus en plus à s’isoler. Le germe lui-même semble ne contribuer directement au développement du nouvel être que dans les premières phases de sa formation. Dès que l’œuf est fixé, peut-être même auparavant, c’est du dehors qu’arrivent les matériaux de nutrition, et ce sont les enveloppes qui jouent entre la mère et l’enfant ce rôle si important d’intermédiaire. Certes, les différences entre les vertébrés et les invertébrés sont loin d’être toujours aussi considérables. Chez les grenouilles, par exemple, non-seulement l’œuf s’isole de la mère comme chez les ovipares, et reste par conséquent chargé de nourrir l’embryon, mais encore le germe, envahi très rapidement par la peau, s’organise pour ainsi dire couche par couche, et au premier abord sa transformation semble si bien se faire tout d’une pièce, que quelques naturalistes ont paru croire qu’il en était ainsi. D’autre part, deux naturalistes allemands, Weber et Grube, ont décrit chez les sangsues et les clepsines des phénomènes qui rappellent à beaucoup d’égards ce que nous avons vu se passer chez les mammifères. Toutefois il ne paraît pas que chez les annelés, les mollusques ou les zoophytes, il y ait de véritable aire germinative, et en tout cas on n’a rien observé chez eux qui ressemble à la ligne primitive. Celle-ci, premier indice d’un appareil dominateur qui n’existe jamais chez aucun invertébré, ne saurait figurer, même à titre d’état transitoire, dans la série de leurs transformations.

II. — TRANSFORMATIONS DES MAMMIFÈRES DANS L’ŒUF.

Après avoir vu ce que deviennent l’œuf des mammifères et ses enveloppes, revenons à l’embryon, et rappelons d’abord que chez l’adulte les organes, tout en concourant a un résultat unique, n’en sont pas moins chargés de rôles divers. Les uns servent aux manifestations de la vie animale, les autres sont les instrumens de la vie végétative; tous puisent les élémens nécessaires à leur entretien dans un liquide nourricier unique, le sang, que des organes spéciaux, artères et veines, distribuent à tout le corps. De là trois classes d’organes bien distinctes. Eh bien ! dès l’origine, les trois lames ou feuillets de l’aire germinative répondent à ces trois sortes d’appareils. Du feuillet externe ou supérieur naissent les organes de l’intelligence, de la sensibilité et du mouvement, tels que le cerveau, la moelle épinière, les nerfs, les os et les muscles, dont l’action est soumise à l’empire de la volonté. Le feuillet interne ou inférieur produit les appareils dont les fonctions importantes, mais obscures, s’accomplissent d’ordinaire sans que nous en ayons même conscience, — par exemple le tube digestif et ses annexes. Enfin du feuillet intermédiaire émane le système vasculaire, le cœur et les vaisseaux artériels ou veineux. Ces divers systèmes d’organes ne se montrent ni en même temps ni d’emblée avec leurs formes et leurs proportions caractéristiques. Avant de se constituer définitivement, tous ont à subir des transformations. Sous peine d’entreprendre un traité d’embryogénie, nous ne saurions présenter ici, ne fût-ce qu’en abrégé, le détail de ces phénomènes, et plus que jamais il faut choisir. Bornons-nous donc à quelques faits les plus propres à justifier les conclusions applicables à l’ensemble du règne.

En résumant ce que les observateurs nous ont appris sur l’apparition successive des divers appareils, on voit que les premiers formés chez les mammifères sont ceux qui caractérisent au plus haut degré l’animal et même le sous-règne des vertébrés,— la colonne vertébrale, le crâne et les centres nerveux contenus dans leur intérieur. En est-il de même chez tous les animaux? A ne consulter que les résultats directs de l’observation, on serait tenté de répondre négativement. Sans doute certains appareils de la vie animale, tels que les tégumens et même des organes de locomotion, se montrent tout d’abord; mais le système nerveux, généralement regardé comme nécessaire pour les animer, ne se laisse voir qu’à une époque beaucoup plus avancée. Peut-être existe-t-il déjà et échappe-t-il à nos instrumens par suite de sa délicatesse et de sa trop grande transparence. Chez les mammifères, le cœur, bientôt accompagné d’artères et de veines, apparaît de très bonne heure, et peu de temps après le système nerveux. Le tube digestif ne se montre que plus tard. Cet ordre de succession semble ici commandé par la manière dont se nourrit l’embryon, qui prend tout au dehors et se nourrit par l’intermédiaire de vaisseaux. Lorsque cette condition n’existe pas, l’ordre des phénomènes peut être interverti, et c’est en effet ce qui se passe chez la plupart des invertébrés dont on connaît l’embryogénie. L’appareil digestif se forme avant les organes circulatoires. Parfois même ces derniers manquent totalement longtemps encore après que le jeune animal a quitté son œuf et mène une vie indépendante. Peut-être serait-on tenté de rattacher ce fait au peu de développement que présente, même chez les adultes, l’appareil vasculaire de certains invertébrés; mais on l’a constaté jusque dans des groupes en possession d’un système circulatoire parfaitement clos et complet. Il faut donc, dans le développement tardif de ce système, voir un phénomène d’un autre ordre, et qui paraîtra tout naturel à quiconque sait apprécier à leur valeur l’importance de la cavité générale du corps et le rôle du liquide qui remplit cette cavité[12]. Pour les animaux qui ont cette cavité libre, et dont par conséquent les organes sont constamment plongés dans un bain nourricier, un cœur, des artères, des veines, c’est-à-dire des organes d’irrigation nutritive, ne sont nullement nécessaires. Leur existence n’est plus qu’une question de perfectionnement. Aussi les jeunes et parfois les adultes en sont-ils entièrement dépourvus.

