Picounoc le maudit, Tome 1/Le meurtre/Où le bout de l’oreille se montre

La bibliothèque libre.
C. Darveau (Ip. 5-19).

I

OÙ LE BOUT DE L’OREILLE SE MONTRE.


Salve, domine, dit l’ex-élève.

— Bonjour ! bonjour ! répondit Picounoc.

— Tu jardines ?

— Je sarcle mes allées.

Quid novi ? quelles nouvelles ?

— Je me marie.

— Tu te maries ? Tu quoque !

— Oui, répliqua Picounoc en s’appuyant sur sa gratte.

— Avec qui ?

— Avec Aglaé Larose.

Rosa, Rosæ, Larose de la Rose… quand ?

— Vers la Toussaint.

— Je t’en souhaite !

— Merci.

— Elle est bien !

— Pas mal : blanche, fraîche…

— Je veux dire qu’elle est riche.

— Riche ? non ; mais elle a une terre et un bon roulant.

— Il paraît que tu ne l’aimes pas ?

— Elle m’aime, elle, et veut devenir ma femme : je me laisse faire…

Tu comprends qu’il n’est pas facile de résister au désir de posséder une belle… ferme.

— Tu es bien toujours le même, Picounoc.

— Écoute un peu, Paul, je n’ai pas de secret pour toi. J’ai aimé, j’aime et j’aimerai toujours. Celle que j’aime, tu la connais, c’est Noémie… Elle est la femme d’un autre… Eh bien ! puisque de ce côté le bonheur m’est ravi, je n’estime plus les femmes que d’après leur dot, et je voudrais devenir veuf tous les ans pour me remarier toujours avec des filles avantageuses.

— Si tu parlais sérieusement je te mépriserais, et j’irais de suite avertir ta fiancée.

— Mais je suis sérieux… Je suis un maudit, tu sais, et le fils d’un maudit… donc il faut que je fasse mon œuvre.

En parlant ainsi Picounoc s’animait, sa voix devenait aigre et ses yeux s’injectaient de sang. L’ex-élève s’éloigna lentement, la tête basse, et prit le chemin de la concession de St. Eustache. Aux premières maisons du village il rencontra Aglaé Larose vêtue de sa robe des dimanches. Elle s’en allait à confesse.

— Bonjour, la mariée ! dit-il avec un sourire triste.

Une rougeur subite monta au front de la jeune fille, et sa démarche parut plus gauche.

— Arrête-donc, reprit l’ex-élève, j’ai quelque chose à te dire.

Se doutant bien qu’il allait lui parler de son bien-aimé, elle se retourna et un sourire éclaira ses yeux.

— Qu’est-ce donc ? dit-elle, dépêche-toi ; je veux me rendre à l’église avant qu’il fasse noir.

Il était cinq heures et demie du soir, alors, et elle avait une lieue à faire pour atteindre l’église, car elle se trouvait près du calvaire, à Lotbinière — C’est à Lotbinière que nous sommes toujours.

— Voudrais-tu épouser un homme qui ne t’aimerait pas sincèrement ? dit brusquement, l’ex-élève.

Aglaé parut surprise de cette question.

— Pourquoi me demandes-tu cela ? répondit-elle après un moment.

— Parceque je m’intéresse à toi.

— Est-ce que l’on peut se marier sans aimer profondément ?

— Je viens de rencontrer un garçon sur le point de prendre femme, et qui ne cache pas du tout son indifférence à l’égard de sa future.

— Qui donc ? fit Aglaé légèrement anxieuse.

— Je ne le dis pas, cela te chagrinerait.

La jeune fille pâlit et pencha la tête. L’ex-élève reprit :

— Aglaé, tu es une bonne fille ; ta mère est à l’aise ; tu aurais pu… tu pourrais trouver un autre parti que Picounoc…

— Il me semble que l’on ne peut dire grand’chose contre lui. S’il fallait écouter tous les propos…

— Picounoc ne t’aime pas ; il vient de me le dire.

