Physiologie du goût/Méditation XVI

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MÉDITATION XVI

DE LA DIGESTION


79. — On ne vit pas de ce qu’on mange, dit un vieil adage, mais de ce qu’on digère. Il faut donc digérer pour vivre ; et cette nécessité est un niveau qui couche sous sa puissance le pauvre et le riche, le berger et le roi.

Mais combien peu savent ce qu’ils font quand ils digèrent ! La plupart sont comme M. Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir ; et c’est pour ceux-là que je trace une histoire populaire de la digestion, persuadé que je suis que M. Jourdain fut bien plus content quand le philosophe l’eut rendu certain que ce qu’il faisait était de la prose.

Pour connaître la digestion dans son ensemble, il faut la joindre à ses antécédents et à ses conséquences.

ingestion.

80. — L’appétit, la faim et la soif nous avertissent que le corps a besoin de se restaurer ; et la douleur, ce moniteur universel, ne tarde pas à nous tourmenter, si nous ne voulons ou ne pouvons pas y obéir.

Alors viennent le manger et le boire, qui constituent l’ingestion, opération qui commence au moment où les aliments arrivent à la bouche, et finit à celui où ils entrent dans l’œsophage[1].

Pendant ce trajet, qui n’est que de quelques pouces, il se passe bien des choses.

Les dents divisent les aliments solides : les glandes de toutes espèces qui tapissent la bouche intérieure les humectent, la langue les gâche pour les mêler ; elle les presse ensuite contre le palais pour en exprimer le jus et en savourer le goût ; en faisant cette fonction, la langue réunit les aliments en masse dans le milieu de la bouche ; après quoi, s’appuyant contre la mâchoire inférieure, elle se soulève dans le milieu, de sorte qu’il se forme à sa racine une pente qui les entraîne dans l’arrière-bouche, où ils sont reçus par le pharynx, qui, se contractant à son tour, les fait entrer dans l’œsophage, dont le mouvement péristaltique les conduit jusqu’à l’estomac.

Une bouchée ainsi débitée, une seconde lui succède de la même manière ; les boissons qui sont aspirées dans les entr’actes prennent la même route, et la déglutition continue jusqu’à ce que le même instinct qui avait appelé l’ingestion nous avertisse qu’il est temps de finir. Mais il est rare qu’on obéisse à la première injonction ; car un des privilèges de l’espèce humaine est de boire sans avoir soif, et, dans l’état actuel de l’art, les cuisiniers savent bien nous faire manger sans avoir faim.

Par un tour de force très-remarquable, pour que chaque morceau arrive jusqu’à l’estomac, il faut qu’il échappe à deux dangers :

Le premier est d’être refoulé dans les arrière-narines ; mais heureusement l’abaissement du voile du palais et la construction du pharynx s’y opposent ;

Le second danger serait de tomber dans la trachée-artère, au-dessus de laquelle tous nos aliments passent, et celui-ci serait beaucoup plus grave ; car dès qu’un corps étranger tombe dans la trachée-artère, une toux convulsive commence, pour ne finir que quand il est expulsé.

Mais, par un mécanisme admirable, la glotte se resserre pendant qu’on avale ; elle est défendue par l’épiglotte, qui la recouvre, et nous avons un certain instinct qui nous porte à ne pas respirer pendant la déglutition, de sorte qu’en général on peut dire que, malgré cette étrange conformation, les aliments arrivent facilement dans l’estomac, où finit l’empire de la volonté et où commence la digestion proprement dite.

office de l’estomac.

81. — La digestion est une opération tout à fait mécanique, et l’appareil digesteur peut être considéré comme un moulin garni de ses blutoirs, dont l’effet est d’extraire des aliments ce qui peut servir à réparer nos corps, et de rejeter le marc dépouillé de ses parties animalisables.

On a longtemps et vigoureusement disputé sur la manière dont se fait la digestion dans l’estomac, et pour savoir si elle se fait par coction, maturation, fermentation, dissolution gastrique, chimique ou vitale, etc.

On y peut trouver un peu de tout cela ; et il n’y avait faute que parce qu’on voulait attribuer à un agent unique le résultat de plusieurs causes nécessairement réunies.

Effectivement les aliments, imprégnés de tous les fluides que leur fournissent la bouche et l’œsophage, arrivent dans l’estomac, où ils sont pénétrés par le suc gastrique dont il est toujours plein ; ils sont soumis pendant plusieurs heures à une chaleur de plus de trente degrés de Réaumur ; ils sont sassés et mêlés par le mouvement organique de l’estomac, que leur présence excite : ils agissent les uns sur les autres par l’effet de cette juxtaposition ; et il est impossible qu’il n’y ait pas fermentation, puisque presque tout ce qui est alimentaire est fermentescible.

Par suite de toutes ces opérations, le chyle s’élabore ; la couche alimentaire, qui est immédiatement superposée, est la première qui est appropriée ; elle passe par le pylore et tombe dans les intestins : une autre lui succède, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien dans l’estomac, qui se vide, pour ainsi dire, par bouchées, et de la même manière dont il s’était rempli.

