Physiologie du goût/Transition

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PHYSIOLOGIE DU GOÛT

SECONDE PARTIE

TRANSITION

Si l’on m’a lu jusqu’ici avec cette attention que j’ai cherché à faire naître et à soutenir, on a dû voir qu’en écrivant j’ai eu un double but que je n’ai jamais perdu de vue : le premier a été de poser les bases théoriques de la gastronomie, afin qu’elle puisse se placer, parmi les sciences, au rang qui lui est incontestablement dû ; le second, de définir avec précision ce qu’on doit entendre par gourmandise, et de séparer pour toujours cette qualité sociale de la gloutonnerie et de l’intempérance, avec lesquelles on l’a si mal à propos confondue.

Cette équivoque a été introduite par des moralistes intolérants qui, trompés par un zèle outré, ont voulu voir des excès là où il n’y avait qu’une jouissance bien entendue ; car les trésors de la création ne sont pas faits pour qu’on les foule aux pieds. Il a été ensuite propagé par des grammairiens insociables, qui définissaient en aveugles et juraient in verba magistri.

Il est temps qu’une pareille erreur finisse car maintenant tout le monde s’entend ; ce qui est vrai, qu’en même temps qu’il n’est personne qui n’avoue une petite teinte de gourmandise et ne s’en fasse gloire, il n’est personne non plus qui ne prît à grosse injure l’accusation de gloutonnerie, de voracité ou d’intempérance.

Sur ces deux points cardinaux, il me semble que ce que j’ai écrit jusqu’à présent équivaut à démonstration, et doit suffire pour persuader tous ceux qui ne se refusent pas à la conviction. Je pourrais donc quitter la plume et regarder comme finie la tâche que je me suis imposée ; mais en approfondissant des sujets qui touchent à tout, il m’est revenu dans la mémoire beaucoup de choses qui m’ont paru bonnes à écrire, des anecdotes certainement inédites, des bons mots nés sous mes yeux, quelques recettes de haute distinction et autres hors-d’œuvre pareils.

Semés dans la partie théorique, ils en eussent rompu l’ensemble ; réunis, j’espère qu’ils seront lus avec plaisir, parce que, tout en s’amusant, on pourra y trouver quelques vérités expérimentales et des développements utiles.

Il faut bien aussi, comme je l’ai annoncé, que je fasse pour moi un peu de cette biographie qui ne donne lieu ni à discussion ni à commentaires. J’ai cherché la récompense de mon travail dans cette partie où je me retrouve avec mes amis. C’est surtout quand l’existence est près de nous échapper que le moi nous devient cher, et les amis en font nécessairement partie.

Cependant, en relisant les endroits qui me sont personnels, je ne dissimulerai pas que j’ai eu quelques mouvements d’inquiétude.

Ce malaise provenait de mes dernières, tout à fait dernières lectures, et des gloses qu’on a faites sur des mémoires qui sont dans les mains de tout le monde.

J’ai craint que quelque malin, qui aura mal digéré et mal dormi, ne vienne à dire : « Mais voilà un professeur qui ne se dit pas d’injures ! voilà un professeur qui se fait sans cesse des compliments ! voilà un professeur qui… voilà un professeur que… ! »

À quoi je réponds d’avance, en me mettant en garde, que celui qui ne dit de mal de personne a bien le droit de se traiter avec quelque indulgence ; et que je ne vois pas par quelle raison je serais exclu de ma propre bienveillance, moi qui ai toujours été étranger aux sentiments haineux.

Après cette réponse, bien fondée en réalité, je crois pouvoir être tranquille, bien abrité dans mon manteau de philosophe ; et ceux qui insisteront, je les déclare mauvais coucheurs. Mauvais coucheurs ! injure nouvelle, et pour laquelle je veux prendre un brevet d’invention, parce que, le premier, j’ai découvert qu’elle contient en soi une véritable excommunication.