Physiologie du ridicule/3

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(p. 14-17).


III


Madame de Raiseville n’est plus jeune, elle n’a jamais été jolie, mais un teint coloré et de beaux cheveux blonds servent de prétexte à ses flatteurs, et lui donnent le droit de se croire agréable. Élevée, non dans l’amour, mais dans la spéculation des arts, elle est parvenue, à coups de leçons, de méthode et d’imitation, à une sorte de talent en musique ; elle joue Beethoven, chante Rossini, et fait danser au piano tout un bal improvisé. Qu’importe que Beethoven soit joué sans style, Rossini chanté sans âme, et les contredanses exécutées sans mesure ; cela ne compte pas moins pour une trinité de talents, dont le plus chétif est encore un titre à la satisfaction personnelle.

Pour faire valoir tant d’avantages, madame de Raiseville a de la fortune, un mari en crédit et des loges à plusieurs de nos théâtres ; aussi n’est-elle jamais seule : on lui fait une visite le matin pour se faire inviter à venir dans sa loge le soir ; on veut être de ses dîners parce qu’ils sont bons, et de ses raouts parce qu’on est sûr d’y rencontrer les femmes à la mode, qui sont l’intérêt de chacun. Pour prix de ces plaisirs quotidiens, on laisse croire à madame de Raiseville qu’on l’adore, et comme elle n’exige aucune preuve de la passion qu’elle imagine, on la laisse jouir en paix du plaisir de la raconter.

Un jeune homme rêve-t-il à une jeune personne qu’il doit épouser ? « C’est à moi qu’il rêve, c’est moi qui le captive, pense-t-elle ; il ne sait comment s’y prendre pour me déclarer son amour. »

Un autre porte-t-il sur son visage l’empreinte du regret d’avoir perdu au jeu plus qu’il ne peut payer, il se meurt de jalousie pour elle ; enfin lui fait-on la confidence de son amour pour une autre, c’est une ruse pour se faire aimer d’elle. Rien ne déconcerte son imperturbable confiance en ses charmes ; elle a pourtant ri au théâtre de la Bélise de Molière ; mais le moyen de se reconnaître dans un personnage ridicule ? Et voilà le sublime du genre ; non-seulement vous avez tous les profits de votre ridicule, mais quel que soit le miroir qui le réfléchit, vous n’apercevez jamais la ressemblance. Madame de Raiseville, souvent mystifiée par les sentiments que plusieurs mauvais plaisants affectent pour elle, n’a pas la sotte modestie d’en douter ; sa pitié est toute pour ses belles rivales ; elle emploie sa bonté à leur insinuer que sa vertu les met hors du danger de pleurer un infidèle, et comme ces sortes d’assurances prêtent à rire, on se fait un malin devoir de maintenir son illusion.

Jamais l’envie ne trouble ses plaisirs et n’enlaidit son visage, car la figure, la parure d’une autre, ne lui semble jamais supérieure à sa figure insignifiante, à sa parure étrange : sa vanité satisfaite l’empêche d’être méchante ; elle aime peu, mais elle protége beaucoup, et, comme elle prend chaque remercîment pour une déclaration d’amour ou d’amitié, elle est heureuse.

Vous que tant de beauté, d’agréments, d’esprit, vous que le noble ou même le coupable dévouement ne sauvent pas des tortures de l’inquiétude ; vous qu’un excès de modestie rend injustes, soupçonneuses, et quelquefois importunes ; qui passez tant de journées à vous créer des monstres d’inconstance, qui prenez souvent la prudence pour le dédain, le repos pour de l’indifférence, l’absence pour l’infidélité ; combien le sort de madame de Raiseville est préférable au vôtre !