Pierre Curie (Marie Curie)/8

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Payot (p. 107-111).


OPINIONS SUR PIERRE CURIE[1]



HENRI POINCARÉ (Comptes rendus de l’Académie des Sciences, décembre 1906).

Curie était un de ceux sur qui la Science et la France croyaient avoir le droit de compter. Son âge permettait les longs espoirs ; ce qu’il avait déjà donné semblait une promesse, et l’on savait que, vivant, il n’y faillirait pas. Le soir qui précéda sa mort (pardonnez-moi ce souvenir personnel), j’étais assis à côté de lui ; il me parlait de ses projets, de ses idées ; j’admirais cette fécondité et cette profondeur de pensée, l’aspect nouveau que prenaient les phénomènes physiques vus à travers cet esprit original et lucide ; je croyais mieux comprendre la grandeur de l’intelligence humaine, et, le lendemain, tout était anéanti en un instant ; un hasard stupide venait nous rappeler brutalement combien la pensée tient peu de place en face des mille forces aveugles qui se heurtent à travers le monde sans savoir où elles vont et en broyant tout sur leur passage.

Ses amis, ses confrères comprirent tout de suite la portée de la perte qu’ils venaient de faire ; mais le deuil s’étendit bien au delà ; à l’étranger, les plus illustres savants s’y associèrent et tinrent à manifester l’estime où ils tenaient notre compatriote, pendant que, dans notre pays, il n’était pas un Français, si ignorant qu’il fût, qui ne sentit plus ou moins confusément quelle force la patrie et l’humanité venaient de perdre.

Curie apportait, dans l’étude des phénomènes physiques, je ne sais quel sens très fin qui, lui faisant deviner les analogies insoupçonnées, lui permettait de s’orienter à travers, un dédale de complexes apparences où d’autres se seraient égarés… Les vrais physiciens, comme Curie, ne regardent ni en dedans d’eux-mêmes, ni à la surface des choses, ils savent voir sous les choses.

Tous ceux qui l’ont connu savent quel était l’agrément et la sûreté de son commerce, quel charme délicat s’exhalait, pour ainsi dire, de sa douce modestie, de sa naïve droiture, de la finesse de son esprit. Toujours prêt à s’effacer devant ses amis ou même devant ses rivaux, il était ce qu’on appelle un « détestable candidat » ; mais, dans notre démocratie, les candidats, c’est ce qui manque le moins.

Qui aurait cru que tant de douceur cachât une âme intransigeante ? Il ne transigeait pas avec les principes généreux dont on l’avait nourri, avec l’idéal moral particulier qu’on lui avait appris à aimer, cet idéal de sincérité absolue, trop haut, peut-être, pour le monde où nous vivons. Il ne connaissait pas ces mille petits accommodements, dont se contente notre faiblesse. Il ne séparait pas, d’ailleurs, le culte de cet idéal de celui qu’il rendait à la science, et il nous a montré par un éclatant exemple quelle haute conception du devoir peut sortir du simple et pur amour de la vérité. Peu importe à quel dieu l’on croit ; c’est la foi, ce n’est pas le dieu qui fait les miracles.

INSTITUT DE FRANCE. Notice sur P. Curie par N.-D. Gernez.

Tout pour le travail, tout pour la science ; voilà le résumé de la vie de Pierre Curie, vie si riche en découvertes brillantes et en vues géniales qu’elle lui a valu bientôt une admiration universelle. Dans la pleine maturité des recherches dont il poursuivait avec ardeur le développement, un épouvantable malheur est venu, à la consternation générale, les interrompre le 19 avril 1906.

Toutes ces distinctions ne l’ont pas ébloui, il était, et il restera une figure remarquable entre toutes dans l’histoire scientifique de notre époque ; ses contemporains trouvent en lui le précieux exemple d’un dévouement à la science à la fois opiniâtre et désintéressé. Il est peu de vies plus pures et plus justement célèbres.

JEAN PERRIN (La Revue du Mois, mai 1906).

Pierre Curie, que tous appelaient un maître, et que nous avions la joie d’appeler aussi notre ami, vient de mourir brusquement, en pleine force.