Tous les systèmes organiques dont nous venons de signaler les aparitions successives sont uniquement en rapport avec la conservation de l’individu. Ceux qui assurent la propagation, et par suite la conservation de l’espèce, se montrent toujours les derniers. Ce fait, général pour les animaux à transformations, mérite d’être signalé, car nous verrons des phénomènes analogues se montrer dans les espèces à métamorphoses et à géagénèse, en acquérant une signification de plus en plus élevée.

Les appareils que nous venons de nommer sont tous plus ou moins complexes et formés par la réunion d’organes souvent fort nombreux, composés eux-mêmes de divers tissus. On est vite conduit à se demander comment les trois lames de l’aire germinative suffisent à engendrer ces systèmes compliqués, et surtout sous quelle forme se montre d’abord la matière que le tourbillon vital amène sur ce champ de création. Ici, nous avons à signaler quelques faits d’une importance fondamentale, et à discuter une théorie remarquable à plus d’un titre.

Tous les naturalistes qui ont poussé leurs observations jusque-là s’accordent pour reconnaître que l’apparition d’un organe quelconque est précédée par celle d’une matière de consistance quelque peu variable, mais ordinairement comme gélatineuse, transparente, homogène, et ne montrant que peu ou point de traces d’organisation. M. Dujardin a justement donné à cette matière première le nom de sarcode, qui signifie chemin de la chair ou des tissus en général. C’est en effet au sein de cette gangue vivante que se forment les éléments anatomiques du corps, et par suite les organes résultant de leur réunion. Tous les physiologistes, que leurs recherches aient porté sur les mammifères ou sur les derniers invertébrés, s’accordent sur ce point, et alors même qu’ils ne le formulent pas expressément, ce fait ressort de leurs observations.

Mais le sarcode donne-t-il immédiatement naissance aux tissus, ou bien passe-t-il par des transformations intermédiaires? Ici se place une doctrine universellement adoptée depuis quinze ans en Allemagne, et acceptée ailleurs par quelques-uns des plus éminens naturalistes modernes. Nous voulons parler de l’ensemble d’idées que M. Schwann, élève de l’illustre Müller, a emprunté en partie à la botanique et appliqué à la zoologie sous le nom devenu célèbre de théorie cellulaire.

Depuis longtemps, les botanistes s’accordent pour reconnaître dans les végétaux l’existence d’un élément anatomique fondamental, qui, par de simples modifications, donne naissance à tous les tissus, à tous les organes. Cet élément est la cellule, espèce de vessie microscopique formée par une membrane simple ou double, renfermant dans son intérieur un liquide légèrement visqueux et un corpuscule beaucoup plus petit, appelé noyau ou nucleus, portant lui-même un nucléole. Ce sont des cellules, — encore sphériques, parce qu’elles se sont développées à l’aise, ou comme taillées à facettes, parce que leur pression réciproque les a déformées, — qui constituent à elles seules le tissu cellulaire, dont la moelle des végétaux et le liège de certaines espèces fournissent des exemples connus de tous. Ce sont elles aussi qui, allongées en forme de fuseau et encroûtées de ligneux, sont devenues les fibres du bois et de l’écorce, — qui, plus développées encore, vides et soudées bout à bout, se sont transformées en vaisseaux destinés au transport des sucs nourriciers. Les trois tissus, cellulaire, fibreux et vasculaire, forment par leur réunion tous les organes d’un végétal, — racines, tige, branches, feuilles ou fleurs. Par conséquent, le végétal en son entier a pour point de départ la cellule. Ce fait d’organogénie est confirmé par l’anatomie comparée. Parmi les derniers végétaux, il en est qui sont réduits à une seule cellule isolée.

Ces quelques mots suffisent pour faire comprendre combien les botanistes ont dû attacher d’importance à découvrir le mode de développement et de multiplication des cellules. Or, sur le premier point, ils ne sont guère d’accord. Parmi eux, M. Schleiden, un des plus éminens botanistes d’Allemagne, a émis une théorie que ses compatriotes ont adoptée, et qui compte ailleurs aussi de nombreux partisans. D’après lui, le tissu cellulaire est d’abord liquide, et prend peu à peu la consistance d’une gelée, sans montrer encore de traces d’organisation[13]. Alors apparaissent dans la masse de très petits corpuscules opaques ou nucléoles, autour desquels la matière voisine semble se condenser pour former autant de noyaux. De ceux-ci s’élève une membrane qui peu à peu les enveloppe en entier, et forme ainsi la cellule proprement dite. Une fois développée, chaque cellule jouit du pouvoir d’en engendrer de nouvelles par divers procédés que reconnaissent généralement tous les botanistes. Tantôt la cellule primaire se multiplie, pour ainsi dire, par bourgeons latéraux et extérieurs; tantôt elle se partage à l’intérieur, par étranglement ou par cloisonnement, en un certain nombre de chambres qui deviennent autant de cellules distinctes; tantôt enfin elle produit dans son sein des cellules libres qui, en grandissant, finissent par faire éclater et disparaître les parois de la cellule-mère.