— Il n’est pas obligé de dire qu’il m’aime.

— Tu ne seras pas heureuse avec lui.

— Quand on aime on est toujours heureux.

— Il t’épouse pour ton bien.

— Qui m’assure qu’un autre aura de meilleurs motifs ?

— Sais-tu que ce garçon-là est maudit ?

— Tais-toi donc, Paul, tu me fais peur.

— Je voudrais t’effrayer assez pour t’empêcher de l’épouser. Il a été maudit de son père… Et tu sais qu’un enfant maudit de son père est maudit de Dieu…

— Tu plaisantes, Paul ; qui t’a raconté ces histoires ? As-tu jamais connu son père ? Personne dans la paroisse n’a jamais su son nom !

— Aglaé, te souviens-tu de ce vieillard qui fut trouvé mort, l’an dernier, sous les décombres de la cave à patates de Joseph Letellier, et qui fut enterré, comme un chien, dans le ruisseau ?

— Eh bien ?

— Eh bien ! ce vieillard, un chef de voleurs, un assassin, un maudit lui-même — ce vieillard était le père de Picounoc.

— Mon Dieu ! est-ce vrai ? s’écria la jeune fille en joignant les mains.

— Dieu m’entend : je dis la vérité. Et tu sais qu’une femme qui n’a jamais laissé ses habits de deuil, est morte quelques mois après, d’une maladie étrange que le médecin n’a pas connue. Cette femme, c’était la veuve du chef des voleurs, la mère de Picounoc, la maladie, c’était la honte et la douleur.

— C’est affreux ce que tu me dis là ; mais toi, tu vas bien épouser la fille et la sœur d’un maudit, pourquoi ne crains-tu pas pour toi-même le malheur que tu m’annonces ?

— Non, Aglaé ; c’est fini entre Emmélie et moi.

— Vraiment ?

— Elle va mourir la pauvre enfant, car le mal qui a tué sa mère l’emporte elle aussi. Avant six mois, peut-être, elle sera dans la tombe. Pauvre Emmélie !

Et une larme roula dans les yeux de l’ex-élève.

— Ce n’est donc pas à cause de la malédiction qui pèse sur elle que tu ne la prends pas pour femme ? reprit Aglaé, contente d’affaiblir l’argument de son ami.

— J’avoue que je l’aime tant… Et puis c’est une fille vertueuse que la malédiction de son père n’a pas voulu atteindre, tandis que son frère… Si tu l’avais connu comme moi alors qu’il était dans les chantiers !

— J’aime aussi moi, murmura la jeune fille. Et, comme honteuse de cet aveu, elle reprit : J’en parlerai à mon confesseur. Adieu, Paul, merci de tes conseils.

Paul Hamel venait de Deschambeault pour voir Djos son ami de chantier. Joseph Letellier s’appelait toujours Djos pour les intimes. Quelquefois encore on l’appelait le pèlerin.