…Nous essayerons de montrer par son exemple quelle part peut revenir en un génie puissant, à la sincérité, à la liberté, à la forte et tranquille audace d’une pensée que rien n’enchaîne et que rien ne peut étonner. Et nous dirons aussi toute la grandeur de l’âme où ces belles qualités d’intelligence et de caractère s’unissaient au désintéressement le plus noble et à la plus exquise bonté.

Ceux qui ont connu Pierre Curie savent qu’auprès de lui on sentait s’éveiller le besoin d’agir et de comprendre. Nous tâcherons d’honorer sa mémoire en répandant cette impression et nous demanderons à sa pâle et belle figure le secret du rayonnement qui rendait meilleurs ceux qui l’approchaient.


C. CHÉNEVEAU. (Ass. Am. des anc. Élèves de l’École de Physique et de Chimie, avril 1006).

Il faut se souvenir de l’attachement que Curie avait pour ses élèves, pour comprendre la perte irréparable que nous avons faite.

Quelques-uns d’entre nous lui avaient voué, avec raison, un véritable culte. Pour moi, il était, après les miens, l’un des hommes que j’aimais le mieux, tant il avait su entourer son modeste collaborateur d’une grande et délicate affection. Et sa bonté immense s’étendait jusque sur ses plus humbles serviteurs dont il était adoré : je n’ai jamais vu de pleurs plus sincères, ni plus déchirants, que ceux qui furent versés par ses garçons de laboratoire à l’annonce de sa brusque disparition.

PAUL LANGEVIN. (La Revue du Mois, juillet 1906).

L’heure où l’on savait pouvoir le rencontrer et où il aimait à causer de sa science, le chemin qu’on faisait d’ordinaire avec lui, viennent chaque jour rappeler son souvenir, évoquer sa physionomie bienveillante et pensive, ses yeux lumineux, sa belle tête expressive modelée par vingt-cinq années passées au laboratoire, par une existence de travail opiniâtre, d’entière simplicité.

C’est dans son laboratoire que mes souvenirs, encore si récents, viennent plus volontiers me le représenter à peine changé, comme il advient pour ceux près desquels on vieillit, par les dix-huit années écoulées depuis que débutant timide et souvent maladroit, je commençai près de lui mon éducation expérimentale.

Entouré d’appareils pour la plupart imaginés ou modifiés par lui, il les maniait avec une adresse extrême dans des gestes familiers de ses longues mains blanches de physicien.

Il avait vingt-neuf ans lorsque j’entrai moi même comme élève ; la maîtrise que lui avaient données dix années entièrement passées au laboratoire s’imposait même à nous malgré notre ignorance, à travers la sûreté de ses gestes et de ses explications, à travers l’aisance nuancée de timidité de son attitude. On retournait avec joie dans ce laboratoire, où il faisait bon travailler près de lui parce que nous le sentions travailler près de nous, dans la grande pièce claire emplie d’appareils aux formes encore un peu mystérieuses où nous ne craignions pas d’entrer souvent pour le consulter, où il nous admettait aussi quelquefois pour une manipulation particulièrement délicate. Les meilleurs souvenirs peut-être de mes années d’École sont ceux des moments passés là, debout devant le tableau noir où il prenait plaisir à causer avec nous, à éveiller en nous quelques idées fécondes, à parler de travaux qui formaient notre goût des choses de la science. Sa curiosité vivante et communicative, l’ampleur et la sûreté de son information faisaient de lui un admirable éveilleur d’esprits.

J’ai surtout voulu, en rassemblant ici ces quelques souvenirs, en un bouquet pieusement déposé sur sa tombe, contribuer, si je le puis, à fixer l’image d’un homme vraiment grand par le caractère et par la pensée, d’un admirable représentant du génie de notre race.

Entièrement affranchi d’antiques servitudes, amoureux passionné de raison et de clarté, il a donné l’exemple, en prophète inspiré des vérités futures, de ce que peut réaliser en beauté morale et en bonté, dans un esprit libre et droit, le courage constant, la propreté mentale, de toujours repousser ce qu’il ne comprend pas et de mettre sa vie d’accord avec ce rêve.





  1. Dans quelques publications, parues comme hommage à la mémoire de Pierre Curie, j’ai choisi ces extraits, pour compléter mon récit par des témoignages émanant de personnalités du monde scientifique.