M. Schwann a recherché dans le règne animal les faits que nous venons d’indiquer. Il a cru les y avoir retrouvés, et a pensé pouvoir faire à la zoologie une application rigoureuse des théories botaniques. Adoptant en entier la manière de voir de Schleiden sur la formation des cellules primaires, il a donné à la substance amorphe que nous avons appelée sarcode le nom de cystoblastème. Toujours, selon lui, cette substance se transforme en donnant successivement naissance au nucléole, au noyau, et enfin à la cellule. Celle-ci est l’origine de tous les tissus, et par conséquent de tous les organes et de l’animal entier. L’œuf lui-même n’est autre chose qu’une cellule simple dans laquelle le nucléole est représenté par la tache de Wagner, le nucléus par la vésicule de Purkinje, et l’enveloppe cellulaire, avec son contenu, par la membrane vitelline et le jaune. Enfin le fractionnement, le framboisement du vitellus, que nous avons décrit plus haut, est dû à une multiplication progressive des cellules, s’accomplissant avec rapidité dans ce qu’on pourrait appeler la cellule-mère par excellence.

L’ouvrage de M. Schwann eut un grand retentissement et fit presque d’emblée de nombreux et illustres prosélytes. Ce succès était mérité et le paraîtra surtout à ceux qui, se reportant de quinze ans en arrière, tiendront compte de l’état de la science à cette époque[14] . Cette doctrine était séduisante; elle établissait, entre les deux règnes qui se partagent le monde organique, des rapports intimes et fondamentaux; elle ramenait à un point de départ unique toutes les formes de la matière animée; elle simplifiait des recherches fort pénibles; enfin, dans un grand nombre de cas, elle était manifestement confirmée par les résultats de l’observation, et, si quelque exception se montra dès le début, on put croire qu’elle finirait par rentrer dans la règle générale. Peu à peu cependant ces exceptions sont devenues plus nombreuses, et les partisans les plus décidés de la doctrine cellulaire ont dû rejeter quelques-unes des idées de l’auteur. L’assimilation de l’œuf à une cellule unique, par exemple, ne doit plus guère aujourd’hui compter de partisans. Par suite, le framboisement du jaune ne saurait être dû à une multiplication de cellules, comme l’entendait Schwann, alors même que les faits observés chez les vers et certains mollusques ne démontreraient pas que les lobes les mieux formés peuvent se refondre les uns dans les autres et ne sont par conséquent pas entourés d’une membrane. L’examen des invertébrés marins, qui déjà sur tant de points a corrigé des erreurs graves résultant de l’étude exclusive des animaux supérieurs, est généralement peu favorable à la doctrine cellulaire. Sans doute les faits et cette théorie s’accordent dans quelques cas. La plupart des mollusques, les némertes, les planaires, les synhydres, presque tous ces animaux, dont la Revue a souvent entretenu ses lecteurs[15], ont, il est vrai, des tégumens plus ou moins évidemment composés de cellules, et celles-ci sont sans nul doute leur élément premier. Nous en dirions volontiers autant pour la plupart des membranes qui revêtent, soit l’intérieur, soit l’extérieur de certains organes internes; mais, dès qu’il s’agit de ceux-ci, nous ne saurions conserver la même opinion. Jamais nous n’avons vu la fibre musculaire ou nerveuse commencer par une cellule; jamais ni dans l’une ni dans l’autre nous n’avons trouvé la moindre trace d’une formation cellulaire[16]. Pour les organes musculaires surtout, il ne saurait nous rester de doutes. Nous avons vu des appareils entiers encore uniquement composés de sarcode et pourtant déjà reconnaissables. Dans certains mollusques par exemple, le tube digestif est déjà séparé du blastème général, — l’œsophage, l’estomac, l’intestin, sont bien caractérisés de forme et de position, — qu’il n’existe pas encore de cavité intérieure et à plus forte raison de couches musculaires ou muqueuses. La formation du pied des annélides nous a montré des faits tout pareils. Bien plus, nous avons vu des masses d’apparence exclusivement sarcodique se contracter et produire des mouvemens sans qu’aucun réactif pût y démontrer les fibres qui devaient exister plus tard. Ainsi, dans certains cas, non-seulement la forme, mais encore les propriétés les plus caractéristiques préexistent aux tissus, et ceux-ci prennent naissance immédiatement dans le sarcode, soit par le fait d’un départ, soit par une simple condensation.

Les faits en désaccord avec les idées de M. Schwann sont déjà assez nombreux et le deviendront, croyons-nous, chaque jour davantage, à mesure qu’on y regardera de plus près. Déjà quelques travaux, publiés même en Allemagne, semblent annoncer une réaction. Peut-être alors l’injustice succédera-t-elle à l’engouement. Nous le regretterions pour notre part. Jamais nous n’avons pu reconnaître à la théorie cellulaire ce caractère de vérité absolue et d’application universelle que lui ont attribué son inventeur et quelques illustres adeptes; mais nous n’avons pas pour cela méconnu les grands services qu’elle a rendus. Comme toutes les doctrines générales qui relient ensemble un grand nombre de faits isolés, elle a à la fois éclairé et agrandi le champ des recherches et permis d’embrasser de nouveaux horizons. Plus heureuse d’ailleurs que bien de ses devancières, elle reste vraie en partie, et dès aujourd’hui on pourrait presque lui faire sa part. A quelques exceptions près et sauf quelques points douteux dans le détail desquels nous ne saurions entrer ici, on peut dire que la théorie de M. Schwann s’applique avec raison à tous les tissus les moins complètement organisés du corps animal, à ceux qui limitent les organes, pourvu que les couches en soient suffisamment distinctes. Là est, pour ainsi dire, la liaison histologique entre les deux règnes. Au contraire les tissus à vie plus active, ceux qui caractérisent le mieux l’animal, nous semblent échapper à la loi du développement cellulaire et se former de toutes pièces au milieu du sarcode. Encore ne parlons-nous ici que des animaux les plus élevés, car, vers les limites inférieures des trois embranchemens invertébrés, on trouve un grand nombre d’espèces à tissus fort peu distincts, à organisme à demi sarcodique, et chez lesquelles la théorie cellulaire serait bien plus souvent en défaut.