Le pylore est une espèce d’entonnoir charnu, qui sert de communication entre l’estomac et les intestins ; il est fait de manière à ce que les aliments ne puissent, du moins que difficilement, remonter. Ce viscère important est sujet quelquefois à s’obstruer ; et alors on meurt de faim, après de longues et effroyables douleurs.

L’intestin qui reçoit les aliments au sortir du pylore est le duodénum ; il a été ainsi nommé parce qu’il est long de douze doigts.

Le chyle arrivé dans le duodénum y reçoit une élaboration nouvelle, par le mélange de la bile et du suc pancréatique ; il perd la couleur grisâtre et acide qu’il avait auparavant, se colore en jaune et commence à contracter le fumet stercoral, qui va toujours en s’aggravant à mesure qu’il s’avance vers le rectum. Les divers principes qui se trouvent dans ce mélange agissent réciproquement les uns sur les autres : le chyle se prépare, et il doit y avoir formation de gaz analogues.

Le mouvement organique d’impulsion qui avait fait sortir le chyle de l’estomac continuant, le pousse vers les intestins grêles : là se dégage le chyle, qui est absorbé par les organes destinés à cet usage, et qui est porté vers le foie pour s’y mêler au sang, qu’il rafraîchit en réparant les pertes causées par l’absorption des organes vitaux et par exhalation transpiratoire.

Il est assez difficile d’expliquer comment le chyle, qui est une liqueur blanche et à peu près insipide et inodore, peut s’extraire d’une masse dont la couleur, l’odeur et le goût doivent être très-prononcés.

Quoi qu’il en soit, l’extraction du chyle paraît être ici le véritable but de la digestion, et aussitôt qu’il est mêlé à la circulation, l’individu en est averti par une augmentation de force vitale et par une conviction intime que ses pertes sont réparées.

La digestion des liquides est bien moins compliquée que celle des aliments solides, et peut s’exposer en peu de mots.

La partie alimentaire qui se trouve suspendue se sépare, se joint au chyle, et en subit toutes les vicissitudes.

La partie purement liquide est absorbée par les suçoirs de l’estomac et jetée dans la circulation : de là elle est portée par les artères émulgentes vers les reins, qui la firent et l’élaborent, et, au moyen des uretères[2], la font parvenir dans la vessie sous la forme d’urine.

Arrivée à ce dernier récipient, et quoique également retenue par un sphincter, l’urine y réside peu ; son action excitante fait naître le besoin : et bientôt une constriction volontaire la rend à la lumière et la fait jaillir par les canaux d’irrigation que tout le monde connaît et qu’on est convenu de ne jamais nommer.

La digestion dure plus ou moins de temps, suivant la disposition particulière des individus. Cependant on peut lui donner un terme moyen de sept heures, savoir : un peu plus de trois heures pour l’estomac, et le surplus pour le trajet jusqu’au rectum.

Au moyen de cet exposé, que j’ai extrait des meilleurs auteurs, et que j’ai convenablement dégagé des aridités anatomiques et des abstractions de la science, mes lecteurs pourront désormais assez bien juger de l’endroit où doit se trouver le dernier repas qu’ils auront pris, savoir : pendant les trois premières heures, dans l’estomac ; plus tard, dans le trajet intestinal ; et après sept ou huit heures, dans le rectum, en attendant son tour d’expulsion.

influence de la digestion.

82. — La digestion est de toutes les opérations corporelles celle qui influe le plus sur l’état moral de l’individu.

Cette assertion ne doit étonner personne, et il est impossible que cela soit autrement.

Les principes de la plus simple psychologie nous apprennent que l’âme n’est impressionnée qu’au moyen des organes qui lui sont soumis et qui la mettent en rapport avec les objets extérieurs ; d’où il suit que, quand ces organes sont mal conservés, mal restaurés, ou irrités, cet état de dégradation exerce une influence nécessaire sur les sensations, qui sont les moyens intermédiaires et occasionnels des opérations intellectuelles.

Ainsi la manière habituelle dont la digestion se fait, et surtout se termine, nous rend habituellement tristes, gais, taciturnes, parleurs, moroses ou mélancoliques, sans que nous nous en doutions, et surtout sans que nous puissions nous y refuser.

On pourrait ranger, sous ce rapport, le genre humain civilisé en trois grandes catégories : les réguliers, les resserrés et les relâchés.

Il est d’expérience que chacun de ceux qui se trouvent dans ces diverses séries non-seulement ont des dispositions naturelles semblables et des propensions qui leur sont communes, mais encore qu’ils ont quelque chose d’analogue et de similaire dans la manière dont ils remplissent les missions que le hasard leur a départies dans le cours de la vie.

Pour me faire comprendre par un exemple, je le prendrai dans le vaste champ de la littérature. Je crois que les gens de lettres doivent le plus souvent à leur estomac le genre qu’ils ont préférablement choisi.