Aglaé descendait la route jetée comme un trait d’union entre la concession et le bord de l’eau. Elle était pensive, car les paroles de l’ex-élève l’avaient troublée. Elle aimait Picounoc de toute son âme, et l’idée de renoncer à son amour la jetait dans une véritable prostration. Bonne enfant, simple un peu, elle croyait tout ce qu’on lui disait, et passait facilement du plaisir à la peine, du désespoir à l’espérance. Comme une terre facile à pétrir, elle recevait toute espèce d’impressions en un moment. Elle n’avait pas d’énergie et ne luttait que faiblement contre elle même et contre les autres. L’astucieux Picounoc exerçait un grand ascendant sur son esprit, et il était le maître de son cœur. Il le savait bien, et voilà pourquoi il ne se gênait nullement de se démasquer devant ses amis. Depuis son arrivée dans la paroisse il avait demeuré avec sa mère ; mais à la mort de celle-ci, il se trouva seul avec sa sœur. Il eut vite fait de s’établir maître dans la maison, et de tout conduire à sa guise : au reste, il se sentit tout à coup pris du désir d’amasser et se montra fort économe. Emmélie ne le contrariait jamais, et ne paraissait pas savoir qu’elle avait droit à la moitié du petit héritage. La mort de sa mère l’avait laissée bien seule au monde, — car ce frère, à peine connu et si mal élevé, n’était encore qu’un étranger pour elle. N’eut été son amour pour l’ex-élève, elle aurait désiré mourir. Les amis et les voisins, remarquant avec inquiétude les ravages de la peine sur son front candide, s’efforcèrent de la distraire ; mais elle ne voulut pas être consolée, et elle se complut dans son amertume. Les personnes qui aiment et souffrent, refusent souvent les consolations. On dirait que la souffrance et l’amour sont inséparables, et se plaisent ensemble. Une dernière goutte de fiel vint faire déborder la coupe. Un jour elle apprit que les parents de l’ex-élève ne se souciaient pas de la recevoir dans leur famille, à cause de l’ignominie de son père. Car le mystère qui avait plané sur le chef des brigands s’était dévoilé pour plusieurs ; et, bien que, par respect pour la femme et la fille de ce bandit, l’on eut généralement gardé le secret, cependant quelques langues furent indiscrètes. Emmélie se sentit mortellement blessée. J’en mourrai, pensa-t-elle, mais jamais je ne l’exposerai à rougir de moi… ou de l’aïeul de ses enfants… J’en mourrai, qu’importe ?… Et en effet, elle inclinait vers la tombe. Picounoc la voyait s’éteindre rapidement, et supputait ce que sa mort lui rapporterait. Il était déjà mordu de l’avarice. C’est en songeant à ces choses et à la dot d’Aglaé, qu’il sarclait les allées du jardin attenant à la maison de sa défunte mère. L’ex-élève, qui avait passé par là tout à l’heure, l’arracha un instant à ses rêves d’envie. Il se remit au travail, puis, s’arrêta de nouveau.

— J’ai fait une bêtise, pensa-t-il : je n’aurais pas dû parler ainsi à Paul. Il est capable de répéter mes paroles à Aglaé, et qui sait ?… Les femmes sont si capricieuses !… Prévenons les coups : allons voir notre future. Devant moi, Paul sera muet comme une carpe… Pourtant, qu’ai-je à craindre ? Aglaé croit tout ce que je lui dis… La chère enfant, comme elle est bête !… Si j’allais perdre la terre !… et les chevaux ! et les bêtes à cornes !… Vite, un brin de toilette et filons !

Après ce monologue, Picounoc laisse tomber sa gratte dans l’allée, entre, se passe un linge trempé sur la figure, un peigne dans les cheveux, met un col blanc, une cravate rouge et tout ce qu’il faut pour être faraud, puis il part à pied. Il marchait vite. Quand il fut au bas de la route, il vit se dessiner, sur le coteau, vers le milieu, la silhouette d’une femme qui descendait. Bientôt la distance entre cette femme et lui fut courte, et il reconnut Aglaé. De son côté la jeune fille avait vite reconnu le grand et sec gaillard qu’elle adorait. Elle baissa la tête et simula une tristesse profonde.

— J’allais au devant de toi, Aglaé, dit Picounoc en souriant.

La bonne fille leva sur lui un regard plein de reproches.

— Allons ! tu n’es pas gaie, ce soir ; conte moi ton chagrin, ma belle, tu sais que j’aime à te consoler, continua le cynique garçon.

— As-tu vu Paul Hamel ? demanda Aglaé.

Picounoc, malgré son effronterie, demeura un moment sans répondre.

— As-tu vu l’ex-élève ? réitéra la jeune fille.

— Pourquoi cette demande ?

— Tu le sais bien.

— Comme te voilà mystérieuse, Aglaé, où vas-tu ? je t’accompagne…

— Je m’envais à l’église.

— Alors je m’en retourne avec toi.