Quoi qu’il en soit, tous les organes prennent naissance dans un blastème primitivement composé de sarcode, et se caractérisent peu à peu; mais alors même qu’ils sont déjà reconnaissables, ils ne diffèrent pas seulement par la taille de ce qu’ils seront plus tard. L’embryon n’est rien moins que la miniature de l’être définitif. Pendant longtemps le corps, dans son ensemble et ses détails, présente, à qui suit le développement d’un animal quelconque, et d’un mammifère en particulier, le spectacle le plus étrange. Tous les jours, d’heure en heure parfois, l’aspect de la scène change, et cette instabilité porte sur les parties les plus essentielles comme sur les plus accessoires. On dirait que la nature tâtonne et ne conduit son œuvre abonne fin qu’après s’être souvent trompée. Ici des cavités se cloisonnent, se divisent en chambres distinctes, ou bien s’étirent en canaux, et ceux-ci à leur tour se remplissent et deviennent des ligamens; là des masses d’abord pleines se creusent et se changent en cavités, des lames s’enroulent en tubes, des pièces primitivement isolées se soudent en organes continus, ou bien tout au contraire une masse d’abord unique se fractionne et engendre plusieurs organes. En même temps les rapports, les proportions changent à chaque instant. Des parties presque confondues au début s’écartent et deviennent entièrement étrangères l’une à l’autre; d’autres, d’abord éloignées, se rapprochent et contractent des relations intimes. Des organes à fonctions temporaires naissent, grandissent rapidement, acquièrent un volume énorme, puis s’atrophient et disparaissent; d’autres s’arrêtent à un moment donné, tandis que tout grandit au tour d’eux, restent en place, et se retrouvent jusque chez l’adulte, où ils n’ont d’autre rôle apparent que de témoigner d’un état de choses qui n’existe plus. En un mot, — des transformations incessantes, le mouvement partout, le repos nulle part, — voilà dans son expression la plus générale l’histoire du développement embryonnaire[17] Nulle part cette instabilité n’est aussi prononcée et surtout aussi durable que dans l’appareil vasculaire. Chargé de nourrir tout le corps, il en partage toutes les vicissitudes. Ses branches, ses rameaux s’accroissent et se multiplient avec les organes où ils portent les sucs nourriciers, s’amoindrissent et disparaissent avec eux. Cet appareil a d’ailleurs ses transformations propres, qui atteignent les parties centrales, les troncs primordiaux et le cœur lui-même. Celui-ci apparaît d’abord comme un cylindre transparent, plein, droit ou à peine ondulé, qui se change en tube par la résorption de la matière centrale. Puis ce canal se courbe en S, se tord sur lui-même, s’étrangle sur un point, s’élargit sur un autre, acquiert des parois épaisses et musculaires, et devient peu à peu ce gros organe à quatre poches distinctes qui occupe presque toute la région moyenne de la poitrine.

Dans l’embryon comme dans l’adulte, le cœur sert d’intermédiaire entre l’organe où le sang épuisé va retrouver sa vertu vivifiante et les organes que ce liquide doit nourrir. Chez l’adulte, qui vit de sa vie propre et respire l’air en nature, l’organe réparateur est le poumon; chez l’embryon, qui est plongé dans un liquide et qui emprunte tout à la mère, la fonction de respiration ou son équivalent revient aux enveloppes de l’œuf. De ce fait seul résultent pour l’un et pour l’autre des dispositions très différentes dans les centres circulatoires.

Chez l’adulte, chaque moitié du cœur, composée de deux cavités, est entièrement séparée de l’autre, et n’est en contact qu’avec une sorte de sang. L’oreillette droite reçoit le sang veineux, qui arrive de toutes les parties du corps et a besoin de respirer, le pousse dans le ventricule droit, et celui-ci le lance dans le poumon par un large vaisseau. L’oreillette gauche reçoit ce sang artériel, qui a respiré, et le pousse dans le ventricule gauche. De celui-ci sort un gros tronc primitif appelé aorte, dont les ramifications portent à tous les organes ce sang revivifié. Chez l’embryon, les poumons sont encore inertes, et leurs vaisseaux rudimentaires. En revanche, un système complet d’artères et de veines met en communication le jeune animal avec ses enveloppes. Le sang revient de ces dernières chargé de principes nourriciers et arrive dans la moitié droite du cœur. Là, le trou de botal, large ouverture ménagée entre les deux oreillettes, le canal artériel, gros tronc de communication qui aboutit à l’aorte, lui permettent de gagner celle-ci sans passer par les poumons.