Sous ce point de vue les poëtes comiques doivent être dans les réguliers, les tragiques dans les resserrés, et les élégiaques et pastoureaux dans les relâchés : d’où il suit que le poëte le plus lacrymal n’est séparé du poëte le plus comique que par quelque degré de coction digestionnaire.

C’est par application de ce principe au courage que, dans le temps où le prince Eugène de Savoie faisait le plus grand mal à la France, quelqu’un de la cour de Louis XIV s’écriait : « Oh ! que ne puis-je lui envoyer la foire pendant huit jours ! J’en aurais bientôt fait le plus grand j…-f….. de l’Europe. »

« Hâtons-nous, disait un général anglais, de faire battre nos soldats pendant qu’ils ont encore le morceau de bœuf dans l’estomac. »

La digestion, chez les jeunes gens, est souvent accompagnée d’un léger frisson, et chez les vieillards d’une assez forte envie de dormir.

Dans le premier cas, c’est la nature qui retire le calorique des surfaces, pour l’employer dans son laboratoire ; dans le second, c’est la même puissance qui, déjà affaiblie par l’âge, ne peut plus suffire à la fois au travail de la digestion et à l’excitation des sens.

Dans les premiers moments de la digestion, il est dangereux de se livrer aux travaux de l’esprit, plus dangereux encore de s’abandonner aux jouissances génésiques. Le courant qui porte vers les cimetières de la capitale y entraîne chaque année des centaines d’hommes qui, après avoir très-bien diné, et quelquefois pour avoir trop bien diné, n’ont pas su fermer les yeux et se boucher les oreilles.

Cette observation contient un avis, même pour la jeunesse, qui ne regarde à rien ; un conseil pour les hommes faits, qui oublient que le temps ne s’arrête jamais ; et une loi pénale pour ceux qui sont du mauvais côté de cinquante ans (on the wrong side fifty).

Quelques personnes ont de l’humeur pendant tout le temps qu’elles digèrent ; ce n’est le temps alors ni de leur présenter des projets, ni de leur demander des grâces.

De ce nombre était spécialement le maréchal Augereau ; pendant la première heure après son dîner, il tuait tout, amis et ennemis.

Je lui ai entendu dire un jour qu’il y avait dans l’armée deux personnes que le général en chef était toujours maître de faire fusiller, savoir : le commissaire ordonnateur en chef et le chef de son état-major. Ils étaient présents l’un et l’autre ; le général Chérin répondit en câlinant, mais avec esprit ; l’ordonnateur ne répondit rien, mais il n’en pensa probablement pas moins.

J’étais à cette époque attaché à son état-major, et mon couvert était toujours mis à sa table ; mais j’y venais rarement, par la crainte de ces bourrasques périodiques : j’avais peur que, sur un mot, il ne m’envoyât digérer en prison.

Je l’ai souvent rencontré depuis à Paris ; et comme il me témoignait obligeamment le regret de ne m’avoir pas vu plus souvent, je ne lui en dissimulai point la cause ; nous en rîmes ensemble ; mais il avoua presque que je n’avais pas eu tout à fait tort.

Nous étions alors à Offenbourg, et on se plaignait à l’état-major de ce que nous ne mangions ni gibier ni poisson.

Cette plainte était fondée ; car c’est une maxime de droit public, que les vainqueurs doivent faire bonne chère aux dépens des vaincus. Ainsi, le jour même, j’écrivis au conservateur des forêts une lettre fort polie pour lui indiquer le mal et lui prescrire le remède.

Le conservateur était un vieux reître, grand, sec et noir, quine pouvait pas nous souffrir, et qui sans doute ne nous traitait pas bien, de peur que nous ne prissions racine dans son territoire. Sa réponse fut donc à peu près négative et pleine d’évasions. Les gardes s’étaient enfuis, de peur de nos soldats ; les pêcheurs ne gardaient plus de subordination ; les eaux étaient grosses, etc., etc. À de si bonnes raisons, je ne répliquai pas ; mais je lui envoyai dix grenadiers pour les loger et les nourrir à discrétion jusqu’à nouvel ordre.

Le topique fit effet : le surlendemain, de très-grand matin, il nous arriva un chariot bien et richement chargé ; les gardes étaient sans doute revenus, les pêcheurs soumis, car on nous apportait, en gibier et en poisson, de quoi nous régaler pour plus d’une semaine : chevreuils, bécasses, carpes, brochets ; c’était une bénédiction..

À la réception de cette offrande expiatoire, je délivrai de ses hôtes le conservateur malencontreux. Il vint nous voir ; je lui fis entendre raison ; et pendant le reste de notre séjour en ce pays, nous n’eûmes qu’à nous louer de ses bons procédés.


  1. L’œsophage est le canal qui commence derrière la trachée-artère, et conduit du gosier à l’estomac ; son extrémité supérieure se nomme pharynx.
  2. Ces uretères sont deux conduits de la grosseur d’un tuyau de plume à écrire, qui partent de chacun des reins, et aboutissent au col postérieur de la vessie.