— Rends-toi donc au village… Tu vas voir ta terre sans doute…

— Ma terre ?… Je ne te comprends pas… J’allais te voir.

— Me voir ?… Je sais tout, va ! l’ex-élève m’a tout dit.

— L’ex-élève ! l’ex-élève ! ne le connais-tu pas encore ? Tu sais bien que c’est un farceur qui dit tout ce qui lui passe par la tête.

— Il m’a rapporté ce que tu lui as confié il y a un instant. Tu ne m’aimes point, Picounoc…

La pauvre enfant avait des larmes dans la voix.

— Voilà qui est drôle. Je l’ai à peine vu, et ne lui ai dit qu’un mot en passant. Je l’ai prié de m’attendre pour monter au village, je voulais achever de sarcler mon jardin. Il m’a répondu qu’il était trop pressé. Je comprends ses motifs maintenant. Il voulait te voir avant mon arrivée… Il avait une mauvaise action à faire : calomnier son meilleur ami. Sais-tu pourquoi ? Il est jaloux, il t’aime et veut faire manquer notre mariage. Le misérable !… Ma sœur l’a remercié, tu sais, et…

— Emmélie lui a donné la pelle ?

— Oui, vrai comme tu es là !… et il veut se venger sur moi.

— Il m’a dit en effet, que tout, est fini entre elle et lui.

— Tu vois bien, ma chère Aglaé, que je te dis la vérité ; et que lui, le traître, il me calomnie. Viens, ! marchons ensemble ; conte-moi tout ; je ne crains rien et nos ennemis travaillent en pure perte. Ils ne réussiront jamais à m’éloigner de toi, Aglaé, car je t’aime.

— Tu m’aimes ! Ah ! si c’était vrai ! Il dit, lui, que c’est pour avoir ma terre que tu m’épouses et que tu ne te soucies que fort peu de moi.

En parlant ainsi des deux fiancés suivirent, côte à côte, le bord du chemin qui conduit à l’église.

— Il dit cela, le misérable ! il ose parler ainsi ? Il me le paiera, je le jure ! S’il a le malheur de remettre les pieds à la maison, gare à lui !

— Il avait bien l’air d’un homme qui ne ment pas.

— L’hypocrite ! Les hypocrites, Aglaé, ce sont les plus dangereux de tous les méchants, parcequ’ils ont l’air bon et que l’on ne se défie pas d’eux… Dire que je t’épouse pour ton bien, quel mensonge ! Tiens ! renonce à ta dot ; je veux t’épouser pauvre afin que tu saches bien comme je t’aime. Moi passer pour un avare, pour un garçon trompeur et malhonnête !… ah ! tu me causes de la peine, Aglaé ! Je n’ai donc plus ta confiance ? Tu crois donc que l’ex-élève est plus franc que moi ?… Aglaé, si quelque jeune fille venait me dire du mal de toi, je les… Ah ! c’est affreux…

Et la voix nasillarde de Picounoc était devenue sifflante comme une voix de vipère. Aglaé renaissait à la confiance, et se trouvait heureuse de pouvoir douter de la bonne foi de l’ex-élève. Les larmes qui avaient voilé ses yeux se desséchèrent vite, et, quand elle arriva à l’église, elle était toute joyeuse.

Picounoc revint chez lui fier de son nouveau succès. Il alla s’asseoir sur le bord de la côte afin de n’être pas dérangé dans sa rêverie, car il voulait rêver. Parfois, dans son ardeur, il parlait seul, et des oreilles indiscrètes auraient pu recueillir ces lambeaux de phrases.

— La simple qu’elle est !… comme elle se laisse prendre !…

— C’est une affaire magnifique !… une terre de quatre arpents…

— Si je pouvais me débarrasser de la bête après !…

— Noémie ! Noémie ! C’est toi que j’aime !…

Sa voix devenait ardente. Elle était plus sombre quand elle prononçait :

— Si Djos pouvait mourir !… Djos et Aglaé !…