Ces dispositions anatomiques, nécessitées par un mode d’existence essentiellement temporaire, disparaissent avec lui. À peine le jeune mammifère est-il sorti du sein qui l’a porté, que l’air entre dans sa poitrine, dilate ses poumons et y appelle le sang. Alors la cloison qui sépare les oreillettes se complète peu à peu et ferme le trou de botal ; le canal artériel s’oblitère et le plus souvent disparaît. Désormais, pour aller d’une moitié à l’autre du cœur, le sang est obligé de passer par les poumons, dont les vaisseaux ont pris leur volume définitif. Au même moment les artères, les veines, qui pendant si longtemps avaient joué le rôle de racines et nourri le fœtus, brusquement rompues à l’époque de la naissance, ont disparu ou se sont atrophiées. Le jeune animal a commencé à prendre des alimens qu’on appareil resté jusque-là inactif prépare et transmet aux organes. À une sorte de respiration branchiale accomplie au loin, à la circulation qu’elle nécessitait, ont succédé la respiration, la circulation pulmonaires ; l’alimentation, la digestion ont remplacé la nutrition par intermédiaire. Ainsi s’accomplit en quelques jours la dernière des grandes transformations organiques qu’ait à subir un mammifère, et celle-ci, faisant d’un être parasite un animal indépendant, mériterait à tous égards le titre de métamorphose.

Les phénomènes dont nous avons cherché à donner une idée s’enchevêtrent ou se succèdent, quelles que soient leur complication et leur rapidité, dans un ordre invariable pour chaque espèce de mammifères, toutes les fois que le développement s’accomplit régulièrement ; mais des causes perturbatrices, les unes soupçonnées, les autres entièrement inconnues, interviennent parfois. Les organes peuvent être troublés dans leurs transformations, sans que le tourbillon vital s’arrête, sans que le nouvel être cesse de croître, et ces organes s’éloignent alors plus ou moins du type normal. Ainsi se forment les monstruosités. On voit que l’origine de ces anomalies remonte nécessairement à une époque assez reculée de la vie embryonnaire, et que, toutes choses égales, la monstruosité sera d’autant plus grave que l’embryon était moins avancé au moment de la perturbation. M. I. Geoffroy a donc eu raison de poser en principe que toute monstruosité chez les mammifères était congéniale, c’est-à-dire antérieure à la naissance. En d’autres termes, toute monstruosité résulte d’un phénomène accidentel, mais essentiellement embryogénique.

III. — TRANSFORMATIONS DES MAMMIFÉRES HORS DE L’ŒUF.

Après cette observation, dont l’étude des animaux à métamorphoses fera comprendre toute l’importance, revenons à nos mammifères. Nous avons vu leur développement présenter d’abord une activité comme tumultueuse, puis successivement tous les organes ont paru, les formes se sont arrêtées, les proportions se sont fixées, les rapports se sont consolidés. L’embryon est devenu fœtus; il a pris des forces suffisantes pour affronter le monde extérieur. Maintenant il est né : ses poumons, son appareil digestif sont en fonction; sa circulation est définitivement réglée. Le mouvement va-t-il enfin faire place au repos dans cet organisme tant de fois repétri jusque dans ses derniers détails? Nous avons vu, dès la première page de cette étude, comment la balance répond à une semblable question. Et d’ailleurs est-il ici besoin d’interroger les instrumens de précision, d’étendre même nos observations aux animaux? L’enfant ressemble-t-il au jeune homme, et l’adulte au vieillard? Qui ne sait que chaque âge altère plus ou moins en nous formes et proportions? et comment se rendre compte de ces changemens sans admettre que nos organes sont le siège de mouvemens et de modifications continuels?

De toutes les époques qui se partagent l’existence extérieure d’un animal, la plus remarquable, au point de vue qui nous occupe, est, sans contredit, celle où l’individu devient apte à se reproduire. Ce moment, dans un très grand nombre d’espèces, s’annonce par des phénomènes faciles à saisir. Mammifères, oiseaux, reptiles et poissons quittent dès lors la livrée du jeune âge et revêtent les couleurs de l’adulte. Ce ne sont pas seulement des caractères superficiels qui changent, ce ne sont pas même seulement quelques organes spéciaux qui se complètent, quelques fonctions jusque-là endormies qui s’éveillent et viennent mêler leur influence, parfois dominante, à toutes celles qui jusque-là régnaient sur l’organisme. Celui-ci se modifie souvent jusque dans ses actes les plus intimes et les plus immédiatement liés à son existence générale. Ici encore l’espèce humaine nous fournit un exemple frappant.

On sait que la respiration est une sorte de combustion, et qu’à chaque expiration nous rendons une certaine quantité d’acide carbonique. On peut mesurer l’activité de la fonction par la quantité de ce gaz que produit la combinaison de l’oxygène de l’air avec le carbone pris à nos organes. Or les recherches de MM. Andral et Gavarret nous ont appris que dans le jeune âge la respiration est à peu près d’énergie égale dans les deux sexes[18] . A huit ans, fillettes et garçons brûlent par heure de cinq à six grammes de carbone. Cette quantité s’accroît très lentement et d’une façon à peu près proportionnelle pour les uns et les autres jusqu’à l’époque de la puberté : ils ne sont jusque-là ni mâle ni femelle, ils sont neutres; mais aussitôt que les sexes se caractérisent, la respiration chez le jeune homme manifeste un redoublement d’activité qui augmente rapidement, tandis que chez la jeune fille et la jeune femme cette fonction reste stationnaire, — si bien que vers l’âge de trente ans le premier brûle de onze à douze grammes de charbon par heure, tandis que la seconde n’en brûle que six ou sept grammes. Puis, lorsque les progrès de l’âge et les transformations qui en sont la suite tendent à rapprocher les deux sexes en effaçant ce qu’il y a de plus saillant dans leurs caractères distinctifs, l’activité respiratrice chez la femme reprend une marche ascendante et se rapproche de ce qui existe chez l’homme, sans pourtant atteindre jamais une limite aussi élevée. Ces curieux résultats physiologiques pourraient, on le voit, fournir un argument de plus aux anatomistes peu courtois qui ont voulu ne voir dans la femme qu’un homme frappé d’arrêt de développement et abaissé d’un degré dans l’échelle des êtres.

Nous sommes bien loin d’admettre l’opinion qui précède, mais le fait dont on l’a tirée n’en est pas moins des plus remarquables. Nous voyons ici une fonction importante enrayée et rendue stationnaire par la marche normale du développement, au moment même où l’organisme se complète. Cette marche n’est donc pas constamment et absolument progressive. Bien des faits que fournit l’examen des mammifères, et surtout l’étude de leurs facultés, confirment cette conséquence. Presque toutes les espèces sauvages peuvent être apprivoisées dans leur jeune âge : la mémoire et l’intelligence prédominent alors chez elles et permettent cette espèce d’éducation; mais, quand arrive l’âge adulte, l’instinct reprend le dessus, et l’animal quasi domestique devient une bête féroce[19]. Parfois l’extérieur même traduit ce changement. Chez l’orang jeune, l’ensemble de la tête se rapproche assez de celle de l’homme : le crâne est lisse et arrondi, le front élevé, la face à peine plus proéminente que dans certaines races humaines; chez l’orang adulte, le crâne s’est hérissé de crêtes osseuses, le front s’est déprimé, la face s’est allongée en un véritable museau, et l’ensemble présente au plus haut degré le cachet de la bestialité. Ce que nous savons de l’orang est vrai sans doute de tous ces singes que leur ressemblance éloignée et temporaire avec l’homme a fait appeler du nom d’anthropomorphes. A partir d’un certain moment, les transformations qu’ils subissent, loin de les élever, les abaissent, et à ce point de vue ils peuvent être considérés comme présentant un exemple de ce mode d’évolution que M. Edwards a justement désigné par l’expression de développement récurrent.


IV. — PROCÉDÉS GÉNÉRAUX DE LA TRANSFORMATION. — CONCLUSION.

Après avoir esquissé à grands traits et par masses le tableau du développement embryonnaire des animaux en général et des mammifères en particulier, cherchons à ramener l’accomplissement de ces phénomènes à leurs modes les plus généraux. Nous trouverons tout d’abord que la nature, bien moins simple dans ses façons d’agir que ne l’admettent certains philosophes, ne s’est pas astreinte à n’employer qu’un seul procédé pour parfaire les organismes. Bien au contraire, elle en a mis en œuvre plusieurs, et de très différens.

L’épigénèse cependant paraît être le point de départ obligé de toutes les parties du corps. C’est là un fait que nous avons déjà indiqué ailleurs[20], et que le peu de détails donnés aujourd’hui suffit pour mettre hors de doute. La science, armée des instrumens que lui fournit l’industrie moderne, peut affirmer avec certitude que le blastoderme n’existe pas dans l’œuf avant de s’être constitué de toutes pièces avec les élémens du germe. La première trace de l’être futur est donc une formation épigénétique, et ce que nous venons de dire du blastoderme s’applique à tous les organes. Dans la doctrine de Schwann, la multiplication des cellules, considérées comme élémens de tous les tissus, est une véritable épigénèse, et ce mode de formation est peut-être plus évident encore dans les cas nombreux qui échappent à la théorie cellulaire. L’organe apparaît dans le blastème et s’organise aux dépens du sarcode qui le compose, comme la première membrane s’est organisée aux dépens du jaune modifié.

Le centre premier de toutes ces formations épigénétiques est l’aire germinative, dont chaque feuillet, avons-nous dit précédemment, engendre un groupe particulier d’appareils. Chacun de ceux-ci apparaît d’abord comme fort simple et composé seulement de ses parties fondamentales. Celles-ci, à leur tour, se complètent en donnant naissance aux organes annexes et à ceux qu’on peut regarder comme accessoires. Le tube intestinal, par exemple, est déjà organisé, qu’il n’existe encore aucune des glandes dont les produits seront plus tard nécessaires aux actes digestifs; mais bientôt, sur un point déterminé, se creuse un petit cul-de-sac et se développe un blastème qui ne tarde pas à montrer une cavité allongée, à parois peu distinctes, simple d’abord, puis quelque peu ramifiée. On reconnaît un canal excréteur et les premiers rudimens d’un organe de sécrétion. A leur tour, ces premiers lobules se multiplient par un mécanisme analogue jusqu’au moment où l’ensemble présente le volume et la structure de cette énorme glande qu’on appelle le foie et qui sécrète la bile. Les autres glandes, les poumons, se forment de la même manière. Or bien évidemment aucun de ces organes ne préexistait à son apparition. Ainsi la puissance formatrice se manifeste d’abord sur un centre unique, l’aire germinative, puis sur trois centres secondaires, les trois feuillets, puis enfin sur des centres de plus en plus multipliés, à mesure qu’il ne s’agit que de compléter des appareils d’abord fort simples; mais partout l’épigénèse se montre comme jetant les fondemens et de l’embryon lui-même et de chacune de ses parties.

Une fois ébauché et toujours fort petit, chaque organe a d’abord à croître. Alors à des phénomènes purement épigénétiques succèdent ou s’ajoutent des phénomènes d’évolution, et ceux-ci se présentent sous deux formes principales. Un organe peut grandir sans que sa configuration, ou même sa texture, paraisse changer en quoi que ce soit. Les enveloppes de l’œuf, et surtout l’amnios chez l’embryon, presque tous les appareils chez l’enfant, nous fourniraient ici de nombreux exemples. Néanmoins, avant d’en arriver à ce mode d’évolution, le plus simple de tous, l’immense majorité des organes doit changer de proportions et de formes tout aussi bien que de dimensions. Ici, pour fixer les idées, nous nous bornerons à citer deux faits empruntés à l’embryogénie humaine. Chez l’homme, au moment de leur apparition, les bras, semblables à de petites palettes arrondies, sont placés vers le milieu du corps, et la queue, tout aussi longue que chez les autres mammifères, dépasse pendant quelque temps les jambes, alors parfaitement semblables aux bras. À cette époque, l’embryon humain ne ressemble pas mal à certains phoques.

En général, chez les animaux supérieurs, chaque fois que les progrès du développement amènent un besoin nouveau, la nature crée un organe pour y satisfaire, et comme, parmi ces besoins, il en est de temporaires, les organes qui leur répondent sont souvent transitoires. L’étude détaillée du système vasculaire nous fournirait ici de nombreux et curieux exemples; mais le plus remarquable, sans contredit, se rencontre dans l’appareil sécréteur. Au nombre des parties qui entrent dans sa composition se trouvent les corps de Wolff, ainsi nommés en l’honneur de l’anatomiste qui le premier les a étudiés avec soin. Ces corps, dont la structure rappelle celle des reins et qui semblent chargés de fonctions analogues à celles de ces derniers, se montrent de très bonne heure et s’étendent bientôt presque d’un bout à l’autre du corps, des deux côtés du tube intestinal. Dès que les reins proprement dits sont formés, ils décroissent et disparaissent, si bien que l’on en trouve à peine quelques traces problématiques dans un petit nombre de mammifères adultes. Mais tous les organes chargés ainsi d’un rôle en rapport avec la vie embryonnaire n’ont pas le même sort. Les uns, comme le thymus placé dans la poitrine ou les capsules surrénales qu’on trouve dans l’abdomen, sont seulement frappés d’arrêt de développement et se retrouvent chez l’adulte, bien que leur existence semble être dorénavant sans but; d’autres sont utilisés et appropriés à quelque usage nouveau. C’est ainsi que les vaisseaux chargés seulement de nourrir le poumon du fœtus se changent à la naissance en troncs assez volumineux pour livrer passage à tout le sang que chaque contraction du cœur envoie aux organes respiratoires.

En résumé, épigénèse au début, puis évolution simple ou complexe, formation, modification, développement progressif, arrêt, atrophie, destruction ou appropriation des organes : tels sont les principaux phénomènes que nous présente l’organisme d’un mammifère, depuis l’apparition du germe jusqu’au moment de la mort. Or tous ces phénomènes sans exception supposent dans la matière composante du corps des mouvemens moléculaires continuels. Rapprochons de cette conclusion inévitable ce fait presque général chez les vertébrés, que, jusque dans l’embryon et au moment de la croissance la plus rapide, il existe, comme chez l’adulte, des organes considérables chargés de conduire au dehors la matière désorganisée, et le mot de tourbillon vital se présentera de lui-même à notre esprit. Lui seul en effet rend possibles les faits rappelés plus haut; c’est lui qui apporte les matériaux du nouvel être, qui les distribue et les dispose, tantôt les accumulant sur un point, tantôt les arrachant sur un autre, et produisant ces mille transformations dont nous avons tenté de donner une idée.


A. DE QUATREFAGES.

  1. « Corpora vertuntur; nec quod fuimusve sumusve
    Cras erimus... »

  2. Le développement des os, les mouvemens moléculaires dont ils sont le siège ont été l’objet de très nombreux travaux et de vives controverses. Je n’ai pu indiquer ici qu’un petit nombre de ces travaux. Ceux de M. Flourens ont été publiés dans les Archives du Muséum, 1842. L’expérience de M. Chossat, que je rapporte, a été communiquée à l’Académie en dehors de son grand mémoire sur l’Inanition, qui a remporté le prix de physiologie en 1841.
  3. Les résultats obtenus par les physiologistes que j’ai nommés tout à l’heure, comparés à ceux qu’ont fait connaître MM. Serres et Doyère, Brullé et Hugueny, et à ceux qui résultent d’un travail d’analyse très remarquable lu récemment à l’Académie par M. Fremy, conduisent à une conséquence déjà nettement formulée par M. Flourens, savoir que dans les os le tourbillon vital subit des temps d’arrêt parfois fort prolongés.
  4. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 mars 1850.
  5. Les lignes qui précèdent étaient écrites depuis plus d’un mois, lorsque M. Duvernoy a succombé à la suite d’une maladie qui depuis longtemps inquiétait ses nombreux amis. Compatriote et collaborateur de Cuvier, M. Duvernoy, très jeune encore, avait, de compagnie avec M. Duméril, attaché son nom à un des grands monumens scientifiques du siècle, à l’Anatomie comparée. Il fut alors nommé professeur à la Sorbonne, mais ne tarda pas à donner sa démission. Après une assez longue interruption déterminée par des raisons de famille, il rentra dans la science et dans l’enseignement comme professeur de zoologie à la faculté de Strasbourg. Puis, appelé successivement au Collège de France et au Muséum, il occupa les deux chaires principales de son illustre maître. il sut y conserver dignement les traditions dont il était le représentant. Peu d’hommes ont donné à la science des preuves aussi nombreuses d’un dévouement sincère et actif. On peut dire de M. Duvernoy qu’il est mort au champ d’honneur, car, presque à la veille de sa mort et malgré les observations de ses médecins, il corrigeait encore les épreuves d’un travail très important sur l’ensemble des singes anthropomorphes et en particulier sur le gorille. M. Duméril, qui, malgré son grand âge et les rigueurs de la saison, a voulu accompagner jusqu’à Montbéliard les restes de son vieil ami, a déjà fait connaître avec détail ce que fut cette vie si bien remplie ; mais j’ai cru pouvoir consacrer au moins une note à celui dont les leçons, en m’inspirant le goût de la zoologie, m’ont sans doute conduit à l’Institut.
  6. Voyez sur ce point la Revue des Deux Mondes, livraison du 15 mars 1850.
  7. Les marsupiaux (sarrigue. kanguroo, etc.) pourraient être cités comme une exception; mais ces vivipares à double gestation, éclos dans le sein de la mère et portés quelque temps dans la poche marsupiale, présentent au fond les mêmes phénomènes que les mammifères ordinaires.
  8. Livraison du 15 mars 1850.
  9. Quelques-uns des dessins publiés par MM. Barry et Bischoff m’ont rappelé presque complètement les apparences passagères que j’avais observées surtout dans les œufs de hermelles. Grâce à la rapidité des phénomènes chez ces dernières, j’ai pu voir ces apparences s’effacer et être remplacées par d’autres (Annales des Saintes naturelles, 1848). Je n’ai donc eu à attacher d’importance qu’au fait général. Privés de cet avantage, mes confrères n’ont pu agir comme moi. Au reste, depuis la publication de mon mémoire sur l’Embryogénie des hermelles, tout ce que j’ai fait connaitre à cet égard a été confirmé.
  10. Les phénomènes trouvés par M. C. de Siebold chez les planaires, et par MM. Koren et Danielsen chez les mollusques pectinibranches, constitueraient deux exceptions remarquables aux faits généraux constatés partout ailleurs; mais tout en admettant l’exactitude de ces observations, on peut, je crois, les faire rentrer dans la règle générale en les interprétant autrement que ne le font ces habiles naturalistes.
  11. Dans une autre étude, j’ai insisté sur cet accord des phénomènes embryogéniques et des caractères naturels servant à distinguer les groupes primaire, secondaire, etc. (Revue des Deux Mondes, livraison du 1er janvier 1847). J’envisageais alors la question surtout au point de vue du perfectionnement de la méthode, et je dois rappeler que M. Edwards a traité ce sujet dans un travail fondamental (Annales des Sciences naturelles, 1844).
  12. Voir sur la cavité générale des corps des invertébrés l’article sur La Rochelle dans la livraison du 15 avril 1853.
  13. M. de Mirbel, notre illustre physiologiste botaniste, admettait l’existence d’une substance pareille et lui donnait le nom de cambium; mais pour lui les corpuscules ou nucléoles de Schleiden sont autant de cavités qui grandissent peu à peu et refoulent la matière environnante, qui s’organise pour former les cloisons des cellules.
  14. Mikroskopische Untersuchungen über die Ubereinstimmung in der Structur und dem Wachstum dur Thiere und Pflanzen (Recherches sur la conformité de la structure et du développement des animaux et des plantes], Berlin 1839.
  15. Voyez les divers travaux compris sous le titre général de Souvenirs d’un naturaliste, de 1842 à 1854.
  16. Je dois dire ici que dans un travail très intéressant sur l’anatomie des méduses, un naturaliste qui avait su se faire déjà en Europe une place au premier rang et qui n’en a pas moins abandonné l’ancien monde pour les États-Unis, M. Agassiz, a décrit un de ces rayonnés dont les systèmes nerveux et musculaire seraient entièrement composés de cellules; mais ce fait, très extraordinaire à divers titres, serait par son exagération même tout à fait en dehors des doctrines de M. Schwann.
  17. On comprend qu’il m’eût été impossible, en parlant de ces transformations embryogéniques des mammifères, de sortir des généralités, nécessairement fort vagues, qui précèdent. Je ne pouvais guère davantage citer les auteurs à qui l’on doit les découvertes de tant de faits curieux. Leur nombre est aujourd’hui considérable, et les écrits, les ouvrages généraux sur cette matière se multiplient chaque jour. Je renverrai entre autres les lecteurs à ceux de MM. Baër, Barry, Bischoff, Burdach, Coste, Dumas, Duvernoy, Flourens, Hausmann, Henle, Huschke, Kœllicker, Lébert, Martin Saint-Ange, Meckel, Müller, Oken, Owen, Purkinje, Rathke, Reichert, Schultze, Serres, Schwann, Thomson, Valentin, Wagner, Weber, etc. M. Bischoff a résumé les recherches de tous ses émules et les siennes propres dans un ouvrage remarquable, et qui est devenu classique dès son apparition. Ce livre a été traduit en français sous le titre de Traité au développement de l’homme et des mammifères, Paris 1848.
  18. Recherches sur la quantité d’acide carbonique exhalé par le poumon dans l’espèce humaine, dans les Annales des Sciences naturelles, 1843.
  19. On sait aujourd’hui, grâce surtout aux recherches de Frédéric Cuvier, que presque tous les animaux possèdent à la fois de l’intelligence et de l’instinct, c’est-à-dire que leurs actes sont en partie raisonnes et en partie irréfléchis. La plupart des travaux relatifs à cette question ont été parfaitement résumés par M. Flourens dans un ouvrage intitulé de l’Instinct et de l’Intelligence des animaux.
  20. Souvenirs d’un naturaliste, dans la Revue des Deux Mondes, livraison du 15 mars 1850.